L’Armée de Ménélik

L’armée de Ménélik
Albert Hans

Revue des Deux Mondes tome 135, 1896


L'ARMÉE DE MÉNÉLIK


I

On connaissait en détail le nombre et la composition des troupes italiennes vaincues à Adoua et dont les débris se sont concentrés en Erythrée, vers Massaouah, mais on savait peu de choses de l’organisation, des effectifs et de l’armement des forces que Ménélik, l’empereur éthiopien, a levées pour repousser l’invasion[1]. En Italie, on considérait l’armée abyssine comme un rassemblement de bandes barbares, et, même dans les sphères officielles, on a été surpris, de prime abord, en apprenant que Ménélik avait réuni plus de 100 000 hommes pour résister à l’attaque du général Baratieri. Cet étonnement n’avait point de raison d’être. Le gouvernement et l’opinion publique possédaient des élémens d’appréciation. A côté de l’admirable travail d’ensemble d’Elisée Reclus sur l’Abyssinie, il existait en effet depuis 1888 un rapport du comte Antonelli, plénipotentiaire italien près l’empereur Ménélik. Ce rapport, bien susceptible d’éclairer les dirigeans et les partisans de la guerre, donnait rémunération exacte des forces militaires du Choa[2], une des principales subdivisions de l’Abyssinie, dont l’empereur Ménélik est roi. Le Choa est quelque chose comme le domaine royal sous l’ancienne monarchie française, ou plutôt encore comme, actuellement, la Prusse dans l’empire allemand.

L’envoyé italien, sous prétexte de faire sa cour au négus, — en réalité pour bien connaître les forces des Abyssins, — l’avait accompagné dans quatre expéditions de guerre. Il évaluait à 190 000 le nombre des soldats dont Ménélik pouvait disposer, et ainsi répartis :


Maison militaire de l’empereur (corps d’élite) 19 000 hommes
Trois corps d’année (garnisons et troupes permanentes) 45 000 —
Contingens des ras (milices mobiles) 114 000 —
Partisans et volontaires 18 000 —
Total 196 000 —

Le comte Antonelli assurait que, l’empereur maintenant les Gallas et autres auxiliaires dans l’obéissance, ces 190 000 hommes seraient tous disponibles, et que la quantité des combattans augmenterait dans des proportions considérables. Il affirmait, en outre, que, dans les effectifs énumérés par lui, 50 000 hommes étaient armés de fusils, parmi lesquels 12 000 se chargeant par la culasse et de fabrication récente[3]. De son côté, le capitaine Cecchi, dans son étude, avait estimé à 145 000 hommes — dont 70 000 pour le Choa et 20 000 pour le Tigré — le chiffre des troupes de première ligne que l’Abyssinie pouvait mettre sur pied en cas de guerre populaire. Enfin, l’explorateur Franzoi, consulté souvent par M. Crispi et ses collègues, avait donné les renseignemens les plus complets sur l’organisation militaire des Abyssins, l’importance de l’armement qui leur arrivait par caravanes, et la solidité de leurs divers contingens.

Malheureusement pour lui, le gouvernement du roi Humbert n’a pas plus profité des avertissemens du comte Antonelli, du capitaine Cecchi et de l’explorateur Franzoi, que le gouvernement de Napoléon III de ceux adressés de Berlin par le colonel Stoffel, avant les événemens de 1870. Et quand le major Salsa, envoyé par le quartier général italien pour sonder Ménélik relativement à la paix, fut invité à assister à une revue de l’armée impériale, il put se convaincre de visu que « les forces abyssines, qui venaient d’éprouver des pertes effroyables dans leur victoire d’Adoua, se montaient encore à 80 000 hommes bien armés, défilant en bon ordre, suffisamment approvisionnés et possédant 50 000 quadrupèdes[4] ». Mais, ces constatations arrivaient après la chute du ministère Crispi et « la perte des légions de Varus ! »


II

Les mesures à prendre par Ménélik pour arrêter l’invasion italienne étaient fort simples ; elles avaient été souvent expérimentées contre l’islamisme. En effet, il est de tradition, en Abyssinie, que l’appel aux armes signifié « au nom de la patrie et de la foi », soit expédié, par la voie la plus rapide, aux grands vassaux qui, à leur tour, le transmettent immédiatement aux ras, et généraux gouverneurs, lesquels le font connaître sur-le-champ aux sciums ou chefs de districts. Ces derniers, à la fois administrateurs civils, collecteurs des impôts, et commandans de recrutement, sont la cheville ouvrière de la mobilisation. A leur ordre accourent, sans distinction d’âge, tous les hommes en état de porter les armes, chacun devant, en principe, le service militaire à son suzerain. Le scium rassemble et choisit les hommes de son district, puis les envoie au ras. Celui-ci groupe les détachemens et forme un corps de troupe qu’il dirige vers le lieu de réunion déjà désigné par le grand vassal dont il dépend, ou par le négus lui-même, s’il est du Choa. Les contingens ainsi levés se portent au point de concentration générale qui leur a été indiqué par l’empereur. L’armée se trouve alors constituée. Donc, en septembre de l’année dernière, Ménélik, se décidant à résister aux Italiens, lançait, à la date du 20, « l’appel aux armes, au nom de la patrie et de la foi ». Il s’adressait aux gouverneurs du Choa, dont il est le souverain direct, comme on le sait, ainsi qu’à ses grands vassaux et tributaires, habitués avenir, chaque année, camper tour à tour à Addis-Ababa, la capitale, pour apporter les impôts recueillis et les tributs ordinaires. Ces vassaux sont : Tekla-Haymanot, roi du Godjam ; le roi de Djinima ; le ras Makonnen, vice-roi du Harrar ; le ras Mangacha, fils de l’empereur Jean et petit-fils de l’empereur Théodoros, gouverneur du Tigré ; le général Guébré-Esguère, gouverneur du Léka, le pays des mines d’or ; le ras Mikael, gendre du négus, né musulman, mais converti dès l’enfance, et aujourd’hui vice-roi du pays des Ouollos-Gallas ; le ras Welé, frère de l’impératrice ; le ras Aloula, chef le plus populaire de l’Ethiopie ; le ras Welda Ghiorghis ; le dedjaz Gabayou, etc.

L’appel du négus, — en Europe, on dirait « l’ordre de mobilisation ». — prescrivait à toutes les forces du premier ban de se réunir au lac Ascianghi le 6 octobre suivant. Malgré l’étendue de l’empire et le manque de routes véritables, environ 150 000 hommes ont pu être rassemblés dans les délais fixés. Tous les Européens résidant dans le pays ont constaté le zèle et la promptitude avec lesquels les ordres de Ménélik ont été exécutés. Durant la concentration, les sentiers étaient partout remplis de soldats se dirigeant vers les lieux de réunion. Il en venait, avec leurs chefs, des provinces les plus éloignées. Tout cela marchait à la file indienne, couvrant des centaines de kilomètres de chemin, avec des milliers de mulets chargés de vivres. Les femmes accompagnaient leur mari et faisaient le service réservé en Europe à l’intendance. On peut dire que, en cette occasion, Ménélik a été aussi bien obéi par ses vassaux que n’importe quel roi de France, d’Angleterre ou de Castille le fut jamais par ses barons.

Au commencement de 1896, Ménélik était dans le Tigré, avec quatre-vingt mille hommes au moins, barrant la route au général Baratieri. Mieux encore, par prévoyance, il avait placé de forts détachemens au Harrar, ainsi qu’aux frontières de son empire, et envoyé une puissante colonne contre les musulmans Dankalis de l’Aoussa, qui avaient pris parti pour les Italiens. Enfin, à l’intérieur, il lui restait les milices du deuxième ban, — des centaines de mille hommes, — armés de fusils anciens ou d’armes blanches seulement, milices redoutables vu leur nombre, leur bravoure et leur connaissance du pays. Ces dernières constituaient des réserves de recrutement et des troupes de seconde ligne, où le négus pouvait puiser à volonté pour réparer ses pertes. A la même époque, on avait oublié à Rome que l’empire éthiopien compte 10 millions d’habitans, répartis sur un territoire moins bien délimité, mais beaucoup plus vaste et tourmenté que celui de l’Italie.


III

On sait que les Abyssins, chrétiens orthodoxes depuis le IVe siècle de notre ère, appartiennent à la race éthiopienne[5]. Dans l’ensemble, ils se distinguent par la belle proportion des membres et la régularité des traits ; la plupart sont de taille moyenne, ont les épaules larges, le corps un peu grêle, le front haut, le nez droit et même aquilin, les lèvres épaisses, la bouche avancée, le menton pointu ; ils ont les cheveux légèrement frisés, presque crépus, et la barbe rare. Quant à la couleur de la peau, la dominante est le jaune sombre tirant sur le rouge brique.

Comme soldat, l’Abyssin a des qualités hors ligne. Outre son mépris de la mort, c’est un marcheur infatigable ; il supporte des variations considérables de température ; sa sobriété dépasse de beaucoup celle de l’Espagnol, de l’Italien et de l’His-pano-Américain. En campagne, il se nourrit avec quelques poignées de blé, d’orge grillé ou de pois chiches. La viande ne lui est pas nécessaire ; il subsisterait pendant une année entière avec des rations représentant à peine trois mois de vivres pour un soldat européen. Les fatigues, intempéries et privations ne l’empêchent pas d’être toujours gai et dispos. Son courage est universellement reconnu ; les Anglais et les Italiens eux-mêmes y ont rendu justice[6]. Les Abyssins observent la foi jurée, ainsi que les clauses des traités et capitulations. Dans plusieurs circonstances ils ont montré de l’humanité vis-à-vis des officiers et soldats italiens trahis par la fortune[7]. Malheureusement, il y a une ombre à ce tableau : dans la fureur de la lutte ils se conduisent parfois, envers leurs adversaires tombés sur le champ de bataille, comme la plupart des peuples orientaux à peine sortis de la barbarie. Des mutilations d’une effroyable sauvagerie ont été commises par eux sur les vaincus. Les ordres lancés par Ménélik de respecter les cadavres et d’épargner les blessés de l’ennemi ont été le plus souvent désobéis. La chaleur du combat et l’enivrement de la victoire ont fait prévaloir mœurs et coutumes anciennes. Les contingens de l’Amhara, plus que tous autres, ont été cruels. Les Ascaris, soldats indigènes — musulmans et chrétiens de race éthiopienne — habilement mélangés, commandés par des officiers italiens, ont rarement reçu quartier, et même en ce dernier cas, ont eu la main droite et le pied gauche coupés, châtiment réservé aux traîtres par la loi du pays, tirée du code Justinien.


IV

La hiérarchie militaire est confuse. Les généraux, qui sont aussi gouverneurs de province, sont nommés par le négus, mais cela, après avoir fait leurs preuves de dévouement. La dignité de ras est la plus haute : le négus en est avare et ne l’accorde qu’à bon escient. Quoique le gouvernement soit féodal, Ménélik n’a auprès de lui que deux princes de sang royal : les ras Mangacha et Mikael, qui jouissent d’une grande réputation militaire. Tous les autres chefs sont des soldats parvenus, sortis de la classe inférieure, le ras Aloula, entre autres, et ne doivent leur élévation qu’à leur propre mérite. Il ne saurait en être autrement chez un peuple toujours armé et en lutte, qui a des traditions et des lois anciennes, et chez lequel la carrière des armes est en honneur. Les décorations ne sont pas encore en usage dans l’armée abyssine. Le négus récompense les actions d’éclat et les services rendus par des dons de boucliers, ornés de lames d’argent ; le plus ou moins grand nombre de ces lames indique le degré d’estime dans lequel on doit tenir le porteur. Ces boucliers, ainsi ornés, équivalent aux anciennes distinctions accordées par les souverains d’Europe, et aux fusils et sabres d’honneurs délivrés aux plus braves, sous la première république française. Le drapeau national abyssin consiste dans trois flammes : verte, rouge et jaune, fixées à une hampe.

La masse des soldats de Ménélik se compose de fantassins. Ce sont des montagnards hardis, très agiles et habitués à la guerre. Comme les soldats russes, ils sont croyans jusqu’à la superstition. Des prêtres les suivent et entretiennent leur foi, qui se confond chez eux avec le patriotisme. Les contingens des ras, les fannos, ne sont que des milices organisées en groupes formant unités tactiques. Cependant il existe des corps permanens, dits wottoaders, ou soldats de métier, placés sous la main de l’empereur, et qui se montaient, avant la guerre, à près de 20 000 hommes. Ces wottoaders abyssins se rapprochent d’une armée régulière et rappellent les anciens janissaires turcs et strelitz russes. Parmi eux se trouve comprise la garde d’honneur de l’impératrice, troupe d’élite, d’un effectif de 5 000 hommes environ, recrutée avec soin, qui évolue et marche avec ordre, et donne, lorsque les circonstances exigent un effort vigoureux. Les principaux feudataires, tel le roi de Godjam, ont également, autour d’eux des bandes de wottoaders, qui servent de noyau à leurs fannos miliciens et qui les dispensent souvent d’avoir recours à l’appui des gens de franc-alleu.

Lus hommes ont un équipement sommaire et tiré du pays ; malgré cela, on est émerveillé de leur bonne allure. Les Abyssins entretiennent leurs armes avec soin ; ils n’ont point voulu adopter la baïonnette ; avec le fusil moderne, ils ont conservé le bouclier et le coutelas. Dans le corps à corps, ils retiennent le fusil de la main gauche, derrière le bouclier, et se servent du coutelas. Les effets de la combinaison du bouclier, qui pare des coups, et de l’arme blanche, qui en porte, sont, d’après les Abyssins, supérieurs à ceux qu’on peut attendre de la baïonnette.


V

L’origine des armes à l’eu possédées par l’armée de Ménélik est la suivante. Après l’expédition anglaise et la mort du négus Théodoros, les Abyssins des divers États reconnurent la supériorité des fusils européens sur leur armement primitif : la pique et le bouclier. Dès lors, des armes à feu furent introduites dans le pays. Durant les années 1875 et 1870, deux armées égyptiennes, qui tentèrent d’imiter les Anglais en pénétrant successivement en Abyssinie, mais qui y furent exterminées en entier, laissèrent tout leur armement aux mains des vainqueurs, soit 20 000 Remington. Aussi, lorsque les Italiens débarquèrent à Massaouah, les Abyssins étaient-ils déjà pourvus passablement. [8]

La conquête du Harrar par Ménélik, alors simple roi du Choa et vassal du négus Johannès, fit tomber entre les mains du premier une grande quantité de Remington et de munitions — voire de l’artillerie — provenant de l’occupation égyptienne. Devenu empereur d’Ethiopie, après la mort du négus Johannès et la soumission du fils de ce dernier, le ras Mangacha, Ménélik, d’accord avec le gouvernement de Rome, augmenta ses moyens d’action. Après sa fameuse mission à Rome, en 1885, le ras Makonnen rapporta en Abyssinie le produit d’un emprunt, plus 10 000 Wetterli et deux millions et demi de cartouches achetés en Italie même. L’emprunt fut remboursé par Ménélik, mais les armes, dont le prix se trouvait réglé par le fait du remboursement, furent conservées. Ensuite, le négus reçut, toujours d’Italie, par l’entremise du comte Antonelli, représentant du roi Humbert, des milliers de fusils et des munitions[9] ; 4 000 autres lui furent livrés directement par un ingénieur italien nommé Capucci, résidant au Choa, et dont la correspondance, saisie, amena l’arrestation. D’autres Italiens, parmi lesquels le vice-consul Bienenfeld, en fournirent, de leur côté, un grand nombre. Au surplus, tous les voyageurs, et particulièrement les sujets du roi Humbert, allant au Choa, portaient au négus armes et munitions. Les marchands grecs, nombreux et influens en Ethiopie, ont aussi fait le commerce des fusils avec les Abyssins. Lorsque le gouvernement français se débarrassa de ses fusils Gras, comme devenus surannés, les agens du négus en achetèrent plusieurs milliers à un armurier parisien adjudicataire, les firent embarquer dans un port étranger et parvenir au Choa.

De ce qui précède et d’après les dires d’un témoin, l’officier russe Léontieff, il résulte que, à l’époque de sa rupture avec l’Italie, Ménélik disposait de 200 000 fusils y compris ceux d’anciens modèles. Sur ce chiffre les armes rayées et à tir rapide montaient au moins à 65 000. Les Italiens le savaient[10].


L’armement des troupes de Ménélik a donné lieu, au-delà des Alpes, à des attaques passionnées contre la France. On a réussi à égarer l’opinion publique en lui donnant à entendre que cet armement avait été procuré par le gouvernement français et que le négus avait même reçu beaucoup de Lebel. Comme on l’a vu plus haut, Ménélik a acquis nombre de fusils réformés en France. Mais le fait remonte loin, avant la guerre, et l’administration, en les cédant, avait exigé leur sortie du territoire ; elle ne pouvait donc se préoccuper, ni des reventes ni des destinations. Du reste, le gouvernement français n’aurait su empêcher personne de vendre du matériel de guerre à l’Ethiopie, vu que cet État a été admis à la conférence de Bruxelles, sur la demande même de l’Italie, qui, à cette occasion, a fait reconnaître au négus-negesti le droit au commerce des armes. On s’en souvient, en 1890, M. Crispi voulait faire croire au monde entier que Ménélik était son protégé. A cet effet, il insista auprès du souverain africain pour qu’il chargeât l’Italie de le représenter à Bruxelles, ce qui eut lieu. Et alors, le baron de Renzis, plénipotentiaire du roi Humbert, signa la convention non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Ethiopie. Si des marchands français ont profité des clauses de la convention de Bruxelles, la faute en est à M. Crispi et non au gouvernement de la République. En effet, pour faire cesser le commerce des armes, il suffisait de déclarer officiellement la guerre à l’Ethiopie et d’en notifier la déclaration aux puissances. Mais cette mesure ne cadrait pas avec les vues du cabinet italien qui considérait Ménélik comme un rebelle, indigne d’être traité en belligérant.

Les négocians français exerçaient donc un droit, incontestable sur le terrain diplomatique, en introduisant des armes au Choa, par la voie de Djibouti. Cela est d’autant plus vrai que M. Crispi, nonobstant sa connaissance du fait, ne s’en est jamais plaint, ni à Paris, ni à l’ambassadeur de la République française à Rome. Quoi qu’il en soit, durant les hostilités, l’administration française observa étroitement la neutralité, dictée par le droit des gens : malgré cela, un croiseur italien vint surveiller la côte et jeta l’ancre à Djibouti[11]. — Précautions inutiles, car Ménélik était entré en campagne muni du nécessaire, et, par Zeila, port voisin des possessions françaises et où flotte le pavillon anglais, il pouvait recevoir ce qui lui manquait.

C’est l’Angleterre qui a été la première à reconnaître à l’empire éthiopien le droit de se munir d’armes à feu et de munitions. Cela a été établi surabondamment par la publication, à Rome, du fameux traité Ittwel. De plus, il a été démontré, avec pièces à l’appui, que des négocians de tous pays, y compris des Italiens, des Allemands et des Autrichiens, ont vendu des armes au négus et les lui ont envoyées par Anvers, Gênes et Trieste[12].

Relativement aux fusils Lebel qui seraient sortis des arsenaux français, auraient été envoyés à Ménélik, et dont on aurait trouvé des échantillons à Makalé, sur des cadavres abyssins, il est superflu d’ajouter que l’assertion est fausse en tous points[13]. Elle a, du reste été mise à néant par un correspondant italien, M. Rizzoni, — il est juste de le citer, — qui a eu la loyauté et le courage de protester publiquement. Notre parenthèse avait son utilité, on en conviendra.

Il importe enfin d’ajouter que les Abyssins ont parfois trouvé le moyen de se procurer des armes sans bourse délier. Procédons par ordre chronologique : Une colonne italienne qui succombe héroïquement à Dogali laisse ses fusils et son matériel sur le champ de bataille. En décembre dernier, à Amba-Alaghi, le massacre de la troupe du major Toselli permet à Ménélik de recueillir un autre armement ; la prise d’Antalo lui livre encore armes et munitions[14]. A la fin de janvier, cette année, à Makalé, les Abyssins, après la capitulation, entrent en possession du matériel et des approvisionnemens que le colonel Galliano ne peut enlever, faute de moyens de transport suffisans. La défection des bandes auxiliaires des ras Agos Tanfari et Sebat, fait passer dans le camp éthiopien plus de 2 000 hommes aguerris, auxquels les officiers italiens avaient donné une certaine discipline et qu’ils avaient armés de Wetterli. Les musulmans Dankalis de l’Aoussa qui avaient pris parti pour l’Italie, sont, de leur côté, battus, razziés, et laissent entre les mains d’un lieutenant de Ménélik, le ras Welda-Ghiorghis, la plupart des Wetterli que le général italien avait fait remettre.

A la suite de leur triomphe à Adoua, les Abyssins ramassent, sur le champ de bataille et sur les chemins suivis par les fuyards, 15 000 Wetterli, avec des cartouchières plus ou moins garnies, et un approvisionnement d’un million et demi de cartouches porté à des de mulets[15].

Après tout, pareilles mésaventures sont survenues aux Français en Algérie, aux Russes dans le Caucase, aux temps de la conquête, et aux Anglais en Afghanistan, au cours des désastres de leur retraite.

En résumé, on l’a vu, les reproches faits à la France par l’opinion publique italienne, d’avoir armé les Abyssins, sont immérités. Ménélik s’est procuré armes et munitions un peu partout, mais d’abord en Italie[16], sans jamais enfreindre les lois internationales ; il n’a pas eu seulement recours aux négocians étrangers, à la « contrebande de guerre » comme on a répété avec dépit à Rome ; mais ses adversaires eux-mêmes lui ont livré des armes, — et cela bien involontairement en dernier lieu. — Il continuera à se pourvoir de son mieux, et les événemens futurs ne le prendront point en défaut.


VI

La cavalerie du négus se compose principalement de contingens fournis par les Gallas, peuplades habitant dans les plaines au sud du Choa. Cette cavalerie, montée en chevaux de race arabe, a été peu employée par Ménélik, vu la configuration du théâtre de la guerre. Malgré cela, et d’après les rapports italiens, elle a donné à la bataille d’Adoua, poursuivi les vaincus avec acharnement, achevé leur déroute, et enlevé jusqu’aux convois d’ambulances. Les Gallas, armés de cimeterres en forme de faux, ont montré une adresse toute sauvage dans la façon dont, en se courbant sur leurs chevaux sans selles, ils coupaient ou entaillaient le cou à tous ceux qu’ils pouvaient atteindre.

Au surplus, le Tigré ne se prête ni aux raids ni aux charges de la cavalerie. (Les Italiens, eux, n’avaient qu’un escadron indigène levé dans l’Erythrée.) La cavalerie des Gallas, dont tous les voyageurs ont admiré l’élan et la fougue, possède la valeur des anciens Numides et Parthes, et vaut les Turkmènes, les meilleures tribus arabes, les Gauchos des pampas sud-américaines, voire les Cosaques russes[17]. Cette cavalerie rendrait d’immenses services dans les régions planes, à l’ouest de l’Ethiopie, contre les Soudanais. Les Italiens eussent trouvé, devant eux et sur leurs flancs, une innombrable cavalerie galla s’ils avaient essayé la diversion sur le Choa, par le golfe d’Aden et la route de Harrar, diversion projetée un instant à Rome et rejetée presque aussitôt, dans un éclair de raison.

VII

Au commencement de l’année 1895, l’état-major italien évaluait à quarante le nombre des canons de Ménélik. L’historique de cette artillerie n’est pas sans intérêt. A l’arrivée des Italiens en Erythrée, les Abyssins possédaient une trentaine de pièces de montagne conquises sur les Egyptiens, en 1875 et 1876. Ces pièces étaient déjà anciennes, mal entretenues, et les munitions manquaient. Ménélik disposait de quelques mitrailleuses légères, tirant des cartouches Gras, mais il ne connaissait que de nom les canons se chargeant par la culasse. La prise de Harrar, — ville musulmane intermédiaire entre le Choa et les établissemens français et anglais du golfe d’Aden, — lui livra deux canons Krupp de 9 centimètres. Ces deux pièces étaient neuves et leurs munitions abondantes. Ménélik les fit tirer devant lui. Ce fut comme une révélation. Il en ordonna le transport à sa capitale. Et, à partir de ce jour, il décida d’acquérir des canons en acier et de former des canonniers.

Lorsque le ras Makonnen se rendit en Italie, en 1885, il demanda, selon les instructions reçues, de l’artillerie de montagne, mais le gouvernement de Rome fit la sourde oreille, et ne voulut donner qu’une pièce ; celle-ci, apportée au Choa, servit à de nombreux tirs et fut promptement mise hors d’usage. Ménélik résolut alors de s’entendre directement avec des fournisseurs européens, qui ne demandaient qu’à servir sa passion pour les canons. C’est ainsi que, il y a trois ans, M. Chefneux, ingénieur français, porta au négus une quinzaine de petites pièces Hotchkiss à tir rapide, et que, peu de temps après, un autre Français, établi dans le Choa, M. Savouré, lui en procura un nombre égal[18]. Ajoutons que, durant les hostilités, l’artillerie abyssine s’augmenta encore de quelques pièces prises dans de sanglantes rencontres, comme celles de Dogali et d’Amba-Alaghi, ou saisies dans des postes enlevés comme Antalo[19]. Ce sont encore des négocians qui procurèrent les munitions qu’on ne pouvait fabriquer dans le pays, ainsi que des bâts. (Les mulets abyssins, étant de plus petite taille que ceux d’Europe, nécessitaient des harnachemens appropriés.) Le négus céda quelques canons aux tributaires et ras très en faveur, mais ces derniers n’en pouvaient posséder que deux ; seul le ras Makonnen, investi du grand commandement du Harrar, en reçut une dizaine. Malgré ces dons aux grands vassaux, l’artillerie de Ménélik comptait bien avant la bataille d’Adoua, ainsi que les Italiens l’annonçaient, une quarantaine de pièces de montagne de provenances diverses.

L’empereur a donné à ses canonniers une sorte d’uniforme consistant en une calotte et une tunique rouges, agrémentées d’ornemens verts. Les canonniers, choisis autant que possible parmi les hommes qui ont été en contact avec les Européens, sont tout fiers des marques de bienveillance que leur accorde le souverain. Le docteur Traversi, agent du gouvernement italien, qui a pu assister aux écoles à feu des Abyssins, raconte que ceux-ci tiraient contre des rochers devant lesquels étaient tendus de grands draps blancs, mais que les projectiles n’atteignaient pas toujours ces larges cibles. Le narrateur italien ajoute que, durant le tir, les noirs artilleurs s’animaient, poussaient de grands cris, et se livraient aux fantasias les plus étranges autour de la pièce dont le coup avait atteint le but. Les pointeurs adroits manquaient de modestie. On sent quelque exagération dans ce récit qui n’émane point d’un ami. En tout cas, depuis le départ du docteur Traversi, un Français, M. Clochette, ancien officier, et des Russes de passage, comme le capitaine d’artillerie Zwiaguine et M. Léontieff, ont appris, tant bien que mal aux Abyssins, le service des bouches à feu et le réglage du tir. L’expérience, le meilleur des maîtres, a fait le reste[20].

Les pièces et les approvisionnemens achetés en Europe, passant par les mains d’intermédiaires âpres au gain et étant transportés péniblement à dos de chameaux, de la mer au pied des montagnes, ou à dos de mulets dans le Choa, reviennent nécessairement à un prix élevé. D’autre part, le budget est maigre. C’est pourquoi, afin de mieux assurer la conservation du matériel et le contrôle du personnel, le négus a institué grand maître de l’artillerie le bégironde Baltcha, déjà intendant général et gardien des trésors impériaux, homme de confiance et prédisposé à l’économie. Un « eunuque ! » disait-on dans l’état-major italien, en faisant des gorges chaudes[21]. Ménélik s’est servi de son embryon d’artillerie dans le blocus de Makalé, et il a pu constater que ses pièces étaient de trop petit calibre pour faire brèche dans des fortifications sérieuses. Aussi, dans les sièges qu’il entreprend, remplace-t-il la grosse artillerie par la patience, — et la mine par la famine.

En réalité, et cela se comprend, les Abyssins sont de pauvres artilleurs, mais si leur personnel reste médiocre, l’infériorité de leur matériel a disparu depuis la bataille d’Adoua. En effet, dans cette terrible journée, ils se sont emparés de toute l’artillerie du général Baratieri, soit environ 82 pièces. Une simple énumération nous révélera la valeur de ce glorieux butin. Le matériel d’artillerie affecté à l’armée italienne d’opérations, fabriqué à Turin, comprenait trois sortes de bouches à feu, transportables à dos de mulet : 1° Soixante-deux canons de 7 cent, de montagne, armant 9 batteries européennes à 6 pièces et 2 batteries indigènes à 4 pièces ; 2° Huit mortiers de 9 cent, réunis en une seule batterie ; 3° Douze canons à tir rapide, formant 2 batteries de 6 pièces. Or, tout ce matériel est resté au pouvoir de Ménélik avec caissons et outillage, chargés à des de mulets, ainsi qu’un parc, également chargé sur animaux de bât, mais cela, il faut le dire à l’honneur des vaincus, après la mort des officiers tombés à leur poste, en accomplissant leur devoir. Actuellement, le négus possède donc plus de cent pièces de montagne, de modèles divers, mais récens, avec un approvisionnement respectable ; et, sans doute, ni le temps, ni les moyens, ni surtout la bonne volonté, ne lui manqueront pour instruire de nouveaux canonniers.

Il se montre en effet fanatique de son artillerie et assiste parfois à des écoles à feu. Il porte une attention soutenue aux questions d’armement, et il éprouve un vif plaisir à montrer à ses tributaires les engins, armes, machines ou explosifs nouvellement importés d’Europe. C’est ainsi que, voulant une fois frapper l’esprit de Tekla-Haymanot, roi de Godjam, sorte de géant, doué de plus de vaillance que de savoir, il fit sauter devant lui, à la dynamite, des blocs de rochers qui obstruaient un torrent, voisin de la capitale. Naturellement, le vassal, ahuri par les effets de l’explosion, se forma une haute idée d’un suzerain disposant de pareils moyens de destruction.

Depuis longtemps, Ménélik a établi dans le Choa une poudrerie et une cartoucherie ; il a également créé à Addis-Ababa des ateliers pour la réfection du matériel d’artillerie et la réparation des fusils. Ces établissemens sont dirigés par un Européen ; l’habileté des ouvriers supplée à l’imperfection de l’outillage. Souvent, lorsqu’il réside dans la capitale, l’empereur se présente de bon matin aux ateliers, pour se rendre compte par lui-même de la marche des travaux. Il montre des instincts d’ingénieur.


VIII

L’administration militaire des Abyssins est fort simple. L’armée est nourrie au moyen de réquisitions faites sur l’ensemble de l’empire, par l’intermédiaire des sciums. Les vivres sont arrivés régulièrement au camp impérial, et les soldats de Ménélik ont moins souffert des privations que ceux des généraux Baratieri et Baldissera.

Avant Adoua, les Abyssins étaient mieux pourvus de moyens de transport que les troupes italiennes. Ils possédaient 40 000 bonnes mules du pays. Ces botes abondent en Abyssinie et y sont d’une utilité de premier ordre. Leurs maîtres ont peu à s’en inquiéter, car elles trouvent toutes seules leur vie ; elles ne sont point ferrées, et, malgré cela, elles escaladent les crêtes les plus inaccessibles. Ce sont ces braves bêtes abyssines, dont on s’était procuré un bon nombre pour l’expédition de Madagascar, qui ont porté les vivres de la colonne volante du général Duchesne jusqu’à Tananarive.

Les Italiens n’ayant pu trouver en Erythrée assez de mules, en ont acheté chez eux et même en France ; mais les mules d’Europe, malgré leurs qualités de force, sont moins sobres, ont besoin d’être ferrées, et supportent mal le climat abyssin. Leur mortalité était grande ; le changement de nourriture en était la principale cause. On ne pouvait leur donner de foin, et elles n’avaient point l’habitude de l’orge. La route de Massaouah au plateau abyssin, suivie par les troupes italiennes, était semée de charognes de mules et de chameaux qui empestaient l’air. Les pertes en animaux de bat ont continué après Adoua et ont rendu impossible le ravitaillement des renforts amenés d’Italie par le général Baldissera.

Ménélik, lui, possédait un si grand nombre de bêtes de somme, qu’au moment de l’évacuation de Makalé par le colonel Galliano, il a pu en vendre pour 26 000 talaris (thalers autrichiens) à l’officier italien qui ne voulait point laisser derrière lui blessés, malades et bagages. Ajoutons qu’après leur triomphe à Adoua, les Abyssins ont ramassé la plus grande partie des moyens de transport des vaincus, 5 000 mules du train, de l’aveu des Italiens.

Dans les marches, l’armée abyssine observe un ordre invariable. Toute colonne, quelle que soit son importance, est répartie en trois fractions : l’avant-garde, le gros, divisé en aile droite et en aile gauche, puis le train avec l’arrière-garde. L’avant-garde précède le gros d’une ou deux journées de marche ; c’est elle qui « fait le campement » et assure les vivres pour le reste de l’armée. En tête du gros marche un corps de fusiliers. Puis vient la cavalerie tout entière, ensuite la masse de l’infanterie. Après cette dernière, suit le guaz ou train, c’est-à-dire une multitude de serviteurs des deux sexes, conduisant, pour la plu-part, des mulets chargés de vivres ou en portant eux-mêmes sur leur dos. Cette multitude se grossit, en cas de victoire, des prisonniers faits à l’ennemi et des porteurs du butin conquis. Enfin, vient l’arrière-garde, dont la mission consiste surtout à protéger et à surveiller le train.

Une fois le lieu de campement choisi, on dresse les tentes des chefs ; les soldats, eux, n’en ont point, mais savent admirablement s’organiser pour se mettre à l’abri. Si l’établissement est de quelque durée, ils construisent des gourbis en un tour de main. Quant à la levée du camp, le célèbre voyageur allemand Gerhard Kohlfs, qui en a été témoin à Samara, s’émerveillait à bon droit de la rapidité avec laquelle le mouvement était opéré. « On est obligé, écrit-il, d’admettre l’existence d’une excellente discipline dans cette armée primitive. On n’entendait aucun commandement, et l’on eût dit qu’un génie invisible dirigeait toutes les opérations. » Il est vrai que depuis plus de dix siècles, l’ordre de marche et de bivouac est immuablement fixé, et que chaque officier sait exactement la place qu’il doit occuper dans la colonne de route, dans la ligne de bataille et au camp.

Le négus a des contrôles sommaires ; mais, en campagne, pour mieux se rendre compte de l’état des troupes, il passe souvent des revues. On le voit alors, assis dans une tribune en branches, dressée à la lutte, sous un dôme de nattes, superbe dans son habit de cérémonie rappelant le costume antique des césars byzantins, le front ceint d’une auréole en crinière de lion et prenant une pose hiératique. Devant lui, défilent : la cavalerie, au galop, et l’infanterie, au pas de course. Les ras sont en tête de leurs bandes. Tous brandissent leurs armes avec des gestes farouches et poussent des clameurs frénétiques qui surchauffent l’enthousiasme guerrier.

Les Abyssins ont leurs grandes manœuvres. En voici un exemple. En l’absence de Ménélik, son oncle, le ras Darghé, lieutenant de l’empire, pour célébrer une victoire de son neveu, décide qu’un simulacre de combat aura lieu aux environs d’Addis-Ababa. Il a sous la main une vingtaine de mille hommes du ras Welda Ghiorghis et du dedjaz Tesamna Nadau, qui viennent de razzier les musulmans de l’Aoussa, ainsi que du dedjaz Loul Saggad, gouverneur de la lointaine région des Sidamas, qui a amené son contingent. Le centre de la fête est l’esplanade du palais, lieu élevé, dominé par une terrasse où l’on parvient en gravissant des marches recouvertes de tapis de Perse. Le lieutenant de l’empereur est à demi couché sur un divan. A côté de lui sont assises les notabilités européennes, entre autres des membres de la section russe de la Croix Rouge qui viennent d’arriver. La garde du ras entoure l’esplanade. Le thème de la manœuvre est celui-ci : le dedjaz Loul Saggad défendra la route qui conduit au palais, dont le ras Welda Ghiorghis s’emparera, après bataille simulée. Donc, sur les coteaux faisant face à la résidence impériale apparaissent des masses, d’abord confuses, qui se forment vite en colonne sur certains points, et, sur d’autres, en tirailleurs. Puis la cavalerie des Gallas, appartenant au corps de la défense, s’ébranle en un galop effréné, et bientôt la fusillade éclate de toutes parts ; le canon fait entendre sa voix ; les mouvemens sont nettement dessinés, et, de loin, on croirait voir les grandes manœuvres d’Europe. Le coup d’œil est brillant. Mais, conformément au programme, les troupes du ras Welda Ghiorgis arrivent et pénètrent dans le palais. Le canon se tait ; la fusillade continue ; à son crépitement se mêlent les cris joyeux des femmes et… des sifflemens de balles, sifflemens qui inquiètent fort les étrangers invités. C’est que les Abyssins ne se donnent pas toujours la peine d’enlever les balles de leurs cartouches. Des hommes tombent des deux côtés. Heureusement, le combat cesse à la grande satisfaction des Européens et on célèbre le Te Deum.

Chacune de ces fêtes militaires entraine des accidens souvent mortels. Mais, dans le pays, on n’y fait guère attention : Yagzier fagâd (c’est la volonté de Dieu), disent les soldats, en Orientaux fatalistes.

Un officier général, observateur humoriste, après avoir démontré le peu de vérité de nos grandes manœuvres et la puérilité de nos petites guerres, disait que celles-ci n’instruiraient sérieusement le soldat que si on y tirait un certain nombre de vrais projectiles, seul moyen, selon lui, de faire saisir, par les participans, la réalité des choses de la guerre. On le voit, le moyen indiqué est depuis longtemps mis en pratique par les Abyssins.


IX

Addis-Ababa, résidence habituelle du négus, est située à peu près au centre de l’empire éthiopien. Son altitude est de 2300 mètres et dépasse les hautes cimes de nos Pyrénées. Néanmoins, à cause de sa latitude, le climat y est encore chaud. Ce n’est point, à proprement parler, une cité, c’est un Katamâ, camp permanent, ville militaire, quelque chose comme Aldershot, en Angleterre, et les groupes de baraquemens du camp de Châlons, en France. La population y est nombreuse, à certaines époques, quand ras et grands vassaux viennent, avec leurs gens, camper aux environs, pour apporter leur tribut et rendre l’hommage à l’empereur. Aucun atlas ne mentionne encore Addis-Ababa, création de Ménélik qui s’y plaît et en a fait une sorte de capitale. De ce point au théâtre de la guerre, il y a plus de 1 000 kilomètres. L’empereur, accoutumé aux déplacemens, va les franchir. La marche sera longue, et intéressante, car Ménélik emmène avec lui tous les pouvoirs publics : la cour, l’administration centrale, les tribunaux supérieurs et l’élite de l’armée restent toujours sous sa main, dans son camp. C’est une décentralisation momentanée particulière au pays, comme il en a existé autrefois, en France, sous les premiers Carolingiens, et dans l’Allemagne du moyen âge. Suivons Ménélik dans sa marche vers la frontière menacée[22].

L’empereur, entouré d’une escorte plus empressée à le servir qu’à conserver ses distances, va, monté sur une belle et vigoureuse mule. Les étapes ne sont pas de longue durée, et les bêtes de choix, bien dressées, font beaucoup de chemin en quelques heures. L’empereur change parfois de monture, et va souvent à droite et à gauche observer le pays. L’impératrice, femme de cœur et de tête, dont l’influence est grande, suit bon train, mais son escorte, loin d’avoir le caractère familier de la suite de. l’empereur, garde, au contraire, un ordre parfait. Les dames de la cour accompagnent l’impératrice, protégées du soleil par des ombrelles multicolores. Elles sont montées également sur des mules, à la façon du pays, c’est-à-dire à califourchon, et observent le silence, de par la volonté de leur souveraine. En pays amis, les chemins sont réparés, ou, s’ils n’existent pas, préparés par les paysans : arbres déracinés, coupés ou brûlés ; brousses incendiées ; gués artificiels créés dans les rivières ; accidens de terrain sommairement nivelés. Mais, en pays ennemi, les soldats établissent eux-mêmes la route sous l’œil du négus, et la marche est lente. On s’arrête des heures aux passages difficiles. Chacun aide à frayer le chemin en taillant dans les arbres à coups de hache ou de sabre. S’il s’agit de combler un ravin ou un torrent, l’empereur donne à tous l’exemple du travail en apportant une pierre ou une fascine. Chacun, ras, chefs, courtisans, fonctionnaires, soldats, serviteurs et esclaves, apporte, qui sa pierre, qui sa branche d’arbre, qui des bottes d’herbe ou des mottes de terre. Le service des sapeurs et des pontonniers est ainsi fait.

Après quelques heures de marche, la colonne s’arrête sur un point désigné. Et l’on voit se dresser tout à coup la tente de l’empereur, non pas celle d’apparat, mais une petite, décorée du nom significatif de la dasta : la joie. Aussitôt, toutes les distances sont prises ; chaque chef connaissant la place qui lui revient, soit à droite, soit à gauche, en avant ou en arrière du souverain. Après les chefs supérieurs, les subalternes dressent à leur tour leur tente dans le même ordre. Et en une heure à peine, une sorte de ville est installée avec un mouvement extraordinaire de serviteurs allant et venant, les femmes portant sur la tête des paniers de vivres. Les feux s’allument ; une vie intense règne dans le campement. On y trouve comme l’existence normale d’une grande cité ; tout s’y passe avec ponctualité et discipline. La tente de l’impératrice est grande et bien décorée ; celles réservées aux dames de la cour viennent ensuite et sont confortablement installées. La garde d’honneur de l’impératrice campe autour de la souveraine. Les dames de la suite sont au nombre d’une centaine. Quand l’empereur décide de séjourner ou de recevoir un vassal ou un envoyé important, on dresse la grande tente. Celle-ci est immense, domine toutes les autres et est surmontée des couleurs nationales. On peut y tenir des assemblées, y donner des guebers (festins) et y célébrer des fêtes.

La grande tente et ses annexes sont enfermées dans une enceinte en toile, haute d’environ deux mètres et formant haie, aux ouvertures de laquelle veillent des gardes. L’empereur reçoit toujours à sa table les principaux chefs, et les Européens présens au campement y sont invités de droit. L’hospitalité du souverain est tout à fait moyen âge. Les jeûnes nombreux, ordonnés par l’Eglise orthodoxe, sont observés.


X

Le service de renseignemens des Abyssins a bien fonctionné. Ménélik et ses lieutenans ont toujours été au courant des préparatifs et intentions des Italiens. Les discours prononcés à Home, aussi bien que les publications faites dans la péninsule, leur étaient connus ; ils se faisaient traduire documens et journaux par des lettrés abyssins, instruits chez les missionnaires, ou par des Européens résidant dans le pays. Aussi la nouvelle d’une attaque ne les a point surpris. Les renseignemens confidentiels envoyés au souverain éthiopien et provenant directement d’Europe, passaient par la colonie italienne de l’Erythrée et par les possessions françaises de Djibouti et anglaises de Zeila. De leur côté, des amis dévoués, des coreligionnaires, les marchands grecs établis à Massaouali et en Erythrée, ainsi que des informateurs indigènes, le prévenaient, avec précision et rapidité, des débarquemens et des mouvemens des troupes expéditionnaires. Leur concentration terminée et le contact pris avec l’ennemi, les Abyssins ont su se garder mieux qu’aucune armée européenne. Connaissant admirablement le pays, ils surveillaient avec soin toutes les issues et sacrifiaient, sans pitié, les espions et gens suspects qui essayaient de franchir leurs lignes, ou dont la présence, dans leur camp s’expliquait mal. En un mot, ils avaient établi devant les Italiens un rideau impénétrable pour ces derniers.

Le général Baratieri a avoué qu’il n’avait pu ni se renseigner sur les intentions du négus, ni connaître les mouvemens de son armée. L’infortuné commandant on chef croyait « les Abyssins en dispute et divisés[23]. » En marchant sur Adoua, son but était « d’occuper tout simplement, avec ses forces réunies, une position en avant[24]. » Il avait confiance dans la victoire, et ses sous-ordres, qui n’en savaient pas plus que lui, « le poussaient à une attaque[25]. » Son guide indigène « disparut au moment critique[26]. » Ces aveux sont sincères. Les Abyssins, qui épiaient les faits et gestes de leurs adversaires, en étaient arrivés à leur faire accepter comme vrais des indices et faits erronés.

Ménélik a acquis une notoriété universelle. La photogravure a fait passer ses traits devant les foules curieuses et aimant les vainqueurs. Mais ce qu’aucun portrait n’a pu rendre, c’est le caractère d’impressionnabilité de sa physionomie et la mobilité expressive de son regard.

Notre cadre nous empêche d’analyser les qualités prouvées de l’homme d’Etat ; nous ne devons envisager ici que le « conducteur d’hommes », le chef d’armée.

Au physique, le négus est de haute taille, bien proportionné, très vert, dégagé dans la démarche, d’allures rondes, soigneux de sa personne, élégamment vêtu. Au moral, il a des idées élevées et des habitudes chevaleresques ; il est doué d’une intelligence supérieure et d’une rare faculté d’assimilation ; il a la passion du travail, l’amour du bien public et le sentiment de l’équité. Sans cesse désireux d’apprendre, il se fait expliquer par les Européens les inventions les plus récentes, et cherche à en faire profiter son peuple. Enfin, simple avec les humbles, digne avec les grands, sachant maintenir la discipline et imposer les innovations utiles[27], le négus-négesti est ce qu’on appelle une figure.

Comme général, Ménélik conçoit avec bon sens et exécute avec esprit de suite ; ses opérations sont méditées ; il commande en chef son armée ; il a dirigé personnellement les opérations contre les Italiens avec prudence, habileté et bonheur ; il connaît ses contingens et leurs nombreux chefs, et sait ce qu’il peut attendre de chacun d’eux. Il n’a point de chef d’état-major et donne les ordres de mouvement lui-même[28]. Sachant fort bien lire une carte, il a utilisé celle dressée par l’état-major italien. La stratégie du négus est bien celle d’un homme qui prétend descendre du roi Salomon : opérer dans des parages choisis, s’établir sur de solides positions, mettre à profit la supériorité numérique pour déborder, tourner, affamer et inquiéter l’adversaire, et, le moment venu, passer à l’offensive pour contre-battre ou devancer une attaque, puis, finalement, « submerger » l’ennemi. Cette stratégie si simple a permis à Ménélik de vaincre une armée européenne, inférieure en nombre, il est vrai, mais manœuvrière, instruite d’après les meilleures méthodes et dotée d’un armement et d’un matériel perfectionnés.

Quant aux sièges, Ménélik ne connaît que l’attaque de vive force. Si celle-ci réussit, comme à Antalo[29], tant mieux ; si, au contraire, elle échoue, il se borne alors à bloquer la place et à attendre tranquillement que la faim et la soif obligent la garnison à capituler. Et cette manière de procéder est bonne. La reddition de Makalé le prouve.

Sur le champ de bataille, la manœuvre dans laquelle les Abyssins excellent est « l’enveloppement tactique ». Après leur expédition, les Anglais avaient signalé le fait. Lors de l’entrevue qui eut lieu sur les bords du Dyab, entre sir Robert Napier et Kassaï, roi du Tigré, qui avait promis sa « neutralité bienveillante » durant la guerre contre Théodoros, le général en chef anglais, son état-major et son escorte, se trouvèrent tout à coup, et avec une surprise mêlée de quelque inquiétude, au centre de l’armée tigréenne, qui les avait enveloppés en silence et pour mieux leur rendre honneur, parait-il. Un témoin oculaire raconte : « Tous nos officiers furent étonnés de la manière dont les Abyssins se présentèrent. Ils nous entourèrent immédiatement, en cercles serrés, et sans le moindre désordre… Leur discipline était bonne, et au cours de cette brève entrevue, ils ont montré une science de manœuvre digne d’une année européenne[30]. » Dans une publication remontant à plusieurs années, le général Baratieri disait : « Les Abyssins, qui ont appris à se couvrir par de véritables avant-postes, n’entament ordinairement l’action que quand ils se sentent supérieurs en nombre. Dans la « masse » résident leur courage et leur force. C’est cette masse qu’ils cherchent à lancer sur le point le plus faible de l’adversaire, contre un de ses flancs ou sur ses derrières… L’avant-garde commence le combat et occupe l’ennemi de front, tandis que les ailes s’avancent à leur tour pour converger ensuite sur ses flancs. Ils arrivent ainsi à produire tout naturellement l’enveloppement tactique, le seul procédé que leur art militaire, dans l’enfance, leur permette d’employer. » Cette manœuvre des Abyssins, « la seule qu’ils sachent employer », le malheureux commandant en chef de l’armée italienne n’a pu ni l’arrêter ni la déjouer. Plus éclairé, et pour cause, le général Ellena, qui commandait la réserve italienne à Adoua, a déclaré : « La tactique des Abyssins est admirable. Les soldats sont bien disciplinés et attaquent toujours à coup sûr. Leur mouvement tournant est irrésistible par la rapidité de son exécution[31]. » Au reste, l’enveloppement tactique appliqué par les Abyssins n’est chez eux que la préparation au corps à corps qui doit décider de tout.

Dans l’attaque finale ou l’assaut d’une position, ni le feu de l’infanterie, ni celui de l’artillerie n’arrête les Abyssins ; ils se lancent sur l’adversaire avec une résolution farouche, sans jamais se préoccuper ni du nombre ni du sort de ceux d’entre eux qui tombent. D’après les survivans d’Adoua, les Abyssins, quoique armés de fusils sans baïonnette, arrivaient sur les rangs italiens avec une énergie furieuse, y pénétraient, cherchaient les officiers et les approchaient au point de les tirer presque à bout portant ; puis, gardant le fusil de la main gauche, derrière le bouclier, ils usaient de l’arme blanche avec adresse. Cette méthode de combat leur a permis de détruire en quelques heures une armée de 20 000 hommes, dont les officiers avaient péri dans une énorme proportion[32], et qui n’a pu résister à l’impétuosité sauvage et continue de l’attaque.

Oui, il faut l’avouer, le répéter, pour l’édification de tous les peuples, des troupes européennes, qui en valaient bien d’autres, possédant des armes nouvelles, une artillerie nombreuse, des services parfaits, des officiers savans, brevetés, viennent d’être exterminées en Abyssinie[33], par un souverain sans instruction tactique, mais commandant à des hommes résolus à vaincre ou à mourir et marchant audacieusement de l’avant. Et le général Albertone, ainsi que des officiers supérieurs distingués, ont dû remettre leur épée à des ras éthiopiens qui ne savent pas même signer leur nom. La leçon vaut sans doute la peine d’être méditée par les théoriciens qui prétendent que le temps des charges à la baïonnette est passé, et que, dans les guerres futures, le feu sera tout.

Après la dislocation de l’armée éthiopienne, lorsque Ménélik, laissant sous les ordres du ras Mangacha une forte « couverture » devant l’armée du général Baldissera, reprit la route du Choa pour y passer la saison des pluies, les populations abyssines accoururent, des contrées les plus éloignées, pour saluer avec enthousiasme l’empereur au passage, le complimenter comme le libérateur de la patrie, et le voir recevant les bénédictions du clergé, évêques en tête. Alors, sous les rayons ardens du soleil africain, ces mêmes populations admiraient les canons et trophées conquis et assistaient, avec une curiosité avide, au défilé de la longue colonne des prisonniers italiens, avec lesquels marchait le général Albertone. La douleur de celui-ci était profonde et mal comprimée. Le négus le faisait surveiller de crainte d’un suicide. Quel spectacle à opposer aux partisans à tout prix des aventures coloniales et à tous ceux qui incitent à la conquête de régions qu’ils qualifient de nouvelles parce qu’ils n’en ont entendu parler que depuis peu !

Bien d’autres enseignemens sont à tirer de la guerre d’Abyssinie. Hier, en 1891, dans l’Extrême-Orient, nous avons vu les Japonais se révéler comme une puissance militaire de premier rang, avec laquelle l’Europe devra dorénavant compter. Aujourd’hui, beaucoup plus près de nous, dans l’Avant-Orient, nous Aboyons les Abyssins apparaître comme un peuple doué de vertus guerrières surprenantes et capable au besoin de vaincre, en bataille rangée, l’envahisseur européen. Même les succès militaires des Abyssins ont un caractère particulier que n’ont pas eu ceux des Japonais. En effet, si rapide et si extraordinaire qu’ait été la victoire de ces derniers, ce sont des « jaunes » qui ont vaincu d’autres « jaunes », les Chinois, peuple innombrable mais relativement inerte et, pour l’instant, dénué d’esprit militaire, tandis que les Abyssins, eux, ont fait reculer et ont vaincu des blancs, des Européens.

Notons aussi qu’une guerre heureuse vient d’éveiller chez les Abyssins le sentiment de la nationalité et de leur démontrer pratiquement la nécessité de l’unité de direction, nécessité entrevue seulement, par échappées, dans les luttes contre les musulmans. On croyait, ou on feignait de croire, de l’autre côté des Alpes, que l’Ethiopie, comme l’Italie elle-même autrefois, n’était qu’une simple « expression géographique ». Les événemens ont prouvé le contraire. L’unité éthiopienne s’est cimentée à Adoua. Une des erreurs de l’Italie a été d’oublier l’écrasement des expéditions égyptiennes, tentées en Abyssinie en 1875 et 1876, pour ne se rappeler que les succès de l’expédition anglaise de 1867-68, terminée par la prise de Magdala et le suicide de Théodoros. Les écrivains militaires d’outre-Manche avaient cependant pris soin de prévenir qu’il ne fallait point tabler sur cette dernière expédition pour juger du degré de résistance que les Abyssins étaient capables d’opposer. Et, de fait, les Anglais menèrent à bien leur entreprise surtout à cause de l’habileté de leur politique. Si, à cette époque, les troupes anglo-indoues, débarquées à Zula, au sud de Massaouah, purent opérer une marche de 610 kilomètres sans incident fâcheux, c’est que le négus Théodoros n’avait guère de la puissance que son titre pompeux. Au plus mal avec ses grands vassaux, ne recevant d’eux ni contingens, ni contributions, il en était réduit à son seul « camp » de Magdala. Les Anglais ne l’ignoraient pas. Avant de s’engager à fond, ils s’étaient assuré la neutralité des princes abyssins, c’est-à-dire de Kassai, roi du Tigré, de Waghsum-Gobaze, roi de Lasta, et de Ménélik lui-même, déjà roi du Choa. Le gouvernement anglais avait promis à ces princes que l’armée expéditionnaire ne resterait point dans le pays et ne s’en prendrait qu’à Théodoros, jalousé et haï de tous.

La « neutralité bienveillante » de Kassai, roi du Tigré, fut une circonstance heureuse, et, on peut le dire, provoquée[34]. Elle permit même à l’armée anglaise d’obtenir des vivres sur place. Les Abyssins se liguant pour repousser l’envahisseur, comme ils le firent plus tard pour les Egyptiens et les Italiens, eussent à coup sûr, malgré l’infériorité de leur armement, causé un désastre à l’armée anglo-indoue. Peut-être même le cabinet anglais, toujours si bien renseigné en matière de politique coloniale, eut-il reculé devant les frais et les difficultés d’une pareille lutte. L’expédition anglaise et la guerre entreprise par les Italiens en Abyssinie ne peuvent donc être comparées puisqu’elles ont été effectuées dans des conditions toutes différentes.


XI

En somme, pour entrer définitivement dans le concert des peuples civilisés, il ne manque plus aux Abyssins qu’un souverain de génie qui fasse pour eux ce que Pierre le Grand a fait pour les Russes, en leur imposant une administration moderne et une armée régulière. Ménélik, avec sa soif d’instruction, son activité et ses aptitudes, est-il de taille à remplir un aussi grand rôle ? L’avenir nous le dira. Le prestige qu’il vient d’acquérir faciliterait sa tâche.

Un peuple européen est capable, plus que tout autre, d’aider Ménélik à initier les Abyssins au progrès et à la science militaire : ce sont les Russes. En effet, les Abyssins sont la seule nation africaine qui ait conservé le christianisme orthodoxe. Des traditions y subsistent encore de l’époque où domina l’influence hellénique. En Abyssinie comme en Russie, la civilisation provient de Byzance. Les deux peuples, malgré la distance qui les sépare, se considèrent comme frères de religion. Ainsi s’explique la sympathie qu’ils ressentent l’un pour l’autre ; ainsi se comprend également la satisfaction causée dans le grand empire du Nord par la victoire des Abyssins, satisfaction semblable à la joie qu’auraient fait naître des succès remportés sur les Turcs par des Slaves de la péninsule des Balkans. En Russie, l’armée, le clergé, le peuple, la presse et les hautes classes ont été unanimes dans leurs manifestations ; les Russes, — et leurs prévisions sont justes, — pressentant dans l’Abyssinie un auxiliaire futur, aussi sûr et aussi précieux dans l’Afrique orientale, vers la Mer-Rouge, qu’est le Monténégro dans l’Europe méridionale, vers l’Adriatique.

De leur côté, les Abyssins, qui confondent les Russes avec les Grecs et regardent tous les orthodoxes comme leurs alliés naturels, retrouvent dans les tsars les puissans empereurs d’Orient qui ont régné à Constantinople et dont ils ont copié les lois et gardé souvenance. Les Russes sont donc des éducateurs tout indiqués pour les Abyssins, et les officiers de cette nationalité, parvenus au Choa, y ont été accueillis à bras ouverts[35]. Il est certain que les Abyssins, qui, déjà, ont emprunté des armes à l’Europe, lui demanderont incessamment l’instruction militaire. Et le jour où le négus aura dressé son armée à l’européenne, les Abyssins, à présent invincibles dans leur pays, deviendront redoutables à leurs voisins.


XII

En parlant de l’avenir, les puissances européennes, qui entrent en compétition pour la « conquête » de l’Afrique, vont-elles accorder une part aux Abyssins ? part à laquelle ces derniers auraient droit puisque, vu leur race et leur religion, leurs mœurs et leurs institutions, on les a justement classés parmi les peuples européens, et que, à certains égards, l’ensemble de leur pays est bien une Europe africaine[36]. C’est que, si on les oublie, ils sont maintenant assez forts pour se servir eux-mêmes. A n’en point douter, ils semblent appelés à jouer dans l’Afrique orientale un rôle analogue à celui que remplissent les Russes dans l’Asie centrale et l’Asie antérieure.

Un voyageur illustre, Rochet d’Héricourt, qui a conclu, en 1843, le premier traité entre la France et le Choa, et qui connaissait à fond l’Ethiopie, a écrit en propres termes, au sujet des Choans et des Gallas : « Cette grande nation, car elle mérite d’être appelée ainsi, pourrait, conduite par un homme entreprenant, se rendre maîtresse de l’Afrique entière. » On objectera peut-être que ces paroles sont d’un enthousiaste ; nous pensons, au contraire, qu’elles esquissent les futures destinées de la nation éthiopienne. En tous cas, les puissances européennes devront désormais renoncer à « protéger » l’Abyssinie. La sphère d’influence attribuée à l’Italie il y a peu d’années par les diplomates n’était qu’une fiction. Le traité d’Ucciali, déchiré, n’est plus qu’un souvenir. Ménélik a mis les cartographes dans l’obligation de nous dresser une nouvelle carte politique de l’Afrique. Certes, maintenant, les Abyssins ne se confineront plus dans leur haute forteresse insulaire de montagnes, formant un ensemble géographique distinct des contrées environnantes et constituant un monde à part ; ils ne resteront plus indifférens aux guerres et aux grandes révolutions qui se déroulent au-dessous d’eux ; déjà ils ont annexé, en premier lieu, l’immense pays des Gallas et le Harrar et, en dernier lieu, l’Aoussa ; ils ont aussi établi, dans les contrées relativement basses et planes, des colonies militaires rappelant celles des confins militaires de l’Autriche et les Voiskos cosaques de la Russie ; ils continueront à s’agrandir, et se rapprocheront de plus en plus de la Mer-Rouge et du golfe d’Aden. Anciennement, il ne faut pas l’oublier, les Abyssins ont franchi la Mer-Rouge, possédé une fraction de l’Arabie et poussé jusque sur les côtes occidentales de l’Inde, où ils ont fondé des États, comme les Normands dans le nord-ouest de la France et la basse Italie. Leurs descendans se sont fondus avec la population indoue, mais on retrouve les traces de leur domination. A présent, sans songer à reproduire de pareils exploits, les Abyssins peuvent cependant rétablir des communications suivies avec le monde chrétien, à l’instar d : autrefois, avant que la conquête de l’Egypte et de la Syrie par les musulmans ne les ait coupés de l’Europe. Et peut-être verra-t-on, un jour, l’empire d’Ethiopie retrouver partie de ses frontières historiques ainsi que le littoral dont il a besoin pour entrer en contact direct avec les peuples amis et vivre de la vie des États modernes.

Au moment où ces lignes vont paraître, on parle du rétablissement de la paix entre Ménélik et l’Italie. Traiter de cette question, n’est point de notre ressort. Seulement, pour le cas où les hostilités reprendraient plus tard, et en nous maintenant sur le terrain militaire, nous dirons avec M. Macola, le député de Venise qui a bravement payé de sa personne en Ethiopie : « Les Abyssins… très forts aujourd’hui, le seront beaucoup plus demain »[37] et, finalement, nous ajouterons avec le général Ellena, revenant blessé d’Adoua et débarquant à Naples : « Il n’y a point d’armée qui, en condition d’infériorité numérique, puisse vaincre les Abyssins dans l’offensive sur leur propre territoire[38]. »


ALBERT HANS.


  1. On a maintenant sur l’armée abyssine des renseignemens directs, émanant d’hommes dignes de foi et impartiaux. Nous citerons notamment M. Casimir Mondon, publiciste français, rédacteur du journal officiel abyssin, auteur d’une grammaire éthiopienne et qui envoie au Temps des correspondances remarquables.
    M. Gaston Vanderheym, autre Français, ayant séjourné dans le Choa jusqu’en 1895, et qui a publié des récits du plus haut intérêt.
    M. Ilg, ingénieur suisse, jouissant depuis vingt ans de la confiance de Ménélik, et qui, revenu en Europe avec une mission diplomatique, a fourni des notes précieuses.
    Deux officiers russes, le capitaine Léontieff, qui a conduit dernièrement une mission abyssine jusqu’à Saint-Pétersbourg, et le capitaine d’artillerie Zwiaguine, qui a visité l’Ethiopie, ont également communiqué des renseignemens puisés à bonne source.
    Parmi les Italiens, nous signalerons le capitaine Cecchi, qui a décrit savamment l’Abyssinie septentrionale ; le major Salsa, qui a rempli des missions auprès du négus, et dont les dires sont venus corroborer les rapports si instructifs adressés, au gouvernement italien, par le comte Antonelli et l’explorateur Franzoi ; puis M. Felter, qui a longtemps résidé au Harrar et qui s’est rendu plusieurs fois auprès de Ménélik pour traiter de la singulière capitulation de Makalé ; le médecin militaire Mozetti, détaché gracieusement de l’armée expéditionnaire pour donner ses soins à un lieutenant du négus, et le docteur Traversi, reçu à la cour éthiopienne comme agent du gouvernement de Rome.
    Les généraux Baratieri et Arimondi avaient déjà publié, sur les forces abyssines, des appréciations en partie erronées. Après la bataille d’Adoua. le général Ellena, avec plus de connaissance de cause, a donné aussi son jugement.
    Enfin plusieurs officiers du corps expéditionnaire, un moment prisonniers, ont transmis le résultat de leurs observations aux correspondans italiens, entre autres, à MM. Candeo, du Don Marzio ; Bizzoni, du Secolo ; Rossi, du Corriere della Sera ; del Valle, du Popolo Romano ; Mercatelli, de la Tribuna ; ainsi qu’à M. Macola, député de Venise et officier de réserve, qui a voulu faire campagne et a renseigné le Times.
  2. Le rapport du comte Antonelli est daté du 23 novembre 1887 et a été publié dans le Livre vert italien du 17 décembre 1889.
  3. D’après la Rivista Militare, journal ayant des attaches avec le ministère de la guerre de Rome, le nombre des fusils à tir rapide (Vetterli, Remington, Gras et autres) entre les mains des Abyssins dès le commencement de 1895, était monté à 65 000.
  4. Dépêche du général Baldissera au gouvernement italien, 12 mars 1896.
  5. Les mots Abyssin et Abyssinie sont inconnus des habitans du pays, lesquels se désignent eux-mêmes par le nom de Itiopiavan — Éthiopien.
    L’appellation Abyssin provient du dehors et a pour origine le sobriquet habechi — ou mélangés — appliqué par les Arabes conquérans aux gens du massif central de l’Ethiopie, et dont les Portugais, arrivés par le cap de Bonne-Espérance, puis après eux, les Européens ont fait Abyssin. De là Abyssinie.
  6. Le correspondant du Times raconte que, dans la matinée du 23 janvier 1896, après la capitulation de Makalé, on trouva, en se rendant au fort, toutes les pentes y conduisant jonchées de cadavres abyssins, au nombre desquels on en compta cinq, — dont un chef, — tombés à cinquante pas des murailles, après avoir franchi, à découvert, les réseaux de fils de fer tendus en obstacles aux abords de la place. La témérité de ces braves frappa tout le monde. On sut également que les Abyssins avaient tenté d’escalader les ouvrages, du côté d’un précipice, où ils avaient été exterminés.
  7. Ainsi, la garnison de Makalé, après sa capitulation, n’a eu qu’à se louer des procédés de Ménélik.
    Le médecin militaire Mozetti, détaché, nous l’avons dit, pour soigner le ras Mangacha, a rapporté que le malade, reconnaissant, voulut le recevoir à sa table et obtint du négus l’autorisation d’y inviter, en même temps, deux officiers italiens captifs. Les trois hôtes furent traités avec courtoisie, et burent avec le ras des meilleurs vins d’Italie et de France. Plus tard, le général Albertono a écrit au général Baldissera que tous ses co-prisonniers étaient bien traités, et que l’impératrice avait voulu le voir et lui parler.
    On a vu aussi, tout dernièrement, le ras Mangacha, après entente avec le général Baldissera, permettre à deux compagnies du génie de se rendre sur le champ de bataille d’Adoua pour y inhumer les Italiens tombés dans la journée du 1er mars. Les Derviches soudanais n’auraient certes pas agi de cette façon vis-à-vis des Anglo-Égyptiens.
  8. Chiffre indiqué par le voyageur italien Bianchi.
  9. Une des livraisons d’armes, par les Italiens, est signalée dans la Cronologia storica degli avvenimenti della colonia Eritrea reproduite par la Rivista militare italiana du 1er janvier dernier :
    « 13 octobre 1888. — Il conte Antonelli invia a Menelik nello Scioa una caravana di armi e munizioni, già promesse del governo italiano e consistente in 5 000 fucili Remington, 200 000 cartucce Wetterli, 12 casse di polvere ! »
  10. La Rivista Militare ilaliana a donné ce nombre en mars 1896.
  11. Dans les télégrammes et écrits relatifs aux événemens d’Abyssinie, on parle souvent d’Obock comme d’un centre d’importance, mais à tort, car, depuis plusieurs années, cet établissement est délaissé en tant que port et abandonné en tant que chef-lieu colonial en faveur de Djibouti, qui s’est développée grâce à l’initiative privée et aux talens d’administrateur de M. Lagarde, un persévérant et un dévoué. Du reste cette situation vient d’être régularisée par un décret. Djibouti, point principal de la colonie française de la côte des Somalis et débouché naturel du Choa et de l’Abyssinie méridionale, continuera à prospérer.
  12. La Corrispondenza Verde a publié des pièces qui corroborent nos assertions. Ce journal et le Corriere di Napoli ont mentionné qu’au commencement de la campagne, deux maisons italiennes traitaient avec le ras Makonnen, agissant au nom de son maître, pour la fourniture de 60 000 fusils à livrer par une fabrique belge, et au cours d’une polémique soulevée par les journaux ci-dessus, la fameuse maison Lœve et Cie de Berlin, tout en affirmant n’avoir pas fabriqué d’armes pour les Abyssins, a dû avouer qu’un industriel de Liège lui avait acheté des fusils pour les revendre au négus.
    A relater aussi que M. Crispi, ayant risqué des observations à Bruxelles, relativement à des armes commandées par les Abyssins à des fabricans de Liège, il lui a été répondu que les transactions étant privées, on ne pouvait intervenir en aucune façon. La convention de 1890 permettait à la Belgique de parler sur ce ton.
  13. Le négus possède peut-être un Lebel, dit de luxe, modèle qui lui aura été transmis à titre de présent comme, à notre connaissance, il en a été envoyé au tsar Alexandre III, au roi don Carlos, de Portugal, au général Porfirio Diaz, président du Mexique, et à d’autres chefs d’États.
  14. Nous prîmes beaucoup de fusils, de munitions et de vivres. » — Lettre de Ménélik, 15 décembre 1895.
  15. Dans ses dépêches, l’état-major italien a annoncé qu’il y a eu obligation de réarmer et de rééquiper de nombreux fuyards d’Adoua qui avaient perdu ou abandonné leurs fusils ou leurs sacs. On sait aussi que le négus a ordonné aux paysans de rechercher toutes les armes et effets d’équipement, abandonnés, durant la retraite par les éclopés, dispersés et malades de l’armée du général Karatieri, et d’apporter le tout au camp abyssin, cela sous les peines les plus sévères.
    Les fusils tombés au pouvoir des Abyssins sont du système à répétition Wetterli-Vitali, modèle 1870-89, avec baïonnette courte et tirant de la poudre sans fumée dite « balistite ». Les bataillons indigènes ascaris avaient reçu cet armement depuis les derniers mois de 1894. Les armes des contingens irréguliers des ras Agos Tamfari et Sébat, passés dans le camp de Ménélik, étaient des Wetterli, modèle 1811. Les armes des deux modèles ont le même calibre et peuvent tirer les mêmes cartouches.
    Les différens corps d’infanterie de l’Erythrée vont recevoir le nouveau fusil de petit calibre adopté par l’Italie et dont la pénurie du trésor avait retardé la fabrication. La mesure est tardive.
  16. Ce sont les déclarations franches de M. Franzoi, l’explorateur italien, dont le témoignage est désintéressé, irréfutable.
  17. Rochet d’Héricourt, dans sa relation, et l’Italien Gustavo Biancchi, dans son ouvrage Alla Terra dei Galla (1882), vantent l’habileté équestre des Gallas et leurs qualités dans l’offensive.
  18. Ces canons sont en acier, et des calibres de 37 et de 42 millimètres.
    Le canon de 37 millimètres a une longueur de 84 centimètres et pèse seulement 33 kilos ; il peut lancer, à 1800 mètres, un obus de 455 grammes, avec une vitesse initiale de 402 mètres.
    Le canon de 42 millimètres pèse 55 kilos ; il lance un obus de 880 grammes avec une vitesse initiale de 425 mètres.
    Les pièces de 37 et de 42 millimètres ont le même affût, qui pèse environ 100 kilos. C’est dire que ce matériel est extrêmement léger.
    Dernièrement, lors de l’incendie des ateliers Hotchkiss, à Saint-Denis, près Paris, la presse italienne annonça le fait en déclarant que la fabrique de canons de Ménélik venait d’être détruite. Or, depuis sa fondation, la maison Hotchkiss a fabriqué près de 15 000 pièces, principalement pour le Japon, la Chine, le Chili, l’État libre du Congo, etc. Comme la fourniture faite aux agens du négus remonte à plusieurs années et ne consiste qu’en une trentaine de pièces, il est clair que le Choa n’a été qu’un client infime, et que le titre de « fabrique de canons de Ménélik » n’est qu’une exagération malveillante.
  19. A Antalo, écrivait Ménélik le 15 décembre 1895, nous primes deux canons… »
  20. En rentrant auprès du général Baldissera, le major Salsa a répété les éloges entendus, dans l’entourage du négus, sur les résultats obtenus à Adoua avec l’artillerie. — Télégramme de M. Mercatelli, Tribuna, 29 mai 1896.
  21. M. Gaston Vanderhoym confirme que le bégironde Baltcha joint à tous ses titres celui d’eunuque.
  22. Le négus convie presque toujours des étrangers à accompagner le quartier impérial. C’est ainsi que MM. Casimir Mondon et J. Gaston Vanderheym ont été, l’année dernière, compris parmi les favorisés.
  23. Lettre du général Baratieri au professeur Pederzolli de Milan ; Massaouah, 26 avril 1896.
  24. Ibid.
  25. .Ibid.
  26. Interrogatoire du général Baratieri.
  27. En Ethiopie, les nouveautés ne plaisent pas à tous, et il faut déjouer les menées des gens hostiles au progrès, ce que l’empereur sait faire avec tact et autorité. D’après M. J. Gaston Vanderheym, à des prêtres qui lui reprochaient de s’être laissé photographier par un Européen, « vu que le diable était dans l’appareil », Ménélik répondit : « Idiots, c’est au contraire Dieu qui a créé les matières qui permettent l’exécution d’un tel travail. Ne me racontez plus de pareilles sornettes, ou je vous fais rouer de coups. » Et les prêtres se le tinrent pour dit.
  28. Le bruit qui a couru de la présence d’officiers russes et français aux côtés de l’empereur éthiopien est erroné. Il n’y avait, avant la bataille d’Adoua, qu’un seul étranger dans le camp abyssin, un ancien officier d’artillerie, chargé de missions secondaires, relatives à la réparation des armes et du matériel, ainsi qu’à la fabrication de certaines munitions. Le capitaine Léontieff et d’autres officiers russes n’ont pu rejoindre le négus qu’à la fin de la campagne.
  29. «… Les Italiens ne surent pas défendre avec leurs canons ce que nos pères défendaient avec des pierres. » — Lettres de Ménélik, en date du 15 décembre 1893.
  30. Le colonel Furse. — Journal of the royal united service, 1891.
  31. Interview publiée par le Don Marzio, mars 1896.
  32. Selon les récits, aussi bien durant le combat que pendant la retraite, les officiers italiens étaient spécialement pris comme points de mire et tués sans miséricorde. Il est certain que les Abyssins, sur toutes leurs premières lignes de combat, avaient des tireurs choisis, expressément chargés de viser les officiers, faciles à reconnaître, surtout dans les bataillons indigènes, et de ne dépenser leurs munitions sur aucun autre objectif. Ainsi, le bataillon alpin a perdu quinze officiers sur dix-neuf, et le 11e bataillon d’Afrique a vu succomber tous ses officiers, sauf un sous-lieutenant. D’instinct, les Abyssins imitent les Boërs du Transvaal, dont les balles, dans la dernière guerre, s’adressaient toujours aux officiers anglais. Ils savent que, les chefs tombés, la supériorité des troupes européennes disparaît : la troupe devient troupeau.
  33. La bataille d’Adoua est une des plus terribles du siècle, au point de vue des pertes subies par les vaincus. En effet, les troupes italiennes comptaient 19 000 hommes d’engagés dont 9121 Européens et le reste indigènes commandés par 510 officiers italiens. Or, selon les données de l’administration, il n’est revenu, en Erythrée, que 262 officiers, 4361 soldats blancs et peu d’indigènes, la plupart atteints plus ou moins grièvement ou épuisés. Avec les valides, on a pu, en tout et pour tout, organiser trois bataillons de 600 hommes. Le surplus a dû entrer dans les ambulances, ou être embarqué pour l’Europe. Les prisonniers que Ménélk a emmenés dans le Choa ne dépassent guère 2 000.
  34. Le général Robert Napier, devenu feld-maréchal, duc de Magdala et pair d’Angleterre, a raconté à l’auteur de ces lignes combien la neutralité des princes abyssins lui avait été précieuse, et aussi comment se trouvait constitué le train de son armée, dans lequel il avait eu soin de faire entrer des éléphans amenés de l’Inde. Et à ce propos, il citait les inestimables services rendus par ces intelligens animaux, rappelait sa réponse à ceux qui objectaient la difficulté d’opérer avec des éléphans dans une contrée montagneuse : « Annibal a traversé les Alpes avec ses éléphans ! Je connais les miens, ils me suivront partout ; grâce à eux, je ne laisserai jamais en route ni un canon, ni un blessé. L’éléphant passe où passe le cheval, et, à la guerre, il vaut à la fois une troupe de mulets et une escouade de sapeurs. » Bien souvent, devant les difficultés de marche et de transport qui ont signalé l’expédition de Madagascar, nous nous sommes souvenu du langage de lord Napier de Magdala, qui avait l’expérience des guerres d’Orient. Si le corps expéditionnaire français, au lieu de recevoir un train uniquement composé de mulets, avait été pourvu d’un certain nombre d’éléphans, faciles à se procurer dans les établissemens de l’Inde et les protectorats de l’Indo-Chine, que de fatigues et de privations épargnées à nos soldats ! que de temps gagné ! que d’existences sauvées !
  35. Les Italiens ne l’ignorent point, et c’est pour cela qu’ils ont refusé le passage, par l’Erythrée, au détachement de la Croix rouge, envoyé de Russie au camp de Ménélik. Il paraît qu’à côté de professionnels, ce détachement comprenait des infirmiers improvisés comme son propre chef, le général-major Schvedow, le capitaine Leontieff et des sous-officiers destinés à rester plus tard en Abyssinie, en qualité d’instructeurs ou d’employés, et beaucoup plus aptes à faire des blessures qu’à en guérir.
    Après le refus du libre passage par Massaouah, la mission russe renvoya son personnel féminin en Europe, puis, franchissant le détroit de Bab-el-Mandeb, alla débarquer, en avril, à Djibouti, prit la route du Harrar et parvint par caravanes au Choa.
    Le gouvernement italien connaissait la composition du détachement russe de la Croix-Rouge et ne s’était point mépris sur son but véritable.
  36. Élisée Reclus.
  37. Interview, Messaggero, Rome, 27 mars 1896.
  38. Interview, Don Marzio, mars 1896.