L’Armée d’occupation de l’Égypte sous la domination romaine

L’Armée d’occupation de l’Égypte sous la domination romaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 140-160).
L’ARMÉE D’OCCUPATION DE L’ÉGYPTE
SOUS LA DOMINATION ROMAINE

L’histoire romaine a subi au cours du XIXe siècle une transformation complète. Les successeurs de Rollin et de Crevier s’occupaient surtout des faits : les événements guerriers, les modifications politiques retenaient presque uniquement leur attention. Pour l’époque républicaine, ils s’intéressaient à la lutte des patriciens et des plébéiens, aux guerres de Rome en Italie, à celles qui lui donnèrent la possession de la Grèce, de l’Asie, de l’Afrique, aux déchirements de la guerre civile, aux convulsions du régime ; pour l’époque impériale, à la chronique de cour, aux conspirations de palais qui faisaient et défaisaient les souverains, aux grandes expéditions sur les frontières, aux persécutions des chrétiens, bref, à tout ce qui entretenait ou ruinait la puissance romaine à l’intérieur et à l’extérieur. Encore passait-on assez vite sur cette seconde période, tant on vivait dans le culte de la précédente. Cette indifférence des modernes pour tout ce qui n’est pas l’histoire politique se comprend aisément ; l’histoire politique est la seule dont les auteurs grecs ou latins nous aient sérieusement entretenus ; ils s’attachaient aux choses de cet ordre parce qu’elles se passaient sous leurs yeux et tenaient dans leur esprit la première place. Des institutions et de leurs variations au cours du temps, ils semblent, en général, s’être souciés beaucoup moins, et beaucoup moins encore de la vie provinciale. Les différentes populations qui s’étaient agrégées peu à peu à la puissance romaine n’avaient pour eux que le seul avantage de fournir aux habitants de la métropole et de l’Italie des soldats, des vivres, des objets de luxe, voire des empereurs ; l’âme de ces barbares ne piquait point leur curiosité. Comment les historiens modernes auraient-ils été tentés de la pénétrer ?

Le jour où les érudits eurent à leur disposition d’autres documents que les textes des écrivains classiques, un horizon inconnu s’ouvrit devant eux. Ces documents nouveaux ou du moins à peine étudiés jusque-là, ce sont les inscriptions, gravées jadis dans toute l’étendue du monde antique, depuis la Bretagne jusqu’à la Mer Noire, depuis l’Espagne jusqu’aux déserts de l’Afrique et de l’Arabie. Leur nombre, qui s’élève aujourd’hui à plus de 150 000, s’accroît chaque jour ; leur variété est très grande et, par suite, elles nous apportent de multiples renseignements. Elles nous révèlent tout un côté de la vie romaine : l’activité des classés populaires, mille détails de l’existence privée journalière, les rouages de l’administration à la fin de la République et surtout aux trois premiers siècles de notre ère, — car le nombre des inscriptions antérieures à Jésus-Christ est assez minime, — l’organisation des finances, de la religion, des municipalités. Nos lois et nos actes sont répandus par l’imprimerie ; les Romains les gravaient sur la pierre ou sur l’airain. Nos journaux sont pleins de l’éloge des grands hommes : les Romains l’inscrivaient sur les tombes ; au-dessous des statues qui ornaient les villes, ils mentionnaient les fonctions, les honneurs, les sacerdoces que les personnages avaient obtenus, leurs hauts faits, les services qu’ils avaient rendus à l’Etat ou à leur cité natale. Ce sont là des données dont il est aisé de comprendre toute la valeur.

Une telle rénovation des sources historiques par des documents provenant de pays différents amena en même temps une sorte de décentralisation des antiquités romaines ; l’histoire générale de l’empire, c’est-à-dire, en somme, l’histoire de Rome et de l’Italie, se compléta par l’histoire particulière de chacune des parties qui le composaient. Plus on pénétra dans le détail, plus on s’aperçut que les diverses provinces, tout en se soumettant docilement, avec empressement même, à une réglementation unique, émanée du pouvoir central, en usaient avec des tempéraments et des modalités propres et gardaient chacune une originalité ; il fallut désormais tenir compte de cette découverte.

Tout cela est vrai aussi bien pour le développement et l’organisation de l’armée que pour les autres branches de l’administration. Autant de divisions territoriales, autant de corps d’occupation, dont le rôle est aujourd’hui reconnu, dont les effectifs peuvent être fixés approximativement, dont l’activité spéciale se précise ; tous ont une histoire personnelle, qu’il est possible de tracer et qui l’a été pour plus d’un.

Mais voici que, depuis une vingtaine d’années surtout, une autre sorte de documents est entrée dans la circulation scientifique, plus précieux encore que les inscriptions, en ce qu’ils nous font pénétrer plus intimement dans les détails de la vie de chaque jour, pour une province, du moins, de l’Empire, pour l’Egypte : je veux parler des papyrus. On sait que la plante qui porte ce nom se cultivait surtout dans la vallée du Nil, particulièrement dans le Delta. Avec la moelle, on formait des assemblages de bandes agglutinées qui constituaient autant de feuilles, plus ou moins grandes. L’usage en était très répandu : on s’en servait, comme de notre papier, pour les besoins de l’existence intellectuelle, du commerce, des affaires, de l’administration. Malheureusement pour nous, la matière même des papyrus ne pouvait pas résister à l’action du temps ; cette moelle délicate était à la merci de tous les agents destructeurs qu’engendre l’humidité et que transporte l’atmosphère ; si bien que rien ne subsiste plus guère de la masse des manuscrits répandus dans les diverses parties du monde antique. Seule, l’Egypte fait exception. La merveilleuse sécheresse de son climat sauve de la destruction ce que le sable recouvre ; ses papyrus ont résisté à l’œuvre des siècles, tout comme ses momies. Bien plus, ce sont ces momies elles-mêmes qui nous les ont conservés. A l’époque ptolémaïque, il était d’usage de recouvrir les corps embaumés de cartonnages, où l’on peignait des hiéroglyphes ou des ornementations et que l’on appliquait comme parures sur la poitrine, sur les bras, sur les jambes ; pour confectionner ces cartonnages, on employait précisément des papyrus de rebut. On les utilisait même dans les momies d’animaux sacrés : au cours de leurs fouilles si heureuses au Fayoum, deux savants anglais, MM. Grenfell et Hunt, ont rencontré auprès du temple du dieu crocodile Seknebtunis, toute une nécropole de crocodiles momifiés. Les cadavres étaient enveloppés dans des bandes de vieux papyrus, tandis que les vides laissés par certains organes dans l’intérieur du corps, au moment de l’embaumement, en particulier par la cervelle dans la tête, étaient remplis d’autres papyrus enroulés. Il suffit aujourd’hui d’ouvrir les momies ou de dérouler les cartonnages pour rentrer en possession de documents si étrangement utilisés.

L’usage des cartonnages cessa avec l’époque ptolémaïque ; c’est ailleurs que dans les nécropoles que l’on retrouve les papyrus de la période romaine et de l’âge byzantin. Ils ne sortaient plus alors des monuments et des maisons où on les gardait soigneusement dans des caisses de bois ou dans des amphores d’argile, qui faisaient office de coffres. Lorsque les villes furent abandonnées, par suite de la misère des temps ou devant la menace des invasions arabes, les édifices s’écroulèrent, ensevelissant sous leurs ruines tous les souvenirs, qu’ils renfermaient. En interrogeant les monticules de sable qui ont recouvert les constructions, en fouillant même les tas d’ordures accumulées jadis aux abords des villages, on recueille les documents les plus divers, des édits d’empereur et des pièces notariées, aussi bien que des devoirs d’écoliers, des billets de faire-part ou des invitations à dîner. Nous avons là des sources d’information que nous voudrions bien posséder pour des siècles même assez voisins du nôtre.

Ce n’est pas tout encore : il est une autre sorte de manuscrits dont l’Egypte a presque aussi le monopole, ceux que nous ont conservés les ostraka. On entend par-là des tessons de poterie courante, particulièrement de vases à vin, où l’on traçait à l’encre quelques lignes : tablettes grossières mais économiques, usitées surtout pour des comptes, des quittances d’impôts, des reçus de prestations en nature. Ailleurs le procédé était pareillement employé ; mais les caractères ont généralement disparu, effacés par le temps : ces documents instructifs ne sont plus de nos jours que de vulgaires débris de pots sans intérêt. Dans la vallée du Nil, l’encre a résisté et a gardé parfois sa fraîcheur première.

Cette fois encore, parmi les richesses documentaires que nous apportent les papyrus et les ostraka, se rencontrent nombre de renseignements relatifs à l’armée du pays ; ajoutés à ceux qui nous viennent des auteurs ou des inscriptions, ils nous permettent d’entrer dans son histoire beaucoup plus à fond que dans celle des autres corps d’occupation de l’Empire romain. Un livre paru récemment, œuvre de M. Lesquier[1], ancien membre de notre vaillante école française, du Caire, nous en fournit la preuve.


L’Egypte a exercé une influence puissante sur les destinées de l’Etat romain, non point seulement dans le domaine de la politique et de l’administration, mais aussi dans le domaine économique. Rome et l’Italie ont vécu en grande partie, aux trois premiers siècles de notre ère, de l’Egypte et par l’Egypte. La fertilité du sol y était proverbiale dans l’antiquité. Grâce aux inondations du Nil, souci constant des pharaons, qui était resté celui des empereurs romains, qui demeure celui de ses maîtres actuels, la terre se renouvelle chaque année ; les débordements périodiques dispensent les cultivateurs des jachères et de l’engrais ; ils les dispensent aussi des labours profonds ; le blé rend au centuple et la consommation locale reste infime en comparaison de la récolte. Rome profitait largement de ce surplus : on a calculé que l’Egypte lui fournissait annuellement 20 000 000 de boisseaux, quelque chose comme 1 750 000 hectolitres, c’est-à-dire à peu près le tiers de ce qui était nécessaire pour le commerce et les distributions à bas prix qu’il était devenu de règle d’octroyer au peuple ; le reste provenait de l’Afrique (Algérie, Tunisie, Maroc) et de la Sicile. La flotte qui, chaque printemps, au moment où la navigation reprenait en Méditerranée, apportait le grain en Italie, y était attendue avec une impatience extrême ; sur la jetée de Pouzzoles, le port principal de la côte, avant l’aménagement de celui d’Ostie, on guettait à l’horizon, sur la droite de Capri, l’apparition des navires qui devançaient le gros du convoi venant d’Alexandrie pour en annoncer l’arrivée ; le peuple accourait en foule sur le môle et saluait de cris de joie la vue des premières voiles ; il savait bien qu’elles lui apportaient l’abondance. Aussi, lorsque quelque prétendant voulait s’assurer l’empire aux dépens du prince régnant, son premier effort tendait à s’emparer de l’Egypte et à arrêter le départ du blé : il espérait que l’Italie se soumettrait devant la menace du blocus.

Mais le pays n’était point seulement pour Rome un grenier d’abondance ; c’était aussi un entrepôt de première importance, la grande voie commerciale de l’Orient. Par-là passait le négoce du monde. La plupart des choses précieuses que l’Asie fournissait au luxe romain, la myrrhe, l’encens, les pierres précieuses, la gomme, l’aloès, les épices de toute sorte, l’ivoire, les éléphants, les bêtes sauvages, les esclaves, entraient dans le golfe arabique et gagnaient la côte égyptienne pour emprunter la route fluviale jusqu’à Alexandrie. Deux ports surtout s’offraient au commerce : celui de Myos Hormos, un peu au-dessous de Koséir et celui de Bérénice, chez les Troglodytes, auquel correspondait Leukê Cômê, sur la côte opposée de l’Arabie. Une fois débarquées, les marchandises étaient dirigées par caravane vers Coptos, sur le Nil, ville située à six ou sept jours de Koséir, à dix ou onze de Bérénice, et reliée à ces deux points par des routes solidement établies, pourvues de distance en distance de caravansérails fortifiés, dont on a retrouvé les restes. Dès l’époque de Strabon, les gîtes d’étapes étaient pourvus chacun d’une citerne ; ils se multiplièrent dans la suite, à mesure que l’on découvrit de nouveaux points d’eau. Tous étaient bâtis sur le même plan, celui des fondouks actuels de l’Orient : au centre, une cour avec un puits dans un coin ; tout autour, des chambres pour les hommes, des magasins pour les bagages ; les animaux passaient la nuit dans la cour, en plein air, attachés à la corde ou entravés.

La région que coupaient ces routes était encore précieuse pour Rome à un autre titre. Il y avait là, dans les montagnes qui longeaient la mer Rouge, plusieurs carrières de marbres précieux : de porphyre au Djebel-Doukhan, de granit gris à la montagne appelée Oum-ed-Degal, de brèche verte à l’Oued-Hamamat, d’émeraude près de Bérénice ; l’exploitation en fut activement poussée sous l’Empire, afin d’assurer au luxe des constructions des matériaux de choix et aux empereurs, possesseurs des carrières, des revenus toujours renouvelés.

Pour garantir à l’État la pleine jouissance de l’Egypte, sans avoir rien à redouter de troubles intérieurs ou extérieurs, il fallait au pouvoir central la certitude que la paix n’y serait pas troublée. De là la nécessité d’entretenir une solide armée d’occupation et de la distribuer dans le pays de façon à faire face à toutes les menaces. Ailleurs les soldats étaient établis surtout le long des frontières : en Angleterre, sur le Rhin, sur le Danube, à l’abri de remparts continus, faits de terre ou de pierres ; en Afrique, derrière un fossé, qui marquait la limite extrême de la domination romaine ; ils campaient dans des fortins disposés de distance en distance et s’appuyant l’un sur l’autre. Rien de tel en Égypte : la nature même des lieux s’y opposait. Point n’était besoin que l’armée fût répandue sur toute la largeur de la province et qu’elle dressât vers le Sud, dans la direction de l’Ethiopie, un barrage très développé. Le territoire confié à sa garde ressemblait à une longue oasis formée par la vallée du fleuve et enserrée entre deux déserts sur une largeur de vingt kilomètres en moyenne. Il s’arrêta d’abord à la première cataracte parce que là s’arrêtait aussi la navigation. Au-delà, les Romains avaient constitué, au temps d’Auguste, une sorte de pays de protectorat qui s’étendait jusqu’à Maharakah ; bien vite, cependant, ils reconnurent que cet État-tampon offrait plus de dangers pour eux que les voisins contre qui il devait les protéger ; ils installèrent des garnisons romaines dans la Basse-Nubie. La besogne était, d’ailleurs, bien plus aisée que sur les autres frontières, puisqu’il suffisait de tenir l’entrée de la vallée ; des postes placés de part et d’autre du fleuve, se faisant face, en interdisaient l’accès aux bandes ennemies ; en cas d’échec, le poste le plus avancé se repliait sur le suivant, où il trouvait un soutien. Il en fut ainsi jusqu’à Dioclétien, qui ramena la frontière à la première cataracte.


Un tel régime d’occupation nécessitait des troupes appropriées. Sans doute, comme partout, les légions constituaient le noyau des forces militaires : une armée romaine sans légion serait un non-sens. Le nombre en varia de trois à deux suivant les époques, pour se réduire à l’unité au milieu du IIe siècle. Mais l’organisation légionnaire, si parfaite pour la guerre en Occident, pour la conquête, pour la défense permanente des frontières dans les pays du Nord, convenait moins à la garde des régions africaines, vastes espaces, souvent privés d’eau, peu habités, où les communications, par-là même, sont moins aisées et la surveillance plus pénible. Pour adapter le corps d’occupation aux territoires qu’il avait mission de protéger, l’Etat fut amené à y multiplier les troupes auxiliaires, plus faciles à recruter, puisqu’en principe elles étaient composées, non pas de citoyens romains, mais d’indigènes, moins lourdement armées, plus souples, plus mobiles, et à augmenter la proportion des cavaliers, soit en les mêlant aux fantassins dans des cohortes montées, soit en constituant des régiments homogènes, ou, comme on disait, des « ailes. » Fait notable : on trouve en Égypte des méharistes ; c’était vraiment ce que nous appellerions aujourd’hui une armée coloniale.

L’étonnant, au premier abord, c’est qu’elle n’ait pas été plus nombreuse. Il est vrai que l’on a constaté la même particularité pour la province d’Afrique qui embrassait tout le territoire de la Tripolitaine, de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc. J’ai calculé, quand j’ai eu à m’occuper de la question, que les forces réparties sur cette immense étendue ne s’élevaient pas à plus de 30 000 hommes, 6 000 légionnaires et le reste en troupes auxiliaires, alors que pour occuper la Tunisie et l’Algérie seulement, avant la guerre de 1914, nos effectifs atteignaient 58 000 hommes, sans compter les goumiers. L’Égypte, dont l’étendue ne peut pas se comparer à celle de la province d’Afrique, était dotée d’une garnison moins importante encore. Dans les premières années de la conquête, le total en montait à environ 25 000 hommes ; il tombe au ne siècle à un maximum de 13 000. On aimerait à comparer ces chiffres avec ceux du corps d’occupation anglais en 1913 ; mais le War Office est trop discret pour qu’un calcul quelque peu précis soit possible.

A la réflexion, on comprend que les Romains aient pu assigner au corps d’occupation égyptien des proportions-aussi modestes. Son service n’avait rien de très belliqueux. Les expéditions militaires dans la province même ou dans les contrées voisines, comme l’Arabie ou l’Ethiopie, sont contemporaines de l’empereur Auguste ; une fois le pays conquis et la sécurité assurée par des mesures sagement conçues, l’armée ne connut plus pendant deux siècles de guerres extérieures. De loin en loin, l’Empereur lui demandait bien quelque détachement légionnaire, quelque renfort d’auxiliaires pour venir en aide à des troupes, engagées sur d’autres frontières, contre les Parthes ou les Juifs au Ier siècle, contre les Parthes encore sous Trajan, contre les Juifs, de nouveau, sous Hadrien, contre les Marcomans sous Marc-Aurèle ; mais ces absences n’étaient jamais que de courte durée : une fois le péril conjuré, les soldats égyptiens regagnaient leur camp d’Alexandrie, de Ptolémaïs ou de Thèbes et reprenaient le cours de leurs occupations habituelles.

Le service de place y jouait, comme il est naturel, un rôle important. Nous le savons par un grand papyrus conservé à Genève, qui n’est autre chose qu’un tableau de service d’un corps pendant dix jours, pour une partie, du moins, de l’effectif. Il contient la mention de charges et d’occupations communes aux soldats de tous les temps et de tous les pays : gardes à monter aux portes du camp, auprès des officiers et des drapeaux, à l’arsenal ; corvées de propreté, nettoyage des casernements, apport de sable ou de chaux ; mais on y trouve aussi des données moins banales. On y voit, par exemple, que des sections étaient détachées dans les magasins d’Alexandrie, où venaient s’accumuler les blés destinés à être expédiés à Rome, pour y surveiller les ouvriers et collaborer à la manutention ; d’autres étaient mises à la disposition du directeur de l’hôtel des monnaies ou des fabriques de papyrus ; d’autres, adjointes au personnel de la flottille du Nil. Bien souvent aussi l’armée prenait part à des ouvrages d’utilité publique. Les nombreux bras du Nil dans le Delta et le réseau des canaux qui s’y rattachent avaient besoin de curages fréquents ; les routes qui reliaient le fleuve à la mer Rouge ou qui en suivaient les deux rives demandaient un entretien continuel et des améliorations ; on faisait appel, pour assurer les travaux, à la main-d’œuvre militaire. Au premier siècle de notre ère, lorsqu’il fallut construire à Coptos un camp et aménager des citernes sur la route qui reliait ce point à l’Erythrée, le gouverneur y envoya des soldats de deux légions, à raison d’un homme par centurie, soit 128 légionnaires ; des cavaliers appartenant à trois ailes différentes, soit 424 cavaliers ; des fantassins et des cavaliers de sept cohortes auxiliaires, soit 61 cavaliers et 788 fantassins : en tout, plus de 1 400 hommes et leurs cadres ; et quand le travail fut achevé, une inscription détaillée, qui nous est parvenue, en conserva sur pierre le souvenir. C’est un exemple typique de ce que l’Etat demandait à ses troupes d’Egypte. Il va de soi que, en pareil cas, les légionnaires, dont leur titre de citoyens romains faisait des privilégiés, ne maniaient pas eux-mêmes la pelle et la pioche ; ils faisaient office de piqueurs et dirigeaient l’effort des auxiliaires comme aussi de tous les terrassiers civils indigènes qui étaient réquisitionnés ou engagés pour l’opération.

Nous retrouvons aussi les soldats dans les carrières de la vallée du Nil et dans celles du désert arabique.

Chaque mine était placée sous le commandement d’un officier qui agissait d’accord avec l’ingénieur chargé de la partie technique. Là aussi, la troupe avait surtout pour mission de surveiller le travail des ouvriers, pour la plupart des condamnés aux travaux forcés, criminels de droit commun, juifs et plus tard chrétiens. Les restes des exploitations minières, partout les mêmes ou à peu près, le prouvent à l’évidence. La station formait une petite ville. La garnison occupait, au centre, un fortin ; tout autour, sur les crêtes, une série de postes de garde ; entre les deux, des maisons où logeaient les travailleurs, des étables, des écuries ; et puis aussi quelque petit temple à Sérapis ou à Isis, dont les murs ruinés nous ont conservé, gravées à la pointe, quantité de ces formules d’adoration que l’on nomme proscynèmes : « Proscynème de Marcus Longinus et de Gaius Cornélius, soldats de la centurie d’Herennius, l’année XIe de Néron ! » — « Proscynème de Gaius Benius Geler, de la première cohorte flavienne des Ciliciens, de la centurie de Julius, sous Dioclétien empereur ! » Le rôle considérable de l’armée dans l’exploitation des carrières est une des particularités les plus originales de la vie militaire en Égypte.

Enfin une notable partie de l’activité des soldats s’absorbait en des besognes de police dans les bourgades de la campagne aussi bien que dans les grandes agglomérations. De celles-ci, la plus importante, comme aussi la plus, turbulente, était assurément Alexandrie. La couche inférieure de la population, composée d’indigènes, d’ouvriers de fabrique, de matelots, ne connaissait que les querelles et les révoltes ; un écrivain, originaire de la ville et qui, à ce titre, était édifié sur ses compatriotes, prétend que les Alexandrins n’avaient pas de rivaux pour le vacarme ; les causes les plus futiles servaient de prétextes à de gros soulèvements ; la présence des Juifs riches et commerçants qui occupaient deux quartiers de la ville sur cinq n’allait pas non plus sans engendrer des jalousies et exciter les passions, ainsi qu’il arrive, de nos jours encore, dans maint port levantin. Le gouverneur avait, fort à faire pour maintenir le calme dans un milieu si mélangé et le corps de police local ne pouvait guère se passer de l’aide des légionnaires. La garnison importante que les Romains y maintinrent toujours et qui campait à l’endroit même qu’occupent aujourd’hui les casernes des troupes anglaises, facilitait la tâche. Dans l’intérieur du pays, l’intervention militaire n’était pas moins nécessaire. Il existait un peu partout une gendarmerie locale, à formes diverses, mais insuffisante ; au-dessus, il avait fallu placer des officiers ou des sous-officiers de l’armée régulière, pour lui donner des ordres, recevoir les plaintes des habitants, prendre les mesures de sûreté contre les attaques des malfaiteurs, les faire poursuivre et emprisonner.

Pour compléter le tableau de ce qu’était la vie des soldats romains en Égypte, il faut ajouter que toutes ces besognes peu militaires, en somme, au sens noble du mot, étaient coupées de fêtes et de cérémonies annuelles qui en rompaient de loin en loin la monotonie. Deux fois par an, surtout, les camps étaient en liesse, au jour anniversaire de l’Empereur et pour les Saturnales.

C’est encore un papyrus qui nous apprend ce qui se passait dans le premier cas. Nous sommes au temps de l’empereur Sévère Alexandre. Dans le moindre village du monde romain on sacrifie en son honneur ; les soldats de la cohorte auxiliaire qui tient garnison à Syène célèbrent, comme les autres, la date solennelle. Ils vont d’abord dans les édifices religieux voisins du prétoire, pour honorer les dieux protecteurs de l’armée ; les officiers marchent en tête, ainsi qu’il convient. La procession achevée, ils reçoivent, de la part du prince, des gratifications en argent. Ces libéralités faisaient partie des usages que les empereurs laissèrent s’établir par faiblesse et acceptèrent par ambition ; plus d’un leur dut successivement son élévation et sa mort ; car on n’arrive jamais à contenter longtemps les foules.

En échange, tous, à la suite de leur commandant, s’empressent d’adorer l’Empereur et sa mère Julia Mamaea, « mère d’Auguste et des camps ; » ils couronnent leurs statues, ils sacrifient sur leurs autels, ils supplient les dieux de leur accorder la prospérité. Ceci fait, comme nous sommes à l’armée, on procède à une grande revue, avec les différents exercices qu’elle comporte, défilé des hommes, simulacres d’attaque ou de défense, mouvements de fantassins et de cavaliers ; après quoi, le commandant, à cheval devant le front de la cohorte assemblée, prend la parole et prononce une belle allocution, où il a soin d’unir dans les mêmes éloges les noms de ses supérieurs, le préfet du prétoire, chef d’État-major de l’empereur, le préfet d’Egypte, qui commande le corps d’occupation, le légat de la légion d’Alexandrie, à laquelle est rattachée la cohorte. Les soldats lui répondent par des acclamations et des souhaits de bonheur. Il reste, avant de clore la cérémonie, à promener autour du camp les images impériales, afin de les présenter à la vénération publique. La journée s’achève par un banquet servi auprès du temple consacré aux empereurs. Les sous-officiers et leurs subordonnés s’y associent côte à côte, et les inégalités s’effacent pour un moment devant les plats fumants et les gobelets.

Les réjouissances des Saturnales remontaient à Rome à une époque très reculée. C’était une vieille coutume en Italie de célébrer le 17 décembre la fête du vénérable Saturne ; les familles se seraient bien gardées d’y manquer. On échangeait alors des cadeaux, bougies de cire, poupées ou gâteaux ; surtout, on réunissait en un grand festin tous les habitants de la maison, même les esclaves qui, ce jour-là, étaient autorisés à se servir les premiers. On tirait même au sort, parmi les jeunes gens, un roi du festin : investi de sa nouvelle dignité ; il commandait à tous, et, quoi qu’il ordonnât, il fallait lui obéir ; aux uns il imposait de se plonger la tête dans l’eau froide, aux autres de se barbouiller de suie, à celui-ci de danser tout nu, à celui-là de faire le tour de l’habitation avec quelque servante dans les bras ; toutes les maisons résonnaient de cris et d’éclats de rire. Ces rires avaient leur écho dans les cantonnements militaires, où la fête était organisée avec le plein consentement des chefs ; bien plus, l’Etat, pour en assurer le succès, retenait sur la solde de chaque soldat une petite somme, qui faisait face aux dépenses nécessaires.

Ce qui se passait alors, nous le savons par le récit de la passion d’un certain Dasius, légionnaire de l’armée du Danube, en l’an 303 de notre ère. « Les soldats des légions, dit le récit, avaient l’habitude de célébrer chaque année les Saturnales. Ce jour-là, celui que le sort désignait revêtait un habit royal et marchait à la manière de Kronos lui-même, en présence de tout le peuple, avec une dignité impudente et effrontée. Escorté de la foule des soldats, jouissant d’une entière liberté durant trente jours, il se livrait à des passions criminelles et honteuses et se plongeait dans des plaisirs diaboliques. Au bout de trente jours la fête prenait fin, Alors, après avoir achevé, suivant le rite, les jeux impies et indécents, celui qui avait joué le rôle du roi venait aussitôt s’offrir comme victime aux idoles immondes et se frappait de son épée. » Sans prendre au sérieux la virulence des expressions employées par l’auteur indigné ni même l’affirmation de suicide qui termine le passage, on peut se faire une idée, d’après ce texte, des folies qui se commettaient à cette occasion. Les plaisirs des légionnaires d’Egypte n’étaient assurément pas plus raffinés que ceux de leurs frères des autres corps d’armée.


En paix comme en guerre, concentrées dans de vastes camps ou dispersées dans la province, il fallait que ces troupes fussent payées et nourries, vêtues, armées, dotées de moyens de transport. L’Etat avait à pourvoir à tout cela. Les moyens pratiques qu’il mit en œuvre pour faire face à cette tâche multiple sont parmi les révélations les plus curieuses de nos papyrus.

La question de la solde n’a pas eu, chez les Romains, moins d’importance que chez les modernes. Point d’argent, point de suisse ; point de paie suffisante, point d’armée fidèle. Aussi vit-on se produire pour la solde des légions et par contrecoup des auxiliaires un phénomène qui est de tous les temps et de tous les pays : le taux en augmenta constamment au cours des siècles. Pour nous en tenir à l’époque impériale, elle était, depuis Auguste, de 225 deniers par an (environ 200 francs) ; Domitien la porta à 300, Commode a 375, Septime Sévère à 500 et Caracalla à 750. L’Egypte était soumise à la loi commune ; mais là, grâce à une ingénieuse opération, la charge était moins lourde qu’ailleurs pour le trésor.

Un document papyrologique, provenant du Fayoum, actuellement conservé à Genève, nous met sous les yeux le compte individuel, pendant un an, de deux fantassins, avec indication de leur solde, des retenues prélevées sur les sommes qui leur étaient dues et des économies qu’ils réalisaient sur leur avoir. Le total de la paie annuelle y est indiqué en drachmes, c’est-à-dire en monnaie égyptienne : complication peut-être, mais complication profitable à l’Etat, puisque, au lieu de 75 deniers tous les 4 mois, il arrivait à ne verser au soldat, grâce au change, que 62 deniers : soit un gain de 39 deniers par an et par tête. Comme, en outre, les empereurs, à leur avènement ou à l’occasion de quelque fait mémorable, avaient l’habitude de verser aux hommes des gratifications, souvent assez importantes, le bénéfice se renouvelait à chaque paiement ; chaque fois la générosité se tempérait sagement d’une opération financière. Pline avait raison de dire que les Romains étaient gens essentiellement pratiques.

Le papyrus de Genève nous apprend également le taux des retenues qu’on faisait subir au soldat pour pourvoir à son entretien. Là aussi, il est bien probable que le trésor réalisait habilement des économies. C’était, en effet, au gouverneur d’Egypte qu’il appartenait de réunir toutes les denrées, tous les objets nécessaires à l’armée ; il les demandait aux habitants comme surtaxe des redevances et des impôts fonciers ou bien il enjoignait aux individus et aux municipalités de les livrer directement aux intéressés à un prix déterminé ; après quoi, il se dédommageait en partie de ses avances par des prélèvements sur les soldes. Il y en avait pour le foin, celui que consommaient les chevaux d’armes ou les bêtes de somme attachées au train des équipages, pour l’alimentation des hommes (60 deniers par an et par tête), pour les chaussures et les bandes molletières (9 deniers), pour les effets, pour les armes ; il y en avait, en outre, pour la célébration des fêtes militaires, et aussi pour assurer à chaque soldat un petit pécule, déposé dans la chapelle du camp, sous la protection des enseignes.

Tous ces renseignements combinés ont permis à M. Lesquier de reconstituer le budget d’un légionnaire de l’armée d’Egypte au moment où fut écrit le papyrus de Genève, c’est-à-dire à la fin du Ier siècle de notre ère. Les recettes se composent de 744 drachmes par an ; les dépenses sont de trois retenues pour le foin, 30 drachmes, de trois retenues pour la nourriture, 240 drachmes, autant pour les chaussures, 36 drachmes, 20 drachmes pour la célébration des Saturnales et une somme de 4 drachmes, à déposer auprès des enseignes, ce qui fait un total de 330 drachmes. Restent donc 414 drachmes, une centaine de francs environ, desquelles il fallait déduire encore les redevances exigées pour les vêtements et les armes, qui, elles, n’étaient pas régulières et ne se prélevaient que lorsqu’il était besoin de fournitures neuves ou de réparations. En réalité, il ne restait pas grand’chose à chaque soldat à la fin de l’année, et les distributions extraordinaires, dues à la générosité des empereurs, arrivaient à point pour grossir quelque peu son très modeste budget. Il est vrai que, comme le troupier classique, il avait la ressource de faire appel à la bourse de ses parents, ressource assez aléatoire, si toutes les mères ressemblaient à celle d’un jeune conscrit dont nous avons la lettre éplorée :

« A ma très chère mère, mille fois salut. Avant tout je souhaite que tu te portes bien, toi et les tiens. Veux-tu bien, au reçu de cette lettre, m’envoyer deux cents drachmes. Quand Geminus est venu, je n’avais que vingt statères ; maintenant, je n’en ai plus un seul, car j’ai acheté une voiture à mulet, et j’ai dépensé à cet achat tout mon argent. Je t’écris cela pour que tu le saches. Envoie-moi aussi un manteau, une pèlerine, une paire de guêtres, une paire de vêtements en peau, de l’huile, la cuvette que tu m’as promise, une paire d’oreillers… Enfin, mère, envoie-moi mon mois bien vite. Tu m’as dit, quand je suis allé te voir : « Avant que tu sois rentré au camp, je t’enverrai un de tes frères ; » et tu ne m’as rien envoyé ; tu m’as laissé ainsi sans rien, rien de rien. Tu ne t’es pas dit que je n’avais ni argent, ni rien ; tu m’as laissé ainsi, comme un chien. Mon père est venu me voir et ne m’a donné ni une obole, ni une bourse, ni rien. Et tous se moquent de moi : « Son père, disent-ils, est soldat et ne lui a rien donné. » Il m’a promis que, s’il revenait chez lui, il m’enverrait tout ce que je voudrais. Vous ne m’avez rien envoyé. Pourquoi ? La mère de Valerius, elle, lui a envoyé une paire de ceintures, une cruche d’huile, un panier de viande… et deux cents drachmes. Je te supplie donc, mère, de m’envoyer ce que je te demande ; ne me laisse pas ainsi. Je vous ai quittés, j’ai emprunté de l’argent à mon camarade et à mon option ; mon frère Geminus m’a envoyé une lettre et des caleçons. Sache-le bien, j’ai du chagrin de ne pas être allé près de mon frère, et lui aussi a du chagrin que je ne sois pas allé près de lui ; il m’a envoyé une lettre pour me reprocher d’être allé dans un autre pays. Je t’écris cela pour que tu le saches. Dépêche-toi donc, au reçu de cette lettre, de m’envoyer ce que je demande. Sache que mon frère m’a écrit une lettre et qu’il est parti. J’embrasse tous ceux de la maison, j’embrasse Apollinarius, Valerius, Geminus, j’embrasse tous les amis. »

Mieux valait évidemment pouvoir se suffire à soi-même et posséder quelques petits revenus personnels. C’est ce que le système de recrutement adopté pour l’Egypte rendait assez habituel.


Au début de la période impériale, les légions se recrutaient dans les pays les plus civilisés, ceux où le nombre des citoyens romains était considérable, l’Italie et les provinces occidentales comme la Gaule et l’Espagne. Puisque nul ne pouvait entrer dans les légions sans posséder le droit de cité, il était tout naturel qu’on fit appel pour les compléter aux régions où la population romanisée offrait une certaine densité. Les recrues étaient ensuite réparties entre les différents corps d’armée. Mais les guerres civiles qui précédèrent l’avènement des Flaviens montrèrent à l’évidence les dangers de cette méthode : les Italiens apportaient au service des passions étrangères, prenaient parti pour les prétendants à l’Empire, devenaient des éléments de trouble dans des corps qui n’auraient dû s’occuper que de la défense des frontières. Comme il arrive toujours, la politique jetait le désordre dans l’armée et, par l’armée, dans l’Etat. D’autre part, les provinces se transformaient peu à peu à l’image de Rome, et le nombre des habitants dotés du droit de cité allait chaque jour en augmentant. La dynastie flavienne commença à tenir l’Italie à l’écart du recrutement légionnaire et, pour combler les vides, décida d’ajouter aux recrues venues d’Occident celles, que l’Orient pouvait fournir.

En outre, l’empereur s’avisa que, puisqu’il avait le privilège d’accorder le droit de cité à qui bon lui semblait, il pouvait en profiter pour simplifier le recrutement et pour introduire dans la troupe ceux des provinciaux qui lui paraissaient le plus aptes à y prendre place. Il suffisait dès lors de s’engager dans une légion pour devenir citoyen ; l’inscription au corps ne dépendit plus du statut légal du conscrit ; elle le lui conféra, elle devint génératrice de citoyens romains. Par la force même des choses, la conscription alors se fit peu à peu locale. En Égypte, la réforme s’opéra de bonne heure : les recrues égyptiennes, dès le début de l’Empire, se rencontrent assez fréquemment dans les légions et aussi, par imitation, dans les troupes auxiliaires. Le soldat qui servait dans la vallée du Nil à un titre quelconque appartenait souvent au pays par sa naissance ; il y possédait souvent aussi quelque bien, dont il pouvait surveiller la gestion durant son temps de service.

Né dans la province, le légionnaire songeait tout naturellement à s’y marier ; mais, là, il se heurtait à une grosse difficulté. La loi romaine interdisait absolument aux militaires en activité de prendre femme, du moins pendant les premiers siècles de l’Empire : les règlements tenaient le mariage pour inconciliable avec une stricte discipline militaire, et l’introduction d’une femme dans la vie d’un soldat, avec toutes les charges qu’entraîne un ménage, pour incompatible avec la liberté d’allure nécessaire au service des camps. Nous avons vu ce principe établi dans plus d’une armée permanente moderne ; il n’y a pas bien longtemps qu’il en était ainsi en France. Les hommes des légions devant vingt ans de présence, les auxiliaires vingt-cinq, plus d’un même restant à la disposition de l’Empereur au-delà de ce terme, il leur eût fallu patienter bien longtemps pour fonder une famille. Ils avaient, il est vrai, la ressource d’unions passagères, où le plaisir trouve une satisfaction sans lendemain ; mais la plupart d’entre eux aspiraient à des unions durables qui, du consentement des deux conjoints, constituassent de véritables mariages, comportant pour l’avenir les conséquences sociales communes. Il arriva donc que la coutume corrigea les sévérités de la loi et que les soldats au service se marièrent, ou, du moins, qu’ils prirent femme ; seulement cette femme n’était point une épouse légitime, suivant le droit romain ; les enfants ne l’étaient pas davantage. Tout ce monde vivait à côté du droit, non sans trouver moyen d’y rentrer par des détours ; ainsi, il ne pouvait y avoir contrat entre les conjoints ; un acte de cette nature n’aurait présenté aucune valeur en justice : on imagina de laisser reconnaître à la future par le soldat à qui elle s’unissait un prêt fictif, un dépôt d’argent ou de meubles, voire de robes, de manteaux, de bijoux, comme fit, d’après un papyrus de Berlin, le fantassin apaménien Julius Apollinaris pour une certaine Petronia Sarapias. En cas de mort ou de divorce, à l’ouverture de la succession, la femme était qualifiée pour réclamer le montant de cette dot dissimulée.

Bien plus, l’Etat lui-même aidait ces mal mariés à réparer l’incorrection de leurs associations, à arriver à une situation régulière. Au moment où ils quittaient le service avec un congé « honorable, » l’Empereur leur concédait en récompense le droit de cité, s’ils ne le possédaient pas déjà, et déclarait valable suivant la loi romaine l’union qu’ils avaient contractée pendant le service avec des pérégrines ; par suite, et cela était spécifié expressément, les enfants devenaient légitimes et par conséquent citoyens romains. Il suffisait donc au soldat, pour arriver à réaliser ses désirs, de savoir patienter quelques années dans une situation provisoire, de ne point se brouiller avec sa compagne et de préparer par un demi-ménage passager la vie parfaitement correcte que lui réservait l’avenir.

Sans compter que bien souvent les fils des soldats, même non légitimés, entraient à leur tour au service, dès qu’ils en avaient l’âge et par-là étaient appelés à la cité romaine. Tout le monde y trouvait son compte : les jeunes gens, dotés d’un statut personnel privilégié, auquel, leur naissance ne leur donnait aucun droit, et l’État, qui rencontrait sur place des recrues élevées dans le culte de l’Empereur et de la discipline. Rien d’étonnant à ce que, pour une femme de condition modeste, même pourvue d’une petite dot, ce fût un beau mariage que d’épouser un soldat ; tant qu’il servait, elle profitait d’une partie de sa solde, des libéralités impériales, de ses économies ; elle jouissait, par contre-coup, de la considération attachée au métier des armes ; après sa mise à la retraite, elle avait la fierté de devenir femme légitime et mère de citoyens romains. Lorsque, sous le règne de l’empereur Septime Sévère, les anciennes interdictions eurent été levées et qu’il devint permis aux soldats de contracter un mariage légal, les difficultés disparurent, en Égypte aussi bien qu’ailleurs.

Tout rattachait donc les soldats de la province à cette province même ; il est bien naturel qu’ils voulussent y rester, leur service achevé. D’ordinaire ils se consacraient à l’agriculture. L’usage n’existait plus à l’époque impériale de distribuer des lots de terres aux vétérans : l’âge des colonies militaires créées de toutes pièces en un jour et envoyées, enseignes en tête, dans les pays neufs, s’était clos à peu près avec Auguste. Les empereurs n’avaient pas renoncé pourtant à l’ancienne politique. Ils tenaient toujours pour utile d’assurer la mise en valeur des terres incultes, de récompenser la fidélité des anciens soldats par des concessions agraires, de répartir dans les provinces des gens capables de les gagner à la civilisation romaine et de les défendre, au besoin, contre toute surprise. Le principe restait le même ; les moyens employés pour le mettre à exécution avaient subi seulement quelques modifications. En Égypte, l’Etat mettait à la disposition de chaque homme à sa libération, soit des terrains fertiles qu’il donnait à l’adjudication, soit des terrains en friche, qu’il vendait à bas prix ; et, ce qui en augmentait la valeur, ces concessions échappaient à la loi commune pour les impôts : elles jouissaient d’un régime de faveur. Devenait ainsi propriétaire qui voulait.

Dans bien des cas, même, il n’était pas besoin pour les soldats de recourir ainsi à la bienveillance officielle ; ceux qui ne possédaient pas de propriétés familiales, venues à eux par héritage ou par mariage, achetaient, au cours de leur service, sur leurs petites économies, des lopins de terre où ils installaient leur famille ; la fin du service arrivée, ils ne songeaient plus qu’à les faire valoir.

Un de ces types de vétérans-colons est un certain Lucius Bellenus Gemellus, dont nous possédons une volumineuse correspondance, volumineuse relativement, cela s’entend : treize lettres recueillies à Euhêméria, du nôme Arsinoïte. C’est là qu’après avoir servi dans une des légions égyptiennes à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne, il avait pris sa retraite ; il y avait des terres et un moulin à huile, ce qui ne l’empêchait pas d’être à la tête de trois ou quatre domaines ailleurs. Ses lettres sont écrites d’une main tremblante, car il était âgé alors de soixante-sept ans ; elles sont assez incorrectes ; mais sa volonté est demeurée ferme, surtout s’il s’agit de ses intérêts. Nous le voyons occupé de deux soucis : célébrer dignement les fêtes des dieux ou les anniversaires de naissance de ses enfants et régler minutieusement l’exploitation de ses propriétés. A son fils Sabinus il écrit, après des recommandations relatives à la ferme : « Achète dix coqs au marché et envoie-les moi pour les Saturnales ; pour le jour de naissance de Gemella, envoie-moi des friandises et un, pain d’une artabe de • froment. » Même recommandation à son neveu, nommé Epagathos : « Achète deux petits porcs pour les engraisser a la maison ; nous aurons à sacrifier des porcs le jour anniversaire de Sabinus. N’oublie pas de le faire. Embrasse Orsénouphis, Héron et tous ceux de la maison. Envoie-moi à Aphroditopolis un collier de taureau fort et large ; car celui que nous avions est cassé et le bouvier en a besoin tout de suite. »

Mais voici que le même Epagathos a la maladresse de laisser mourir deux porcs ; aussitôt le ton change ; ce parent attentionné devient intraitable : « Je te blâme très vivement d’avoir perdu deux porcs par suite de la fatigue de la route, alors que tu avais dix animaux que tu pouvais atteler pour les amener. Je n’ai pas à blâmer l’ânier Héraclidès, puisque, dit-il, tu lui as prescrit de conduire à pied les porcs. Je t’ai déjà recommandé, plus que de raison, de rester deux jours à Dionysias pour acheter 20 artabes de lotus. On dit qu’on l’aura à Dionysias pour 18 drachmes. A quelque prix qu’il soit, achètes en 20 artabes ; c’est l’essentiel. Dépêche-toi d’inonder toutes les plantations d’olivier. Suis bien mes instructions. Adieu. »

Ce mélange de rudesse impérative et d’esprit de famille caractérise toute la Correspondance ; il convient bien à un vieux grognard devenu fermier. Aisés comme Bellenus ou plus modestes, tous ces soldats paysans d’Egypte devaient être taillés sur le même modèle.

Pour rendre leur situation plus favorable, les empereurs leur accordaient encore d’autres privilèges. Non seulement ils échappaient à l’impôt foncier, mais ils n’étaient pas soumis aux droits de douane et aux péages ; les municipalités ne pouvaient les contraindre à accepter celles des fonctions qui entraînaient des corvées ou des charges onéreuses ; ils restaient aptes, au contraire, à gérer les magistratures honorifiques et à obtenir les sacerdoces qui augmentaient le crédit et la considération. Aucune obligation militaire ne compensait pour l’Etat tous ces avantages ; les vétérans n’étaient tenus à aucun service dans la localité où ils s’étaient retirés. On ne leur demandait que de propager autour d’eux, par leur exemple et leur parole, le respect de la puissance romaine et l’attachement à sa civilisation.

Il y a loin de cette armée, telle que le livre de M. Lesquier nous la révèle, à celles que César et Antoine avaient amenées à leur suite dans le pays. Les soldats romains de l’époque républicaine étaient des étrangers qui venaient pour un temps camper à Alexandrie et dans le Delta, qu’on y laissait le moins possible, qui repartaient dès que la victoire complète rendait leur présence inutile ; ils n’entretenaient avec les habitants de la province que des rapports de vainqueurs à vaincus. Tout autres nous apparaissent les légionnaires et les auxiliaires dont se compose la garnison au Ier et surtout au IIe et au IIIe siècles de notre ère. Ils appartiennent à l’Egypte par leur naissance, ils en vivent, ils y meurent ; ils ne connaissent rien du reste du monde romain ; leur horizon se borne à la vallée du Nil. En théorie, ce corps d’occupation semble une partie de l’armée nationale ; en fait, il est devenu une milice provinciale.

La modification serait intéressante, même si elle se bornait à l’Egypte ; mais il n’en est rien. Petit à petit, un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant les cas, les armées réparties dans les autres régions de l’Empire subirent la même loi et se transformèrent pareillement. Tout ce que nous savons d’elles nous permet de l’affirmer. Du jour où Rome sentit les provinces définitivement acquises, elle leur remit le soin de fournir elles-mêmes les éléments de leur défense, sous son commandement et sous son contrôle. Par-là elle simplifiait singulièrement la tâche du pouvoir central ; par-là aussi, à son insu, elle préparait les défections futures et rendait plus aisée dans un avenir lointain la désagrégation du grand tout que constituait l’Empire romain.


R. CAGNAT.

  1. Jean Lesquier, L’Armée romaine d’Egypte d’Auguste à Dioclétien (Mémoires publiés par les membres de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, t. XLI).