L’Archipel des Philippines et la domination espagnole
Le voyageur qui entre dans la baie de Manille contemple avec admiration le magique tableau qui s’offre à ses regards. La baie, large et profonde, forme une vaste nappe d’eau bordée à tous les points de l’horizon par la verte ceinture des palétuviers. À droite et à gauche, le sol s’élève à perte de vue, couvert d’une végétation vigoureuse qui dissimule les vallées creusées entre deux étages de montagnes. Parfois, au milieu de l’éternelle verdure qui étend son manteau sur cette terre endormie, se dresse le pic aride d’un volcan mal éteint d’où s’échappe une fumée blanchâtre qui va se perdre dans le vague du ciel. En face, à mesure que le navire avance vers le lointain mouillage, on distingue peu à peu la colonne du phare, les dômes rouges des églises de Manille, les maisons blanches de Cavite, et par intervalles les cases agglomérées d’un village indien. Là seulement, et sur de très petits espaces, se révèle la présence de l’homme ; tout le reste appartient à la nature vierge, à l’inconnu. — J’abordais à Manille il y a seize ans, et, en admirant le panorama de la baie, j’aurais voulu embrasser du même coup d’œil, à travers l’immense rideau qui tombait ainsi de l’horizon, les beautés et les richesses que devait receler cette terre promise. Je n’ai visité que Manille et quelques villages de la campagne environnante. Sir John Bowring, ancien gouverneur de Hong-kong, dans un voyage récent, a parcouru l’île de Luçon et plusieurs points de l’archipel. La description qu’il vient de publier ramène mes souvenirs vers ces belles contrées.
Relégué à l’extrémité de l’Orient, en dehors des grandes routes commerciales qui mettent cette partie de l’Asie en communication avec l’Europe, l’archipel des Philippines a été rarement exploré. Pendant trois siècles, la défiance politique et religieuse de l’Espagne en a éloigné les Européens ; un petit nombre seulement de négocians avaient accès dans le port de Manille, et l’on n’obtenait qu’avec beaucoup de peine, comme une grâce toute particulière, la permission de circuler dans les régions soumises de cette charmante île de Luçon, qui a été si bien nommée « la perle de l’Océanie. » Depuis quelques années, l’administration espagnole se montre plus hospitalière, et les moines ne redoutent plus les regards profanes. On peut aujourd’hui visiter les principaux points de l’archipel où flotte le drapeau de l’Espagne. Les îles de Luçon, de Zebu, de Panai, de Mindanao, sont ouvertes aux explorations de la science et à la curiosité des touristes. Si l’on en juge par quelques récits qu’elles ont inspirés[1], elles méritent d’être mieux connues. Elles n’étaient pas seulement les merveilleuses richesses de la nature tropicale : on y trouve aussi, dans la présence d’une nombreuse population indigène qui a conservé son caractère primitif et dans le système de la colonisation espagnole, un double sujet d’étude, se rattachant à toutes les grandes questions qui s’agitent dans l’extrême Orient.
Les îles Philippines furent découvertes en 1521 par Magellan, qui mourut la même année de blessures reçues dans un combat contre les indigènes de Zebu. Plusieurs expéditions partirent successivement des rives américaines de la Nouvelle-Espagne pour continuer l’œuvre de conquête commencée par le célèbre navigateur. En 1564, Legaspi fut le premier investi du titre de gouverneur-général, et, après avoir solidement établi la domination espagnole dans l’île de Zebu, il passa à Luçon et fonda Manille, qui ne tarda pas à devenir la capitale des Philippines et le siège du gouvernement. Tels furent les débuts de la puissance espagnole en Asie : débuts pénibles et glorieux, car à ce moment les Portugais tenaient la mer, et si Magellan tomba sous la massue des indigènes, ses successeurs eurent à lutter d’audace et de ruse contre les héritiers de Gama. C’était dans les eaux des Mariannes, des Philippines et des Moluques que se heurtaient les deux grandes nations maritimes du XVIe siècle, se disputant l’empire du Nouveau-Monde, que ni l’une ni l’autre ne devait garder. Les expéditions espagnoles avaient à traverser les croisières du Portugal avant d’aborder dans ces régions, qu’elles venaient soumettre et convertir, et la marine portugaise était alors maîtresse de l’Océan-Indien.
On sait de quelles rigueurs fut accompagnée la conquête de l’Amérique par les Espagnols. L’histoire a flétri les cruautés commises contre les Indiens. Colomb avait été poussé vers les profondeurs de l’Atlantique par un noble pressentiment de la science et par une inspiration de génie qui l’élevait au-dessus des passions et des instincts cupides. La gloire, chèrement payée, d’avoir découvert un monde nouveau lui suffisait. Après lui malheureusement, l’Amérique fut livrée aux entreprises des aventuriers et des avides chercheurs d’or, la conquête devint violente. Les moines furent impuissans à contenir les excès dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous par la voix indignée de Las Casas ; eux-mêmes bientôt, se laissant emporter par la fougue de leur zèle, se présentèrent aux populations indiennes, la croix d’une main, l’épée de l’autre, et ne virent plus dans l’Amérique qu’un immense champ de bataille où la foi devait à tout prix écraser le paganisme. Le souffle de l’inquisition avait traversé la mer, et la force brutale était employée à la conversion des âmes comme à la conquête du sol. Il n’en fut pas de même aux Philippines. Les aventuriers n’avaient pas besoin d’aller si loin. À ceux qui ne voulaient que des richesses, le Mexique et le Pérou offraient d’abondantes récoltes. Pour affronter encore l’Océan et pour se lancer à travers les périls d’une navigation inconnue à la rencontre redoutée des escadres portugaises, il fallait un autre mobile que la passion de l’or : ce fut l’ardeur du marin qui entraîna Magellan, et ce fut l’ambition politique qui décida l’Espagne à chercher par-delà les mers de l’Inde de nouveaux royaumes. L’Amérique garda pour ainsi dire toutes les violences de la conquête. L’Asie fut abordée plus humainement, elle vit descendre sur ses rives des héros moins impitoyables et des prêtres moins fanatiques ; la domination européenne s’y montra, dès le premier jour, plus modérée, et la religion plus douce. À une telle distance de la mère-patrie, dans ce pays perdu et sous la menace continuelle du Portugais, l’Espagnol, que n’éblouissait plus la vue du précieux métal, comprit qu’il devait ménager les tribus indiennes, et que la mansuétude lui gagnerait plus facilement des sujets et des chrétiens. De là le caractère particulier de la domination espagnole aux Philippines, caractère qui s’est conservé depuis trois siècles et qui la distingue essentiellement des autres entreprises coloniales.
Pendant les premiers temps, l’archipel fut exposé aux attaques des pirates chinois et japonais. Fatigué de ces incursions, un gouverneur-général, Francisco de Saude, eut l’idée d’aller simplement à la conquête de la Chine. En ce temps-là, un hidalgo ne doutait de rien. La cour de Madrid retint ce fonctionnaire impétueux en lui enjoignant de vivre en paix avec ses voisins. Dans le cours du XVIIe siècle, les Chinois, établis en grand nombre sur le sol de Luçon, se mirent plusieurs fois en révolte contre l’autorité espagnole : chacune de ces insurrections fut écrasée et noyée dans des flots de sang. Au XVIIIe siècle, un danger plus sérieux menaça la colonie. Le 22 septembre 1762, une escadre anglaise se présenta devant Manille ; elle apportait la nouvelle de la déclaration de guerre entre l’Angleterre et l’Espagne et la sommation de rendre la place. Le gouverneur-général étant mort récemment, l’autorité était exercée par l’archevêque. Celui-ci se défendit courageusement ; mais le 4 octobre, assailli par des forces supérieures, il dut capituler. Cependant les Anglais, maîtres de Manille, n’étaient point pour cela maîtres de Luçon. Tandis que l’on signait la capitulation, un juge, Simon de Anda y Salazar, gagnait la campagne à la tête d’une vaillante troupe, et s’en allait dans les districts voisins organiser la résistance. Pendant deux ans, il tint les Anglais en échec, les battant dans de continuelles escarmouches et leur faisant à outrance cette guerre de partisans dans laquelle a excellé de tout temps l’héroïsme espagnol. Enfin, après deux ans de luttes, on apprit que la paix avait été conclue en Europe. Les Anglais évacuèrent Manille, où Simon de Anda rentra en triomphe avec ses glorieuses bandes. Dans la période contemporaine, nous n’avons à signaler que les expéditions contre les sultans de Soulou et contre les pirates de la Malaisie. L’histoire extérieure des îles Philippines est donc peu féconde en incidens. L’Espagne a gardé l’archipel tel qu’elle l’a reçu des premiers jours de la conquête : elle n’a point subi la déchéance qui a frappé le Portugal, elle ne s’est point trouvée mêlée aux querelles de territoire qui, dans les pays asiatiques, ont fréquemment divisé l’Angleterre et la Hollande ; aucune rivalité européenne n’est venue la troubler dans la jouissance de cette magnifique possession, qu’elle doit au génie de Magellan.
Mais cette tranquillité parfaite n’a point toujours régné dans le gouvernement intérieur de la colonie. Là se trouvaient en présence, avec d’égales prétentions à la suprématie, deux autorités qu’il n’a jamais été facile de concilier. Le gouverneur-général et l’archevêque, le soldat et le moine, étaient souvent en désaccord, et à cette distance de l’Europe les luttes du temporel et du spirituel s’engageaient avec une ardeur que ne pouvait tempérer aucun arbitrage. Tantôt le gouverneur-général mettait l’archevêque en prison, tantôt l’archevêque excommuniait le gouverneur et prêchait la révolte. Comme il ne fallait pas moins de deux ou trois ans pour que les correspondances d’Europe parvinssent à Manille, les décisions du roi et du pape arrivaient quand la querelle était terminée et au moment où il en naissait une autre. Que l’on ajoute à ces luttes d’autorité les discussions qui survenaient parfois entre les divers ordres religieux, plus ou moins jaloux les uns des autres, et l’on aura une idée de l’état presque perpétuel d’agitation dans lequel vivait cette petite communauté européenne, exilée à l’extrémité de l’Asie. Un jour, en 1635, arrive d’Espagne un ordre qui attribue exclusivement aux moines barbus la mission d’évangéliser la Chine et le Japon ; les moines sans barbe doivent demeurer aux Philippines. De là grande protestation de la part des moines qui se voient fermer la route du martyre, protestation appuyée par l’archevêque, qui invoque les bulles du pape, où ne se trouve aucun article concernant les barbes. On pourrait citer d’autres incidens non moins curieux. — En 1663, la situation prend une couleur plus dramatique. Le gouverneur, Salcedo, se brouille avec le clergé, met l’archevêque en prison, et à la mort de celui-ci il interdit le De profundis et ordonne des fêtes publiques ; mais l’inquisition est là : ses agens s’introduisent de nuit dans le palais, saisissent le gouverneur pendant son sommeil, le déposent, chargé de chaînes, dans le couvent des Augustins, puis l’expédient par le prochain navire à l’adresse du saint-office, siégeant à Mexico. — En 1678, un autre gouverneur, Juan de Vargas Hurtado, se fait excommunier, et la sentence le condamne, lui, seul représentant de l’autorité royale, à comparaître chaque dimanche, pieds nus et la corde au cou, dans la cathédrale et dans deux églises ! — Ces différens faits sont puisés dans les annales des couvens. C’est là seulement que l’on peut recueillir des informations sur l’histoire des Philippines. Sans doute il ne faut pas trop se fier à l’exactitude, de ces récits monastiques, où le spirituel a nécessairement le pas sur le temporel : le clergé s’y donne le beau rôle, et sa charité bien ordonnée s’exerce avant tout au profit de l’église et du cloître ; mais ce qui est certain, c’est que l’harmonie régnait rarement au sein de cette société coloniale, et que la lutte, tantôt sourde, tantôt ouverte, était à l’état permanent entre les deux influences qui se disputaient les Philippines.
Dans ces querelles intestines, l’avantage demeurait le plus souvent du côté des moines, et il devait en être ainsi. La population laïque se composait d’un petit nombre de négocians qui ne songeaient qu’à faire rapidement fortune, et de fonctionnaires pour lesquels Manille n’était d’ordinaire qu’une résidence de punition et d’exil. Les uns et les autres étaient gouvernés par leurs petites passions, par leurs rancunes et par l’ennui. Le clergé au contraire, installé à poste fixe dans la colonie, répandu dans les campagnes et sans cesse en contact avec la population indienne, avait des habitudes, des traditions, un esprit de suite qui lui assuraient la supériorité sur ses adversaires laïques, en même temps que l’influence politique et religieuse sur la race conquise. Les gouverneurs-généraux changeaient au gré des caprices ou des révolutions de la métropole ; les archevêques ne quittaient leur siège qu’avec la vie. Depuis l’origine de la domination espagnole, il y a eu à Manille soixante-dix-huit gouverneurs et seulement vingt-deux archevêques. Ce seul fait expliquerait la prédominance de l’autorité cléricale.
Le triomphe du clergé tourna au profit de la population indigène. Les Tagals, race douce et paisible, avaient écouté avec soumission les premiers accens de la prédication évangélique. Ils s’étaient convertis sans difficulté à une religion nouvelle qui leur parlait un langage de paix, se montrait tolérante pour leurs habitudes, et leur enseignait un calendrier où chaque jour ramenait une fête et une occasion de cérémonies et de réjouissances en l’honneur de la Vierge ou d’un saint. Le caractère docile et bienveillant des Tagals charma les pieux missionnaires, qui, devenus bientôt tout-puissans au milieu de leurs ouailles, se virent naturellement amenés à les protéger dans leurs intérêts temporels. Dès lors le curé, soutenu par l’archevêque et par les ordres monastiques, se trouva placé comme un intermédiaire entre l’autorité civile et les indigènes. Malheur à l’alcade qui se serait permis une exaction, un abus de pouvoir, ou qui seulement aurait contrarié les fidèles ! Le curé était là pour dénoncer le fait et provoquer le déplacement du fonctionnaire indigne ou trop zélé. Ainsi, pendant que se débattaient dans les hautes régions les luttes du spirituel et du temporel, la population tagale, protégée par le clergé, ménagée par les laïques, vivait heureuse de sa vie indolente et facile ; elle allait à la messe, se livrait aux processions, payait peu d’impôts et ne travaillait guère. Cet état de choses s’est maintenu depuis trois siècles. L’archipel des Philippines a été conquis par les moines, conservé par eux à la couronne d’Espagne, gouverné par leur règle indulgente et paternelle. Aujourd’hui encore, l’autorité cléricale domine dans cette région de l’extrême Asie. L’archevêque est le personnage le plus important de Manille ; le curé règne dans les villages. Quand un voyageur désire visiter les provinces de l’intérieur, c’est dans les couvens qu’il va demander sa feuille de route, et lorsqu’il arrive dans un village tagal, c’est au curé qu’il fait sa première visite, c’est au presbytère qu’il trouve l’hospitalité.
L’esclavage est inconnu aux Philippines ; il n’existait pas avant la conquête, et les Espagnols ne l’ont ni importé ni toléré dans leurs possessions asiatiques. On n’y voit même pas ce système de travail réglementé ou forcé qui est en vigueur dans d’autres colonies européennes, et qui n’est souvent qu’un esclavage déguisé. Quand on parcourt l’intérieur de Luçon, le regard n’est pas attristé par le spectacle de l’homme transformé en bête de somme et péniblement courbé sur le sillon. Vous y chercheriez vainement ces combinaisons savantes que les Hollandais ont imaginées à Java pour exploiter les ressources du travail indigène. Le Tagal est libre et n’entend d’autre cloche que celle qui l’appelle à l’église. Sans doute on doit louer la modération de l’Espagne envers ses sujets asiatiques et la sollicitude du clergé pour le bonheur de ses fidèles : le tableau que présentent les Philippines est édifiant et touchant, il laisse dans l’esprit du touriste de gracieuses impressions, il procure aux yeux la satisfaction qu’inspire l’harmonieux ensemble d’un peuple heureux et d’une belle nature, et cependant quelque chose y manque : c’est le mouvement, c’est la vie. Nonchalamment étendu sur cette terre féconde, l’homme s’endort d’un sommeil qui n’est point le prix des saines fatigues ; l’indolence espagnole et la paresse tagale couvrent d’une teinte morne ce tableau où nulle part n’apparaît l’image du travail. Est-ce donc pour un tel usage que la Providence a donné à l’Indien une terre si riche et un soleil qui prodiguerait aux moindres efforts de la culture l’or de ses rayons ? Quel emploi l’Espagne a-t-elle fait de cette conquête, demeurée à peu près stérile entre ses mains ? — Voilà ce qui préoccupe à bon droit l’économiste, et ce qui lui gâte, en présence de ces splendides régions, le plaisir des yeux. Sir John Bowring cherche à s’en consoler en pensant que tant d’espaces sans culture sont en réserve pour combattre un jour les effets de la théorie de Malthus. Si dans les pays d’Europe la population tend à s’accroître au point d’excéder la puissance productive du sol, du moins reste-t-il encore sous les tropiques de vastes contrées où la race humaine peut trouver un refuge contre la marée montante de la misère. Ces plaines que la charrue n’a point labourées, ces forêts où n’a jamais pénétré la hache, ces fleuves et ces lacs dont les eaux exubérantes remontent stérilement vers le soleil sans avoir été jamais disciplinées au profit du sol, toutes ces richesses endormies sont là qui attendent le travail de l’homme et promettent aux déshérités du vieux monde une place au banquet de la vie !
Jusqu’ici les voyageurs qui ont décrit les Philippines ne se sont guère avisés de faire un retour sur Malthus ; la plupart ont raconté les mœurs tagales, les combats de coqs, les couvens de Manille, les presbytères de village, que parfois leur médisance ornait d’une population étrangère aux besoins du culte : récits plus ou moins pittoresques qui n’auraient plus aujourd’hui le mérite de la nouveauté. Sir John Bowring a étudié le pays à un point de vue différent. Gouverneur d’une colonie anglaise, il a pu, en quelques semaines de vacances et à travers les voiles de l’hospitalité officielle, apprécier les ressources et l’avenir de la colonie espagnole. Voué dès sa jeunesse aux investigations économiques, il a naturellement recherché dans les Philippines ce que d’autres n’auraient point su découvrir ou auraient évité de voir, c’est-à-dire les moyens d’exploitation, les forces productives, les impôts, les statistiques. Si peu divertissante que soit dans l’opinion de beaucoup de gens l’économie politique, elle est reconnue aujourd’hui comme une science d’utilité générale et il est bon qu’elle envoie ses voyageurs dans des contrées qui lui offrent un champ si fécond et si neuf d’observations. C’est une science jeune ; elle doit, comme la jeunesse, s’instruire en voyageant, et elle peut répandre avec fruit au milieu de nous les enseignemens qu’elle recueille. Il est donc tout simple que sir John Bowring nous cite Malthus, l’un de ses classiques. Ce nom si terrible est d’ailleurs placé fort à propos au début du chapitre que l’économiste voyageur consacre à la population des îles Philippines.
Il est impossible de donner le chiffre de cette population ; une évaluation officielle qui date de 1858 porte 4,290,000 habitans, sur lesquels on compte 1,860,000 Indiens, métis ou Chinois payant l’impôt. D’après une autre statistique, dressée par les moines, il y aurait.3,560,000 chrétiens répartis entre l’archevêché de Manille et les trois évêchés de l’archipel ; ce qui ne laisserait qu’un chiffre relativement trop faible pour la population idolâtre et indépendante qui habite l’intérieur de Luçon et les régions complètement inexplorées de Mindanao et de Mindoro. Il faut donc renoncer à obtenir un renseignement exact ; mais ce qui est certain, c’est que le sol n’est pas habité en proportion de son étendue, et qu’il pourrait nourrir une population beaucoup plus considérable. Les ressources de la culture y sont incalculables, et le jour où l’Espagne voudra mettre la main à l’œuvre, elle aura devant elle, dans ses possessions asiatiques, trop longtemps délaissées, un immense avenir de colonisation.
Les tribus insoumises de Luçon vivent à l’état sauvage ; on les désigne sous le nom général de negritos. Cette race paraît avoir été la première établie dans l’île, où elle a été peu à peu remplacée par les Tagals, qui l’ont refoulée dans les montagnes et dans les forêts inaccessibles de l’intérieur. C’est une race mourante et destinée, de même que le peau-rouge de l’Amérique, à disparaître entièrement du sol. Du reste, vivant de chasse et de pêche, misérable, étrangère à toute idée de civilisation, elle n’inquiète en aucune manière la domination espagnole, qui fa laisse s’éteindre lentement et sûrement dans sa dernière retraite. Parfois quelques missionnaires s’aventurent avec l’Évangile dans les parages hantés par les negritos : ils n’en reviennent pas toujours, et leurs couvens, après les avoir inscrits sur la liste déjà longue de leurs martyrs, ne demandent pas que le bras temporel s’arme pour les venger. Une portion des tribus de Mindanao est absolument semblable aux negritos de Luçon ; mais on compte dans cette île de nombreuses tribus musulmanes, plus rebelles encore que ne le sont les idolâtres à la prédication catholique et plus redoutables pour l’Espagne, qui ne s’est point encore trouvée en mesure de diriger contre elles une attaque en règle. Parti du golfe Persique, l’islamisme s’est répandu à Sumatra, à Java, à Bornéo, dans les îles de la Malaisie, et il a pénétré ainsi, d’archipel en archipel, jusqu’à Mindanao, où il oppose à la conquête espagnole son fanatisme religieux et ses mœurs guerrières. À l’exception du petit établissement de Zamboanga, situé à la pointe sud-ouest, cette île peut être considérée comme indépendante.
Ce sont les Tagals au nord, les Bisagos au sud, qui forment la grande masse de la population indigène. D’après certains auteurs, ils seraient originaires de l’Amérique. Une opinion plus plausible les fait venir de la Malaisie. Il y a entre le Tagal et le Malais un air de famille ; le type du visage et le teint sont à peu près semblables, et un assez grand nombre de mots se retrouvent dans les deux dialectes. Quoi qu’il en soit, et sans nous arrêter à ces discussions d’ethnographie, qui ordinairement n’apprennent rien à personne, nous avons devant nous l’une des races les plus intéressantes et les mieux caractérisées du monde asiatique. Le Tagal n’a rien de l’intelligence et de l’âpreté laborieuse qui distinguent le Chinois, ni de l’orgueilleuse et brutale cruauté qui arme à toute heure le bras du Malais. C’est une race indolente et tranquille, fuyant le travail, inaccessible aux soucis, et en même temps aimant le luxe, ardente aux fêtes et au jeu, musicienne, presque artiste. Toutes les contradictions se heurtent dans cette étrange nature, où domine pourtant un sentiment inné de soumission aux forces et aux volontés extérieures. Le Tagal n’a pas eu un seul moment la pensée de défendre son pays contre l’Européen ni ses dieux contre les moines ; il a, dès le premier jour, tout accepté, de nouveaux maîtres et une religion nouvelle. Il n’est point de sujet plus docile ni de catholique plus fervent. Comment les Espagnols auraient-ils malmené une population qui se livrait de si bonne grâce ? Comment l’inquisition elle-même n’aurait-elle point désarmé devant ces faciles chrétiens ? Le Tagal continue donc à vivre heureux sous le joug le plus doux, le plus humain qui ait jamais été imposé à une nation. Mais quel est l’avenir de cette race ? Il serait intéressant de savoir si, depuis que les Espagnols se sont emparés des Philippines, la population indienne s’est accrue. D’accord avec la nature, d’accord avec l’histoire et avec la morale, l’économie politique enseigne que l’inertie ne saurait perpétuer la vie ; donc un peuple qui méconnaît la rude loi du travail est condamné à périr un jour sous les coups d’un peuple plus intelligent ou plus fort, à moins qu’il ne se régénère en mélangeant son sang avec un sang étranger. Les Tagals ont refoulé les negritos ; ne pourraient-ils pas être refoulés à leur tour ? Heureusement pour eux, il se trouve là une race qui semble chargée du soin de retremper et de repeupler l’Asie : c’est la race chinoise. Nulle part peut-être mieux qu’aux Philippines ne se révèle le grand rôle qu’elle est appelée à jouer dans les destinées de l’extrême Orient. L’immigration des Chinois dans l’archipel est incessante et intarissable ; il en sort une génération de métis dont le nombre et l’influence augmentent progressivement au point de constituer dans les campagnes comme dans les villes toute une nation nouvelle qui ranime à son contact la langueur du vieux sang tagal. Sir John Bowring insiste avec raison sur ce fait providentiel. Avant lui, d’autres voyageurs avaient signalé l’importance de l’immigration chinoise dans l’île de Luçon ; ils avaient décrit ces bienheureux enfans du Céleste-Empire s’accommodant là comme s’ils étaient chez eux, ouvrant boutique, prenant femme indienne, faisant le signe de croix et suivant dévotement les processions, pour s’enrichir au plus vite et repartir vers le sol natal, en laissant derrière eux femmes, enfans, chapelets, cierges, et tout le mobilier de leur hypocrite exil. Il y a du vrai dans cette amusante caricature du colon chinois ; mais l’économiste, cherchant la raison et la fin des choses, examine avec attention le singulier phénomène qui se produit sous ses yeux, et il découvre les sérieux effets de ces migrations et de ces mélanges de races. Le sujet mérite qu’on s’y arrête.
Nous avons déjà rappelé qu’à son origine la domination espagnole avait été menacée par les incursions des pirates chinois, et que les immigrans du Céleste-Empire s’étaient à plusieurs reprises révoltés contre les maîtres de Luçon. On tenta donc de modérer, par des taxes d’entrée et de séjour, les arrivages de ces colons qui pouvaient introduire dans l’île de dangereux élémens de désordre. En dépit des mesures restrictives, les Chinois affluèrent à Manille. Aux premiers temps, ils allaient dans l’intérieur, où ils se livraient à la culture ; mais peu à peu ils s’habituèrent à demeurer dans les villes, où, par leur industrie, à force d’économie et de patience, ils parvinrent à accaparer le commerce de détail. C’est l’histoire de toutes les immigrations chinoises dans les diverses colonies européennes de l’Asie, à Singapore, à Java, aussi bien qu’aux Philippines. Aujourd’hui les Chinois occupent la majeure partie des boutiques de Manille ; ils ont dépossédé et ruiné les Tagals, incapables de soutenir une telle concurrence. Une fois maîtres des villes, ils se sont de nouveau répandus dans les campagnes, joignant aux profits du commerce ceux de l’exploitation agricole entreprise sur une grande échelle. Les voici maintenant partout, au nombre de plusieurs milliers, se renouvelant par de continuels arrivages. Ces infatigables travailleurs ont donc pour ainsi dire conquis les Philippines ; mais, là comme ailleurs, ce ne sont que des conquérans de passage. Après quelques années de séjour, ils retournent dans leur pays. Ce mouvement de va-et-vient, favorisé par le voisinage et entretenu par l’habitude, entre les côtes du Céleste-Empire et l’archipel, ne semblerait en définitive qu’un fait très ordinaire, s’il ne fallait pas tenir compte d’une circonstance, insignifiante au premier abord, qui caractérise l’émigration chinoise. Observez ce bâtiment qui, venu du Fo-kien, débarque à Manille son chargement de passagers. Vous verrez descendre à terre cent Chinois, vos yeux chercheraient vainement une Chinoise. Ces colons apportent à Luçon leurs bras, leur intelligence, leur amour du gain, quelques-uns même leurs capitaux ; mais il leur manque l’élément le plus essentiel de toute colonisation, la famille ! Les Chinois bravent, pour émigrer, les prohibitions légales ; les mœurs, plus fortes que les lois, enchaînent les Chinoises au sol natal. On comptait en 1855 à Manille et dans le faubourg de Binondo près de six mille Chinois, et seulement deux femmes chinoises ! La suite se devine. Le Chinois, qui ne pratique guère la continence, recherche une femme du pays, et comme il a en même temps l’esprit de famille, il veut une femme légitime ; mais le mariage n’est permis qu’aux catholiques : à merveille ! Il se convertit, il se marie, et, selon l’usage de son pays, il aura beaucoup d’enfans. Telle est l’origine de la population métisse qui s’est multipliée si rapidement sur toute l’étendue des Philippines, et qui ne fera que s’accroître, car les Chinois vont vite en besogne. Cette race conserve, même à travers plusieurs générations, le type et le caractère paternels. Elle a le teint jaunâtre et les yeux bridés, qui dénotent son origine, et, ce qui vaut mieux, elle a l’intelligence, l’activité, l’amour du travail. C’est elle, on peut le prédire, qui défrichera un jour les Philippines, et qui, rentrant par de successifs croisemens dans la famille indienne, régénérera le sang tagal. Voilà l’immense service que l’immigration chinoise rend en ce moment à la colonie espagnole, où l’on ne saurait compter de longtemps encore sur le concours actif de l’élément européen.
Il n’y a guère en effet dans les Philippines plus de deux mille Espagnols nés en Europe ; si l’on ajoute à ce chiffre environ deux cents étrangers, établis pour la plupart à Manille, on a le contingent de la population européenne de l’archipel. Un certain nombre de créoles espagnols, nés dans le pays, conservant l’orgueil de leur origine castillane et formant une sorte de caste à part, peuvent également figurer dans ce dénombrement. En résumé, la race blanche ne concourt jusqu’ici que pour une très faible part au peuplement de ces îles. Doit-on attribuer un tel fait uniquement à l’influence du climat ? ou bien ne faut-il en chercher la cause que dans les difficultés, les restrictions peu intelligentes, qui, pendant trois siècles, ont entravé les opérations du négoce ? Le climat des Philippines, avec ses chaleurs énervantes, qui engendrent parfois des épidémies, n’est point favorable au travail des blancs ; mais le même obstacle se rencontre dans d’autres régions tropicales où cependant l’immigration européenne, composée de capitalistes, de commerçans, d’artisans, est beaucoup plus considérable. C’est le régime économique qui a surtout éloigné des ports de l’archipel ces pionniers de la race blanche qui préfèrent s’établir dans les pays où le commerce est dégagé de toute entrave, où l’esprit d’entreprise n’est plus retenu par les liens d’une mauvaise législation. Que l’Espagne suive l’exemple qui lui est donné par l’Angleterre et par la Hollande : la population européenne se portera dans sa colonie comme elle se porte à Hongkong, à Singapore, à Batavia.
Je me suis longuement étendu sur cette question de population : il n’y en a pas qui soit plus importante quand on traite d’un établissement colonial. En Asie comme en Europe, la plus grande richesse d’un pays, ce n’est pas la fécondité du sol, la variété des produits, l’excellence des conditions naturelles : c’est l’homme, l’homme qui travaille, qui met en valeur les biens de la terre et qui fait lever la récolte. Or quelle contrée au monde pourrait être mieux partagée que l’archipel des Philippines ? Une population indigène de quatre millions d’âmes, une immigration régulière et continue qui amène un supplément de bras en même temps que le concours d’une intelligence supérieure, puis, au-dessus de ces deux élémens qui assurent la puissance du nombre ; et comme couronnement de l’édifice colonial, l’habileté, l’activité de la race européenne, disciplinant le travail et répandant au dehors, par le courant des échanges, l’excédant des produits : les Philippines possèdent tout cela. Elles n’ont pas à compter avec les embarras de l’esclavage ; elles n’en sont pas réduites à essayer ces combinaisons coûteuses et hasardeuses à l’aide desquelles certaines colonies cherchent à se procurer des coolies. Comment donc se fait-il que leurs progrès aient été si lents ? Il ne suffit pas d’accuser la paresse du Tagal. Le Tagal aurait travaillé, s’il y avait été incité par son intérêt et par l’exemple, s’il avait moins souvent fêté les saints, patrons du chômage, s’il n’avait pas trouvé dans ses chefs spirituels une indulgence excessive et dans l’administration espagnole une incroyable inertie. « On m’a cité, dit sir John Bowring, un Tagal qui, sur le conseil d’un moine, s’est décidé à cultiver la canne à sucre. La première année, il a obtenu 500 dollars du produit qu’il a porté au marché d’iloïlo. Il a continué, et la prochaine vente lui donnera 1,000 dollars. Ses voisins veulent faire comme lui, et les voilà planteurs. » Tout le mal procède donc d’un vicieux système qu’il est temps de réformer.
Le jour où la notion du travail aura pénétré aux Philippines, l’on ne sera embarrassé que sur le choix des cultures pour occuper avec profit les bras de la population indigène. Le sucre, le tabac, le café, l’indigo, le riz, le cacao, en un mot toutes les productions tropicales peuvent être cultivées avec succès dans les différentes parties de l’archipel. Sir John Bowring assure même que le coton s’y récolterait en abondance, et il engage les manufacturiers de Manchester à porter leur attention vers l’Asie orientale plutôt que d’envoyer des missionnaires à la découverte du coton africain. Depuis plusieurs années, Manille expédie en Chine de nombreux chargemens de riz. Le sucre et le café des Philippines sont connus sur tous les marchés d’Europe. Quant au tabac, la valeur de la production indigène, qui a quadruplé depuis vingt ans, dépasse aujourd’hui 25 millions de francs. La moitié de la récolte se consomme dans l’archipel ; un quart est exporté sous forme de cigares, et l’autre quart est expédié, en cigares et en feuilles, à destination de la métropole, qui se l’attribue comme revenu colonial. Le tabac de Luçon est d’excellente qualité. Il faut croire que ce produit se gâte en voyageant sous nos latitudes, et que le climat de la France lui est fatal, car il est impossible de le reconnaître dans les détestables cigares que la régie prétend nous vendre sous le nom de cigares de Manille. Je dois pourtant déclarer que de simples particuliers ont acheté à la fabrique de Manille et rapporté en France des caisses de très bons cigares. Comment la régie s’arrange-t-elle pour être si mal servie et pour nous servir si mal ? Quoi qu’il en soit, je tiens à défendre la réputation, fort compromise parmi nous, du tabac de Luçon, et à rappeler, comme l’a fait sir John Bowring, que ce produit assurerait à lui seul la fortune des Philippines. Avec La Havane et Manille, l’Espagne possède les deux métropoles du tabac.
Dans tous les pays, la constitution de la propriété exerce une grande influence sur le rendement du sol. Il serait assez difficile de définir quel est, à cet égard, le régime en vigueur aux Philippines. En droit, l’indigène ne peut être propriétaire, mais il conserve la jouissance du domaine qu’il cultive, et en fait ce droit de jouissance ou plutôt cet usage équivaudrait à la propriété. Les colons espagnols peuvent obtenir des concessions de terres moyennant le paiement d’une faible rente ; ces concessions sont rarement demandées, les Espagnols étant, comme on l’a vu, fort peu nombreux dans la colonie et appartenant pour la plupart aux professions libérales ou mercantiles. Les couvens au contraire et les corporations religieuses possèdent d’immenses propriétés ; mais on sait que les biens monastiques sont ordinairement mal exploités, et ce n’est point là que se produiront aux Philippines les perfectionnemens agricoles. L’organisation territoriale est donc très imparfaite, et, comme il n’y a point d’impôt foncier, l’indigène ne cultive guère au-delà de ses besoins. Ce ne sont point cependant les lois ni les règlemens qui manquent pour encourager le travail des Tagals. Le code indien recommande de planter les arbres appropriés à la nature du sol, de semer, suivant les localités, le riz, le blé, le maïs, le coton, d’entretenir du bétail, d’avoir au moins douze poules et un coq, etc. L’indigène qui négligera pendant deux ans ces sages prescriptions sera dépossédé, et son domaine passera à d’autres. Ne s’est-il pas trouvé, il y a quelques années à peine, un gouverneur qui a imaginé d’imposer aux capitaines des navires venant de Chine ou de l’Inde anglaise l’obligation d’apporter cinq cents oiseaux vivans destinés à être lâchés sur les plaines de Luçon pour détruire les insectes qui dévoraient les récoltes ! Sir John Bowring cite le décret. Il n’est pas besoin de dire que cette législation, ces règlemens si détaillés, si minutieux et parfois si ridicules, demeurent lettre morte. La mise en valeur des îles Philippines réclame des mesures d’un ordre plus général. Il serait dangereux de modifier le régime des biens du clergé et de mécontenter les couvens, mais on pourrait déterminer d’une manière plus précise le droit de propriété pour les indigènes, faciliter la vente des domaines et accorder largement aux étrangers la faculté d’acquérir des terres. En outre, comme la propriété n’a de prix que si elle peut être aisément exploitée, on devrait améliorer ou plutôt créer le système des voies de communication de manière à assurer le transport des récoltes aux points d’embarquement. Peut-être dans les premiers temps la concurrence des Européens et des Chinois viendrait-elle déranger les habitudes des Tagals, qui se verraient ou privés de leurs terres ou obligés de les cultiver ; mais la population métisse ne tarderait pas à comprendre les avantages de cette réforme agricole, et elle entraînerait le reste. Que l’on attire les capitaux, que l’on organise la circulation des produits : les bras, désormais rémunérés, finiront par se mettre au travail. Ces procédés, que recommande avec raison sir John Bowring, relèveraient bientôt les Philippines au niveau des plus riches colonies.
Il n’est pas douteux que ces améliorations intérieures, en consolidant la propriété et en multipliant les produits, profiteraient largement au commerce de l’archipel. L’histoire du régime commercial aux Philippines est réellement édifiante. Sans remonter aux premiers temps de la conquête, où la colonie n’entretenait de rapports qu’avec la Nouvelle-Espagne, au moyen du fameux galion d’Acapulco, nous ne voyons, pendant le cours des XVIIe et XVIIIe siècles, que des règlemens restrictifs, prohibitifs, entravant les échanges et étouffant dans leur germe les élémens de prospérité que renfermaient ces belles contrées. En 1785, le commerce fut livré à une compagnie privilégiée. C’était un progrès, car au moins cette compagnie jouissait de certaines facilités qui jusqu’alors avaient été jugées incompatibles avec les pures doctrines du régime colonial. Le privilège de la compagnie expira en 1834, et ne fut pas renouvelé. C’était encore un progrès. Quelques négocians étrangers avaient obtenu en 1814 la faculté de s’établir à Manille, et cette première dérogation aux vieilles pratiques avait porté ses fruits. L’Europe commençait alors à nouer des relations plus suivies avec l’extrême Orient ; les colonies anglaises et hollandaises devenaient florissantes. Le marché de la Chine attirait l’attention des négocians. Manille ressentit le contre-coup de cette activité commerciale. En 1855 seulement, le gouvernement espagnol jugea que le moment était venu d’accorder plus de latitude au commerce étranger, et il ouvrit trois nouveaux ports : Sual dans l’île Luçon, Iloïlo dans l’île Panay, et Zamboanga dans l’île Mindanao. Ainsi jusqu’en 1855 les échanges de tout l’archipel avec l’étranger étaient exclusivement concentrés à Manille. Il fallait que les produits des différentes îles fussent apportés à grands frais dans ce port avant d’être expédiés vers l’Europe, et de même les marchandises européennes ne pouvaient être débarquées que dans les entrepôts de la capitale. Voilà ce que l’on appelait au bon temps la saine pratique du système colonial ! Qu’est-il arrivé ? C’est qu’à chaque relâchement des vieux liens, à chaque mesure relativement libérale, correspond un progrès intérieur, un accroissement de prospérité et d’échanges. L’Espagne n’est point le seul pays du monde qui ait à profiter de cet enseignement. L’expérience a démontré que les colonies ne se développent qu’à la condition d’envoyer leurs produits sur tous les marchés, et que les colonies les plus avantageuses pour leurs métropoles sont précisément celles qui jouissent de la plus grande liberté commerciale. L’Angleterre et la Hollande ont successivement essayé, dans leurs colonies de l’Asie, du régime de la prohibition absolue et de l’expédient des compagnies à privilèges : elles y ont renoncé, et elles font rapidement disparaître, dans l’Inde et à Java, les vestiges de l’ancienne législation. L’Espagne semble vouloir entrer dans la même voie. Elle y est encouragée par le succès des réformes qu’elle a, dans ces derniers temps, accomplies aux Philippines. Un commerce de 80 millions de francs environ est évidemment au-dessous de ce que l’on doit attendre d’une colonie aussi vaste et aussi peuplée.
Le budget des recettes aux Philippines s’élève à près de 60 millions de francs, provenant des monopoles, en tête desquels figure le tabac, de l’impôt direct que paient, sous forme de capitation, les indigènes, les métis et les Chinois, de la douane, des loteries. Avec ce revenu, la colonie paie toutes ses dépenses, son armée de quinze, mille hommes, composée presque entièrement de troupes tagales, sa marine, qui est peu considérable, les fonctionnaires civils, etc. Il reste environ 6 millions qu’elle verse dans le trésor de la métropole. C’est un bénéfice net qui n’est pas à dédaigner pour l’alignement des budgets espagnols.
Les chiffres statistiques abondent dans la relation de sir John Bowring ; j’aime mieux les y laisser. Les raisonnemens qui les accompagnent et les éclairent sont particulièrement à l’adresse du gouvernement espagnol. Le voyageur a voulu sans doute acquitter par une leçon d’économie politique la dette d’hospitalité qu’il a contractée envers l’administration des Philippines ; venant d’un professeur émérite, inspirée par un sentiment de sincère bienveillance, la leçon mérite de ne pas être perdue. À un point de vue plus général, cette étude sur la colonie espagnole s’appliquerait à la plupart des établissemens que les Européens possèdent en Asie, et elle peut profiter à tous les gouvernemens. Seulement il faut avouer que, sous le rapport pittoresque, elle offre un médiocre attrait. En présence d’une splendide nature qui prête aux descriptions éloquentes, sous ce soleil ardent qui échauffe les imaginations les moins poétique, devant ces forêts vierges, ces montagnes, ces volcans qui font si bien dans un récit de voyage, l’économiste ne songe qu’aux problèmes de la production et de la consommation. Ces richesses spontanées du sol, il ne s’arrête pas à les peindre ; il veut qu’on les exporte. Traverse-t-il un beau pays : il ne tient pas au paysage, il s’aperçoit seulement que la route est détestable, et que les récoltes ne peuvent point passer par là. Il traverse une rivière, le pont s’écroule. Le touriste vulgaire ne manquerait pas de raconter ce tragique accident, et de nous dessiner la charmante ruine de bambou. L’économiste n’est pas si facile : il gourmande l’administration des ponts et chaussées. Et ces fameux combats de coqs que tous les voyageurs ont chantés en prose plus ou moins épique, que j’ai célébrés, moi aussi, je m’en accuse, dans un récit de jeunesse, que deviennent-ils sous la plume austère d’un disciple d’Adam Smith ? Sir John Bowring croirait sans doute déroger en décrivant lui-même cette scène de mœurs tagales. Il traduit une relation empruntée à un auteur espagnol, et quand, après s’être mis en règle avec la curiosité du lecteur, il prend la parole pour son propre compte, c’est pour condamner la passion du jeu et le revenu de 86,326 piastres 25 centièmes qu’elle procure au gouvernement. À quoi bon tous ces coqs destinés à rougir de leur sang le sable de l’arène ? Il vaudrait bien mieux, pour la fortune des Philippines et pour la morale, qu’on les enfermât dans les basses-cours avec des poules ! Sir John Bowring est impitoyable pour la poésie ; n’en usant pas, il ne la souffre pas chez les autres. Un de nos compatriotes, après une longue résidence aux Philippines, a publié, il y a quelques années, ses impressions. Il a décrit son habitation, entourée de bois épais, d’Indiens féroces, de crocodiles et autres bêtes sauvages ; il a raconté ses combats avec les uns et avec les autres, comment il a défriché les forêts, dompté les Indiens et massacré les crocodiles, comment il a vu des cervelles humaines servies à des festins de cannibales, et, spectacle moins terrible, des Tagals couveurs, c’est-à-dire faisant éclore des œufs de canard en dormant dessus. Ces récits ont, à ce qu’il paraît, obtenu un certain succès, car ils ont eu deux éditions en France et l’honneur d’une traduction anglaise. Sir John Bowring, qui est d’ordinaire peu facétieux, se met en frais de malice pour contredire les exagérations plus que pittoresques de M. de La Gironnière ; il a visité le domaine décrit par le trop ingénieux conteur, et il n’a rien vu de pareil, ce qui n’aurait pas dû le surprendre, puisque le Français avait métamorphosé ce lieu terrible ; il prend même la peine d’expliquer compendieusement le procédé artificiel employé pour l’éclosion des œufs de canard, sans la moindre superposition de Tagal : Enfin il annonce par une note (in notà venenum) que M. de La Gironnière est reparti pour les Philippines, chargé d’une mission scientifique par le gouvernement français. Pourquoi pas ? Tout cela est de bonne guerre, mais j’y trouverais presque de l’ingratitude, car certainement ce qu’il y a de plus amusant dans le livre de sir John, c’est l’extrait de la relation extraordinaire que nous devons à l’imagination de notre compatriote.
On aurait pu s’attendre à une description moins aride des ports ouverts en 1855, Suai, Iloïlo et Zamboanga, que sir John Bowring a successivement visités. C’était là l’occasion de fournir quelques détails nouveaux sur l’organisation et sur les mœurs des Philippines. Malheureusement le voyageur conserve partout sa tenue correcte et son imperturbable sang-froid économique ; il faut plonger les regards à travers un amas de chiffres pour découvrir quelque trait curieux ou intéressant de la vie indigène. Nous voudrions de temps à autre le récit d’un touriste, nous ne lisons le plus souvent qu’un rapport de consul. Des trois ports où le décret de 1855 a permis aux étrangers d’établir des comptoirs, Iloïlo, dans l’île de Panay, est le plus considérable. Sir John Bowring, en parcourant les environs de la ville, remarque les apparences de richesse que présente le pays, l’étendue et la nombreuse population des villages, la bonne harmonie qui règne entre l’autorité espagnole et les Indiens, l’influence prépondérante du clergé. Partout il est accueilli avec les honneurs dus à sa position officielle : l’alcade s’empresse à sa rencontre, suivi du maire et des notables, la population lui fait fête et accourt de loin pour contempler le noble étranger ; mais, dès que le curé se montre, alcade, maire, peuple lui ouvrent respectueusement passage et lui laissent le premier rang. Nous voici dans un village voisin d’Iloïlo. C’est au couvent des Augustins que s’arrête le cortège sur l’invitation d’un moine intelligent et aimable, qui fait de la meilleure grâce les honneurs du logis. Tout est comfortable et bien ordonné. Les appartemens sont meublés avec goût. Point de cellules sombres, point d’étroits corridors où le corps étouffe. L’air circule, l’on se sent à l’aise. Il y a un grand et beau jardin, dont une partie est réservée à la culture du cacao, car les moines ne se fient qu’à eux-mêmes pour la confection de leur chocolat. La basse-cour est abondamment garnie : on trouve de bons chevaux dans les écuries et d’élégantes voitures sous les remises. Le couvent ne rougit pas de sa richesse : il a de gros revenus et il s’en sert, à la satisfaction des visiteurs que le hasard lui amène. Sir John arrive au réfectoire, où la nappe est mise. Il ne nous dit point le menu du repas, et c’est un oubli de l’économiste, qui sans doute a été distrait de son étude habituelle par les espiègleries des petites filles tagales chargées du service de la table. Ces enfans l’examinent curieusement en lui changeant ses assiettes, elles suivent ses gestes, observent ses vêtemens et échangent à haute voix leurs réflexions sur cet étranger dont la venue a mis sur pied le village et le couvent, même aux heures de la sieste. Elles s’étonnent de voir si simplement habillé, sans broderies d’or, sans chapeau à plumes, un personnage qui, dit-on, est un grand chef. L’une d’elles, commettant devant les bons pères le péché de curiosité, plonge sans façon ses petites mains brunes dans la blanche chevelure, par bonheur très naturelle, du gouverneur de Hong-kong, et paraît admirer beaucoup cette décoration de l’âge, dont les Tagals aux. cheveux fidèlement noirs ne sont jamais parés. Après le repas viennent les cigares, puis on quitte le couvent, et sir John trouve à la porte tous les notables qui l’attendent avec leurs voitures, et, défilant à sa suite, l’escortent joyeusement jusqu’à la ville. Quant aux jeunes officiers anglais qui accompagnaient le gouverneur, on les retient au village, où les Tagals ont organisé une fête et des danses avec la permission du curé.
Dans le port de Sual, même réception, où se révèle, toujours au premier plan, l’influence des ordres religieux. L’alcade est un excellent homme, mais le frère Gabriel ! Frère Gabriel a seul la parole ; c’est lui qui explique l’histoire et les ressources du pays, c’est lui qui fait l’invitation à dîner. Il ordonne et dirige tout dans ce pays, qui est son domaine, qui lui appartient corps et âmes, et où les affaires ne marchent qu’au son de la cloche du couvent. Du reste, la rencontre est heureuse pour sir John Bowring, car déjà frère Gabriel s’entend à merveille avec le consul que l’Angleterre a eu soin d’installer à Sual dès l’ouverture du port ; il ne dédaigne pas l’économie politique, il applaudit à une réforme qui doit tourner au profit de ses ouailles, et, oubliant que les Anglais sont hérétiques, il les verrait volontiers arriver avec leurs marchandises et leur argent. L’esprit libéral ne serait donc point banni des couvens de Sual : habitués à gouverner les intérêts temporels des populations, quelques moines ont compris qu’il est temps d’introduire parmi les Indiens l’habitude du travail, et tandis que l’alcade, nommé seulement pour quelques années ou pour quelques mois, ne songé qu’à passer doucement son temps d’exercice, le prêtre, qui est attaché pour la vie aux destinées de son village, s’occupe plus activement du bien-être de tous ; il surveille le commerce et confesse ses pénitens sur l’état de leurs récoltes. C’est une justice qu’il faut rendre à certains couvens des Philippines, et si l’on n’avait sous les yeux que l’exemple de Suai, on serait presque tenté de reconnaître que, dans la situation présente de la société indienne, aucune influence ne remplacerait avec avantage celle des couvens pour développer les progrès matériels.
Sir John Bowring ne séjourna que très peu de temps à Zamboanga. Tant que les Espagnols n’auront point étendu leur domination à l’intérieur de l’île Mindanao, le commerce de ce port demeurera à peu près nul. Avant 1855, les baleiniers des mers du Sud venaient en assez grand nombre à Zamboanga pour y renouveler leurs vivres, et par la même occasion ils faisaient un peu de contrebande. Lorsque les échanges ont été régulièrement autorisés, on a établi une douane, afin de percevoir les droits ; depuis ce moment, les baleiniers vont ailleurs. Une forteresse commande la côte, mais à l’arrivée du steamer anglais qui portait sir John Bowring, elle ne put tirer la salve d’usage, les magasins de poudre se trouvant tout à fait vides. Mieux Vaudrait assurément une douane sans douaniers qu’un fort sans poudre. Aujourd’hui que les Européens ont la faculté de trafiquer à Zamboanga sous la protection de la douane, il ne s’y vend presque rien. Voilà le résultat de la réforme libérale de 1855. C’est ce qu’il y a de plus curieux à observer, quant à présent, dans ce petit port, où l’officier qui remplit les fonctions de gouverneur occupe ses loisirs à former une collection d’armes malaises. Il est très bien placé pour cela, car les îles voisines, Bassilan, Soulou, sont peuplées de pirates, et le collectionneur peut s’y procurer à bas prix toutes les variétés de kris, de yatagans, de lances, en usage chez les Malais.
L’ouverture des trois ports est de date trop récente pour que l’on puisse apercevoir dès à présent les effets que produira sur la population indienne l’établissement de relations plus directes avec le commerce étranger. L’excellence de la mesure n’est pas contestable, mais les résultats peuvent se faire attendre. Nous avons vu combien il a fallu de temps à l’Espagne pour réformer sa législation économique, pour inaugurer les lignes de chemins de fer et de paquebots, pour entrer définitivement dans la carrière des améliorations matérielles où l’ont précédée la plupart des nations européennes. Les obstacles que le progrès a rencontrés dans la métropole sont bien plus grands encore aux colonies. Toute œuvre coloniale exige la vigueur, la persévérance, l’esprit de suite, et ce n’est point par là que brille le caractère espagnol. Chaque révolution ministérielle à Madrid se fait sentir à Manille par l’envoi d’un nouveau gouverneur-général qui ne connaît rien aux intérêts du pays, et dont l’esprit doit être médiocrement porté aux sérieuses études de la colonisation, car il se peut que la prochaine malle d’Europe lui amène un successeur. Le palais du gouvernement à Manille est orné des portraits de tous les gouverneurs qui ont paru aux Philippines. Sir John Bowring, en contemplant cette longue galerie, a remarqué à la suite plusieurs cadres vides que la prévoyance de l’architecte a ménagés pour recevoir les portraits des futures excellences. Un portrait, voilà l’unique souvenir que la plupart de ces hauts fonctionnaires ont laissé dans la colonie. Cette mobilité extrême du personnel administratif serait partout une grande faute ; ici l’inconvénient semble d’autant plus grave qu’il rend plus difficiles les efforts tentés par l’autorité civile pour lutter contre la prédominance excessive de l’autorité ecclésiastique, et pour reprendre aux yeux des populations indigènes le rang qui lui appartient.
Il est cependant du plus haut intérêt que cette influence cléricale rentre d’elle-même ou soit ramenée dans les justes limites. Il y a là une question de saine politique et de bon ordre dont la solution est indispensable. Accueilli et fêté dans les couvens, sir John Bowring a dû se trouver quelque peu embarrassé pour dire sur ce point tout ce qu’il pense ; mais son sentiment n’est pas douteux, il se laisse deviner presque à chaque page du récit, et l’on voit que, malgré les gracieuses prévenances des moines, l’économiste est demeuré incorruptible. Tout en signalant avec impartialité les procédés aimables et avec gratitude les bons repas qu’il a trouvés sur sa route, tout en rendant hommage au zèle éclairé de quelques moines qui se prêteraient volontiers aux projets de réforme, il ne dissimule pas que le maintien de la prépondérance du clergé opposerait un obstacle à peu près invincible à l’essor de la prospérité coloniale. Pour que cette prospérité se développe, il faut modifier le régime de la propriété, les conditions de travail, les systèmes d’impôts, les relations avec les étrangers, c’est-à-dire introduire des élémens nouveaux, propager de nouvelles idées parmi les indigènes. Or comment admettre que le clergé, tout-puissant aujourd’hui, accueille et favorise ces nouveautés ? Il n’y gagnera rien pour lui-même ; il ne peut qu’y perdre. Ce sentiment, purement humain, de conservation n’a jamais été étranger à la politique de l’église ; prêtre ou laïque, on aime à garder ce que l’on a. Mais un sentiment plus élevé pourrait inspirer les moines dans leur résistance. L’archipel des Philippines est aujourd’hui conquis à la foi catholique. La loi de Rome y règne sans partage. Le Chinois qui débarque à Manille se convertit et prend pour ainsi dire son billet de confession en même temps qu’un permis de séjour. L’hérésie n’a pas droit de cité. Quant aux tribus idolâtres qui habitent l’intérieur des îles, les moines les considèrent comme une proie ou plutôt comme une récompense promise à leurs courageuses prédications, et ils comptent à l’avance ces sauvages au nombre des fidèles qui viendront, au jour marqué par Dieu, grossir leur docile troupeau. Or n’est-il pas naturel que les moines craignent de voir s’altérer, au contact des étrangers, cette grande unité catholique dont ils se montrent si fiers ? La liberté des cultes dans une colonie est la conséquence forcée de la liberté commerciale. Si les Anglais, les Américains, les Hollandais, les Allemands s’établissent non-seulement à Manille, mais encore dans les principaux ports de l’archipel, les temples protestans ne tarderont pas à s’élever à côté de l’église et du presbytère ; puis les musulmans réclameront leur mosquée, et enfin le Chinois, jusque-là si soumis et si humble, comprendra qu’il peut s’enrichir sans aller à la messe ; il ne se donnera plus la peine de paraître catholique, et il voudra sa pagode. Croit-on que le clergé espagnol serait d’humeur à tolérer de pareilles profanations ? On ne doit pas demander à des hommes animés d’une foi sincère et intolérans par conscience un sacrifice qui serait pour eux un crime et, pis que cela, un péché ! Vainement vous leur montrerez les grandes villes de l’Inde anglaise riches et florissantes avec leur liberté commerciale et religieuse : Java, où les Hollandais subventionnent le culte indigène, et ce petit port de Singapore, l’entrepôt du commerce asiatique, où le voyageur embrasse du même coup d’œil la pagode chinoise voisine de la mosquée et la coupole du temple protestant auprès de la flèche gothique surmontée de la croix ! Les moines espagnols n’accepteraient pas pour les Philippines une grandeur coloniale qui serait payée d’un tel prix. Ils ne tiennent pas à ce que les Tagals travaillent, cultivent, importent et exportent plus ou moins ; ils ne se soucient guère des doctrines d’Adam Smith ou de Malthus, ni des avis d’un économiste de passage qui vient prêcher des routes, des ponts, des marchés, et promettre qu’en échange du sucre, du café et du tabac, que l’archipel produit abondamment, l’Angleterre se chargera de fournir d’excellentes cotonnades. Ce futur Eldorado de richesse matérielle ne vaut pas pour eux le paradis. Ils voudront qu’on leur laisse leurs Indiens au temporel comme au spirituel, et un instinct presque légitime leur conseillera de repousser les réformes. C’est là sans contredit la plus grande difficulté que rencontrera le gouvernement. espagnol dans les voies nouvelles où il paraît désireux d’engager sa politique coloniale. On sait l’influence que le clergé exerce dans la métropole ; cette influence, justifiée par trois siècles de bienfaits, de services rendus aux indigènes, est plus puissante encore aux Philippines.
Cependant le premier pas est fait : on a commencé par lever quelques prohibitions commerciales ; les membres les plus éclairés de l’administration ont déjà exprimé des objections contre les monopoles sur lesquels repose le système fiscal. On observe, non sans jalousie, les progrès accomplis dans les autres colonies asiatiques. Enfin l’expédition récemment entreprise contre la Cochinchine, de concert avec la France, atteste que l’Espagne entend coopérer désormais plus activement aux affaires de l’extrême Orient. La portée politique de cette campagne, faite en commun par la France et par l’Espagne, n’a peut-être point été assez remarquée. Sir John Bowring ne s’explique pas que l’Espagne ait envoyé contre la Cochinchine plusieurs régimens de troupes tagales, et il ne voit dans cet incident qu’une aventure plus ou moins chevaleresque. Il comprend que la France, cherchant à acquérir une possession ou un port dans les mers de Chine, et trouvant presque toutes les places déjà prises, ait dirigé ses regards vers la Cochinchine ; mais il n’aperçoit point l’intérêt qui a pu déterminer l’Espagne, maîtresse des Philippines, à dépenser pour une telle expédition son argent et ses forces. Le désir de venger le meurtre d’un évêque ne lui semble pas un motif suffisant, et dans tous les cas cette ardeur de vengeance serait bien tardive, car depuis trois siècles de nombreux missionnaires espagnols ont subi le martyre en Cochinchine et au Tonkin, sans que l’Espagne ait songé à entreprendre la croisade. Ces observations seraient justes, si la guerre de Cochinchine n’avait été pour le cabinet de Madrid qu’une guerre de religion ; mais n’est-il pas évident qu’en accueillant la proposition de la France, le gouvernement espagnol a été surtout inspiré par une pensée politique ? Il savait que la nation l’approuverait, car depuis quelques années, au bruit d’armes qui a retenti dans toute l’Europe, l’Espagne s’est passionnée pour la guerre ; il savait que la population, l’armée et le clergé des Philippines applaudiraient à une campagne entreprise pour une cause sainte ; il comptait que les drapeaux alliés remporteraient une prompte et éclatante victoire qui satisferait l’orgueil castillan et fortifierait l’esprit militaire du soldat tagal ; enfin, et cette considération était peut-être la plus grave à ses yeux, il voyait dans la guerre de Cochinchine le point de départ d’une alliance intime avec la France pour l’ensemble des affaires asiatiques. Aujourd’hui que tant d’intérêts s’agitent dans l’extrême Orient, et que les puissances européennes vont y faire des traités de paix et des campagnes de guerre, les nations qui possèdent des territoires dans ces lointaines contrées doivent se ménager des alliances pour assurer et défendre au besoin leur position en Asie. Les combinaisons de la politique d’équilibre ne sont plus enfermées dans les étroites limites de l’Europe ; elles sont désormais transportées sur les points les plus reculés du monde. Nul ne sait ce qui peut sortir des événemens dont la mer de Chine est devenue le théâtre. Il suffit qu’il y ait là une situation troublée pour que l’Espagne se préoccupe du sort de ses possessions. Tout lui conseille dès lors de rechercher avec empressement sur le terrain asiatique l’appui d’un pays qui ne lui soit suspect ni comme voisin ni comme rival, qui ait en Orient les mêmes intérêts politiques et religieux. Seule, la France remplit ces conditions d’alliance. Le cabinet de Madrid a donc fait autre chose qu’une manifestation chevaleresque en s’unissant avec nous, et sur notre demande, contre la Cochinchine : il a fait un acte de prévoyance politique dont l’intention n’aurait point dû échapper à la sagacité habituelle de sir John Bowring.
On a souvent accusé les Anglais de jeter sur les Philippines des regards de convoitise et de regretter que le port de Manille, dont ils s’étaient rendus maîtres en 1762, ne soit pas demeuré entre leurs mains. Ce regret est très naturel, les Anglais ont dû l’éprouver plus d’une fois en songeant au parti qu’ils auraient tiré de cette admirable colonie, et, s’ils venaient à s’emparer une seconde fois de Manille, ils seraient probablement peu tentés de restituer une aussi bonne prise. On comprend donc que la crainte de l’invasion anglaise ait fréquemment préoccupé l’administration des Philippines, et qu’il y ait quelque intérêt à savoir si le cas échéant, l’Espagne serait en mesure de défendre ses possessions. Voici ce que dit à ce sujet sir John Bowring : « En temps de paix, l’Espagne n’a rien à craindre pour sa colonie. Tant qu’il ne viendra point d’attaque du côté de l’étranger et que l’administration se comportera avec douceur et prudence, il n’y a pas à redouter la moindre agitation intérieure ; mais je doute que, s’il arrivait un moment de trouble, les autorités eussent à leur disposition de suffisans moyens de défense. On pourrait s’appuyer pendant quelque temps sur l’armée régulière indienne ; pourrait-on compter sur la milice ou sur un corps de volontaires ? Cela est fort incertain. Les Espagnols sont en très petit nombre ; les races indigènes sont indolentes et indifférentes ; elles ne prendraient point parti pour l’étranger, mais elles ne feraient aucun effort d’énergie ou de patriotisme au profit de l’Espagne… » En d’autres termes, si la guerre éclatait entre l’Angleterre et l’Espagne, si les escadres britanniques qui stationnent dans les mers de la Chine et de l’Inde se présentaient devant Manille et sur les points abordables de la côte, la colonie se trouverait fort compromise, l’Espagne ne possédant pas assez de troupes pour garnir les positions les plus importantes, ni assez d’argent pour les entretenir en état de défense. Tel est le commentaire de l’opinion exprimée par le voyageur anglais, et, si cette opinion est exacte, on s’explique aisément que le gouvernement espagnol saisisse les occasions de marcher d’accord avec la France, alors que la Grande-Bretagne augmente sans cesse dans les mers de Chine sa puissance et ses moyens d’attaque. L’alliance et à un moment donné l’action commune sont conformes aux intérêts et aux sentimens des deux nations catholiques. Nous ne saurions donc demeurer indifférens aux destinées des Philippines. Nous devons désirer que l’Espagne mette à profit les ressources de toute nature que renferme ce vaste archipel. Le récent écrit de sir John Bowring indique clairement le caractère, les difficultés et les vices du système de colonisation que la conquête y a établi, qui s’est maintenu à peu près intact pendant trois siècles, et qui doit aujourd’hui faire place à des combinaisons nouvelles. Il démontre que, malgré les intentions les plus pures, l’autorité cléricale est impuissante à gouverner les intérêts matériels d’une société ; il prouve, en second lieu, que les doctrines de l’ancien régime colonial, les prohibitions, les monopoles, sont condamnées par une trop longue expérience, et ne s’accordent plus avec les besoins de notre temps. Ces deux questions, l’une sociale, l’autre économique, se débattent ailleurs qu’aux Philippines, et plus près de nous. Elles agitent et divisent les consciences et les intérêts. Ne dédaignons pas les enseignemens qui nous arrivent du fond de l’Asie, s’ils nous apportent quelque rayon de lumière. Le Tagal, sous le joug paternel et chéri du moine, végète dans la paresse et l’ignorance ; l’une des plus riches colonies du monde demeure presque stérile par l’effet d’une législation surannée. C’est que partout, au milieu des tribus primitives comme au sein de la vieille Europe, la prospérité d’une société exige la juste répartition des pouvoirs et l’entière liberté du travail.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Notamment une étude sur Manille de M. Th. Aube (Revue des Deux Mondes du 1er mai 1848) et les souvenirs de M. Jurien de La Gravière sur un séjour aux Philippines (Revue du 15 juillet 1852). Citons encore, parmi diverses relations, celles de MM. Itier, Yvan, Haussmann.