L’Armée et la marine allemandes - Le parti de la guerre

L’Armée et la marine allemandes - Le parti de la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 481-501).
L’ARMÉE ET LA MARINE ALLEMANDE
LE PARTI DE LA GUERRE


I

La Prusse est avant tout un État militaire, et depuis 1871 le militarisme prussien s’est appesanti sur le Sud de l’Allemagne, renommé autrefois pour les mœurs paisibles de ses habitans. L’esprit guerrier des Prussiens est le fruit de la politique de leurs souverains, électeurs de Brandebourg, puis rois de Prusse. L’Électeur contemporain de la guerre de Trente Ans, Georges-Guillaume, n’y avait joué qu’un rôle effacé, cherchant à préserver ses États et son indépendance de l’étreinte des Suédois et des Impériaux, louvoyant péniblement entre Gustave-Adolphe et Ferdinand II. C’est le Grand Électeur, Frédéric-Guillaume, qui personnifia le premier les ambitions territoriales de sa maison. Pour les réaliser, il comprit la nécessité de posséder une forte armée permanente, hors de proportion avec les dimensions et l’importance de son électoral Elle lui permit de figurer parmi les adversaires de Louis XIV et de porter, à la bataille de Fehrbellin, un coup mortel à la réputation et à la puissance des Suédois en Allemagne. L’armée prussienne était créée. Elle avait servi à ce prince belliqueux à agrandir son domaine et à le rendre assez considérable pour pouvoir être érigé en royaume en faveur de son successeur, Frédéric Ier, qui obtint de l’empereur Léopold une couronne royale pour prix de son appui militaire et financier.

Le second roi de Prusse, Frédéric-Guillaume Ier, quoique peu entreprenant de sa nature, s’attacha à augmenter et à discipliner l’instrument qui, aux mains de son fils, Frédéric II, allait devenir la première armée de l’Europe et le modèle que les autres nations s’efforceraient de copier. Mais, après avoir lutté victorieusement sous le commandement d’un grand capitaine contre trois puissantes monarchies coalisées et prouvé sa supériorité sur les meilleures troupes de l’Autriche, de la France et de la Russie, l’armée prussienne déchut subitement du premier rang. Son éclipse fut si complète qu’elle sembla d’abord devoir être définitive.

Cette armée, en effet, repoussée à Valmy, se montra ensuite impuissante contre les conscrits de la République. Son prestige militaire n’était cependant pas encore atteint. Il sombra irrémédiablement dans la campagne de 1806 devant le génie de Napoléon et la qualité exceptionnelle de ses soldats. Ce n’est pas seulement la bataille d’Iéna, mais une autre cuisante défaite, infligée le même jour par un lieutenant de l’Empereur aux troupes du roi de Prusse, qui prouva la décadence de ces dernières et l’incapacité de leurs généraux, anciens élèves de Frédéric II. On avoue sans difficulté à Berlin le désastre d’Iéna, mais les historiens allemands parlent peu de la journée d’Auerstaedt, véritable revanche de Rosbach.

Le militarisme prussien se releva pendant la guerre de l’Indépendance. Il fut l’âme de la résistance et contribua à la libération finale. Toutefois, il ne faut pas exagérer le rôle de Blücher, de Scharnhorst, de Gneisenau, d’York, de Bülow et des autres généraux de Frédéric-Guillaume III en 1813 et 1814. Napoléon fut vaincu par ses propres fautes : l’épuisante guerre d’Espagne, où le meilleur sang français fut inutilement gaspillé, et la malheureuse campagne de Russie. Pendant la première partie de l’été de 1813, Russes et Prussiens n’éprouvèrent que des défaites sur des champs de bataille chèrement disputés. La libération de l’Allemagne n’eût été rien moins que certaine, si l’Autriche, qui avait complété ses préparatifs, ne s’était pas jointe à la Russie et à la Prusse pour accabler Napoléon. Pendant les guerres de l’Empire, c’est à l’archiduc Charles et aux troupes autrichiennes, non pas aux armées prussiennes, que revient l’honneur d’avoir tenu tête le plus opiniâtrement au grand conquérant. De même, durant les Cent Jours, le maréchal « Vorwaerts, » le vieux Blücher, ne put revendiquer la première place parmi les vainqueurs de Waterloo. La gloire principale appartient légitimement à Wellington et à la ténacité britannique.

Le militarisme prussien eut une nouvelle et longue période de décadence après 1815, sous les règnes pacifiques de Frédéric-Guillaume III et de Frédéric-Guillaume IV. Son déclin fut surtout visible au moment de l’humiliante convention d’Olmütz. Il était réservé à Guillaume Ier de renouer la chaîne, brisée à la mort de Frédéric II, des grands souverains militaires de la dynastie des Hohenzollern. Non pas qu’il fût doué lui-même des talens d’un général en chef ; il n’était qu’un soldat, mais il possédait une qualité plus précieuse chez un roi que l’art de commander une armée, celle de connaître les hommes et de bien choisir les outils les plus propres à exécuter les desseins qu’il avait approuvés. Après avoir appelé Bismarck à la présidence du ministère prussien, en lui laissant carte blanche pour diriger la politique audacieuse qui devait fonder la grandeur de la maison royale de Prusse sur l’unification de l’Allemagne, Guillaume Ier lui donna deux collaborateurs indispensables, le général de Roon, le réorganisateur de l’armée, et le général de Moltke, chef du grand état-major. Sans inventer, à proprement parler, de stratégie nouvelle, le futur maréchal s’est inspiré si bien des leçons de Frédéric II et des exemples de Napoléon qu’il est devenu à son tour un maître dans l’art de la guerre.

Quant au militarisme prussien ou, en d’autres termes, quant à la caste militaire, les victoires de 1866 et de 1870 lui ont tourné la tête : elle s’est habituée à se considérer comme la personnification de la nation elle-même. Jamais elle n’a été plus puissante ni plus impérieuse que sous le régime imposé par la Prusse à l’Allemagne. Malheur à qui osait critiquer l’armée, disputer le haut du pavé à un officier ou s’opposer au bon plaisir d’un chef de corps ! La mésaventure récente des bourgeois de Saverne nous a prouvé que les militaires allemands pouvaient tout se permettre : l’opinion publique en effet s’est prononcée finalement en leur faveur, malgré les protestations, bientôt réduites au silence, du Reichstag.


II

Guillaume II a suivi les traditions de son grand-père pour maintenir l’armée allemande à la hauteur qu’avait atteinte l’armée prussienne. Mais il n’a pas eu la main aussi heureuse dans le choix des hommes ; les Moltke et les Roon sont rares à toutes les époques. Sous son règne, comme sous le règne précédent, l’état-major général et le ministère de la Guerre ont collaboré étroitement. Au premier, composé d’officiers soigneusement triés, incombent l’élaboration et la mise au point des opérations stratégiques contre les adversaires, quels qu’ils soient, auxquels l’empire allemand aurait à faire face ; au second, l’administration de l’armée, son perfectionnement continu, la présentation et la défense devant le Reichstag du budget de la Guerre et des nouveaux projets de loi militaires. Un troisième organisme se superpose à Berlin aux deux premiers ; son action est plus occulte, moins facile à saisir, mais, dans certaines circonstances, elle est décisive, c’est le cabinet militaire de l’Empereur. L’avancement et la mise à la retraite des officiers constituent une de ses attributions les plus redoutables. Après les manœuvres annuelles, il est l’exécuteur des condamnations prononcées par le souverain contre les incapables, les invalides et les malchanceux. Il intervient encore, au nom du chef de l’armée, dans toutes les questions qui la concernent. Son influence s’étend même sur la politique extérieure, si l’armée est appelée à y jouer un rôle.

Depuis une dizaine d’années, un courant d’opinion s’était formé, en Prusse principalement, poussant à de nouvelles luttes européennes, et ses adhérens ont été désignés à l’étranger sous le nom général de parti de la guerre. Il se recrutait parmi les feld-maréchaux et colonels généraux, les généraux en activité de service, les aides de camp de l’Empereur, les fortes têtes de l’état-major, pour descendre jusqu’aux grades subalternes, peuplés d’officiers ambitieux. Ajoutez-y les militaires retraités, hobereaux réactionnaires, vivant sur leurs terres et qui voyaient croître rapidement la richesse du pays, le bien-être et les besoins de luxe augmenter en même temps que les impôts, sans que leurs revenus personnels connussent la même progression. Ces mécontens pensaient qu’une saignée serait salutaire pour épurer et régénérer le corps social, pour rendre du même coup à la caste nobiliaire la prépondérance qu’elle devrait toujours posséder dans l’État et que les nouveaux enrichis de l’industrie et du commerce menaçaient de lui dérober.

Outre les élémens militaires, naturellement plus importans, les partisans de la guerre ont compté parmi eux un grand nombre de civils : d’abord la majorité des hauts fonctionnaires prussiens, les conservateurs purs du Reichstag et les conservateurs du parti de l’Empire, ainsi que des membres des autres partis bourgeois, puis des écrivains patriotes, des journalistes et la fleur intellectuelle des universités et des écoles, tous hantés par l’image d’une Germanie soumettant le monde par ses armes, comme elle croyait l’avoir conquis déjà par sa culture supérieure et sa science prééminente. Leurs ambitions maladives étaient servies par une presse hargneuse, jalouse des races représentant la civilisation du passé, en qui elle se plaisait à voir des rivales déchues de la noble race germanique, appelée à faire goûter à l’univers asservi les délices de la civilisation à venir.

Le parti de la guerre avait l’appui dévoué du Wehrverein, ligue militaire aux puissantes ramifications, étendues depuis quelques années sur toute l’Allemagne. Le Wehrverein ne s’était pas donné seulement pour programme de défendre les intérêts légitimes de l’armée. Ses assemblées périodiques formulaient des desiderata qui visaient aussi bien les lacunes à combler dans l’armement, la composition des troupes et les services techniques, que les desseins politiques dont l’armée devait être l’instrument. Enfin l’esprit belliqueux était entretenu chez les classes inférieures par les nombreuses sociétés de vétérans, les Kriegsvereine. Leur nom significatif indique assez qu’elles s’employaient à contre-miner énergiquement les tendances pacifiques qui gagnaient tout le corps d’une nation où le développement extraordinaire de l’industrie et du commerce avait fait naître la préoccupation fiévreuse de s’enrichir.

Les revendications des partisans de la guerre ont trouvé leur expression dans une littérature politico-militaire. Ses écrivains prêchaient ouvertement une lutte européenne comme le seul moyen de parachever l’œuvre de Bismarck, en donnant à l’Allemagne la place qui lui revient à la tête des nations. Le type de ce genre spécial est le livre, aujourd’hui célèbre, du général de cavalerie en retraite Frédéric de Bernhardi, écrit d’une plume plus audacieuse et plus franche, malgré ses constantes préoccupations philosophiques et morales, que les ouvrages de ses confrères. De tous les écrits venus au jour dans ses dernières années et où l’angoissante question des destinées de l’Allemagne était débattue, le livre de Bernhardi a été le plus prophétique, parce que la guerre a été déclarée pour les motifs qu’il avait mis en lumière et pour les fins qu’il avait indiquées. Le public étranger a eu tort de ne point assez prêter l’oreille à ce langage menaçant. L’ouvrage du philosophe militaire est devenu le bréviaire des patriotes allemands ; ses sophismes ont empoisonné le cerveau de la génération actuelle.

L’atmosphère politique surchauffée des trois dernières années a sûrement fait éclore des milliers d’adhésions au parti de la guerre, et celui-ci n’a pas cessé d’aiguiller le gouvernement impérial vers le but où tendait la multiplicité de ses efforts. Non moins certain est l’empire qu’il a su prendre sur l’esprit d’un monarque, très disposé à écouter des conseils qui trouvaient un écho dans son ambition. Quoique le parti n’ait pas eu d’organisation réelle, qu’il ait travaillé dans l’ombre et sous le couvert de l’irresponsabilité, il n’en est pas moins, après l’Empereur, un des principaux promoteurs des calamités de l’heure présente.


III

Le chef du grand état-major était, avant la guerre, depuis la retraite du comte de Schlieffen, le général de Moltke, neveu du maréchal. Ses qualités professionnelles seules l’avaient-elles fait choisir par Guillaume II pour recueillir l’héritage de son parent, ou bien aussi le nom célèbre qu’il porte ? Ceux qui le connaissent penchent pour cette dernière supposition. Mais les défauts et les tares sont plus souvent héréditaires que le talent, et le nom n’est pas un fétiche qui donne la victoire. Le général de Moltke ne ressemble pas physiquement à son oncle, le maigre vieillard que nous représentent ses portraits. C’est un homme de haute taille, puissant et lourd, une figure orgueilleuse, au regard méprisant. Le dédain du parfait Teuton pour les étrangers se lit dans ses yeux, malgré sa froide politesse.

Pour ce qui est de la moralité de ce personnage, le plus important du monde militaire, quelques lignes d’un rapport de M. Jules Cambon du 6 mai 1913 suffiront à en donner une idée ; « Il faut laisser de côté, a dit le général de Moltke dans un milieu allemand, les lieux communs sur la responsabilité de l’agresseur. Il faut prévenir notre principal adversaire dès qu’il y aura neuf chances sur dix d’avoir la guerre et la commencer sans attendre pour écraser brutalement toute résistance. » Ce n’est même plus l’attaque brusquée que recommandait le général, c’est la surprise avant la déclaration d’hostilités, comme si, dans un duel, on frappait son adversaire avant qu’il ait pu se mettre en garde. La violation soudaine de la neutralité de la Belgique, après une nuit de réflexion laissée à son gouvernement, était un de ces coups de spadassin enseignés par le chef de l’état-major.

Pendant l’été de 1913, le général de Heeringen, peu populaire au Parlement, avait quitté la direction du ministère de la Guerre. Son successeur, le lieutenant général de Falkenhayn, était un des plus jeunes de l’Annuaire. Qui aurait prédit un pareil avancement à cet officier, lorsque, perdu de dettes et menacé d’être exclu de l’armée, il devait s’estimer heureux d’être attaché au corps expéditionnaire de Chine ? Sa bonne étoile et son intelligence lui firent gagner l’appui du maréchal de Waldersee, commandant de l’expédition. Ses dettes payées, Falkenhayn rentra en grâce auprès de l’Empereur, Une figure fine, des yeux vifs mais inquiétans, une grande facilité de parole, qui sut faire écouter par le Reichstag, dans la discussion de l’affaire de Saverne, l’apologie des excès commis par les officiers, étaient les traits les plus saillans de ce nouveau venu dans le monde politique de Berlin. Son ambition insatiable n’a éclaté que pendant la guerre, en même temps que sa rivalité avec le général de Moltke, qui le dominait de haut à son entrée en fonctions.

Le soir du 6 novembre 1913, au diner offert à Potsdam au roi Albert, le chef de l’état-major avait dit à l’attaché militaire de Belgique : « La guerre avec la France est inévitable dans peu de temps, et la victoire de l’armée allemande ne fait pas de doute, dut-elle être achetée par d’énormes sacrifices et par quelques échecs préliminaires. Rien ne résistera au furor teutonicus, une fois qu’il sera déchaîné. La nation germanique se lèvera comme un seul homme pour relever le gant que le peuple français aura eu la folle audace de lui jeter. » Le général s’est abstenu d’ajouter, tant la remarque eut été banale, que la guerre de 1870, avec ses armées restreintes, n’était qu’un jeu d’enfans à côté de celle que l’Allemagne s’apprêterait à faire. Ce qu’il a tu également, c’est le caractère de férocité que les généraux allemands auraient ordre de lui imprimer.

On connaissait pourtant à l’étranger, tout au moins dans le monde des juristes familiers avec l’œuvre des Conférences de La Haye, l’existence en Allemagne d’un manuel des « Lois de la guerre sur terre, » Kriegsgebrauch im Landskriege, publié en 1902 à Berlin par l’état-major. On savait qu’il était écrit dans un esprit hostile à celui qui a inspiré les travaux des deux Conférences. On n’ignorait pas que ce code spécial de guerre à l’usage des officiers allemands condamnait les considérations humanitaires, les ménagemens relatifs aux personnes et aux biens, comme contraires à la nature et au but de la guerre ; qu’il autorisait tous les moyens d’atteindre ce but et qu’il en laissait le choix et l’emploi à l’arbitraire absolu des chefs de corps. Mais, quelque inquiétude que les jurisconsultes du droit des gens aient pu concevoir au sujet de la diffusion en Allemagne de pareilles doctrines, ils étaient rassurés, quant à leur application, par l’adhésion solennelle que le gouvernement impérial avait donnée à la Convention de La Haye de 1907 et aux prescriptions morales qui y sont édictées. Aussi est-ce avec un sentiment de surprise et d’horreur, partagé par tout le monde civilisé, qu’ils ont assisté à la guerre pratiquée au nom de l’Empereur allemand.

Cette guerre n’a connu, en effet, aucune pitié. Elle a produit, à peine déchainée, le plus de mal possible pour frapper les populations d’épouvante et réduire plus vite l’ennemi terrorisé. Les Allemands, en 1870, avaient trop épargné l’habitant, trop respecté les monumens historiques, trop ménagé les propriétés privées. Le meurtre, l’incendie et le pillage ont marché sur les talons de leurs fils, les envahisseurs de 1914. On a vu à Louvain, à Tamines, à Réthy, et dans tant d’autres villes et villages de la Belgique, on a vu à Orchies, en France, des escouades de soldats, recrutées à l’avance dans le corps des pionniers, détruire en quelques heures, à l’aide d’engins et de matières incendiaires, les innocentes petites cités condamnées à périr. La Belgique, la première, a fait l’expérience de ce furor teutonicus vanté par le général de Moltke ; la Belgique qui, ayant héroïquement défendu l’inviolabilité de son territoire, s’attendait à être traitée en vaincue, mais non à être livrée comme une proie aux bêtes fauves disciplinées de l’armée d’invasion. C’était là un des procédés sur lesquels comptait le général pour remporter la prompte victoire dont il parlait avec la foi d’un croyant. Il s’est trouvé au contraire que ces moyens atroces, au lieu de forcer les Belges à s’avouer vaincus, n’ont fait qu’exaspérer la fureur de leur résistance.

L’état-major allemand ne tenait-il pas en réserve d’autres procédés secrets, d’autres révélations effrayantes ? Parmi les armes cachées qu’il a employées avec le plus de succès figurait son vaste système d’espionnage, installé chez les voisins de l’Allemagne, chez tous ses ennemis présumés et partout où il pouvait lui être utile. La prévoyance et la perfection introduites dans ce système ont failli faire perdre leur sang-froid aux Anglais eux-mêmes, lorsqu’ils eurent constaté les services rendus par les espions allemands, non seulement sur les côtes de l’Angleterre, mais encore au fond du Pacifique, sur les rives lointaines du Chili.


IV

Mais les avantages qui, d’après nos adversaires, devaient assurer leur triomphe, étaient la supériorité de leur stratégie et de leur tactique et la minutieuse préparation de leur armée, sans comparaison possible avec celle des armées rivales.

« On s’imagine à l’étranger, disait en 1910 le général de Moltke au général Jungbluth, chef de la maison militaire du roi des Belges, qu’on prépare sans cesse dans notre état-major des plans de campagne, en prévision de toutes les éventualités d’une guerre européenne. C’est une erreur. Nous nous occupons de la question des transports, de la concentration et de l’approvisionnement de nos troupes et de l’utilisation des nouvelles voies de communication. Vous seriez étonné de voir les bureaux de notre état-major. Ils ressemblent à une administration de chemins de fer. » Que conclure de ces paroles, sinon que le plan de campagne de 1914, le plan d’invasion et d’attaque brusquée de la France, était achevé depuis longtemps et dormait dans les cartons secrets de l’hôtel du Kœnigsplatz. Il est même possible que la marche sur Paris, exécutée à travers les plaines centrales de la Belgique et la vallée de la Meuse, afin de tourner les défenses de la frontière française, ait été tracée de la main vieillissante, mais toujours assurée, du maréchal de Moltke. On y retrouve les mouvemens de large envergure qu’il affectionnait et comme son empreinte personnelle. Mais les mesures d’exécution et l’idée de l’ultimatum adressé en pleine paix à un pays neutre doivent être imputées à son neveu. Je suis fondé à le croire, d’après les dernières paroles que m’a dites le 5 août M. Zimmermann : « Tout le pouvoir, depuis la mobilisation, est entre les mains de l’autorité militaire. Toutes les décisions sont prises par elle. » C’était rejeter implicitement sur l’état-major et sur son chef la responsabilité de l’invasion de la Belgique.

L’état-major général et l’enseignement donné à l’Ecole de Guerre étaient restés fidèles à la stratégie à laquelle avaient été dues les victoires passées : amener le plus rapidement possible des forces supérieures sur un point donné, briser ainsi la ligne de défense de l’ennemi, ou bien déborder et envelopper une de ses ailes de façon à venir à bout de sa résistance par une attaque de flanc. Une pareille manière d’opérer suppose naturellement l’offensive. Aux yeux de Moltke, comme au jugement de Napoléon, l’offensive comptait pour moitié dans le gain d’une bataille. Ces principes s’accordaient avec les traditions de l’ancienne armée prussienne, comme aussi avec les qualités inculquées au soldat prussien ou prussianisé, et enfin avec la prompte mobilisation de l’armée impériale. Les victoires décisives qui avaient conduit les Bulgares en quinze jours presque aux portes de Constantinople attestaient une fois de plus, prétendait-on en Allemagne, l’excellence de ces méthodes. Le roi de Grèce, ajoutait-on, n’a-t-il pas publiquement rendu hommage à l’enseignement puisé par lui à l’Ecole de Guerre de Berlin, lorsqu’il a reçu comme un bon élève, des mains de l’Empereur, le bâton de feld-maréchal allemand ?

La campagne de Mandchourie avait été, il est vrai, un avertissement, signalé par des écrivains militaires, qu’une révolution se préparait dans l’art de la guerre. Elle avait révélé une stratégie et une tactique nouvelles, employées par les Russes et les Japonais sur un front d’une énorme étendue ; de longues tranchées parallèles où se terraient pendant des semaines les deux adversaires, avant de pouvoir se porter un coup décisif, Mais à Berlin on ne voulait pas entendre parler de cette guerre de taupes. On se promettait de mener la campagne contre la France avec une rapidité irrésistible. On ne rêvait que d’offensives vertigineuses, d’armées entières réduites à capituler, de nouveaux Sadowa et de nouveaux Sedan.

Si la stratégie allemande continuait d’être l’objet d’un engouement général, il n’en était pas de même de la tactique et en particulier de l’emploi de l’infanterie, très discuté par des officiers étrangers résidant à Berlin. L’un d’eux, revenant des grandes manœuvres de 1913, ne me cachait pas son étonnement de la façon de combattre imposée aux troupes à pied : « C’est toujours, me disait-il, l’assaut en colonnes serrées, le sturmaugriff, qui a réussi autrefois. Mais aujourd’hui, sur un champ de bataille balayé par les rafales de l’artillerie et des mitrailleuses, ces formations compactes offriraient à l’adversaire une cible à souhait. En face d’un ennemi abrité ou bien décidé lui-même à ne pas reculer, il ne resterait bientôt que des monceaux de cadavres d’une attaque ainsi menée. » En définitive, la tactique allemande n’était que l’emploi, au moment voulu et sur un point déterminé, de la force brutale, l’écrasement de l’ennemi sous des masses de combattans sans cesse renouvelées. Quelle supériorité numérique un pareil effort ne suppose-t-il pas ?

Au cours de la guerre balkanique, je me permis de demander au grand-duc de Bade, à qui je faisais ma première visite à Karlsruhe, s’il pensait que des soldats européens, n’ayant peut-être pas le mépris de la mort de la race jaune ou l’esprit de sacrifice des peuples primitifs, serbe et bulgare, pourraient supporter, sans fléchir et sans chercher un abri, l’ouragan de fer vomi par les engins modernes : « Nous l’espérons, me répondit le prince, du soldat allemand à cause de son patriotisme et de la forte discipline à laquelle il est soumis. » Il ne présumait pas trop en effet du courage discipliné des fantassins de l’armée impériale, lorsqu’ils sont serrés en rangs profonds ; leurs adversaires, témoins de leurs attaques désespérées, doivent être les premiers à leur rendre justice. Mais le sang répandu à flots dans ces ruées furieuses l’a-t-il été utilement ? N’a-t-il pas appauvri complètement, et sans résultats comparables aux perles subies, la sève et la jeunesse de l’armée teutonne ?

Si je m’en réfère à des jugemens que j’ai entendu exprimer autour de moi à Berlin, la stratégie et la tactique allemandes seraient restées stationnaires depuis 1870, comme ayant atteint à cette époque, aux yeux du grand état-major, leur point culminant, tandis que l’armement et la préparation technique des unités n’avaient pas cessé de progresser.


V

Dans les premières années du règne de Guillaume II, le maintien de la supériorité militaire de l’Allemagne avait un caractère de sûreté et de conservation. Il s’agissait de garder la place, achetée au prix de deux grandes guerres, au premier rang des Puissances européennes. L’armée était un instrument de défense et d’intimidation, non plus un instrument de conquête. Elle ne paraissait pas menacer, à proprement parler, les voisins de l’Empire ; mais, par son altitude arrogante, elle avait l’air de les mettre au défi d’exécuter aucune tentative d’agression, s’ils avaient été capables d’en nourrir l’envie. En a-t-il été de même depuis dix ans ? Il suffit d’étudier les dernières lois militaires allemandes pour se persuader du contraire. L’armée a été renforcée, outillée, entraînée, en vue d’une guerre prochaine.

En 1871, elle comptait 18 corps et 401 000 hommes, officiers et sous-officiers non compris, sur le pied de paix. Cet effectif est demeuré sans changement jusqu’en 1880. Cinq lois militaires, votées de 1880 à 1899, ont eu pour objet de l’augmenter et de perfectionner son outillage, sans qu’on puisse dire que son accroissement, lent au début, ait réellement correspondu à celui beaucoup plus rapide de la population. Une partie du contingent utilisable n’a fait jusqu’en 1913 aucun service militaire. Des motifs budgétaires et la difficulté de recourir à de nouveaux impôts empêchaient les différens ministres de la guerre, disait le gouvernement, d’incorporer le nombre d’hommes qu’ils auraient désiré et d’élargir davantage les cadres de l’armée. Ces motifs ont disparu tout à coup, dès que les desseins belliqueux de Guillaume II se sont précisés, et, sur son ordre, le chancelier n’a pas hésité alors à recourir à des mesures financières extraordinaires qui ne sont employées nulle part en temps de paix.

En 1905, le service de deux ans, déjà mis à l’essai, était institué définitivement dans les troupes à pied, et l’effectif montait à 505 000 hommes. En 1911, la loi du quinquennat militaire ne prévoyait encore jusqu’en 1915 qu’un faible accroissement numérique, de 10 000 hommes, mais elle se préoccupait d’introduire d’importantes améliorations techniques (mitrailleuses, artillerie à pied, troupes de communication). En 1912, nouvelle loi militaire, présentée alors que l’exécution de la dernière était à peine commencée. L’opinion publique restait émue des événemens de l’été précédent et des suites de l’incident d’Agadir. Aussi la loi nouvelle, profitant de cette poussée patriotique, réalisait-elle immédiatement, en les complétant, les mesures prévues par la loi de 1911. Elle créait deux corps d’armée nouveaux, l’un à la frontière occidentale, l’autre sur celle de l’Est, et portait l’effectif de paix à 544 000 hommes.

Le caractère des lois de 1911 et 1912 est différent de celui des lois antérieures. Il consiste surtout dans le développement de la qualité de l’armée. Elles tendaient toutes deux à en faire un instrument de combat plus pratique, plus immédiatement utilisable, en vue des premières opérations à exécuter.

On aurait pu croire qu’après des progrès aussi marqués, l’administration de la Guerre se serait reposée. Il n’en fut rien. Dès la fin de 1912, à l’occasion des premières victoires de la ligue balkanique, un mouvement d’opinion, très encouragé par le gouvernement impérial, se dessinait pour réclamer des renforcemens qui combleraient des lacunes encore existantes. Le Wehrverein se signalait par sa propagande effrénée en faveur de nouveaux arméniens. Une campagne de presse était organisée. L’Empereur donnait de sa personne et proclamait à Konigsberg la nécessité d’appliquer intégralement le principe du service obligatoire. Le chancelier, marchant sur les pas de son maître, déclarait en février, à la réunion annuelle des agriculteurs, que le pays devait se préparer à de nouvelles charges militaires.

Le projet de loi, annoncé par les bouches officielles, fut enfin déposé le 18 mars sur le bureau du Reichstag. Il fixait l’effectif budgétaire, officiers et sous-officiers compris, à 815 000 hommes ; l’accroissement numérique était évalué à 4 000 officiers, 15 000 sous-officiers et 117 000 soldats. Les augmentations portaient sur toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie à pied, pionniers, troupes de communication. C’était un bond considérable ! Dès la fin de 1913, les mesures prévues par la loi de 1912 devaient être réalisées et la nouvelle loi recevoir sa complète exécution. Enfin, à la loi elle-même était joint un projet triplant le trésor de guerre, destiné à pourvoir aux premières nécessités de la mobilisation ; il était porté de 150 à 300 millions de marks en or, plus 150 millions en argent.

Le danger était-il donc si pressant et l’orage grondait-il déjà aux frontières de l’Empire ? Comment justifiait-on ces mesures précipitées et surtout le projet financier, la contribution forcée, imaginée pour couvrir les énormes dépenses, un milliard de marks, qu’elles entraîneraient ? L’exposé des motifs ne donnait aucune explication convaincante. Il se bornait à dire que les événemens en train de se dérouler dans les Balkans avaient modifié l’équilibre des forces en Europe. Dans une guerre qui pouvait lui être imposée, l’Allemagne, ne devant plus compter que sur elle-même, aurait à défendre, peut-être contre plusieurs adversaires, des frontières étendues et en grande partie dépourvues de protections naturelles. D’où pour elle la nécessité vitale d’employer et d’organiser toutes ses forces disponibles.

Les pensées directrices du projet de loi étaient l’adoption du service militaire généralisé suivant le chiffre de la population et en même temps l’amélioration de la qualité des troupes de première ligne, c’est-à-dire l’augmentation de la jeunesse de l’armée, ainsi que l’accélération de la mobilisation et le perfectionnement, qu’on ne perdait jamais de vue, de l’outillage technique. En chiffres ronds, on voulait incorporer 63 000 hommes de plus chaque année. La loi de 1913 est pleine de renseignemens suggestifs sur la télégraphie, la téléphonie, l’aérostation, l’aviation, l’automobilisme ; maison n’y découvre aucune information sur l’artillerie lourde et sur les obusiers de siège, qui allaient être une révélation sensationnelle. Cet accroissement formidable de la puissance destructive de l’armée allemande était tenu soigneusement secret. Il est certain que la possession d’engins aussi irrésistibles devait contribuer à fortifier encore la confiance inébranlable des autorités militaires dans l’invincibilité de leurs soldats.

Le chancelier défendit le projet par un discours où il développa le thème de l’exposé des motifs, en évoquant, en termes vagues, le nationalisme très surexcité en France et le panslavisme très remuant en Russie comme des spectres redoutables pour le maintien de la paix. Le ministre de la Guerre osa soutenir sérieusement que la nouvelle loi ne constituait pas une menace à l’adresse des autres nations, mais une garantie pacifique et qu’elle n’avait aucun caractère agressif. Le général de Heeringen nous la baillait belle !

Dès que la discussion s’ouvrit à la Commission du budget, il fut évident que le vote final était assuré. Un mois après, la Commission adopta la loi militaire, sans examiner en même temps sa couverture financière et le gouvernement dut renoncer à l’espoir de voir les deux projets votés par la même majorité. Les socialistes, les Polonais et les Alsaciens-Lorrains osèrent seuls au Reichstag se prononcer contre la loi militaire.

Le Wehrverein n’était pourtant pas encore satisfait. Dans une assemblée tenue à Leipzig le 18 mai, il réclama sous forme de desiderata deux nouveaux corps d’armée et, « afin qu’aucun ennemi ne foulât plus jamais le sol de la patrie, » il conseilla de veiller d’une manière incessante à la culture de l’esprit patriotique et guerrier de la nation, l’esprit de l’armée étant celui du pays.

Il était malaisé, malgré l’aveuglement le plus complaisant, de ne voir pas dans la loi de 1913 une préparation à une guerre peu éloignée. Elle l’annonçait aussi distinctement que les sonneries de clairon annoncent la bataille en rassemblant les combattans. Et cependant l’Europe, hypnotisée par d’autres visions, — la guerre des Balkans qui allait recommencer, — ne prêta pas aux discussions du Reichstag l’attention inquiète qu’elles méritaient. Peut-être aussi était-elle encore abusée par le pacifisme menteur du Kaiser. La triple Entente restait animée des désirs les plus pacifiques, au témoignage des esprits impartiaux qui étaient au courant du sentiment public et des aspirations des hommes d’Etat au pouvoir dans les trois pays. Le dessein de provoquer la lutte ne peut donc être attribué qu’au gouvernement et à la nation qui s’armaient jusqu’aux dents pour la soutenir et pour triompher.


VI

Lorsqu’on rencontrait à Berlin le grand amiral de Tirpitz dans quelque salon officiel et qu’on causait avec lui, on avait le sentiment d’être en présence d’une personnalité intéressante : un strong mari, dirait-on en Angleterre. Aucun des autres conseillers de Guillaume II ne produisait une pareille impression de force et d’autorité. Avec sa barbe en éventail, son large front dénudé, ses yeux durs et perçans et l’embonpoint qui alourdissait sa taille imposante, il avait l’air d’un chef de grande industrie, d’un des rois de la finance, plutôt que d’un marin, n’étaient l’uniforme qui le sanglait et les nombreuses décorations étalées sur sa poitrine. C’est en effet un homme de bureau, un organisateur qui n’avait exercé aucun grand commandement à la mer, lorsque le discernement de l’Empereur l’appela à diriger l’office impérial de la Marine. Il commandait alors la station navale de Kiel, le premier port militaire de l’Empire, qu’il avait complètement transformé, bravant les critiques et le favoritisme, imposant sa volonté de fer, balayant le désordre et la routine. La flotte allemande lui devait l’organisation de sa division de torpilleurs dont la puissance combative ne s’est pas révélée pendant la guerre, sans qu’on puisse en faire un reproche à son créateur, autant que celle des sous-marins de formation toute récente.

Pour conserver la faveur impériale depuis dix-sept ans, — une longévité ministérielle qu’aucun chancelier, aucun secrétaire d’État, n’a encore atteinte sous Guillaume II, il a fallu à l’amiral de Tirpitz des qualités particulières d’intelligence et de souplesse. L’Empereur voulait passionnément posséder une flotte des plus puissantes ; il avait embouché lui-même la trompette marine ; par ses discours et une propagande personnelle incessante, il avait orienté l’attention du public vers le développement des forces navales, vers la possession de l’empire de la mer. (Unsere Zukunft liegt auf der See.) Mais l’exécution de la volonté du maître devait rencontrer de nombreux obstacles. La première difficulté pour un secrétaire d’État de la Marine était de faire accepter ses propres idées par le souverain, comme si elles étaient les siennes. Cet art, Tirpitz, l’a possédé à un plus haut degré qu’aucun de ses collègues civils et militaires. Il fallait triompher ensuite de la résistance opposée jusque-là par le Reichstag, économe des deniers de l’Empire, à l’augmentation du budget de la Marine. Avec une adresse remarquable, l’amiral sut profiter des incidens extérieurs et des courans patriotiques qu’ils provoquaient dans la nation, pour travailler l’opinion publique et agir efficacement sur l’esprit rétif ou indécis du Parlement. Ce n’est pas tout. Les projets de loi qu’il avait présentés ne seraient pas sortis sains et saufs, sans amputations ni sans meurtrissures, des griffes de la Commission du budget, si leur auteur n’avait pas eu le don de la parole, une éloquence claire et persuasive, qui trouvait un écho immédiat auprès des partis bourgeois. Jamais un ministre n’a eu, comme lui, l’oreille du Reichstag, en sachant conserver la confiance de l’Empereur.

Mais pourquoi l’Allemagne avait-elle besoin d’une flotte de guerre aussi considérable ? Le prince de Bülow dit dans son livre, l’Allemagne impériale : « La mer est devenue un facteur plus important dans notre existence nationale qu’à aucune époque précédente de notre histoire, même dans les grands jours de la Hanse ; elle est devenue un nerf vital dont nous ne devons pas souffrir d’être privés, si nous ne voulons pas qu’un jeune peuple en pleine croissance vigoureuse se transforme en un vieillard à son déclin. Nous aurions été exposés à ce danger aussi longtemps que notre commerce extérieur et notre marine marchande auraient manqué sur mer d’une protection nationale contre les flottes supérieures d’autres États. » D’accord, mais il semble que ce but aurait été atteint par la construction de quelques divisions de croiseurs assez puissans et assez rapides pour protéger les navires allemands et menacer en même temps le commerce de l’ennemi.

Dès les premières années de son règne, comme on le sait, Guillaume II a pensé avant tout à sa marine. La flotte est son œuvre personnelle, son enfant de prédilection. Toutefois, l’accroissement prodigieux de la puissance navale allemande coïncide en réalité avec l’entrée en scène du prince de Bülow et de l’amiral de Tirpitz, et avec l’inauguration de la Weltpolitik, dont le premier de ces deux hommes doit être considéré, d’après son propre aveu du moins, comme l’auteur responsable. J’ai dit déjà combien est élastique le sens de ces mots « politique mondiale. » Ils signifiaient pour les Allemands les plus pacifiques une politique d’expansion coloniale. Mais la création d’une grande flotte de guerre leur donnait une portée plus menaçante : politique d’intervention dans les différentes parties du monde, d’expropriations et de conquêtes lointaines, sans reculer devant des rencontres sanglantes inévitables dans les eaux européennes. On peut dater de l’arrivée au pouvoir du prince de Bülow et de l’amiral de Tirpitz, c’est-à-dire de l’année 1897, ces premières aspirations dominatrices qui prenaient corps dans la construction rapide d’une force navale formidable et dont la guerre de 1914 a été l’aboutissement fatal.

Une quinzaine d’années ont suffi à Tirpitz pour faire de la marine allemande la seconde du monde. Il a procédé en plusieurs étapes, par bonds successifs. Le projet de loi, introduit le 27 novembre 1897, demandait la mise en chantier de sept nouveaux vaisseaux de ligne, de deux grands et de sept petits croiseurs, et fixait à la fin de l’année financière 1904 l’achèvement de ces unités. Tout en limitant la période de l’utilisation des navires et en déterminant le nombre et la force des escadres qui devaient rester en service permanent, le projet assurait la construction dans un temps donné des unités qui remplaceraient les vaisseaux déclassés. Dans l’automne de 1899, la saisie d’un paquebot allemand par un bateau de guerre anglais, pendant la guerre sud-africaine, et l’émotion que cet incident souleva en Allemagne furent exploitées avec maestria par Tirpitz pour la présentation d’une nouvelle loi navale. L’enthousiasme patriotique de la nation la fit passer triomphalement à travers tous les écueils budgétaires. L’exposé des motifs réclamait la création d’une flotte assez forte pour qu’une lutte avec la plus grande Puissance maritime du monde fît courir à cette Puissance des risques qui mettraient en question sa supériorité. C’était viser clairement la Grande-Bretagne. En 1906, après la déception causée en Allemagne par la Conférence d’Algésiras, le Reichstag, habilement préparé par l’amiral et poussé par le sentiment national, adopta la loi navale supplémentaire qui augmentait le nombre des croiseurs et donnait aux navires de combat les dimensions des Dreadnoughts anglais. Les deux premiers Dreadnoughts allemands, le Nassau et le Westfalen, mis en chantier en juillet 1907, lancés en 1908, étaient complètement terminés en trois ans et demi. Pour les trois suivans, la rapidité de leur construction a été encore plus grande : un délai de deux ans a suffi. Le budget de la Marine, qui s’élevait à 125 millions de marks en 1898, a atteint 467 millions en 1913. Après chacun de ses succès parlementaires, les décorations et les honneurs prodigués à l’heureux amiral lui apportaient des témoignages éclatans de la reconnaissance du souverain.

Le prince de Bülow signale dans son livre la difficulté qu’il y avait à poursuivre l’exécution d’un pareil programme, sans provoquer une rupture avec l’Angleterre. Le moment le plus critique survint en 1908. Il avait été établi, chiffres en mains, au Parlement britannique que l’Allemagne, en vertu de sa dernière loi navale, posséderait à la fin de 1916 trente-six vaisseaux du type Dreadnought, ce qui forcerait l’Angleterre à en construire quarante-quatre dans la même période. En 1911, la première en aurait treize et la seconde seulement douze. La menace allemande contre la suprématie sur mer de l’Angleterre suscitait de sérieuses alarmes dans ce pays. L’Empereur crut alors opérer une manœuvre très habile en adressant à lord Tweedmouth, premier lord de l’Amirauté, une lettre personnelle d’un caractère à la fois privé et politique, dans laquelle il insistait sur le côté purement défensif du programme allemand et s’efforçait de détruire les appréhensions manifestées en Angleterre au sujet du développement de la flotte impériale. Mais le trait manqua le but. En se mêlant lui-même à la discussion, en s’efforçant d’écarter des yeux des marins anglais le fantôme du danger allemand, Guillaume II, dès que son intervention insolite fut connue grâce à une divulgation du Times (mars 1908), ne réussit qu’à exciter davantage le sentiment public qui poussa le Parlement à accélérer les constructions navales en réponse au défi germanique.

Forcés d’entrer ainsi dans une ère de dépenses maritimes excessives, — l’ère des Dreadnoughts, — au moment où ils auraient voulu consacrer tous les excédens disponibles à des réformes sociales, les membres du Cabinet Asquith ont vainement essayé d’enrayer cette concurrence effrénée. Leurs discours publics et leurs démarches privées n’ont pas fait dévier un seul instant l’amiral de Tirpitz de la ligne inflexible qu’il s’était tracée pour l’exécution de son programme. S’il a paru un moment, en 1913, considérer comme acceptable la proportion de deux à trois (the two-to-three standard) mise en avant par son collègue anglais, M. Winston Churchill, pour la force à donner à la flotte allemande en unités offensives de la classe des Dreadnoughts comparée à celle de la flotte anglaise, il a fait la sourde oreille à la suggestion de suspendre de commun accord dans les deux pays, pendant une année de repos (a naval holyday), les nouvelles constructions. La limitation des armemens maritimes, ce rêve aujourd’hui évanoui des contribuables britanniques, est venue se heurter à l’opposition hautaine de l’amiral allemand, comme à a un mur de granit.

Personne plus que lui en Allemagne ne se déclarait l’admirateur enthousiaste des marins anglais. Il les proclamait ses maîtres et ses modèles. Mais, sous le masque de l’admiration, il dissimulait, en bon Allemand, la volonté opiniâtre de les vaincre et de les dépouiller un jour de leur supériorité intolérable. La flotte qu’il rassemblait était bien une arme offensive, un instrument préparé avec un soin minutieux pour faire une blessure mortelle. Les hostilités, toutefois, ont éclaté plus tôt qu’il ne l’avait prévu et désiré, lorsqu’il n’était pas encore prêt pour l’attaque.

Quelques années de plus, et Tirpitz aurait surpris sans doute son adversaire par une guerre toute différente de celle à quoi il s’attendait, une guerre aérienne, une guerre traîtresse et sous-marine, qui aurait compensé l’infériorité du nombre. Le blocus de l’Angleterre, qu’il tente d’exécuter aujourd’hui avec un matériel insuffisant, nous donne la mesure de son audace, comme aussi de son manque absolu de scrupules humanitaires. Qu’aurait été le résultat d’une pareille lutte sous la surface de l’Océan, si l’effort allemand avait été servi par une préparation patiente et méthodique ?

Mais, l’Angleterre domptée, l’Allemagne aurait été entraînée à d’autres guerres navales. Pour asseoir sa puissance mondiale, elle aurait dû abattre encore d’autres rivalités. Il lui aurait fallu détruire la flotte des États-Unis, afin de les enfermer dans l’Amérique du Nord et de ne laisser ouverts qu’à son commerce les marchés de l’Amérique latine. Aurait-elle consenti alors à abandonner aux Japonais la domination du Pacifique, à être gênée ou dépossédée par eux en Extrême-Orient ? Que de conflits en perspective pour l’activité infatigable de l’organisateur de la marine de guerre allemande ! Que de conséquences inévitables du premier pas fait sur la route sans fin de la Weltpolitik !

L’amiral de Tirpitz a été aidé dans sa tâche par une légion de collaborateurs anonymes, groupés sous le nom de « Ligue navale allemande, » Deutscher Flottenverein, une Société de 1 250 000 membres, répartis sur toute l’Allemagne, une armée aussi disciplinée que dévouée, manœuvrant sous les ordres du grand-amiral de Koester, ancien commandant en chef de la flotte. Par sa propagande multiforme, ses réunions publiques, ses journaux, ses brochures, ses cinémas, par l’organisation de ses excursions de plaisir aux ports militaires, la Ligue a popularisé dans les grandes villes comme dans les petits villages, des plaines sablonneuses du Brandebourg aux vallées pittoresques du Hartz, l’œuvre de Guillaume II et de Tirpitz. Pendant les pires momens de la crise marocaine, son patriotisme débordant s’est dépensé en pamphlets virulens, en mensonges impudens, répandus à foison contre la France et l’Angleterre. Elle a contribué de la sorte à souffler une haine et à attiser des colères, auxquelles la guerre seule pouvait donner satisfaction.


BEYENS.