A la suite de la représentation de l’Armée dans la Ville, M. Jules Romains a publié dans les journaux un Appel à la Jeunesse : « Il est temps, dit-il, qu’un art à la fois classique et national, traditionnel et novateur, austère et ardent, précipite dans l’oubli les grossiers spectacles que des hommes de peu de foi confectionnent avec les défroques voyantes du romantisme. »
Classique qui s’oppose ici à national s’applique évidemment aux chefs-d’œuvre scéniques des Grecs. Mais que vient faire ce mot ? La langue et la versification de la pièce qui a motivé l’Appel montrent assez que l’esprit de Jules Romains n’est pas éloigné de celui qui animait les Pères d’Afrique lorsque en haine de l’Hellénisme, ils voulaient trouver dans la figure du Christ le type de la laideur.
National ? La pièce se passerait-elle en France ? S’agirait-il de vers français ? Qui se serait douté de tout cela ! Et pour ma part, si je n’avais été renseigné, j’aurais pensé assister à une pièce traduite du russe, à quelque épisode mal venu de la guerre russo-japonaise.
Traditionnel ! Jules Romains ferait bien d’indiquer ce qu’il entend par tradition. A laquelle se rattache-t-il ? Se croit-il traditionnel parce qu’on peut dire que le maître de ses images est Claudel et que sa dramaturgie est celle de Bouhélier, inconsistante, d’un réalisme incertain, d’une époque qui est peut-être la contemporaine. Mais suivre Claudel et Bouhélier ce n’est pas assez pour se réclamer de la Tradition, bien que cela suffise pour enlever à Jules Romains ce titre de novateur qu’il ambitionne. Austère et ardent ! Ces qualificatifs conviennent à l’ouvrage. L’ardeur et l’austérité forment l’intérêt principal des œuvres de Romains. Ces qualités me serviraient, le cas échéant, à formuler son éloge et garantissent son avenir. Mais, fallait-il dénoncer le Romantisme lorsque les seuls morceaux lyriques de l’Armée dans la ville sont tout justement plaqués, comme les tirades romantiques, et pourraient sans inconvénient être détachés de la pièce.
Le drame de Jules Romains n’est appuyé sur aucune vérité. Vainqueurs et vaincus, les personnages portent des noms français, les noms les plus courants. Le langage et les mœurs paraissent contemporains. Le merveilleux n’intervient pas. Aucune apparence légendaire. Rien par conséquent ne forçait Jules Romains à ne point situer sa pièce, à nous donner cette gêne d’un sujet historique hors de l’histoire. Et, en exceptant bien entendu la comédie et le drame bourgeois, il n’y a pas d’exemple d’un théâtre qui, destiné à la scène, se soit passé hors de l’histoire véritable ou mythique. Sans elle, les personnages perdent toute autorité, leurs paroles et leurs actes sont sans conséquence et le sujet n’ayant aucune portée, est entièrement dénué d’intérêt. Je crois qu’il faut voir là avant tout un manque de travail. Le fait de dater la situation eût entraîné d’autres efforts que l’on n’aurait plus osé éviter. Or, tout paraît bâclé, fabriqué à la hâte, plus vite sans doute et avec moins de soins que les pièces contre lesquelles on doit combattre.
On a parlé d’austérité. Il n’est pas impossible qu’elle soit cause de l’inexpérience, de la méconnaissance de la vie et du cœur humain qui éclate chaque fois que le dialogue se poursuit entre individus et non plus entre groupes. Une psychologie sommaire se dégage de ceux-ci et ne suffit pas à animer ceux-là. Peut-être, faut-il y voir une trahison de la sociologie ? Quoi qu’il en soit, après les morceaux lyriques du premier acte, après une partie du second où paraissent la ferveur et les dons élevés que possède l’auteur de La Vie unanime, les personnages sans destinée de l’Armée dans la Ville perdent toute humanité. Ce sont des abstractions et non des hommes, et le dramaturge accumule en vain les invraisemblances psychologiques. Il ne nous donne plus le change. La vie s’est retirée. Il reste un dialogue glacé et trop souvent ridicule. On eût pensé aussi qu’un théâtre ardent et nouveau aurait évité les ficelles chères à un Sardou. Nous les apercevons toutes et que d’accessoires ! Horloge qui sonne minuit, armes à feu, etc.
Jules Romains a banni la rime. Il emploie le vers blanc de huit syllabes auquel s’ajoutent « à titre auxiliaire des laisses d’autres rythmes, à six, sept, et même douze syllabes. »
Ne croirait-on pas lire quelque définition moliéresque de la prose, et ainsi que M. Jourdain, Jules Romains ne ferait-il pas de la prose sans le savoir ?
Mais, dira-t-on, les personnages de la pièce dépassent ceux des pièces ordinaires, ce sont des groupes…
Toutes les tragédies depuis qu’il existe un théâtre en sont là. Reprenez les exemplaires grecs, le théâtre français, Shakespeare, les pièces d’Ibsen, les mélodrames même. Il serait peut-être impossible de faire un théâtre qui ne fût pas cela et son mérite consistera toujours à concilier la grandeur sociale des héros avec leur humanité.
Pièce hybride, l’Armée dans la Ville met en oeuvre un sujet de tragédie avec les moyens et la psychologie grossière des mélodrames historiques. Il y a de la vigueur, mais point d’art et trop de ces singularités que l’on veut croire voulues. Elles pourraient bien être la mise en pratique des conseils que donne l’auteur dans son Manuel de déification : « Arrachez parfois les groupes à leur torpeur. Faites-leur violence. Choisissez une rue molle. Parlez tout haut ; ouvrez votre parapluie par un beau temps. » Tous les moyens d’étonner ses contemporains paraissent bons à Jules Romains qui nous prend pour des sauvages par trop naïfs.
S’il y a un esprit nouveau, qu’il se traduise autrement que par ces imitations du romantisme et du naturalisme par quoi se manifestent les incertitudes actuelles des imaginations.
Mais, qu’est donc devenue, dans tout cela, l’eurythmie, cette qualité majeure, qui des Grecs avait passé aux Français ?