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L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre



XII


Comme il se débarrassait de son chapeau dans son vestibule. Léonard lui dit :

— Monsieur, il y a encore une dame qui vous a demandé et qui vous attend dans le salon. J’ai eu beau dire que vous rentreriez peut-être tard, elle a tenu à rester. Ah, Monsieur, défiez-vous des dames, elles courent beaucoup après vous depuis hier.

— Monsieur Léonard, trêve à vos observations, et prévenez Rosalie que je sonnerai pour servir.

— Si Monsieur déjeunait auparavant, cette dame n’est pas pressée, puisqu’elle vous attend.

— Vraiment, ne suis-je plus le maître chez moi.

— Oh si, oh si, Monsieur, je ne parlais que pour votre bien.

Dans son salon, Émile aperçut une dame en toilette sombre, avec une épaisse voilette sur le visage, et qui, à son apparition, se leva pour le saluer.

Il s’apprêtait à rendre le salut avec gravité, lorsque la dame retira sa voilette, et il s’écria :

— Lucette, vous !

— Ta colonelle, mon ami, qui vient se rendre compte par elle-même de tes progrès.

— Ah, ah, ah, elle est bien bonne, celle-là !

Mais, se souvenant du salut appris par Claire, il s’empressa de l’exécuter et put ainsi constater que, sous la toilette sévère de Lucette, se cachaient de très riches dessous et une chair très appétissante que ne voilait aucun pantalon.

— Mon ami, dit-elle alors, maintenant je redeviens Lucette de Mongellan et je vous prierai de m’inviter à déjeuner.

— Quoi, vous m’accordez cette faveur !

— Pour être plus à même de causer… ensuite, si vous le jugez bon.

— Comment donc !

Ses ordres donnés à Léonard, tout ahuri de ce manquement aux habitudes solitaires de son maître, et en attendant qu’on annonçât : « Monsieur est servi », s’emparant des mains de la jeune femme, il lui demanda :

— À qui dois-je la révélation de l’Armée de Volupté.

— À moi ! Votre amour m’avait touchée, je voulais votre bonheur, je ne pouvais me détacher des devoirs acceptés et qui m’ont valu la hauteur du grade que j’occupe dans l’Armée de Volupté ; après le bal chez Héloïse, je décidai que vous seriez des nôtres et j’ai agi.

— Vous m’aimiez !

— Votre bonheur m’était cher, et depuis, je doute que votre bonheur se retrouve dans le mien. Comment ça, il y a des nuances. Parlez-moi franchement, Émile, bien franchement, me désirez-vous avec la même ardeur qu’autrefois !

— Avec la même ardeur, oui.

— Vous sortez de votre première leçon, et Claire s’est refusée. Écartez l’échauffement qui résulte de votre entrevue, est-ce la femme que vous désirez en moi, est-ce Lucette ?

— Je ne sais distinguer ; vous êtes belle, belle, et je vous aimerais avec frénésie.

— Et si Lucie était là !

— Lucie ! Oh, quel rêve avec vous deux !

— La volupté domine l’amour ! Et s’il vous fallait choisir entre l’une ou l’autre ?

— Choisir !

— Oui, choisir.

Il eut un serrement de cœur, hésita, puis répondit :

— L’Armée de Volupté est donc un mensonge, que la jalousie peut y subsister et que cette jalousie peut faire ennemies deux sœurs.

Elle tressaillit, se ressaisit, et le visage calme murmura :

— Il n’y a pas d’ennemies dans l’Armée de Volupté : la jalousie n’y existe pas ; je sondais ton cœur. Moi, l’ennemie de Lucie, ma sœur cadette, que j’ai toujours aimée ! Tu ne l’as pas cru. D’ailleurs, si tu la connais, tu me le dois. Je l’avais envoyée au Moulin-Rouge.

Comment savais-tu que j’irais ?

Ils se tutoyaient, et le tutoiement ne trahissait pas le même élan d’amour que le vous employé jusque-là.

— Ne me disais-tu pas, répondit-elle, qu’en me quittant après des danses voluptueuses, tu courais les lieux où l’on rencontre des femmes faciles !

— J’allais au Moulin-Rouge en chercher une pour la première fois ; je pouvais aller au Jardin de Paris, ailleurs.

— Dans tous ces lieux, j’avais envoyé une officier de l’Armée, avec avis de se laisser aborder.

— Comment pouvait-on me reconnaître ?

— À ton portrait, qu’elles avaient.

— Comment pouvait-on se faire aborder par moi ?

— Par un intermédiaire placé sur ta route.

— Glomiret ?

— Celui-là n’en était pas, et il a agi tout naturellement, empêchant un des nôtres, un de tes amis, d’intervenir pour te désigner Lucie.

— Et toi, que faisais-tu ?

— Je t’attendais à notre quartier général.

— Ce n’est donc pas dans son appartement que m’a conduit ta sœur ?

— Si, dans son appartement d’intendante générale.

— Et c’est bien toi que j’ai vue… valsant.

— Tu m’as reconnue ! Eh bien, si ma sœur ne t’avait pas eu subjugué comme elle l’a fait, à ce moment, je courais à toi pour t’apporter la femme que tu désirais tant, et Lucie, auprès de nous, prenait le rôle qu’à rempli Yvonne.

— Yvonne, sa prétendue femme de chambre !

— Sa femme de chambre, en réalité, et lieutenante quand même, par son mérite et ses qualités.

— Tu dansais… avec un homme nu, avec un… amant.

— Et ma sœur t’apparaissait déjà comme une aventure de choix.

Malgré elle, il y avait de l’amertume dans le ton : Léonard annonça que le dîner était servi et coupa la conversation.

À table, le vous reparut, ils devisèrent de choses indifférentes, ne permettant pas au jugement de maître Léonard de s’égarer dans de folles suppositions.

Il comprit que c’était une dame du monde, du grand monde, et il s’en montra très flatté, changea complètement d’allures auprès de madame de Mongellan.

Les deux convives purent parler de l’Armée de Volupté à mots couverts.

— Depuis quand existe-t-elle, interrogea Émile ?

Depuis 1872, mais sous divers noms, et ce n’est guère que depuis cinq ans qu’elle a pris de l’extension. Au début, elle fut la création d’un mari et de sa femme, tous deux débauchés, qui voulurent accroître leurs moyens de plaisir, en formant un groupe de voluptueux et de voluptueuses. On se réunissait dans une maison de campagne, et l’on sacrifiait à Cupidon par couples variés. La Société s’appela : Réunion des Sectateurs de Vénus. Les ressources se trouvèrent insuffisantes pour les toilettes, les déguisements, les orgies, les désirs rêvés, les sectateurs de Vénus tombèrent dans la prostitution clandestine, et il se vécut des aventures assez corsées qui appelèrent l’attention de la police. Il s’effectua même une descente dans un appartement du boulevard Malesherbes où l’on se donnait rendez-vous, et une première dispersion s’opéra. Annita de Thémin, la belle vénusienne, la fondatrice de la Réunion des Sectateurs de Vénus, fit la connaissance d’un riche financier, qui non seulement s’éprit de ses charmes, mais encore de la liberté amoureuse qu’elle prenait avec son mari, s’intéressa aux quelques membres de la secte restés unis, et l’on créa : Les Disciples d’Éros, qui au bout de peu de temps devinrent : La République des enfants d’Éros, avec, par contraste sans doute, une reine gouvernant très sérieusement les intérêts matériels et passionnels de la secte. Naturellement Annita fut proclamée reine et régna sur environ deux cents sujets. Elle aimait trop la haute noce, elle résigna dans l’année même sa royauté qui passa à sa principale lieutenante. On épuisa ainsi cinq reines successives, se retirant toutes après l’exercice d’un pouvoir voluptueux très accidenté, et Annita, toujours dévouée à son idée, lui fit subir une troisième transformation, il y a six ans, en créant l’Armée de Volupté, avec toute son organisation actuelle.

— Et cette Annita ?

— Elle est l’une des grandes maîtresses qui commandent en chef avec les grands maîtres.

— Il est étrange qu’une pareille entreprise ait pu se développer aussi largement.

— L’Armée de Volupté a en caisse cent millions espèces ou valeurs, et possède pour trois cent millions d’immeubles. Elle entretient des affiliés dans tous les mondes et elle constitue une puissance.

— Est-ce possible ?

— Elle n’est pas la seule association de ce genre. Elle vit en excellents rapports avec plus de cinq sociétés amoureuses, dont les principales sont : L’Association des demi-Vierges, les Groupes phalanstériens des Gérando, la Secte des lunaires.

Le repas achevé, ils retournèrent au salon.

Me voici soldat sous tes ordres, dit Émile.

— Des ordres ! Nous n’en donnons pas : nous avons une hiérarchie pour nous intéresser davantage à l’Armée et pour créer une discipline dans les plaisirs. Ici, la colonelle disparaît, il n’y a plus que Lucette.

— Enfin, murmura-t-il !

— Enfin ! tu désires donc toujours ?

— Le sang est en feu à vivre vos idées.

— On est isolé dans ce salon ?

— Nous sommes nos maîtres.

— Alors parle-moi d’amour.

— Parler, ne vaudrait-il pas mieux agir !

— Agis, si tu préfères, mais entraîne-moi, comme tu as entraîné Lucie.

— Lucie ! Tu en es jalouse !

— Non, j’ai seulement peur d’avoir laissé prendre une place que je désirais !

— Colonelle de l’Armée de Volupté et enfant, ô femmes, vous vous perdez dans des subtilités.

— Ah, Émile, Émile, déshabille-moi, que je sache si tu vibres comme le soir de la sauterie chez Bouttevelle.

— Te déshabiller ! Je veux revoir tes chères jambes dans leur cadre de dentelles et de jolis dessous !

— Vois-les.

— Ô délectables trésors !

Mais, tandis qu’il lui faisait minettes sous les jupes, elle se dégrafait le corsage, se dénouait les cordons des jupes, s’apprêtait à la nudité, et elle pensait au moyen de le dominer dans ses sens. Il lui déplaisait de l’abandonner à sa sœur, qu’elle n’avait considérée dans cette affaire que comme une de ses mandataires, de sa sœur Lucie, qui, admise après elle dans l’Armée, brillait dans le haut Conseil, car, son titre d’Intendante générale lui octroyait la grande maîtrise.

Les deux sœurs, même les trois sœurs, une troisième encore appartenait à l’Armée, la sœur Sainte-Lucile des Bleuets, entrées dans l’association amoureuse à des époques diverses, y suivirent le même mouvement ascensionnel, s’y soutenant mutuellement de cœur et d’âme.

Une famille extraordinaire par les femmes que la famille des Callicini, de laquelle elles sortaient.

Leur père, le prince Oscar de Callacini, à la suite d’un duel à Milan, où il tua un de ses plus chers amis, abandonna l’Italie et s’installa à Paris, finit par se faire naturaliser français, après son mariage avec mademoiselle de la Rochecipaie. De ce mariage naquirent Lucine, qui devint sœur Sainte-Lucile, Lucette et Lucie.

L’union demeura une union modèle, en ce que la princesse, au grand étonnement de son mari, observa une sagesse exemplaire et mourut peu après la naissance de Lucie, sans que nul propos malveillant eût effleuré sa réputation d’honnête femme.

Au grand étonnement de son mari, car de tradition, toutes les Callacini s’affichèrent à travers les temps de l’histoire, d’impérieuses sirènes, insatiables à l’amour, sources inépuisables de volupté, entreteneuses des forces masculines par leur science et leurs ardeurs. La famille Callacini se vantait de compter Messaline parmi ses lointaines aïeules.

— Ma femme fit exception, s’écriait le prince, mes trois filles rattraperont la génération perdue, je m’étais mésallié en ne pas suivant la coutume ancestrale, ordonnant le croisement perpétuel du sang des Callacini et des Panderoni au moins dans les aînés.

Cette exclamation du père attestait la moralité de l’homme.

Quand Lucine eut dix ans, il ne la mit pas entre les mains d’une gouvernante, il la plaça pour son instruction sous la direction de l’abbé Rectal, jeune prêtre qui lui avait été recommandé par un de ses amis de Rome. Au premier coup d’œil qu’il jeta sur l’abbé, il se dit :

— Mes filles seront en bonnes mains, l’homme a un regard de chienne en chasse.

Successivement les trois filles montant en âge, furent les élèves de l’abbé Rectal, bien appointé, bien choyé, bien respecté. Elles marchaient à intervalles de trois ans. Lucine atteignait ses seize ans. Lucette ses treize, Lucie ses dix, lorsque le premier événement se produisit.

Un soir, le prince Oscar, alors âgé de quarante-deux ans, manda l’abbé et lui dit à brûle-pourpoint.

— Cette nuit, à minuit, vous êtes entré dans la chambre de Lucine et vous n’en êtes sorti qu’au matin. Que s’est-il passé ? Quelle leçon pressée aviez-vous à lui donner ?

— Prince !

— Le fruit était mûr, vous l’avez cueilli, comment s’est-on comporté ?

— Oh !

— Allons, trêve d’exclamation ! Vous êtes l’amant de ma fille aînée, vous l’avez dépucelée ? Vous avez attendu bien longtemps, l’abbé. Une Callacini est prête à l’amour entre quatorze et quinze ans. Retenez-le et soyez moins long pour les autres. Vous avez dix mille francs de traitement, il vous faut des soins particuliers pour échapper à la fatalité qui veut l’éreintement du premier amant d’une Callacini, je vous en donne douze mille, mais à une condition, pas de remerciements. Vous préparerez Lucine à ma visite nocturne pour demain.

— Vous !

— C’est à prendre ou à laisser. Remarquez que je pourrais agir par moi-même. Pour votre mission, deux billets de mille francs de gratification.

Callacini était immensément riche : l’abbé Rectal, tout étourdi, jura absolu dévouement à ses fantaisies, et Lucine, ne mentant pas à la race, se déclara très fière de l’attention paternelle.

Pour Lucette, l’abbé se souvint de l’observation du prince, et la fillette touchait à peine à ses quinze ans, qu’elle céda à l’entraînement des sens, habilement provoqué par son digne précepteur. Du coup, l’abbé vit porter son traitement à quinze mille francs et reçut cent mille francs, le jour où, ayant enfin libéré Lucie de son pucelage, à ses quinze ans et demi, le prince lui déclara sa mission terminée.

Les trois filles, devenues femmes, ne passèrent pas toutes les trois par la tendresse paternelle, transformée en tendresse incestueuse. Seule Lucine demeura quelque temps l’alimenteuse du feu sacré chez le prince. Puis, celui-ci rencontra Annita de Thémin, en pleine royauté de république d’Éros, se laissa séduire par sa furie luxurieuse et traita avec le financier Herzogen pour qu’il la troquât contre sa fille Lucine.

Amant d’Annita, il accepta de faire partie de l’association, et de plus en plus épris de cette femme, l’introduisit dans son hôtel.

La belle Annita fut bientôt la tendre amie de Lucette, et l’entraîna avec l’autorisation du père, dans la république, sur laquelle elle n’exerçait plus la royauté. Ce fut son mari, Laurent de Thémin qui, après l’abbé Rectal, se chargea de la jeune fille.

Lucette avait le caractère plus tranché que son aînée. Elle aimait certes le plaisir, elle voulut néanmoins s’assurer une position régulière. À seize ans, elle épousait Étienne de Mongellan, bien moins riche qu’elle, mais très amoureux, et en six mois d’une lune de miel ininterrompue, elle le voyait dépérir et mourir, la laissant enceinte. Elle le pleura cinq mois, accoucha et retourna à la république d’Éros, où, à l’âge de dix-huit ans, elle devint la troisième reine.

La création d’Annita était en pleine effervescence. Composée de près de six cents membres, raccolés dans les mondes riches, aristocratiques, parmi des intelligences indépendantes et audacieuses, elle apparaissait comme un rêve d’enchantements, où chacun s’ingéniait à inventer des distractions et des plaisirs. Beaucoup renonçaient à leur vie usuelle pour se consacrer à cette œuvre d’amour, où la volupté circulait en toute liberté.

Pour Lucette, la cérémonie du couronnement fut particulièrement belle, Annita continuant à l’aimer avec passion et Lucette ne voyant que par ses yeux.

Elle exerça son pouvoir en toute conscience, fit adopter des mesures de décorum et d’apparat pour l’honorer, afin qu’elle brillât étoile lumineuse d’amour, et il y eut des cérémonies où elle put s’illusionner et se croire vraiment détentrice d’un pouvoir terrestre. Elle portait le diadème, le manteau royal ; elle ordonna des fêtes de nudité où l’on se prosternait à ses genoux, à son passage. Des déclarations brûlantes l’assaillirent de toutes parts, il y avait de quoi emballer la raison la plus froide. Elle voulut consacrer cette royauté élective et temporaire par des prérogatives, se faire octroyer une garde d’honneur, s’attribuer un sérail d’amis et d’amies, son père lui dit :

— Tu dépasses le but, petite, tu es reine d’amour, non reine sur les esprits et les cœurs.

— L’amour domine les esprits et le cœur, et le cul autorise tout. Laurent veut qu’on adore le mien en effigie, il parle de le faire mouler et de l’exposer dans la salle des fêtes.

— Laurent est très épris. Le pouvoir d’un cul est éphémère, et j’en vois se lever un à l’horizon qui ralliera de nombreux fervents.

— Lucie ! Elle est ma sœur, et de plus une de celles qui m’adore le mieux.

— Je t’ai prévenue, fais ton profit de ce que je t’ai dit :

Lucette n’en continua pas moins à accentuer son autorité et on commença à se refroidir à son égard. Laurent fut l’un des premiers à se calmer dans sa fougue.

Des événements surgirent qui jetèrent le trouble dans la vie de Lucette et de Lucie : le prince Oscar mourut dans les bras d’Annita et leur sœur Lucine entra au couvent des Bleuets.

Les trois filles d’Oscar éprouvèrent un très vif chagrin à sa mort. Elles héritaient de son immense fortune : Lucie venait d’épouser Horace Steinger, attaché d’ambassade et ami du financier Herzogen. Le partage de la succession prêta à pas mal de tiraillements, à cause des intérêts d’à côté, représentés par le couvent des Bleuets, auquel s’intéressait Lucine, devenue sœur Sainte-Lucile, par Annita de Thémin, bénéficiant d’un gros legs, par Herzogen agissant dans l’intérêt de la république et d’Horace Steinger. Tout s’arrangea cependant, mais Lucette avait perdu sa principale force dans la disparition de son père, suivie de sa rupture avec Annita. Il y eut une petite insurrection dans la république, et elle dut renoncer à sa royauté, qui passa à une demi-mondaine, admise depuis peu dans l’association, en lui abandonnant toute la fortune, gagnée dans la haute galanterie, une anglaise, Miss Eva des Chainons.

Le rôle de Lucette déclina à partir de cette heure, jusqu’à la transformation en Armée de Volupté, où, assagie par l’expérience, elle obtint d’être colonelle du régiment de rive droite.

Entre les deux sœurs Lucette et Lucie, l’accord se maintint toujours étroit et tendre. Lucie ne subit pas les contrecoups de la vie amoureuse de sa sœur.

Affiliée à la république d’Éros, dès son dépucelage accompli, elle demeura quelque temps satellite et vogua ensuite avec assez de rapidité de ses propres ailes. À la prise de voile de sa sœur Lucine, elle la remplaça auprès d’Herzogen, dont elle resta constamment depuis la passion dominante. Recueillant d’un autre côté la succession de Lucette dans les ardeurs d’Annita ; elle reçut le titre de Conseillère d’Éros, durant le temps que l’association observa le régime républicain, puis à la constitution en armée, fut nommée commandante du quartier Monceau, et peu après intendante générale, avec la grande maîtrise d’autorité.

Lucine, Lucette, Lucie, étaient les dignes descendantes de cette longue lignée des Callacini, de l’amour desquelles on ne guérissait que par la mort ou la claustration dans les ordres les plus sévères.

Toutes les trois cependant procédaient de façon bien différente et arrivaient aux mêmes résultats : on ne pouvait plus les oublier.

Avec Lucine, c’était l’amour enveloppant, répandant sur l’amant l’alanguissement et la torpeur intellectuels, avec l’effroi du vide, de la solitude, la maîtresse aimée s’éloignant ; avec Lucette, c’était l’amour fougueux, bouillonnant, s’exaltant, emportant, jetant l’homme dans une surexcitation perpétuelle, où brusquement les nerfs se tendaient, se disloquaient semblant donner la mort à l’esprit même et où l’affaissement succédant à l’exaspération permettait de croire à la fin de tout sentiment ; avec Lucie, c’était l’amour vainqueur de toute faiblesse, l’amour dominateur et dompteur de toute matière, l’amour ressuscitant de lui-même, l’amour inextinguible s’alimentant des fluides de la femme, pour bouleverser les fluides masculins, et les porter à unir les deux corps dans un flux continuel de sensations se renouvelant à la seconde.

Et des trois sœurs, Lucine et Lucie retenaient leurs amants, alors que Lucette seule les voyait parfois lui échapper ; d’où, Lucine étant au couvent entre Lucette et Lucie, des tendances à se séparer dans les scènes d’amour, afin d’éviter des froissements.

Lucette, dérogeant une fois à cette habitude, avait laissé sa sœur Lucie s’attaquer à Émile pour l’endoctriner et l’attirer dans l’Armée de Volupté.

À cette heure où, tous cordons dénoués, elle sentait entre ses cuisses l’amoureux ardent qui la poursuivait avec une constance infatigable à travers les bals et les fêtes du monde, elle se demandait avec mélancolie si cette victoire demeurait bien à son acquis et n’appartenait pas davantage à sa sœur.

Émile aspirait les chairs satinées de la jeune femme, échauffé, surexcité par sa leçon du matin ; il extravaguait devant cet abandon de la femme, se révélant dans ses charmes, et il pétrissait avec une fièvre de plus en plus folle les trésors qu’il découvrait.

— Il n’y a plus d’Armée de Volupté entre nous, murmura-t-elle, Émile, Émile, mon amant, ta passion me pénètre, viens au plaisir, à l’ivresse.

Elle se souleva et tous ses vêtements roulèrent à ses pieds, même la chemise ; elle apparut, magnifique statue vivante dans ses chairs et dans sa pose, se pencha au-dessus du jeune homme qui la caressait à pleines mains, et répondait :

— Enfin, je retrouve la Lucette entrevue dans le monde, la Lucette qui se moqua si souvent de mes tourments et qui, transformée, est la Lucette compatissante à l’amour qu’elle provoque.

— Ah, parle, parle, et aime-moi.

Parler ! Il se disposait à se dévêtir à son tour, on frappa à la porte du salon.

Inquiète, Lucette chercha un coin où se dissimuler.

— Au diable l’importun, cria Émile ; ne t’effraie pas, on n’entrera pas, je vais voir.

— Si tu ouvres, on m’apercevra.

— Non, mets-toi sur le côté, la tenture tombée, on ne te distinguera pas.

Sur la porte, il aperçut Léonard obséquieux ; il l’obligea à reculer.

— Monsieur, dit le domestique, il y a une autre dame qui veut vous parler de suite.

— Une autre dame !

— Voilà sa carte. Ce n’est pas une inconnue, c’est celle de l’autre jour.

— Lucie ! s’écria-t-il en lisant. Où est-elle ?

— Dans votre cabinet. Ah, Monsieur trop de femmes !

Il haussa les épaules, et sans s’occuper de Lucette, courut rejoindre Lucie à son cabinet de travail.