L’Architecture de la Renaissance/Livre III/Chapitre 3

Librairies-imprimeries réunies (p. 327-340).

CHAPITRE III

ESPAGNE ET PORTUGAL


Cean Bermudez, Diccionario de los mas illustres profesores de las Bellas-Artes en España. Madrid, 1800. — Llaguno y Amirola, Noticias de los arquitectos y arquitectura de España. Madrid, 1829. — Raczynski, Dictionnaire historico-artistique du Portugal, 1847.

La Péninsule ibérique, au moment où la Renaissance fit son apparition, se trouvait dans une situation toute spéciale. Depuis le commencement du xiiie siècle, sous l’influence d’artistes venus de France et d’Allemagne, voire même d’Angleterre, ainsi que le démontre la grande église de Batalha, en Portugal, vraie copie de la cathédrale d’York, elle avait bien adopté les formes gothiques ; mais, à mesure que la conquête avançait, que les royaumes arabes disparaissaient les uns après les autres, ses tendances à la richesse, son amour du grandiose et du merveilleux lui firent prendre goût au style mauresque, en espagnol estilo mudejar. Et le résultat de cette évolution fut, au xve siècle, l’éclosion d’une architecture qui se fait remarquer par sa facilité à admettre des éléments puisés à deux sources différentes.

Le style gothique, ainsi rajeuni en quelque sorte, devait acquérir une force nouvelle, et l’on ne saurait s’étonner des résistances plus grandes opposées par l’Espagne au mouvement de la Renaissance. Cependant, il ne faut pas exagérer les choses, et chacun peut voir, à Tolède, la façade de l’ancien hôpital de Santa-Cruz, construite et décorée, de 1504 à 1516, sous la direction d’un architecte né au midi des Pyrénées, mais Flamand d’origine, Henri de Egaz. Les réminiscences de l’antiquité s’y mêlent à l’art du moyen âge, et tout fait prévoir que la place, vigoureusement attaquée, sera obligée de se rendre un jour.

Fig. 103. — Porte de l’hôpital de Santa-Cruz, à Tolède.

Juan de Arphe, célèbre orfèvre du xvie siècle, auteur d’un ouvrage sur les arts de son temps, nous a conservé les noms de deux architectes, Diégo Siloé et Alonzo de Covarrubias, qui également, paraît-il, s’engagèrent de bonne heure dans la voie déjà ouverte. Mais les meilleures dispositions étaient souvent entravées, et, sous peine de se voir mis de côté, il fallait être prêt à satisfaire tous les goûts. C’est ce que démontre péremptoirement l’exemple suivant, cité par Bermudez. En 1531, Diégo de Riaño, maestro mayor de la cathédrale de Séville, ayant été chargé de préparer un projet de sacristie, mit ses juges à même de choisir entre le style gothique, le style tant soit peu mélangé que nous connaissons, et le pur style de la Renaissance, dit style gréco-romain. La précaution était bonne, car le premier projet eut toutes les préférences, et aussitôt on se mit à l’œuvre pour élever une sacristie gothique, dont la construction dura jusqu’en 1561.

L’un des hommes qui ont le plus fait au début pour le développement des nouvelles doctrines est le cardinal Ximénès, grand-chancelier de Castille. Cet illustre homme d’État, en 1498, fonda l’Université d’Alcala de Hénarès, dont l’entrée principale, la cour et quelques autres parties, terminées avant sa mort (1517), sont assez significatives. Les médaillons y alternent avec des pilastres chargés d’arabesques.

Nous pourrions poursuivre encore et citer, par exemple, l’Université de Salamanque, qui, vieille alors de trois siècles, sentit le besoin de déployer dans ses constructions rajeunies une grande magnificence. Mais ce qui précède suffira à démontrer, contrairement à l’opinion reçue, qu’Alonso Berruguete, tout en demeurant le plus grand artiste de l’Espagne au xvie siècle, à la fois peintre, sculpteur et architecte, n’a pas été le premier initiateur du mouvement. Né vers 1480, il partit en 1503 pour l’Italie, où il demeura dix-sept ans. Son retour fut marqué, dit-on, par un changement dans la manière du sculpteur Damian Forment, avec lequel il travailla à Huesca. Un retable commencé en style gothique présente, grâce à ce concours, la particularité d’être terminé en style de la Renaissance. Seulement, pour être exact, il faudrait ajouter que le mot employé en second lieu ne répond pas aux transformations signalées plus haut. Berruguete, qui avait fréquenté Michel-Ange et beaucoup d’autres artistes non moins renommés, arrivait avec les idées alors en circulation à Rome et à Florence. L’imitation de plus en plus étroite de l’antiquité était le but qu’il poursuivait, et il n’avait que faire des charmantes créations en honneur quelques années auparavant. On le voit, du reste, aux grandes constructions qui lui furent commandées par Charles-Quint : le palais de Grenade et l’alcazar de Tolède. Des deux parts, c’est le style gréco-romain le plus avancé, et on n’eut pas mieux fait en Italie.

De tout cela il faut conclure que la critique s’est trompée d’un degré ; elle a confondu la seconde phase de la Renaissance avec la première. L’une a certainement reçu une vigoureuse impulsion de Berruguete, qui, dans ces limites restreintes, peut bien être considéré comme un initiateur ; mais l’autre est le résultat du développement pris par l’orfèvrerie à la suite de la découverte du nouveau monde. L’or et l’argent abondant en Espagne, on chercha naturellement à utiliser ces matières de manière à satisfaire tout à la fois le besoin de nouveauté et le besoin de richesse. La Renaissance, qui, depuis un demi-siècle, florissait en Italie, fut donc mise à contribution ; mais on employa sans discernement, on multiplia sans mesure les éléments fournis de la sorte, en même temps que l’on ne rompit pas entièrement avec le passé. Et, par un retour des choses, tandis que c’était l’orfèvrerie qui s’inspirait auparavant de l’architecture, ce fut l’architecture qui puisa dès lors ses inspirations dans l’orfèvrerie. Aussi donna-t-on au nouveau style le nom de plateresco, dérivé du mot platero, qui signifie orfèvre. Berruguete, comme on le suppose bien, ne parvint pas tout de suite à donner une nouvelle direction au goût de ses compatriotes, et beaucoup de monuments continuèrent à étaler l’exubérante richesse particulière au plateresque. Citons seulement la cathédrale de Grenade (1529-1560), la cathédrale de Ségovie, l’église de San Domingo, à Salamanque, et l’entrée principale du monastère de San Marcos, à Léon. Parmi les architectes les plus dignes d’être nommés, il ne faut pas oublier un Français, Philippe Vigarny ou de Bourgogne, qui, en dépit de son origine, comme tous ceux autour de lui se montra trop enclin à sacrifier la simplicité à l’abondance, l’élégance à la variété. C’est ce qui explique, du reste, l’enthousiasme des Espagnols pour son œuvre principale, la lanterne de la cathédrale de Burgos, commencée en 1539.

L’amour du faste, de tout ce qui frappe les yeux et éblouit l’esprit, eut pour conséquence la grande importance donnée à certains détails tandis que l’ensemble était négligé. Instinctivement ou par réflexion l’attention est portée sur un point que l’on développe aux dépens de ce qui l’entoure, que l’on s’efforce d’embellir par toutes les ressources de l’art à sa disposition. Aussi n’est-il pas rare de trouver quelques-uns de ces chefs-d’œuvre qui se détachent isolés et magnifiques sur un mur sévère et nu.

Fig. 104. — Église de San Domingo, à Salamanque.

Les Espagnols aiment surtout à orner les portes de leurs monuments ; ils arrivent à en faire de véritables joyaux, qui, au-dessus d’une ouverture à plein cintre ou surbaissée, avec accumulation de voussures contournées en spirale ou torsadées, développent parfois des courbes et des contre-courbes, superposent jusqu’à deux étages de niches ou de médaillons. Lorsque les niches manquent, et par conséquent les statues pour lesquelles elles sont faites, l’ornementation peu fouillée s’étend indéfiniment, sans parties tranquilles, multipliant les guirlandes de fleurs, les rinceaux, les arabesques, jusqu’à des rosaces inspirées de l’art moresque.

Bien que percées irrégulièrement, les fenêtres ne sont pas reliées entre elles, de manière à former proprement une façade ; c’est presque par exception que nous les voyons aux casas capitulares (hôtel de ville) de Séville, où l’influence française est incontestable, se rattacher à un système d’harmonie symétrique bien calculé.

Parfois comme au palais Monterey, à Salamanque, que domine une sorte de belvédère à chaque extrémité, l’étage supérieur est largement ajouré en arcades ; parfois aussi, comme à la casa de las Conchas de la même ville, une décoration au moins originale par la répétition indéfinie du même ornement (une coquille de saint Jacques) relève le nu des murs ; mais cela n’empêche pas la plupart des riches habitations d’avoir un peu l’air extérieurement d’une forteresse. Par un ressouvenir de la vie arabe, si semblable sur bien des points à celle des anciens Romains, on a réservé pour une cour intérieure, généralement assez vaste et entourée d’un double étage de galeries, connue sous le nom de patio, toutes les séductions de l’architecture. À citer surtout sous ce rapport : le palais des ducs de l’Infantado, à Guadalajara ; la casa de la Sal, à Salamanque ; la casa de Pilatos et la casa de los Taveras, à Séville ; la casa de Zaporta ou de la Infanta, à Saragosse ; la casa Revilla, à Valladolid ; la casa de Dusay, et la casa de Cardonas, à Barcelone.

Les cloîtres qui avoisinent les cathédrales ou font partie des grandes abbayes comptent aussi très souvent deux étages. Tels sont ceux de San Gregorio à Valladolid et de San Domingo à Salamanque.

Fig. 105. — Galerie supérieure du cloître de San Gregorio, à Valladolid.

En Espagne, les retables, vu leurs dimensions exagérées, peuvent être considérés comme de véritables monuments. C’est sur ce terrain que plusieurs artistes, aussi habiles à manier le ciseau que l’équerre, se sont livré leurs meilleurs combats. Ainsi on peut voir à la cathédrale d’Astorga et dans l’église de Medina de Rio Seco deux chefs-d’œuvre en ce genre, le premier dû à Gaspar de Herrera, le second à Esteban Jordan.

Les tombeaux sont nombreux et d’une rare magnificence. Jusqu’au milieu du xvie siècle, généralement isolés au milieu d’une vaste nef, ils perpétuent les traditions du moyen âge avec leurs statues couchées sur une sorte de lit de parade. La ressemblance est d’autant plus parfaite que les côtés, richement ornés, sont quelquefois inclinés, comme dans le tombeau des Rois catholiques, à Grenade, et celui de l’infant don Juan, à Avila, l’un et l’autre dus à un artiste espagnol, Ordoñez de Burgos. Un document, au contraire, fait honneur à un Florentin nommé Dominique (ce qui ne nous renseigne pas beaucoup sur sa personnalité) du tombeau de Ximénès, à Alcala de Henarès, et, suivant nous, c’est à un autre Florentin, Benedetto da Rovezzano, qu’il faut attribuer celui de Jeanne la Folle et de son époux, Philippe le Beau, à Grenade.

Très probablement le tombeau de frère Alonso de Burgos, à Valladolid, œuvre célèbre de Berruguete, qui a disparu au commencement du siècle, rentrait dans la catégorie des grandes décorations appliquées contre la muraille. En ce genre, on peut admirer encore, à Bellpuig, en Catalogne, le tombeau de Ramon de Cardona, dont la partie la plus belle et la plus intéressante, une frise peuplée de naïades et de tritons, rappelle la manière de Jean Goujon.

Nous n’avons rien dit jusqu’ici de l’immense palais élevé par Philippe II, en souvenir de la bataille de Saint-Quentin (1557), dans la solitude de l’Escurial. C’est l’édifice le plus monotone qui existe, et l’on se demande comment des architectes de talent, Jean de Tolède et Herrera, auxquels il faut joindre, paraît-il, le Français Louis de Foix, ont bien pu proscrire à ce point toute ornementation. Mais peut-être leur avait-on imposé de percer seulement dans chaque façade une série d’ouvertures sans caractère, assez semblables à des trous de ruches. Cette nudité devait plaire au souverain qui avait eu l’idée bizarre, pour honorer saint Laurent dont la fête avait coïncidé avec sa victoire, d’exiger un plan en forme de gril.

Le Portugal ne diffère pas beaucoup de l’Espagne. Ce que l’on appelle ici plateresque, là-bas reçoit le nom de manoelin, en souvenir du roi Emmanuel le Fortuné (1495-1521), qui, par son initiative, a puissamment contribué au développement des arts.

Du reste, l’occasion était favorable ; les Indes venaient d’être découvertes par Vasco de Gama, et le pays se promettait de grandes richesses. Pour célébrer un événement aussi heureux, le roi s’empressa de jeter, à Belem, dans un faubourg de Lisbonne, sur l’emplacement de l’humble chapelle où le célèbre navigateur avait prié avant son départ, les fondations d’une splendide église (1500). Les travaux, d’abord dirigés par un nommé Boutaca, que l’on a longtemps cru Italien, mais dont l’origine portugaise est aujourd’hui prouvée, devaient durer longtemps, car, en 1522, ce premier architecte étant mort, il fallut le remplacer par un second, Jean de Castilho.

L’église de Belem, de même que le cloître adjacent, fatigue par la lourdeur et la multiplicité des détails. On cherche en vain un endroit où l’œil puisse se reposer ; tout est fouillé, frisé, torturé à outrance. Les colonnes élancées de la nef, de forme octogone, sont, sur chaque face, elles-mêmes couvertes du haut en bas de rinceaux et de feuillages, ce qui ne se rencontre nulle part ailleurs dans d’aussi grandes proportions.

Boutaca fut encore l’architecte de la vaste construction inachevée connue sous le nom de chapelle imparfaite (1498-1519), en arrière de la grande église de Batalha. Mais c’est à Gaviça de Rezende, frère du célèbre chroniqueur André de Rezende, qu’est due la robuste et pompeuse tour de Belem, au bord du Tage. Une charmante loggia à colonnettes et arcs cintrés, qui se détache en saillie sur chaque face, fait plutôt songer à un riant palais qu’à une forteresse.

D’autres monuments en style manoelin, qui a duré jusqu’au milieu du xvie siècle environ, se voient à Sétubal et à Thomar. Dans les dernières années, il marche concurremment avec le style classique, assez bien représenté dans le chœur de Belem, où il contraste, par sa froideur, avec la nef.

Fig. 106. — Cloître de Belem.

En même temps qu’il employait des artistes portugais à Belem et à Batalha, Emmanuel le Fortuné faisait venir de France tout un essaim d’architectes et de sculpteurs, auxquels il confiait, entre autres choses, la construction et la décoration de l’église Sainte-Croix, à Coïmbre. Parmi les noms qui ont été conservés figurent ceux de Nicolas, chef de l’entreprise, Jean de Rouen, Jacques Longuin et Philippe-Édouard. Un architecte français, Jérôme de Rouen, bâtit également, un peu plus tard, à la demande de dona Maria, fille d’Emmanuel, l’église de Luz, près de Lisbonne.