G. Charpentier (p. 186-222).


VI


Les bureaux de l’Espérance, le journal catholique en détresse que, sur l’offre de Jantrou, Saccard avait acheté, pour travailler au lancement de l’Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hôtel noir et humide, dont ils occupaient le premier étage, au fond de la cour. Un couloir partait de l’antichambre, où le gaz brûlait éternellement ; et il y avait, à gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une pièce que Saccard s’était réservée, tandis que s’alignaient, à droite, la salle commune de la rédaction, le cabinet du secrétaire, des cabinets destinés aux différents services. De l’autre côté du palier, étaient installées l’administration et la caisse, qu’un couloir intérieur, tournant derrière l’escalier, reliait à la rédaction.

Ce jour-là, Jordan, en train d’achever une chronique, dans la salle commune, où il s’était installé de bonne heure pour n’être pas dérangé, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, à la flamme large du gaz, malgré la radieuse journée de juin qu’il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu’on apportait et dont il prenait le premier connaissance.

— Dites donc, Dejoie, c’est monsieur Jantrou qui vient d’arriver ?

— Oui, monsieur Jordan. 

Le jeune homme eut une hésitation, un court malaise qui l’arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménage, des dettes anciennes étaient tombées ; et, malgré sa chance d’avoir trouvé ce journal où il plaçait des articles, il traversait une atroce gêne, d’autant plus qu’une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu’il avait à payer, ce jour-là, un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjà, deux fois, il avait demandé vainement une avance au directeur, qui s’était retranché derrière la saisie-arrêt faite entre ses mains.

Pourtant, il se décidait, s’approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit :

— C’est que monsieur Jantrou n’est pas seul.

— Ah !… Avec qui est-il ?

— Il est arrivé avec M. Saccard, et M. Saccard m’a bien dit de ne laisser entrer que monsieur Huret, qu’il attend. 

Jordan respira, soulagé par ce délai, tant les demandes d’argent lui étaient pénibles.

— C’est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre. 

Mais, comme il s’en allait, Dejoie le retint, avec un éclat de jubilation extrême.

— Vous savez que l’Universelle a fait 750. 

D’un geste, le jeune homme dit qu’il s’en moquait bien, et il rentra dans la salle de rédaction.

Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, après la Bourse, et souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu’il s’était réservée, traitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou du reste, bien qu’officiellement il ne fût que directeur de l’Espérance, où il écrivait des articles politiques d’une littérature universitaire soignée et fleurie, que ses adversaires eux-mêmes reconnaissaient « du plus pur atticisme », était son agent secret, l’ouvrier complaisant des besognes délicates. Et, entre autres choses, c’était lui qui venait d’organiser toute une vaste publicité autour de l’Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaient, il en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banque, dont la tactique, très simple, consistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne représentait même pas le prix de l’affranchissement ; et elles se rattrapaient d’autre part, trafiquant sur l’argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourse, les numéros sortis des valeurs à lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu à peu des réclames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d’abord modestes, raisonnables, bientôt sans mesure, d’une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnés crédules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d’être de choisir celles qui n’avaient pas trop menti encore ; qui n’étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu’il méditait, c’était d’acheter une d’elles, la Cote financière, qui avait déjà douze ans de probité absolue ; seulement, ça menaçait d’être très cher, une probité pareille ; et il attendait que l’Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d’ailleurs, ne s’était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spéciales, célébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard ; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires, y entretenait un courant de notes aimables, d’articles louangeurs, à tant la ligne, s’assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordres, par l’Espérance, non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion même, une façon lente de s’emparer du public et de l’étrangler, correctement.

Ce jour-là, c’était pour causer du journal que Saccard s’enfermait avec Jantrou. Il avait trouvé, dans le numéro du matin, un article d’Huret d’un éloge si outré sur un discours de Rougon, prononcé la veille à la Chambre, qu’il était entré dans une violente colère, et qu’il attendait le député, pour s’en expliquer avec lui. Est-ce qu’on le croyait à la solde de son frère ? est-ce qu’on le payait pour qu’il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre ? Lorsqu’il l’entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D’ailleurs, il l’écoutait, très calme, en s’examinant les ongles, du moment que l’orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Lui, avec son cynisme de lettré désabusé, avait le plus parfait dédain pour la littérature, pour la une et la deux, comme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articles, même les siens ; et il ne commençait à s’émouvoir qu’aux annonces. Maintenant, il était tout flambant neuf, serré dans une élégante redingote, la boutonnière fleurie d’une rosette panachée de couleurs vives, portant l’été, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncé l’hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irréprochables, d’un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son élégance, la vague impression d’une malpropreté persistant en dessous, l’ancienne crasse du professeur déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris, la peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu’il y avait essuyées pendant dix ans ; de même que, dans l’arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilités, s’effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrière, ainsi qu’autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait à quoi, car il n’affichait pas de maîtresse, tenaillé sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrète qui l’avait fait chasser de l’Université. L’absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son œuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d’aujourd’hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crâne et sa face, dont sa barbe noire en éventail demeurait l’unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoqué la ligne du journal, il l’avait arrêté d’un geste, de l’air fatigué d’un homme qui, n’aimant point perdre son temps en passion inutile, se décidait à lui parler d’affaires sérieuses, puisque Huret se faisait attendre.

Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d’abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l’Universelle, mais en leur donnant l’intérêt d’un petit roman, dramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu’on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l’envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements : on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dérisoire, et l’on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu’à ce que ce dernier les adoptât, les fit siennes, les élargît au point de les recréer réellement. Les minutes s’écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l’emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d’une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d’une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu’ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d’hommes d’affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions.

Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnes, il fut dérangé par Dejoie, qui l’appelait.

« Ah ! dit-il, monsieur Jantrou est seul ?

— Non, monsieur Jordan, pas encore… C’est votre dame qui est là et qui vous demande. 

Très inquiet, Jordan se précipita. Depuis quelques mois, depuis que la Méchain avait enfin découvert qu’il écrivait sous son nom dans l’Espérance, il était traqué par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billets, il l’aurait encore payée ; mais ce qui l’exaspérait, c’était l’énormité des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel était montée la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s’était engagé à donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune ménage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolérables. En ce moment, il en était de nouveau à une crise aiguë.

— Quoi donc ? demanda-t-il à sa femme, qu’il trouva dans l’antichambre.

Mais elle n’eut pas le temps de répondre, la porte du cabinet du directeur s’ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant :

— Ah ! ça, à la fin ! Dejoie, et monsieur Huret ? 

Interloqué, le garçon de bureau bégaya.

— Dame ! monsieur, il n’est pas là, je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. 

La porte fut refermée avec un juron, et Jordan, qui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisins, put l’interroger à l’aise.

— Quoi donc ? chérie. 

Marcelle, si gaie et si brave d’habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, à la bouche saine, exprimait le bonheur, même dans les heures difficiles, semblait complètement bouleversée.

— Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois… Alors, il m’a dit que c’était fini, que la vente de nos meubles était pour demain… Et il avait une affiche qu’il voulait absolument coller en bas, à la porte…

— Mais c’est impossible ! cria Jordan. Je n’ai rien reçu, il y a d’autres formalités.

— Ah ! oui, tu t’y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas… Alors, pour qu’il ne collât pas l’affiche, je lui ai donné deux francs, et j’ai couru, et j’ai voulu te prévenir tout de suite. 

Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l’avenue de Clichy, ces quatre meubles d’acajou et de reps bleu qu’ils avaient payés si difficilement à tant par mois, dont ils étaient si fiers, bien qu’ils en riaient parfois, le trouvant d’un goût bourgeois abominable ! Ils l’aimaient, parce qu’il avait fait partie de leur bonheur, dès la nuit des noces, dans ces deux étroites pièces, si ensoleillées, si ouvertes à l’espace, là-bas, jusqu’au mont Valérien ; et lui qui avait planté tant de clous, et elle qui s’était ingéniée à draper de l’andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Était-ce possible qu’on allait leur vendre tout ça, qu’on les chasserait de ce coin gentil, où même la misère leur était délicieuse ?

— Écoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.

Alors, hésitante, elle lui confia son idée.

— Moi, voici à quoi j’avais songé… Oh ! je ne l’aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c’est que je suis venue pour en causer avec toi… Oui, j’ai envie de m’adresser à mes parents. 

Vivement, il refusa.

— Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. 

Certes, les Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le cœur leur attitude refroidie, lorsque, après le suicide de son père, dans l’écroulement de sa fortune, ils n’avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur fille, que sur la volonté formelle de cette dernière, et en prenant contre lui des précautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu’un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hériterait. Et tous deux, elle autant que lui d’ailleurs, avaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu’ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir.

— Je t’assure, reprit-elle, c’est ridicule, notre réserve. Puisqu’ils n’ont que moi d’enfant, puisque tout doit me revenir un jour !… Mon père répète à qui veut l’entendre qu’il a gagné quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bâches, à la Villette ; et, en plus, il y a leur petit hôtel, avec ce beau jardin, où ils se sont retirés… C’est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu’ils regorgent de tout. Ils n’ont jamais été méchants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir ! 

Elle avait une bravoure souriante, l’air décidé, très pratique dans son désir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvé encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d’indifférence et quelques gifles. Ah ! l’argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait été bien bête de faire le délicat, puisqu’elle l’aimait et qu’elle lui devait tout. C’était son conte de fées, sa Cendrillon à elle : les trésors de sa royale famille, qu’elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruiné, pour l’aider dans sa marche vers la gloire, à la conquête du monde.

— Voyons, dit-elle gaiement, en l’embrassant, il faut bien que je te serve à quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine. 

Il céda, il fut convenu qu’elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, où ses parents demeuraient, et qu’elle reviendrait apporter l’argent, afin qu’il pût encore essayer de payer, le soir même. Et, comme il l’accompagnait jusqu’au palier, aussi ému que si elle était partie pour un grand danger, ils durent s’effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rédaction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou.

Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maître, voulait être obéi, sachant qu’il les tenait tous par l’espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu’il jouait avec eux.

— Ah ! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret. Est-ce que c’est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre ?… J’en ai assez, vous savez, des coups d’encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c’est fini, qu’il faudra, à l’avenir, nous donner autre chose. 

Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s’attirer des ennuis en le secourant, s’était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus.

— Comment, autre chose ? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m’avez demandé !… Quand vous avez pris l’Espérance, cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c’est vous qui m’avez prié d’écrire une série d’articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n’entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal.

— La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c’est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre… Est-ce que vous croyez que je veux m’inféoder à mon frère ? Certes, je n’ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l’empereur, je n’oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n’est pas attaquer l’empire, c’est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises… La voilà, la ligne du journal dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l’égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s’agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries ! 

Et il se livra à un examen de la situation politique, pour prouver que l’empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n’avoir plus son énergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idées libérales, dans l’unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la première heure, croyant du coup d’État, convaincu que le salut de la France était, aujourd’hui comme autrefois, dans le génie et la force d’un seul. Oui, plutôt que d’aider à l’évolution de son frère, plutôt que de laisser l’empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu’il prévoyait. Et que Rougon prît garde, car l’Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome !

Huret et Jantrou l’écoutaient, stupéfaits de sa colère, n’ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s’avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement.

— Dame ! mon cher, si l’empire va à la liberté, c’est que toute la France est là qui pousse ferme… L’empereur est entraîné, Rougon se trouve bien obligé de le suivre. 

Mais Saccard, déjà, sautait à d’autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques.

— Et, tenez ! c’est comme notre situation extérieure, eh bien, elle est déplorable… Depuis le traité de Villafranca, après Solferino, l’Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu’au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie ; si bien que la voici alliée avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l’aidera à battre l’Autriche… Lorsque la guerre éclatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nôtre ; d’autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s’emparer des duchés, dans l’affaire du Danemark, au mépris d’un traité que la France avait signé : c’est un soufflet, il n’y a pas à dire, nous n’avons plus qu’à tendre l’autre joue… Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d’Allemagne. Avant quinze jours peut-être, l’Europe sera en feu. 

De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude.

— Vous parlez comme les journaux de l’opposition, vous ne voulez pourtant pas que l’Espérance emboîte le pas derrière le Siècle et les autres… Il ne vous reste plus qu’à insinuer, à l’exemple de ces feuilles, que, si l’empereur s’est laissé humilier, dans l’affaire des duchés, et s’il permet à la Prusse de grandir impunément, c’est qu’il a immobilisé tout un corps d’armée, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c’est fini, le Mexique, nos troupes reviennent… Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l’air de blâmer la paix hâtive de Villafranca ? La Vénétie à l’Italie, mais c’est les Italiens à Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu’il jure le contraire, à la tribune…

— Ah ! vous voyez que c’est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre… Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l’argent de l’Universelle ! J’ai mon projet, notre affaire est là, et vraiment, à force de m’exaspérer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore ! 

Jantrou, très intéressé, avait brusquement dressé l’oreille, commençant à comprendre, tâchant de faire son profit d’une parole surprise au passage.

— Enfin, reprit Huret, je désire savoir à quoi m’en tenir, moi, à cause de mes articles, et il s’agit de nous entendre… Voulez-vous qu’on intervienne, voulez-vous qu’on n’intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalités, de quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l’Italie et de l’Allemagne ?… Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontières menacées… 

Mais Saccard, hors de lui, debout, éclata.

— Ce que je veux, c’est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !… Comment ! après tout ce que j’ai fait ! J’achète un journal, le pire de ses ennemis, j’en fais un organe dévoué à sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d’épaule, j’en suis encore à attendre un service de sa part !

Timidement, le député fit remarquer que, là-bas, en Orient, l’appui du ministre avait singulièrement aidé l’ingénieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages.

— Laissez-moi donc tranquille ! Il n’a pas pu faire autrement… Mais est-ce qu’il m’a jamais averti, la veille d’une hausse ou d’une baisse, lui qui est si bien placé pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargé de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en êtes encore à m’apporter un vrai renseignement utile… Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me répéteriez.

— Sans doute, mais il n’aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours.

— Allons donc ! est-ce qu’il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l’honnêteté avec moi, et il renseigne Gundermann.

— Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui. 

Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains.

— Nous y voilà donc, vous avouez ! L’empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L’Universelle n’a plus qu’à crouler devant leur toute-puissance. 

Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d’usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu’ils posséderont un jour par la force invincible de l’or. Et il s’acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l’abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s’écraserait, s’il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l’intérieur, bien qu’il fût né en France ! car il faisait évidemment des vœux pour la Prusse, il l’aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret ! N’avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue !

— J’en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tête c’est que, si mon frère ne me sert à rien, j’entends ne lui servir à rien non plus… Quand vous m’aurez apporté de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ? 

C’était trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le théoricien politique, s’était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculé dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyé, car il avait placé sa fortune sur les deux frères, et il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l’un ni avec l’autre.

— Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d’autant plus qu’il faut voir venir l’événement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. À la première nouvelle qu’il m’apprend, je saute dans un fiacre et je vous l’apporte. 

Déjà, ayant joué son rôle, Saccard plaisantait.

— C’est pour vous tous que je travaille, mes bons amis… Moi, j’ai toujours été ruiné et j’ai toujours mangé un million par an.

Et, revenant à la publicité :

— Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse… Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l’aide comme l’esprit à avaler les choses… N’est-ce pas ? des calembours ! 

Ce fut le tour du directeur d’être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne, les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du monde.

Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l’impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l’antichambre. Et, là, il était resté un peu scandalisé, de surprendre Dejoie, l’oreille collée contre la porte du directeur, en train d’écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet.

— N’entrez pas, balbutia le garçon de bureau, monsieur Saccard est toujours là… Je croyais qu’on m’avait appelé… 

La vérité était que, mordu d’un âpre désir de gain, depuis qu’il avait acheté huit actions entièrement libérées de l’Universelle, avec les quatre mille francs d’économies laissées par sa femme, il ne vivait plus que pour l’émotion joyeuse de voir monter ces actions ; et, à genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d’oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là, au besoin de connaître le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D’ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il ne songeait qu’à sa fille, il venait de s’exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils épouser la petite. À cette idée, son cœur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu’il avait élevée, dont il était la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu’ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice.

Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrétion.

— Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan.

— Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait ! 

Son père la laissait sortir à sa guise, certain d’elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s’aimait, d’une égoïste obstination, l’air souriant.

Jordan, surpris, ne comprenant pas, s’écria :

— Comment, dans la rue Feydeau ? 

Et il n’eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflée. Tout de suite, il l’emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s’asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon chéri, c’est fait, mais ça n’a pas été sans peine. 

Dans son contentement, il voyait qu’elle avait le cœur gros ; et elle lui dit tout, d’une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets.

Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l’égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d’une passion nouvelle, le jeu. C’était la commune histoire : le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s’ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n’avait eu, dès lors, d’autre distraction que de toucher son argent. À cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l’idée de l’employer en reports : ça, ce n’était pas de la spéculation, c’était un simple placement ; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l’habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l’avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l’imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s’empêcher d’en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas : quels coups il aurait faits, s’il n’avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l’opération, il manœuvrait ses fonds avec la savante tactique d’un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d’être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu’elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s’était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu’un soir, les mains tremblantes d’une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu’il venait de gagner ça à la Bourse : un coup dont il était sûr, une débauche qu’il promettait bien de ne pas recommencer, qu’il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle, partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n’avait point osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à primes, en lui expliquant qu’il ne craignait rien, du moment où il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s’était mis à jouer à terme, petitement d’abord, s’enhardissant peu à peu, tandis qu’elle, toujours agitée par ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait à lui prédire qu’il mourrait sur la paille.

Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de madame Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse ; seulement, il était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau, n’opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir : des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d’une modestie telle, qu’elles échappaient aux catastrophes. Sa sœur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d’un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt ; et, quand ce dernier lui criait : « Mais vous ? » il avait un geste énergique : oh ! lui, c’était différent, il n’avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S’il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre : s’il gagne, il a à déduire le courtage et le droit de timbre ; s’il perd, il a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte que, même en admettant qu’il gagne aussi souvent qu’il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l’énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l’État, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait à son mari une partie de cette histoire.

— Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papa, à cause d’une perte qu’il a éprouvée à la Bourse… Oui, il paraît qu’il n’en sort plus. Ça m’a l’air si drôle, lui qui autrefois n’admettait que le travail… Enfin, ils se disputaient, et il y avait là un journal, la Cote financière, que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu’il n’y entendait rien, qu’elle avait bien prévu la baisse, elle. Alors, il est allé chercher un autre journal, justement l’Espérance, et il a voulu lui montrer l’article où il avait pris son renseignement… Imagine-toi, c’est plein de journaux chez eux, ils sont fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux. 

Jordan ne put s’empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans son chagrin à mimer la scène.

— Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier : deux cents francs, lorsqu’ils en perdaient deux mille à la Bourse ! Est-ce que je me moquais d’eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?… Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu’ils deviennent fous, car ça n’a pas de bon sens de se gâter ainsi la vie, lorsqu’ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n’ayant plus qu’à manger à l’aise la fortune si durement gagnée.

— J’espère bien que tu n’as pas insisté, dit Jordan.

— Mais si, j’ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi… Tu vois que je te dis tout, je m’étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m’échappe… Ils m’ont répété qu’ils l’avaient bien prévu, que ce n’est pas un métier d’écrire dans les journaux, que nous finirions à l’hôpital… Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j’allais partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu’il m’a toujours adorée, l’onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d’autant plus qu’il triomphait, qu’il demandait à papa s’il allait continuer à se faire voler… Maman m’a prise à l’écart, m’a glissé cinquante francs dans la main, en me disant qu’avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner.

— Cinquante francs ! une aumône ! et tu les as acceptés ? 

Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison.

— Voyons, ne te fâche pas… Oui, je les ai acceptés. Et j’ai si bien compris que jamais tu n’oserais les porter à l’huissier, que j’y suis allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu’il a refusé de les prendre, en m’expliquant qu’il avait des ordres formels de monsieur Busch, et que monsieur Busch seul pouvait arrêter les poursuites… Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personne, mais ce qu’il m’exaspère et me dégoûte, celui-là ! Ça ne fait rien, j’ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu’il se contentât des cinquante francs et voilà ! nous en avons pour quinze jours à ne pas être tourmentés. 

Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des larmes qu’il retenait mouillaient le bord de ses yeux.

— Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela !

— Mais oui, je ne veux pas qu’on t’ennuie davantage, moi ! Qu’est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille ! 

Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l’avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s’il n’était pas payé à l’instant de toute la dette. Le drôle était qu’elle avait pris le régal de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait de fureur : d’abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là ; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu’il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l’intelligence qu’il lui fallait déployer dans cette chasse à l’homme, est-ce qu’il ne devait pas se rembourser, de tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce que son système de prudence était de transiger toujours.

— Ah ! petite femme, que tu es brave et que je t’aime !  dit Jordan, qui se laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu’à ce moment le secrétaire de la rédaction passât.

Puis, baissant la voix :

— Combien te reste-t-il à la maison ?

— Sept francs.

— Bon ! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu’on me refuserait d’ailleurs. Ça me coûte trop… Demain, j’irai voir si l’on veut me prendre un article au Figaro… Ah ! si j’avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu ! 

Marcelle à son tour l’embrassait.

— Oui, va, ça marchera très bien !… Tu remontes avec moi n’est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j’en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard. 

Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec sa femme. D’ailleurs, Saccard et Huret s’en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupé s’arrêtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d’un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou. Saccard, qu’elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter.

En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas s’asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l’idée de lui demander s’il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme à l’époque où il venait chaque matin chez son père, M. de Ladricourt, avec l’échine basse du remisier en quête d’un ordre. Son père était d’une brutalité révoltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l’avait jeté à la porte, dans la colère d’une grosse perte. Et, maintenant qu’elle le voyait à la source des nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser.

— Eh bien, rien de nouveau ?

— Ma foi, non, je ne sais rien. 

Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu’il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l’Autriche, l’Italie et la Prusse. La spéculation s’affolait, une terrible baisse se déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu’à quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d’assez grosses sommes engagées pour la liquidation prochaine.

— Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placé, à l’ambassade.

— Oh ! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je n’en tire plus rien. 

Il s’égaya davantage, il poussa les choses jusqu’à faire allusion au procureur général Delcambre, l’amant qui, disait-on, payait ses différences, quand elle se résignait à les payer.

— Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, ni au palais ? 

Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux :

— Voyons, vous, soyez aimable… Vous savez quelque chose. 

Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou élégantes, qui l’effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s’était redressée, si répugnée, si méprisante, qu’il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme que son père recevait à coups de pied, ah ! jamais ! Elle n’en était pas encore là.

— Aimable, pourquoi le serais-je ? dit-il en riant d’un air gêné. Vous ne l’êtes guère avec moi. 

Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s’en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il ajouta :

— Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n’est-ce pas ? Pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé lui, puisqu’il n’a rien à vous refuser ? 

Elle revint brusquement.

— Que voulez-vous dire ?

— Dame ! ce qu’il vous plaira de comprendre… Voyons, ne faites donc pas la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais !

Une révolte la soulevait, tout l’orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu chaque jour. D’ailleurs, elle ne s’emporta pas, elle dit simplement d’une voix nette et rude :

— Ah ! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous ? Vous êtes fou… Non, je ne suis pas la maîtresse de votre Saccard, parce que je n’ai pas voulu. 

Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d’une révérence.

— Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort… Croyez-moi, si c’est à recommencer, ne manquez pas l’affaire, parce que, vous qui êtes toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-là… Oh ! mon Dieu ! oui, le nid y sera bientôt, vous n’aurez qu’à y fourrer vos jolis doigts.

Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s’en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux Delcambre, cette femme aux lèvres si rouges, que l’on disait insatiable ?

Le mois de juin s’écoula, l’Italie avait déclaré, le 15, la guerre à l’Autriche. D’autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une marche foudroyante, venait d’envahir le Hanovre, de conquérir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations désarmées. La France n’avait pas bougé, les gens bien informés chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu’une entente secrète la liait à la Prusse, depuis que Bismarck s’était rendu près de l’empereur, à Biarritz ; et l’on parlait mystérieusement des compensations qui devaient payer sa neutralité. Mais la baisse ne s’en accentuait pas moins, d’une désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre ; car, si l’Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l’Italie, à Custozza ; et l’on disait déjà qu’elle rassemblait les débris de son armée, en abandonnant la Bohème. Les ordres de vente pleuvaient à la corbeille, on ne trouvait plus d’acheteurs.

Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six heures, n’y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dérangeaient : des disparitions brusques, des bordées, d’où il revenait anéanti, les yeux troubles, sans qu’on pût savoir qui, des filles ou de l’alcool, le ravageait davantage. À ce moment-là, le journal se vidait, il ne restait guère que Dejoie, dînant sur le coin de sa table, dans l’antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même prendre le temps de refermer les portes.

— Mon bon ami, mon bon ami… 

Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine.

— Je sors de chez Rougon… J’ai couru, parce que je n’avais pas de fiacre. Enfin, j’en ai trouvé un… Rougon a reçu une dépêche de là-bas. Je l’ai vue… Une nouvelle, une nouvelle… 

D’un geste violent, Saccard l’arrêta, et il se précipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà, l’oreille tendue.

— Enfin, quoi ?

— Eh bien, l’empereur d’Autriche cède la Vénétie à l’empereur des Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s’adresser aux rois de Prusse et d’Italie pour amener un armistice. 

Il y eut un silence.

— C’est la paix, alors ?

— Évidemment. 

Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron.

— Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est à la baisse ! 

Puis, machinalement :

— Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait ?

— Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraîtra pas même demain matin au Moniteur. Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures. 

Alors, ce fut le coup de foudre, l’illumination brusque. Il courut de nouveau à la porte, l’ouvrit pour voir si personne n’écoutait. Et il était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par les deux revers de sa redingote.

— Taisez-vous ! pas si haut !… Nous sommes les maîtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis… Entendez-vous ! pas un mot, à personne au monde ! ni à vos amis, ni à votre femme !… Justement, une chance ! Jantrou n’est pas là, nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps d’agir… Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos collègues de l’Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se commet demain, avant la Bourse. 

Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu’ils allaient tenter, promit d’être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogne, ils décidèrent qu’il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres.

— Alors, c’est Rougon qui vous a chargé de m’apporter cette nouvelle ?

— Sans doute. 

Il avait hésité, il mentait : la dépêche, simplement, traînait sur le bureau du ministre, où il avait eu l’indiscrétion de la lire, étant resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit, d’autant plus qu’il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses.

— Allons, déclara Saccard, il n’y a pas à dire, il a été gentil, cette fois… En route ! 

Dans l’antichambre, il n’y avait toujours que Dejoie, qui s’était efforcé d’entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l’air, si agité de cette odeur d’argent, qu’il se mit à la fenêtre du palier, pour les voir traverser la cour.

La difficulté était d’agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue : Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgré l’heure tardive, se lançait à la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d’achat. Seulement, ces ordres, il désirait les diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d’éveiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l’air de rencontrer les gens, au lieu d’aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l’agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d’une forte opération, sans trop l’étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu’il savait être la maîtresse d’un autre agent, Delarocque, le beau-frère de Jacoby ; et, comme elle disait justement qu’elle l’attendait, cette nuit-là, il la chargea de lui remettre deux mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir à un banquet d’anciens condisciples, il s’arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu’il l’avait chargé de prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il rentrait, vers minuit, ce fut d’être accosté par Massias, qui sortait des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh ! pas tout de suite ; si bien qu’il finit par le charger d’ordres d’achat multiples pour Nathansohn et d’autres coulissiers, en disant qu’il agissait au nom d’un groupe d’amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs.

Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage de l’Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant d’y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rien, elle était toute à la guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l’après-midi, s’ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun courut de son côté engager d’autres millions dans la bataille.

Cette matinée-là, Saccard la passa à battre le pavé, flairant l’air, ayant un tel besoin de marcher, qu’il avait renvoyé sa voiture, après sa première course faite. Il entra chez Kolb, où le tintement de l’or lui fut délicieux à l’oreille, ainsi qu’une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d’être inquiet au sujet de celui qu’il avait donné la veille. Là aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui : la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour l’intelligence financière du directeur de l’Universelle ; et, comme mademoiselle Chuchu commençait à lui coûter gros, il risquait quelques petites opérations, il rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu.

Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie profonde d’entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard, dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était accablante, un soleil ardent tombait d’aplomb, blanchissant les marches, dont la réverbération chauffait le péristyle d’un air lourd et embrasé de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d’ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui se mirent à causer vivement en le voyant ; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l’aborder, puisqu’ils se ravisaient : savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau, en continuelle quête ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l’appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d’un café de province, après des parties de piquet acharnées : voyons, ce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n’était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin : n’est-ce pas qu’on baisserait ? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu’il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu’il avait connu si laborieux, d’esprit si net, lorsqu’il vendait des bâches ; mais il s’était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction : le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s’arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d’un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller à l’ambassade d’Autriche : la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjà, il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l’air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s’abaissa, et il salua, s’approcha galamment.

— Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ?

Il crut à un piège.

— Mais oui, madame.

Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu’il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu’elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crâne, l’inonda de délices.

— Alors, monsieur Saccard, vous n’avez rien à me dire ?

— Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez déjà, sans doute.

Et il la quitta en pensant : « Toi, tu n’as pas été gentille, ça m’amusera que tu boives un coup. Peut-être, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable. » Jamais elle ne lui avait paru plus désirable, il était certain de l’avoir, à son heure.

Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, débouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au cœur. Si rapetissé qu’il fût par l’éloignement, c’était bien lui, avec sa marche lente, sa tête qu’il portait droite et blême, sans regarder personne, comme seul, dans sa royauté, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprétait chacun de ses mouvements. L’ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l’air déconfit, et il reprit espoir. Il trouvait décidément au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son cœur sauta de joie : Gundermann venait d’entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c’était là un signe certain, jamais il n’y entrait, les jours de crise.

Une heure sonna, la cloche annonça l’ouverture du marché. Ce fut une Bourse mémorable, une de ces grandes journées de désastre, d’un de ces désastres à la hausse, si rares, dont le souvenir reste légendaire. Dans l’accablante chaleur, au début, les cours baissèrent encore. Puis, des achats brusques, isolés, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s’engage, étonnèrent. Mais les opérations restaient lourdes quand même, au milieu de la méfiance générale. Les achats se multiplièrent, s’allumèrent de toutes parts, à la coulisse, au parapet ; on n’entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque à la corbeille, criant qu’ils prenaient toutes les valeurs, à tous les prix ; et ce fut alors un frémissement, une houle croissante, sans que personne pourtant osât se risquer, dans le désarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient légèrement monté, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres à Massias, pour Nathansohn. Il pria également le petit Flory qui passait en courant, de remettre à Mazaud une fiche, où il le chargeait d’acheter, d’acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappé d’un accès de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minute, à deux heures moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine Bourse : l’Autriche cédait la Vénétie à l’empereur, la guerre était finie. D’où venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu’un l’avait apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d’une marée d’équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à monter, au milieu de l’effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôture, ils s’étaient relevés de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimable, une de ces batailles confuses où tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglés, n’ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l’implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d’incendie.

Et, à la liquidation, lorsqu’on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l’unique fois qu’il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner ; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d’ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui-même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n’avait-il pas été averti ? lui le maître indiscuté du marché, dont les ministres n’étaient que les commis et qui tenait les États dans sa souveraine dépendance ! Il y avait eu là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C’était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique.

Cependant, l’histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D’un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l’argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l’Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. À grand-peine, il finit par persuader à madame Caroline que la part d’Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d’un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s’était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l’éminent directeur. Et un cœur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Cœur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s’emportait de ce qu’on ne l’avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l’éternel regret d’avoir senti, un soir, la fortune passer dans l’air, mystérieuse et vague, inutilement.

Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l’empire à son apogée. Il entrait dans l’éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l’heure où la Bourse n’était plus qu’un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s’illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maître de l’Europe, si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu’il en disposât entre eux. À la Chambre, des voix avaient bien protesté, des prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait toléré, l’Autriche battue, l’Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colère étouffaient ces voix inquiètes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacées, les nuits sans gaz, traversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-là, Saccard, débordant de son succès, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, tous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglés par cette clarté de plein jour, il pouvait croire qu’on illuminait pour le fêter : n’était-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s’élevait au milieu des désastres ? Un seul ennui venait de gâter sa joie, la colère de Rougon, qui, terrible, avait chassé Huret, quand il avait compris d’où venait le coup de Bourse. Ce n’était donc pas le grand homme qui s’était montré bon frère, en lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu’il se passât de ce haut patronage, même qu’il attaquât le tout-puissant ministre ? Brusquement, en face du palais de la Légion d’honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la résolution hardie, pour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Et, grisé par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes.

Deux mois après, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, décida qu’il fallait donner un nouvel élan à l’Universelle. Dans l’assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d’avril, le bilan présenté portait, pour l’année 1864, un bénéfice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissé à la réserve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent réglementaire ; et, avec le million qui restait, on était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C’était un beau résultat pour une société qui n’avait pas deux ans d’existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvre, appliquant au terrain financier la méthode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brûler la récolte ; et il fit accepter, d’abord par le conseil d’administration, ensuite par une assemblée générale extraordinaire, qui se réunit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital : on le doublait encore, on l’élevait de cinquante à cent millions, en créant cent mille actions nouvelles, exclusivement réservées aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres étaient émis à 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissants, les affaires heureuses déjà faites, surtout les grandes entreprises que l’Universelle allait lancer, étaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capital, doublé ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu’elle représentait. D’ailleurs, le résultat fut immédiat : les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires à la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montèrent à neuf cents, en trois jours.

Hamelin n’avait pu revenir d’Orient, pour présider l’assemblée générale extraordinaire, et il écrivit à sa sœur une lettre inquiète, où il exprimait des craintes sur cette façon de mener l’Universelle au galop, d’un train fou. Il devinait bien qu’on avait fait encore, chez maître Lelorrain, des déclarations mensongères. En effet, toutes les actions nouvelles n’avaient pas été légalement souscrites, la société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires ; et, les versements n’étant point exécutés, un jeu d’écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outre, d’autres prête-noms, des employés, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission ; de sorte qu’elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu’elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l’expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais madame Caroline n’en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu’il devenait trembleur aujourd’hui, au point que c’était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu’elle ne savait naturellement rien de ce qu’on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l’émotion de sympathie où la jetaient l’activité et l’intelligence de ce petit homme, l’aveuglaient.

En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l’Universelle triomphante, la haute banque s’émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l’air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu’un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d’ordinaire que c’était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi ; et l’on souriait, car l’étourderie de Gundermann ne s’imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du cœur, l’idée d’avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maître des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l’engouement qui accueillait l’Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu’on ne provoquait pas les événements à la Bourse, qu’on pouvait au plus les prévoir et en profiter, quand ils s’étaient produits. La logique seule régnait, la vérité était, en spéculation comme ailleurs, une force toute-puissante. Dès que les cours s’exagéreraient par trop, ils s’effondreraient : la baisse alors se ferait mathématiquement, il serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Et, déjà, il fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. À quinze cents, il commença donc à vendre de l’Universelle, peu d’abord, davantage à chaque liquidation, d’après un plan arrêté d’avance. Pas besoin d’un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu’elle se lézardât d’elle-même, pour la jeter par terre d’un coup d’épaule.

Plus tard, on raconta que ce fut même Gundermann qui, en secret, facilita à Saccard l’achat d’une antique bâtisse, rue de Londres, que celui-ci avait l’intention de démolir, pour élever à la place l’hôtel de ses rêves, le palais où logerait fastueusement son œuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d’administration, les ouvriers se mirent au travail, dès le milieu d’octobre.

Le jour même où la première pierre fut posée, en grande cérémonie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, à attendre Jantrou, qui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amies, lorsqu’il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d’abord demandé le rédacteur en chef, puis était tombée, comme par hasard, sur le directeur de l’Universelle, qui s’était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu’elle désirerait, en l’emmenant dans la pièce réservée, au fond du corridor. Et là, à la première attaque brutale, elle céda, sur le divan, ainsi qu’une fille, d’avance résignée à l’aventure.

Mais une complication se produisit, il arriva que   madame Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D’ailleurs, elle connaissait Dejoie qu’elle y avait placé, elle s’arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu’il lui témoignait. Ce jour-là, ne l’ayant pas trouvé dans l’antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d’écouter à la porte. Maintenant, c’était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu’il avait entendu et compris, cette fois, l’avait un peu gêné ; et il souriait d’un air vague.

— Il est là, n’est-ce pas ?  dit madame Caroline, en voulant passer outre.

Il l’avait arrêtée, balbutiant, n’ayant pas le temps de mentir.

— Oui, il est là, mais vous ne pouvez pas entrer.

— Comment, je ne peux pas entrer ?

— Non, il est avec une dame. 

Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l’aventure.

— Quelle est cette dame ?  demanda-t-elle d’une voix brève.

Il n’avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille.

— La baronne Sandorff… Oh ! il y a longtemps qu’elle tourne autour !

Madame Caroline resta immobile un instant. Dans l’ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d’éprouver, en plein cœur, une douleur si aiguë, si atroce, qu’elle ne se souvenait pas d’avoir jamais tant souffert ; et c’était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là. Qu’allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d’un scandale ?

Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie, elle fut gaiement abordée par Marcelle, qui était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance.

— Tiens ! c’est vous, chère madame… Imaginez-vous que nous allons au théâtre, ce soir ! Oh, c’est toute une histoire, il ne faut pas que ça coûte cher… Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête… 

Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant.

— Deux plats, un carafon de vin, du pain à discrétion.

— Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c’est si amusant de rentrer à pied, quand il est très tard !… Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous… Fête complète, noce à tout casser ! 

Elle s’en alla, enchantée, au bras de son mari. Et madame Caroline, qui était revenue avec eux dans l’antichambre, avait retrouvé la force de sourire.

— Amusez-vous bien, murmura-t-elle, la voix tremblante.

Puis, elle partit à son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l’étonnement et la douleur, comme d’une plaie honteuse qu’elle ne voulait pas montrer.