L’Argent et l’Or au cours de la guerre

L’Argent et l’Or au cours de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 186-205).
L’ARGENT ET L’OR
AU COURS DE LA GUERRE


I. — HAUSSE DE L’ARGENT

Parmi les phénomènes économiques qui sont nés de la guerre, il en est un qui mérite de retenir notre attention : c’est la hausse de l’argent, qui, depuis un tiers de siècle, avait perdu, chez la plupart des grandes nations, sa vertu monétaire et qui semblait, par cela même, condamné à ne pas se relever de la dépréciation qu’il avait subie. Mais voici que ce métal blanc, à 15 grammes et demi duquel notre loi de germinal an XI avait attribué une valeur correspondant à un gramme d’or et dont la cote, en 1902, était descendue si bas qu’il fallait alors 42 grammes d’argent pour acheter un gramme d’or, voici que ce paria métallique se relève ! Au début de la guerre, le gramme d’argent ne valait que 8 centimes environ ; il s’est relevé en 1915 à 10, en 1916 à 15 centimes, et en octobre 1918 il est aux environs de 17 centimes, c’est-à-dire qu’il se rapproche du prix de 20 centimes que lui assignait notre loi fondamentale de 1803, qui autorisait la libre frappe des monnaies d’or et d’argent.

Ce n’est pas là une des moindres surprises parmi celles que la guerre nous a réservées. Il avait semblé à beaucoup de bons esprits que, l’emploi essentiel de l’argent étant la frappe monétaire, du moment où, dans la plupart des pays modernes, cette frappe était suspendue, que chez quelques-uns seulement force libératoire était conservée à d’anciennes pièces, que chez presque tous l’argent ne servait plus qu’à fabriquer les monnaies d’appoint dont le pouvoir libératoire était limité à une très faible somme, ce métal était irrévocablement condamné. Après avoir perdu une proportion de plus en plus forte de sa valeur par rapport à l’or, il paraissait destiné à ne jamais revoir les cours de l’époque où il partageait avec le métal jaune le privilège de permettre à ses détenteurs d’acquitter, par son moyen, leurs dettes de n’importe quel montant.

Et néanmoins l’argent est remonté à un cours qu’il n’avait pas connu depuis 1875. L’on a pu se demander un moment s’il n’allait pas regagner celui d’avant 1870, c’est-à-dire le pair de l’or, dans le rapport célèbre de 15 et demi à un. Voici que se dresse tout à coup devant nous le souvenir des ardentes controverses monétaires qui ont rempli le dernier quart du XIXe siècle, qui ont agité l’Europe et l’Amérique, formé le thème principal des campagnes électorales lors de deux élections présidentielles aux Etats-Unis, et que nous croyions ensevelies à tout jamais dans les ténèbres d’un passé que bien peu d’entre nous s’attendaient à voir revivre ! Les partisans les plus acharnés du métal argent ou plutôt du bimétallisme, dans leurs rêves les plus ambitieux, ne prédisaient pas à leur favori un pareil retour de fortune. Les imaginations se mettent de la partie : certains prophètes déclarent qu’il n’y aurait rien d’impossible à ce que le pair monétaire, c’est-à-dire le rapport de 1 à 15 et demi, fût dépassé et que, dans un avenir prochain, le prix du kilogramme d’argent s’élevât à un niveau tel que ce ne fût plus un poids de 15 et demi, mais de 15, 14, 12 grammes d’argent qui suffit à acheter un gramme d’or. L’argent n’ayant plus vertu monétaire dans les principaux pays du monde, nous arriverions à cette situation paradoxale que le fait même de sa démonétisation, qui a été pendant longtemps une cause permanente -de dépréciation, favorisât une hausse, évidemment passagère, mais qui se maintiendrait aussi longtemps que dureraient les circonstances exceptionnelles qui l’auraient provoquée.


II. — HISTORIQUE DES MÉTAUX PRÉCIEUX AVANT LE XIXe SIÈCLE

Pour bien comprendre cette succession de phénomènes, il est utile de rappeler le rôle joué par l’or et l’argent dans l’histoire monétaire du monde, l’influence considérable exercée pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle par la législation française de l’an XI, la rupture d’équilibre qui s’est produite, de 1871 à nos jours, par suite de l’adoption, dans la plupart des grands pays du monde, de l’étalon d’or. Ce n’est qu’après avoir résumé ces événements multiples et divers, après avoir remis sous les yeux du lecteur quelques données relatives à la production des deux métaux précieux, que nous pourrons comprendre et expliquer ce qui s’est passé sur ce domaine depuis la déclaration de guerre. Nous montrerons ensuite l’effet inattendu de la hausse des prix sur les entreprises aurifères. Nous essaierons, en manière de conclusion, de prévoir, ce que l’avenir nous réserve à cet égard, à quels événements monétaires nous devons nous attendre au lendemain de la paix. Nous nous demanderons si ces perspectives ne devraient pas nous dicter certaines résolutions immédiates, de nature à la fois à soulager nos budgets dans le présent et à leur éviter des mécomptes dans l’avenir.

L’or et l’argent sont loin d’avoir été dans le passé et même d’être dans le présent les seules matières constitutives de la monnaie. Mais, déjà dans les civilisations grecque et romaine, ils tenaient une place prépondérante. Cette importance n’a fait que s’accentuer au cours du Moyen âge et des temps plus récents. Les grandes sources auxquelles se sont alimentées les nations modernes sont les deux Amériques, qui ont été, depuis quatre siècles, leurs principaux fournisseurs d’or et d’argent. A partir du moment où Christophe Colomb eut découvert le Nouveau Monde, une production annuelle ininterrompue augmenta sans relâche les stocks monétaires du globe. D’autres régions, l’Australie, l’Afrique du Sud, le Japon, la Chine, l’Inde, la Sibérie apportèrent leur contingent, en sorte que le ravitaillement monétaire des nations ne s’arrêtait pas. Celles-ci avaient d’ailleurs, sous ce rapport, des besoins croissants à satisfaire, tant en raison du développement de leur population que de celui de leur richesse. Considérons les Etats-Unis, dont la population, de 1873 à 1914, a augmenté d’à peu près 40 pour 100. Pendant la même période, le stock monétaire d’or et d’argent a passé de 3 à 26 dollars par tête : il s’est donc accru dans la proportion de un à huit par habitant, ce qui veut dire que le total en est aujourd’hui douze fois supérieur à ce qu’il était il y a une quarantaine d’années. Cette accélération de la constitution des réserves métalliques a été également, à des degrés divers, la règle chez la plupart des nations européennes.

Sans insister sur ce qui s’est passé dans l’antiquité et au Moyen âge, rappelons les traits essentiels de l’histoire monétaire de l’humanité depuis la fin du XVe siècle. À ce moment, le stock européen était singulièrement réduit : on ne croit pas qu’il dépassât beaucoup un milliard à la veille de la découverte de Christophe Colomb. En 1850, il était de 50 milliards de francs, dont un tiers en or et deux tiers en argent, celui-ci étant compté à sa valeur monétaire française, c’est-à-dire dans le rapport de 1 à 15 et demi. A partir de 1851, la production prit une allure encore bien plus rapide ; au cours des vingt-cinq années qui se terminent en 1875, elle atteignit presque la moitié de ce qu’elle avait été de 1493 à 1850, c’est-à-dire en 658 ans. Un autre trait caractéristique de la période 1850-187 ? » fut la prédominance de la production de l’or, qui dépassa 16 milliards, tandis que celle de l’argent représenta 7 milliards. Ce phénomène, dû à l’apport considérable de la Californie et de L’Australie, ne fit que s’accentuer au cours des années récentes. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’Afrique du Sud entra en scène et, grâce à elle, la récolte annuelle de l’or s’éleva, à son point culminant, jusqu’à 2 500 millions. Pour les trente-sept années ayant pris fin en 1912, la production de l’or a atteint 44 milliards et celle de l’argent 36 milliards de francs. En ajoutant 9 milliards d’or et 6 milliards d’argent pour les quatre années 1913-1916, nous trouvons que la production, depuis 1493 jusqu’à ce jour, a été de 85 milliards d’or et 83 milliards d’argent.

Si ces chiffres, surtout pour la période contemporaine, présentent un degré de certitude notable, la statistique des monnaies qui existent dans le monde est beaucoup plus difficile à établir. On ne peut calculer avec précision quels ont été les emplois industriels des deux métaux. Cette statistique n’a d’ailleurs pas grand intérêt en ce qui concerne l’or, parce que la frappe en est libre à peu près partout et que les lingots peuvent ainsi, à tout moment, être transformés en monnaies et inversement. Certains gouvernements ont interdit la fonte des monnaies ; mais cette défense ne survivra sans doute pas à la guerre ; tout au moins disparaîtra-t-elle avec le cours forcé. Ce jour-là cessera aussi la prime qui se pratique actuellement sur le métal jaune. La totalité de l’or, sous quelque forme qu’il existe, a donc la même valeur, c’est-à-dire 3 444 francs par kilogramme de fin. La plupart des banques d’émission conservent une partie de leur encaisse or sous forme de barres ; qu’elles évaluent dans leur bilan pour le nombre d’unités monétaires du pays qu’elles peuvent servir à fabriquer.

En ce qui concerne l’argent, la situation n’est pas la même. La frappe n’en étant pas libre, les lingots ne peuvent être assimilés aux espèces. La Banque de France, en 1900 par exemple, faisait figurer à son actif 1 200 millions d’écus d’argent comptés à leur valeur nominale. Si elle avait dû évaluer cette quantité au prix marchand du métal contenu dans les pièces, c’est-à-dire environ 45 pour 100 du pair, elle eût dû l’inscrire pour 540 millions seulement. Un calcul analogue arrêté aujourd’hui nous conduirait à un milliard…

L’encaisse des principales banques d’émission du monde, qui se monte en 1918 à une trentaine de milliards de francs, consiste presque entièrement en or. Cette prédominance du métal jaune résulte du fait que l’étalon d’or existe presque partout, que l’argent n’est plus frappé librement et que, là où il subsiste des monnaies d’argent à force libératoire, la quantité n’en augmente plus.


III. — LA LOI FRANÇAISE DE GERMINAL AN XI ET LE RÉGIME MONÉTAIRE DKS PRINCIPALES NATIONS DE 1803 A 1914

Une question non moins intéressante que celle de la production et du stock des deux métaux est celle de leur valeur respective. Alors que, dans l’ancienne Grèce et le monde asiatico-hellénique, le rapport parait avoir oscillé entre 1 à 14 au temps de Périclès, 1 à 12 au temps de Platon, 1 à 10 au temps de Ménandre, il avait une tendance marquée, vers la fin du XVIIIe siècle de l’ère chrétienne, à se rapprocher de la proportion de 1 à 15 et demi, qui fut adoptée en France.

La loi de Germinal an XI est celle qui nous régit, sauf la modification qui est résultée de la suspension de la libre frappe de l’argent. Elle disposait que l’unité monétaire serait le franc, constitué par 5 grammes d’argent à neuf dixièmes de fin. Elle autorisait la frappe de monnaies d’or dont la valeur, à poids égal et au même titre de neuf dixièmes de fin, serait 15 fois et demie supérieure à celle des pièces d’argent. Cette législation a rayonné sur le monde pendant deux tiers de siècle. La puissance économique de la France, ses amples ressources métalliques assuraient au système adopté par elle une grande influence sur celui des autres nations. Ce fut le régime connu sous le nom de bimétallisme, parce qu’il comportait deux métaux a force libératoire, dont la frappe illimitée était permise aux particuliers comme à l’Etat : il fut, en fait ou en droit, celui de la plupart des pays civilisés de l’époque, à l’exception de la Grande-Bretagne qui, dès le lendemain des guerres du Premier Empire, avait institué chez elle le monométallisme or. Lorsque au contraire la Russie, en 1839, reprit les paiements en espèces, elles créa un rouble métallique qui était représenté indifféremment par l’or ou l’argent, dans la proportion de 1 à 16.

Jusque vers 1850, la question de la valeur relative des deux métaux ne joue pas un rôle important dans les préoccupations des économistes ni des hommes d’Etat. A partir de 1850, l’influence des découvertes californiennes, puis australiennes se fait sentir ; la production aurifère augmente brusquement ; l’argent marque une tendance à la hausse. Dès 1850, il s’élève à 61 et demi ; en 1851 le cours moyen de l’année se maintient à 61 ; à partir de l’année suivante et jusqu’en 1862, il est constamment au-dessus de 61 ; en 1859 il atteint 62 ; ce fut le point culminant de la courbe, marquant l’époque où le développement rapide des mines d’or inquiéta certains économistes au point que Michel Chevalier songea à proposer la démonétisation du métal jaune. Pendant les années suivantes, un léger fléchissement se fit sentir : mais, en 1872, le cours moyen dépassait encore 60. A partir de 1873, la physionomie change complètement. L’Allemagne accomplit alors sa réforme monétaire et adopte l’étalon d’or : elle interdit la libre frappe de l’argent et, tout en conservant provisoirement leur force libératoire aux anciennes pièces d’un thaler, elle réalisa, sous forme de lingots, sur le marché de Londres, la partie de ces thalers qui lui paraissait dépasser les besoins de sa circulation. Sous l’influence de cette législation et des ventes qui en furent la conséquence, le marché du métal fléchit considérablement : le cours tombe à 56 en 1875, à 52 en 1876.

L’exemple de l’Allemagne entraine des imitateurs. La Suède, la Norvège et le Danemark forment une union monétaire fondée sur l’étalon d’or. L’Egypte, puis la Tunisie l’adoptent. La Hollande supprime la libre frappe de l’argent. L’Union latine à son tour est obligée d’entrer dans la même voie ; les lingots de métal blanc affluaient chez elle pour se transformer en pièces libératoires dont la valeur nominale dépassait de plus en plus la valeur métallique. Nous commençâmes par fermer nos Hôtels des Monnaies à la libre frappe des écus par les particuliers. Bientôt les gouvernements se l’interdirent à eux-mêmes et ne se réservèrent que le droit de fabriquer des monnaies divisionnaires. Un moment arriva où les associés de l’Union latine prirent des engagements réciproques pour déterminer les contingents de ces monnaies divisionnaires en raison de la population. Il semblait que de toutes parts on s’acheminât vers l’étalon d’or ; l’argent passait au second plan, en dépit de la place qu’il tenait encore aux Indes, en Indo-Chine, en Chine, au Japon, au Mexique et dans divers pays qui gravitaient plus ou moins dans l’orbite des vastes empires d’Extrême-Orient.

Un facteur puissant essaya à ce moment de se jeter en travers du courant qui entraînait le métal blanc vers les niveaux inférieurs. Les Etats-Unis instaurèrent en 1878 une législation monétaire nouvelle, dans le dessein avéré de rendre au métal blanc son antique valeur : la loi Bland ordonna, en 1878, l’achat mensuel et la frappe, par le Trésor fédéral, de 2 millions de dollars d’argent. Douze ans plus tard, en 1890, le Parlement de Washington, considérant qu’il n’avait pas obtenu le résultat, espéré, vota la loi Sherinan, qui fit plus que doubler le chiffre des achats : elle encombra les caves du Trésor fédéral de métal blanc, qui, cette fois, n’était plus monnayé, mais gageait, sous forme de lingots, une émission de billets d’Etat, dits Treasury notes, billots du Trésor de 1890. Sous l’influence de cette introduction de quantités croissantes d’argent dans la circulation américaine, des inquiétudes commencèrent à se répandre dans le public, à l’intérieur et au dehors, au sujet de la valeur intrinsèque de l’unité monétaire, le dollar. Jusque-là, il n’avait pas cessé d’être considéré comme une monnaie d’or ; tous les billets des États-Unis étaient remboursables en métal jaune. On se demanda s’il ne viendrait pas un moment où l’argent le remplacerait comme étalon. Cette crainte détermina la crise de 1893, une des plus violentes qu’aient connues les marchés d’outre-Atlantique.

L’Europe retira une grande partie des crédits qu’elle leur avait consentis et réalisa, en quantités énormes, les titres américains qu’elle avait en portefeuille. Le président Cleveland comprit qu’il fallait mettre un terme à la ruineuse expérience inaugurée par la loi Bland, poursuivie par la loi Sherman ; au cours de l’automne 1893, il obtint du Congrès le rappel de cette dernière.

Vers la même époque, le gouvernement de Calcutta supprima la libre frappe de la roupie, monnaie d’argent qui, jusque-là, servait d’étalon aux Indes, et inaugura ainsi une politique qui devait, par une série de mesures, assurer à cette roupie une valeur fixe en or. Avant la fin du XIXe siècle, la Russie, le Japon, l’Autriche-Hongrie instituèrent l’étalon d’or. Chez cette dernière Puissance, la reprise des paiements en espèces n’était pas encore effective en 1914. Depuis lors, la monarchie dualiste est retombée dans les affres du papier-monnaie, au milieu desquelles elle n’avait cessé de se débattre au cours du XIXe siècle En 1905, le Mexique lui-même, qui est un des principaux producteurs du métal blanc, donna à sa piastre une valeur de 2 francs 58 en or. Cet ensemble de mesures, prises dans les diverses parties du monde, ne manqua pas d’exercer une influence déprimante sur les cours du métal blanc : l’once standard tomba à 21 en 1902 ; elle était à 25 à la veille de la guerre actuelle, c’est-à-dire que, au commencement du siècle, l’argent perdit un moment près des deux tiers de sa valeur par rapport à l’or, et qu’avant que les hostilités eussent éclaté, il y a trois ans, il n’en avait pas encore reconquis la moitié.


IV. — EFFETS DE LA GUERRE ACTUELLE

Ce n’est que depuis 1916 que la hausse de l’argent s’est accélérée et intensifiée. Durant les derniers mois de 1914 et pendant l’année 1915, le cours n’en avait pas dépassé 27 pence. Mais en 1916 celui de 37 fut atteint ; au milieu de l’année 1911 commença à se dessiner une hausse rapide, qui porta un moment l’once à 55 pence. À l’heure où nous écrivons, on est revenu aux environs de 49, ce qui représente un niveau supérieur d’environ deux tiers à celui de l’avant-guerre.

La hausse a eu pour conséquence un phénomène qui s’est manifesté sur maint domaine au cours des dernières années. Les gouvernements ont voulu intervenir sur le marché et s’assurer, dans la mesure du possible, le monopole. En ce moment même, il est question de pourparlers entre les autorités fédérales de Washington et la Grande-Bretagne à l’effet de procurer à cette dernière le métal dont elle a besoin en Europe et surtout aux Indes. Toute la production américaine serait réquisitionnée à un prix qui serait fixé aux environs d’un dollar l’once.

L’un des effets les plus curieux de la hausse est de donner aux monnaies d’argent d’un certain nombre de pays une valeur intrinsèque supérieure à leur valeur nominale, et, par conséquent, d’en déterminer la disparition. Aussitôt, en effet, que le métal contenu dans les pièces peut être réalisé à un prix qui dépasse leur valeur légale, les porteurs ont intérêt à fondre les pièces et à vendre le lingot sorti du creuset.

Les monnaies qui étaient frappées selon l’ancien rapport de 1 à 15 et demi demeureront insensibles à la hausse de l’argent aussi longtemps que le cours n’atteindra pas le niveau qui représente la parité d’un poids de métal jaune avec quinze poids et demi de métal blanc. Là où les monnaies d’argent ont été frappées dans un rapport plus élevé, c’est-à-dire où, pour chaque unité monétaire d’or, on a mis une plus forte quantité d’argent dans les pièces correspondantes, le cours auquel il y a intérêt à vendre le lingot est d’autant moins élevé que cette quantité est plus considérable. Voici, par exemple, la piastre mexicaine qui contient 27 grammes, à 902 millièmes de fin d’argent et à qui la loi monétaire ne reconnaît qu’une valeur en or égale à celle de 833 milligrammes d’or à 900 millièmes de fin, c’est-à-dire de 2 fr. 58. Ces 27 grammes, au cours de 30 deniers l’once, valent 4 fr. 50. La roupie d’argent, à qui la loi de 1893 a attribué une valeur en or de 16 pence, contient une quantité d’argent fin telle que, dès que le cours dépasse 43 pence, le métal contenu dans la roupie vaut plus que sa valeur nominale, exprimée en or.

Le gouvernement indien, très ému par la hausse, a pris en 1917 des mesures interdisant aux particuliers l’importation du métal, et leur défendant de fondre des monnaies. On a été jusqu’à proposer de décréter la refonte des roupies existantes, de manière à en fabriquer trois nouvelles au moyen de deux anciennes, réduisant ainsi d’un tiers la teneur en métal fin de chaque pièce. Les auteurs de ce plan s’appuyaient sur le fait que, la rupee étant désormais échangeable contre de l’or, la pièce d’argent qui porte ce nom n’est plus qu’une monnaie représentative de valeur (token money), et qu’il importe peu, dès lors, que la teneur en soit plus ou moins élevée. C’est un point délicat, dont la discussion exigerait l’examen approfondi du système indien tout entier. D’autre part, ajoutaient-ils, grâce à la hausse récente, le poids d’argent fin contenu dans la nouvelle pièce à teneur réduite aurait une valeur égale à celle qu’avait il y a quinze ans une quantité de métal supérieure de 50 pour 100 à celle que l’on conserverait dans la nouvelle rupee. Mais ils oublient de nous dire quelle en sera la valeur dans l’avenir.

Parmi les pays dont la monnaie se trouve avoir repris une valeur marchande très supérieure à celle que la loi lui assignait, on peut citer les Républiques de l’Amérique centrale. Chez plusieurs d’entre elles, le phénomène a fait éclore des programmes de transformation de leur régime monétaire. Elles profiteraient de la conjoncture actuelle pour passer de l’étalon d’argent à l’étalon d’or. À cet effet, elles réaliseraient leur stock de métal blanc et se procureraient, en, échange, du métal jaune, dont la quantité ainsi obtenue leur fournirait un nombre d’unités monétaires supérieur à celui qui était représenté par les pièces d’argent. Diverses difficultés ont empêché jusqu’ici la réalisation de ces idées, nées à la suite du déplacement de cours du métal blanc.

D’une façon générale, les monnaies d’argent des différents pays tendent à disparaître, en tant que signes monétaires, à partir du moment où la valeur marchande du métal dont elles sont faites dépasse la valeur nominale que leur attribue la loi de leur pays d’origine. Ce point se calcule d’après la teneur et le poids des espèces ; il s’élève en raison de l’usure déterminée par le frai, qui a pu diminuer, dans les limites de la tolérance légale, le titre des pièces, du coût de la fonte et de l’expédition du métal aux endroits où il peut être vendu.

En temps normal, il y avait peu de chances pour que cette hypothèse se réalisât. La circulation métallique de la plupart des pays paraissait plutôt saturée de pièces de métal blanc. La production mondiale avait suivi une marche ascensionnelle rapide : de 2 326 000 kilogrammes en 1880, elle avait, passé à 7 134 000 en 1912, c’est-à-dire qu’elle avait tripla. Pendant la même période, celle de l’or avait plus que quadruplé, passant de 160 000 à 703 000 kilogrammes. Presque partout l’étalon d’or existait ; les monnaies d’or, indépendamment du fait qu’elles ont force libératoire, étaient préférées par le public, parce qu’à poids égal elles représentaient une valeur bien supérieure à celle des disques d’argent.

Mais la guerre a tout bouleversé : chez la plupart des belligérants, le cours forcé existe en droit ou en fait ; l’or est retenu dans les caves des banques d’émission, dont les billets ont été multipliés ; le libre trafic de l’or a été suspendu, l’exportation en a été interdite. Les espèces d’argent et de billon sont restées les seules monnaies métalliques en circulation. Le public s’est jeté sur elles, moins pour les employer comme instruments de paiement que pour les mettre de côté. Cette thésaurisation ne porte pas seulement sur les monnaies qui ont conservé pleine force libératoire, comme les écus de cinq francs dans l’Union latine, le dollar d’argent aux États-Unis, la piastre indochinoise dans notre empire d’Extrême-Orient, la roupie aux Indes, le peso au Mexique, mais sur les monnaies divisionnaires avec lesquelles, d’après la loi, le débiteur ne peut se libérer que jusqu’à concurrence d’un faible montant. Les pièces de deux francs, d’un franc, de cinquante centimes disparaissent de notre circulation aussi vite qu’elles y sont versées. Et cependant notre gouvernement en frappe sans relâche des quantités importantes. Mais c’est un véritable tonneau des Danaïdes dans lequel elles s’engouffrent. La hausse récente du métal n’a fait qu’accélérer ce mouvement chez nous et à l’étranger.

Lorsque l’orientation du monde vers l’étalon d’or s’accentua après 1870, l’un des soucis de notre gouvernement fut d’abord d’empêcher notre stock d’argent de s’accroître et ensuite de s’en défaire. L’histoire de l’Union latine, fondée pour se garer des conséquences de la hausse du métal blanc, ne fut bientôt que celle d’une série de mesures prises par les divers associés pour se défendre contre les effets de la baisse de l’argent. Ils commencèrent par interdire la libre frappe de pièces libératoires aux particuliers, puis aux États eux-mêmes ; ils limitèrent la frappe des monnaies divisionnaires et prirent des mesures pour régler, en cas de dissolution de l’Union, la reprise par chaque nation des pièces d’argent à son effigie. Les ministres des Finances, les gouverneurs des Instituts d’émission n’avaient qu’une crainte : celle de se voir accablés sous un déluge d’écus, dont chacun cherchait à détourner le flot menaçant sur son voisin.

Chez nous, la Banque de France se félicitait chaque fois qu’un bilan constatait une diminution de l’encaisse d’argent. Nous transformions nos écus en monnaies divisionnaires, nous en expédiions le plus possible dans nos possessions d’Afrique. Au début de la guerre, le stock d’argent de la Banque qui, vers 1890, était encore de 1 200 millions, était descendu à 600 millions. Aujourd’hui, il est tombé à 1 100 ; et, si la Banque le voulait, il serait réduit demain à zéro, puisque le public absorberait volontiers tout ce qu’on lui donnerait en fait de monnaies d’argent. Il les thésaurise d’une façon irréfléchie, comme il thésaurisait, en 1914, les pièces d’or dont, sous l’influence d’une campagne patriotique, il a rapporté la majeure partie à la Banque de France, comme il thésaurise encore les billets. Il faut espérer que, mieux éclairés et avertis, nos compatriotes comprendront que ces accumulations de réserves monétaires, non seulement ne leur sont d’aucune utilité, mais nuisent à l’intérêt national.

En tout cas l’Etat n’a aucune raison de favoriser les retraits en continuant les frappes. Notre circulation est plus abondamment pourvue d’instruments d’échange et de paiement que jamais : l’émission de la Banque de France est quintuple de ce qu’elle était à la veille de la guerre. En admettant que la disparition momentanée de l’or exige 2 milliards de billets de plus qu’en 1914, que, par suite de l’habitude prise de régler la plupart des transactions au comptant et de la hausse générale des prix, il en faille quatre ou cinq supplémentaires, on voit que le chiffre actuel de 30 milliards de billets dépasse les besoins de nos échanges intérieurs. Ce n’est pas eux qui réclament les millions de pièces divisionnaires que la Monnaie fournit sans relâche ; ou plutôt, s’ils les réclament, c’est que les pièces, au lieu de rester en circulation, sont enfermées dans des serres où elles demeurent stériles. Il convient donc d’en arrêter la frappe, qui coûte d’autant plus cher au Trésor que le cours du métal monte davantage. Alors que le prix se maintenait à un niveau qui semblait bas et qui était en tout cas très éloigné du pair monétaire, l’inconvénient était moindre. On pouvait même s’imaginer qu’en achetant un kilogramme d’argent moyennant 100 francs d’or et en monnayant avec ce lingot 222 francs d’argent, on gagnait 122 francs. Simple illusion d’ailleurs : car, dans tout système monétaire bien ordonné, l’Etat doit être prêta racheter ses monnaies divisionnaires au moyen de la monnaie libératoire : contre 222 francs d’argent nous devons 222 francs d’or. De plus, si le Trésor voulait un jour démonétiser une partie de ce stock d’argent, rien ne nous garantit qu’il revendrait le métal au prix auquel il l’a acheté : il pourrait subir de ce chef une perte considérable.

Aujourd’hui, ce profit, même apparent, n’existe pour ainsi dire plus, le cours de l’argent s’étant rapproché du pair et étant majoré, pour nous Français, de la prime du change anglais ou américain, puisque c’est à Londres ou à New-York que nous achetons les lingots de métal blanc qui approvisionnent notre Hôtel des Monnaies. Dès lors, ce n’est plus de bénéfice qu’il faut parler comme résultat de ces opérations, mais au contraire de perte possible et même vraisemblable. Après la guerre, notre circulation sera saturée d’espèces d’argent qui sortiront en foule de leurs cachettes et qui feront renaître des inquiétudes analogues à celles que nous ressentions il y a un quart de siècle, lorsque nous trouvions excessive la quantité déçus qui était dans les caves de la Banque de France et entre les mains du public. Au 31 décembre 1893, l’encaisse argent de la Banque était de 1 261 millions, son encaisse or de 1 702 millions. Vingt ans plus tard, au 31 décembre 1913, l’or s’élevait à 3 507 millions, l’argent descendait à 638 millions. La proportion de re dernier dans le total était tombée de 42 à 15 pour 100. Ce changement était dû à la politique suivie avec persévérance par le gouverneur, qui se préoccupait à la fois de faire rentrer le métal jaune et de mettre en circulation le plus possible de métal blanc. Dans son rapport à l’assemblée de janvier 1914, M. Pallain disait : « La prépondérance du métal jaune dans nos réserves s’affirme de plus en plus, » et se réjouissait de cette constatation.

Nous avons rappelé qu’en 1893 l’une des crises les plus violentes qui se soient jamais abattues sur le marché de New-York fut provoquée par la crainte qui se répandit dans le monde entier de voir l’étalon américain passer de l’or à l’argent. Les porteurs de valeurs américaines, dont le paiement, intérêt et capital, n’était pas expressément stipulé en or, crurent que le service ne s’en ferait plus qu’en argent, c’est-à-dire en un métal déprécié. Quant aux obligations dont le service était promis en or, les détenteurs se demandèrent si le débiteur serait en état de faire honneur à ses engagements et s’il serait en mesure de se procurer, sans sacrifices excessifs, le métal jaune au moyen duquel il devait s’acquitter. Tel était alors l’état de l’opinion au sujet des deux métaux.


V. — LA QUESTION DE L’OR. CONCLUSION

Il convient d’avoir ces souvenirs présents à la mémoire pour essayer de prévoir ce que sera la situation monétaire au lendemain de la paix. Il est probable que l’excédent des monnaies d’argent mis en circulation pendant la guerre pèsera alors sur les marchés et aura une tendance à disparaître, c’est-à-dire à se transformer en lingots. De là une baisse inévitable du métal. Il paraît donc sage d’arrêter les achats actuels, effectué à des cours très supérieurs à la moyenne des vingt dernières années qui avaient précédé la guerre. Cette opération a le double inconvénient de saturer notre circulation métallique de pièces divisionnaires et de la faire moyennant une dépense en or de plus en plus élevée. Les partisans de la frappe continue de ces monnaies allèguent qu’il est bon de ne pas être au régime exclusif du papier et de montrer au public une quantité appréciable d’espèces métalliques. Nous leur répondrons que cette quantité existe, mais que la majeure partie se cache ; dès lors il est inutile d’essayer de combler des vides qui se creusent régulièrement.

Logiquement, nous ne devrions pas avoir besoin de beaucoup plus d’argent divisionnaire qu’avant 1914, puisque les billets de 5, 10 et 20 francs sont en bien plus grand nombre que ne l’étaient les écus et les napoléons qui circulaient avant la guerre. Ne cédons ni à des demandes irréfléchies ni à ce que j’appellerai une fausse sentimentalité monétaire. Nous avons beaucoup d’or, dont une grande partie est à la Banque : il gage notre circulation de billets. S’il y a lieu d’augmenter encore nos approvisionnements métalliques, c’est en métal jaune et non en métal blanc qu’il convient de le faire. Au lendemain de la paix, les grandes nations du monde ne changeront pas la politique à laquelle elles s’étaient ralliées depuis longtemps, celle de l’étalon d’or.

Le relèvement des cours de l’argent constitue un phénomène passager, dont il était nécessaire d’analyser les causes pour en démontrer le caractère éphémère. Il n’est pas de nature à amener de changements durables dans la législation monétaire. Cette vérité a d’ailleurs été comprise de ceux-là même qui auraient pu arguer des événements actuels pour réclamer le retour au bimétallisme. Ni en Europe ni en Amérique nous n’avons vu se réveiller les luttes épiques de la fin du XIXe siècle, alors que les partisans de l’argent attribuaient à sa démonétisation la plupart des difficultés économiques avec lesquelles divers pays se trouvaient aux prises, alors que les agriculteurs, égarés par des sophismes dont ils ne pouvaient, faute de connaissances techniques, saisir l’inanité, croyaient devoir réclamer une réforme monétaire. Nous avons peine à comprendre, à une vingtaine d’années de distance, que deux campagnes présidentielles aux États-Unis se soient poursuivies sur cette question du bimétallisme, qu’elle ait rejeté dans l’ombre les autres sujets de dissensions politiques, qu’elle ait fait se dresser les États de l’Est contre ceux de l’Ouest, la Nouvelle Angleterre contre les jeunes communautés des Montagnes Rocheuses. Le président Wilson doit sourire à ce souvenir. Les champions les plus ardents du métal blanc ne demandent plus qu’il soit rétabli dans son antique dignité de monnaie libératoire. Ce seul fait doit suffire à nous dicter notre conduite : ne nous laissons pas détourner du but vers lequel nous tendions depuis de longues années ; asseoir définitivement notre régime monétaire sur le principe du monométallisme or, admis par toutes les grandes nations du monde.

Après avoir étudié les phénomènes qui se sont produits au cours de la guerre sur le marché de l’argent, il n’est pas moins intéressant d’examiner les effets de la crise mondiale sur l’autre métal précieux, qui semblait avoir définitivement détrôné son rival et dont les destinées paraissent en ce moment traverser une phase difficile. Les mêmes causes qui faisaient rechercher l’un semblaient devoir s’appliquer également à l’autre, tous deux subissant l’influence de la hausse générale qui, surtout depuis 1917, soulève le prix de toute chose vers des hauteurs inaccoutumées.

L’or n’a pas cessé d’être le fondement du système monétaire de toutes les nations civilisées et, par conséquent, l’instrument universel d’acquisition de toutes les autres marchandises et de la satisfaction de tous les besoins. Mais, en ce qui le concerne, la question se complique par l’intervention des gouvernements qui, dès que la guerre eut été déclarée, mirent l’embargo sur le métal jaune, défendirent aux banques d’émission de disposer de leurs réserves de numéraire, interdirent le commerce de l’or, cherchèrent en un mot, par tous les moyens, à augmenter leurs réserves directes ou indirectes de ce métal. D’autre part, l’or étant l’élément constitutif de l’unité monétaire, le pivot sur lequel tournent tous les changes, la valeur fixe en fonction de laquelle les autres varient, il en résulte que la quantité d’autres monnaies, notamment de billets qui se donnent en paiement d’un poids détermine d’or, reste invariable. Le mineur qui le produit continue à recevoir le même prix qu’auparavant ; en France, par exemple, 3 444 francs par kilogramme de fin. Mais le prix de revient de ce kilogramme a subi la loi commune de l’époque où nous vivons : il s’est élevé dans une proportion souvent considérable ; il peut arriver à dépasser le prix de vente de 3 444 francs. On voit à quelle situation est acculé le producteur, placé en face du dilemme suivant : ou bien travailler à perte, ou bien fermer sa mine. Laissons de côté la question de l’intérêt particulier de l’industriel ; on peut dire qu’en exploitant un gisement il a couru les risques de tout entrepreneur. Mais voyons les inconvénients qui peuvent en découler au point de vue de l’intérêt public.

Les États ont besoin plus que jamais d’élargir la base de l’énorme circulation de papier qui s’est développée au cours de la guerre et qui atteint en ce moment à quelque chose comme 140 milliards de francs, au lieu de 30 en 1914. Les réserves d’or chez les banques d’émission et dans les caves des Trésors publics ont donc une importance extrême. La position des Alliés est excellente, puisque la majeure partie de l’or produit dans le monde est récolté sur le territoire des États-Unis et des colonies anglaises. L’Amérique du Nord a fourni en 1917 un cinquième, le Canada, l’Australie, l’Inde et l’Afrique du Sud, presque les deux tiers de l’extraction mondiale. Le Transvaal, la Rhodesia et l’Afrique Occidentale, c’est-à-dire les possessions anglaises du continent noir, envoyaient à Londres, à elles seules, plus d’un milliard de francs d’or, c’est-à-dire plus des deux cinquièmes du chiffre maximum, 2 500 millions, qui eut jamais été enregistré dans les annales humaines et qui correspond à l’année 1915. Si l’on ajoute que la Russie s’inscrivait pour environ 150 millions de francs, soit 6 pour 100 de ce total, on voit que les Puissances de l’Entente récoltaient sur leurs territoires plus des neuf dixièmes de l’or produit dans le monde. Est-ce la constatation de ce fait qui a amené certains théoriciens allemands, comme M. Bendixen, à déclarer que l’humanité pourrait fort bien se passer d’or ? Il a seulement oublié de nous indiquer la substance qui devrait alors servir d’étalon.

En attendant, l’or est demandé de toutes parts et a donné lieu, depuis quatre ans, à des migrations imprévues. Au début des hostilités, de fortes quantités en ont été expédiées d’Amérique en Europe ou au Canada pour compte anglais afin d’y rembourser les crédits que les Etats-Unis s’étaient fait ouvrir en Angleterre et en France. Bientôt ces deux Puissances durent envoyer le métal précieux de l’autre côté de l’Atlantique afin d’y acquitter le prix des vivres, des armes, des munitions qu’elles y achetaient. Un courant semblable s’établit vers les pays neutres, tels que la Hollande, la Scandinavie, l’Espagne qui, devenus les fournisseurs des belligérants, voyaient l’or affluer dans leurs caisses ; la Suède déchargea même un jour sa banque d’émission de l’obligation de délivrer des billets en échange du métal qu’on leur apportait. Mais, en dehors de ce que l’on peut appeler des accidents, l’or n’a pas cessé d’être recherché avec d’autant plus d’ardeur que la question de la production s’est posée dans les termes que nous avons indiqués plus haut. Les premiers échos nous en sont venus de l’ancienne république boer, si loyalement ralliée à l’empire britannique : ce pays, tout en contribuant le plus largement à approvisionner le monde, est un de ceux où la teneur des minerais est la plus faible, et, par conséquent, la marge de bénéfices la plus étroite. C’est quelques francs par tonne qui, pour beaucoup de ces gisements, séparent le prix monétaire de l’or de ce qu’il faut dépenser pour l’arracher aux entrailles de la terre et le fondre en lingots.

Or, tous les éléments du prix de revient, charbon, matières premières, machines, salaires des ouvriers blancs et noirs, ont subi l’effet du renchérissement universel. Beaucoup de mines sont arrivées à la marge des profits ; plusieurs l’ont dépassée ; d’autres sont à la veille d’y être acculées. La question de savoir quelles mesures pourraient remédier à cet état de choses et permettre à la production de se maintenir à son niveau antérieur est sur le tapis, et préoccupe les cercles financiers et politiques de Londres et de Johannesburg. Elle est également soulevée aux États-Unis, où l’association minière du Nord-Ouest a demandé au gouvernement fédéral de venir en aide aux exploitations aurifères, de les exempter des impôts de guerre, de leur concéder le bénéfice des anciens tarifs pour leurs. transports et de les mettre au nombre des industries qui reçoivent des subsides de la Corporation américaine des finances de guerre (War finance Corporation).

En dehors de cette aide indirecte donnée aux mines, on peut en concevoir une autre, dont l’idée a été agitée dans certains milieux et qui consisterait à modifier le prix d’achat de l’or par les gouvernements. Mais elle est impraticable. Agir de la sorte serait détruire les fondements mêmes de l’organisation monétaire et consacrer d’une façon définitive la déperdition passagère que certains billets subissent.

Supposons, par exemple, que notre hôtel des Monnaies décide de payer le kilogramme d’or 4 000 au lieu de 3 444 francs, cela voudrait dire que la France consolide une baisse de son billet d’environ un huitième par rapport au métal. Le gramme d’or étant tarifé à 4 francs au lieu de 3 francs 44, chaque franc correspondrait désormais à un poids de métal moindre, verrait la diminution de son pouvoir d’achat irrévocablement admise, sans aucun espoir de retour aux conditions normales d’avant 1914. Or, ces conditions doivent être envisagées comme le but à atteindre. En dehors de ce programme, tout est vague et incertain. Que signifierait la consolidation de la soi-disant perte du papier à tel ou tel cours ? Comment déterminer l’ampleur ou l’étroitesse de l’écart qu’on prétendrait fixer entre les deux monnaies ? Non seulement cet écart est variable et se modifie pour ainsi dire journellement dans un même pays, mais il est très différent, a la même heure, chez les diverses nations de l’Entente. Notre franc perd aujourd’hui environ 3 pour 100 par rapport à la livre sterling, qu’il est permis de considérer comme n’ayant pas cessé d’être un poids d’or, quoique, en fait, ni les billets de la Banque d’Angleterre, ni ceux du Trésor anglais ne s’échangent contre de l’or. D’autre part, cette même livre sterling, qui fait "prime sur le franc, subit une perte d’environ 2 pour 100 par rapport au dollar américain et de 10 pour 100 par rapport à la peseta espagnole. A la minute où l’or circulera librement dans les canaux des échanges internationaux, ces écarts disparaîtront. Il serait aussi illogique qu’inutile de chercher à consolider une situation provisoire et de bouleverser à tout jamais un équilibre vers le rétablissement duquel tendra naturellement le jeu des forces économiques.

Nous ne devons ni ne pouvons dire que le gramme d’or vaut 4 francs, puisque le point de départ de notre système monétaire est l’équivalence du gramme d’or et de 3 francs 444 millimes. Mais comme, d’autre part, les gouvernements alliés ont le plus grand intérêt à ce que la production du métal jaune ne se ralentisse pas sur leur territoire, il faut chercher, par tous les moyens possibles, à soutenir les mines. On doit pour cela aller jusqu’à l’extrême limite des dégrèvements d’impôts, leur donner des facilités de transports, concéder des réductions du taux d’assurance. Si toutes ces mesures ne suffisent pas à ramener le prix de revient au-dessous des prix de vente, on a été jusqu’à envisager l’octroi temporaire de subsides aux entreprises aurifères.

Cette dernière suggestion est antiéconomique. Mais l’interdiction imposée aux mines de vendre librement leur or est antiéconomique également. Une restriction mise à l’indépendance d’un organisme peut entraîner l’obligation de lui accorder un soutien. Si les mineurs du Transvaal n’étaient pas obligés de réserver leur or au gouvernement britannique, ils pourraient l’exporter dans les pays comme la Hollande ou l’Espagne et les y transformer en florins ou pesetas qui font une prime considérable par rapport à la livre sterling.

Quoi qu’il en soit, on se préoccupe de maintenir la production de l’or, tandis que celle de l’argent est stimulée par l’accroissement de la demande. Il est curieux de rapprocher les destinées actuelles des deux métaux précieux, le blanc et le jaune, que la guerre a influencées de façon diverse. Le métal blanc ayant cessé presque partout d’avoir force libératoire, c’est-à-dire d’être un véritable métal monétaire, s’était rapproché des conditions d’une marchandise ordinaire et subissait les effets de l’offre et de la demande. Les besoins de frappes de monnaies divisionnaires s’étant multipliés depuis 1914, nous avens assisté à une hausse qui a doublé le prix de l’argent. Certains gouvernements ont essayé alors de le taxer comme ils taxaient d’autres produits : mais, à cette époque, le mouvement s’était opéré et un déplacement formidable du niveau restait acquis. De son côté, l’or, métal monétaire par excellence, centre légal de toute la gamme des valeurs attribuées aux choses humaines, continue de servir d’étalon aux principales unités monétaires du globe : mais l’intervention étatiste en fausse le marché. Les producteurs ne sont pas en mesure de proportionner le prix de vente au prix de revient, et l’humanité est exposée à ne pas pouvoir exploiter un métal dont elle a besoin, parce qu’elle s’interdit à elle-même de le payer au-delà d’un certain chiffre.

C’est là une situation bizarre en apparence, mais qui est en réalité d’une logique profonde et de laquelle se dégage une grande leçon. C’est que les gouvernements doivent, par tous les moyens possibles, arrêter l’inflation de papier à laquelle, sous l’empire de la nécessité, ils se sont livrés jusqu’ici. Il faut qu’ils aient le courage de comprendre que c’est au moyen de l’impôt et de l’emprunt à intérêt qu’ils ont à se procurer les ressources nécessaires à la continuation de la guerre. Les signes monétaires tels que les billets inconvertibles ont été multipliés jusqu’à un point qui ne doit pas être dépassé. Il convient que le total en soit maintenu dans des bornes telles que la couverture métallique qui est à leur base n’apparaisse pas comme ridiculement disproportionnée.

Dès lors, l’un des éléments de la hausse exagérée des prix aura disparu, et le retour aux conditions normales de la vie économique pourra être envisagé dans un délai mesurable. Nous ne prétendons pas qu’à lui seul ce remède guérira les maux dont nous souffrons et dont le principal est le ralentissement de la production. Mais nous affirmons que ce serait un pas important fait dans la bonne voie. Par une corrélation qui n’est paradoxale qu’en apparence, la diminution du papier monnaie, ou tout au moins l’arrêt de sa multiplication, aiderait indirectement à la production de l’or et contribuerait ainsi doublement à fortifier notre situation monétaire.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.