L’Archipel des Philippines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 896-913).
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L'ARCHIPEL
DES PHILIPPINES

II.[1]
LES MŒURS, L’INSTRUCTION.

On n’a aucune idée de la population primitive de l’archipel des Philippines, et même les Espagnols ne peuvent se flatter de connaître celle d’aujourd’hui. Le moine augustin Fr. Manuel Buzeta, qui en 1850 a publié à Madrid un excellent dictionnaire géographique, statistique et historique des Philippines, croit que le nombre des sauvages ou idolâtres, comme il les appelle, est au moins d’un million; 800,000 vivraient dans la grande île de Mindanao, et 200,000 seulement dans l’île de Luçon et le groupe des Visayas. La population actuelle, celle qui reconnaît la souveraineté de l’Espagne, serait, d’après le recensement fait en 1872, de 7,450,988 âmes, réparties en 43 provinces ou districts qui comptent à leur tour 933 villes et villages. Chaque Indien et chaque Indienne ayant passé l’âge de seize ans paie à l’état un tribut de 1 piastre 10 cuartos ou 5 francs 30 cent, par an. Le nombre des tributaires en 1872 était de 1,232,544. Aucune autre contribution n’est exigée, et le budget colonial ne s’accroît que d’un impôt sur la fabrication des alcools indigènes, de la vente du tabac, de la poudre et du papier timbré, de la ferme de l’opium et de celle des jeux de coqs, d’une loterie mensuelle, et de droits d’entrée, — 7 pour 100, — sur les marchandises importées. Indépendamment de quarante journées de prestation pour l’entretien des routes, dont ils peuvent s’exempter en payant annuellement 15 francs à leurs communes, les Indiens sont tenus à servir pendant sept ans dans les armées de terre et de mer; leurs services ne sont point généralement exigés en dehors de la colonie. Ce sont des soldats excellens, et qui nous ont été particulièrement utiles dans les premiers jours de la conquête que nous fîmes de la Cochinchine en 1858. D’une sobriété extrême, préservés des insolations et des fièvres paludéennes par l’habitude de marcher dès l’enfance au soleil et dans les rizières fangeuses, doués d’une bravoure qu’un mot enflamme, ces insulaires ont fait pendant cette campagne l’admiration de nos marins.

Le Tagale, le type le plus parfait de toutes les races de l’archipel, est de stature moyenne. Son teint est foncé, couleur de chocolat au lait. Les yeux se relèvent légèrement à la chinoise, les oreilles sont petites, bien collées aux parois du crâne, les pommettes des joues saillantes, mais sans exagération, le nez et le menton sont petits. Les cheveux, très noirs, n’ont aucune rudesse. Les femmes indigènes, qui presque chaque jour se baignent, aiment à laisser flotter sur les reins leur chevelure, d’une longueur rare en Europe. Lorsqu’elles ont séché leurs cheveux à l’air, elles les parfument avec de l’huile fraîche de coco, puis, après les avoir roulés d’une façon gracieuse au sommet de la tête, on les voit les décorer avec coquetterie d’une fleur. Le Tagale a la main et le pied petits; il se sert des deux avec une dextérité merveilleuse; rarement il prendra la peine de se baisser pour relever un objet léger qui est tombé à terre à côté de lui. Un jour, un domestique ayant laissé glisser une fourchette de la table sur le parquet, je le vis l’enlever rapidement avec son orteil pour la replacer le plus naturellement du monde à côté de moi. Ce jeune garçon arrivait d’une province éloignée pour apprendre l’espagnol en servant chez des Européens; il n’avait jusque-là mangé qu’avec ses doigts. Je me contentai de lui dire que cette manière de ramasser les objets n’était pas digne d’un homme.

L’Indien est très propre, et, sauf la fâcheuse habitude de mâcher du bétel, rien en lui ne répugne. Il aime la toilette, les odeurs, les pommades, les pantalons de satin, la chemise de toile de lin très fine ou lissée en fibres d’ananas, les escarpins vernis et le chapeau blanc à haute forme. Il porte habituellement la chemise flottante, c’est-à-dire hors du pantalon; jamais on n’a pu réussir à le faire renoncer à ce singulier usage qui choque les Européens lorsqu’ils arrivent à Manille. Les femmes n’en portent pas du tout. Un jupon en cotonnade bleue et rayé les jours de travail, en soie les jours de fête, bien serré sur les hanches par une bande d’étoffe de couleur nommé tapis, un canezou d’un tissu transparent et largement échancré sur les épaules, constituent leur costume. Elles n’usent pas de bas, de même que les femmes métisses qui se distinguent des Indiennes en ce qu’elles ne portent pas de tapis autour des hanches. Toutes traînent des mules de velours noir brodées ou couvertes de paillettes d’or; comme cette chaussure est très découverte, pour l’assujettir elles la saisissent entre les deux derniers doigts du pied, le plus petit en dehors. Un scapulaire plus ou moins riche est suspendu à leur cou, et leurs mahas sont surchargées de bagues.

Les femmes tagales sont admirables de forme; leurs seins, que n’emprisonne jamais un corset et qu’elles laissent parfaitement voir sous une gaze transparente, sont fermes et puissans. Malheureusement, chez les deux sexes, la peau, qui est fort douce, porte des taches singulières, imitant la forme des îles et des continens de nos cartes géographiques ; ces empreintes sont blanches ou couleur de café au lait. Il faut en chercher la cause dans un vice du sang, appauvri par une nourriture trop peu substantielle ou composée principalement de poisson. Les hommes sont bien moins robustes que les femmes, probablement parce que ces dernières travaillent beaucoup plus que le sexe prétendu fort. Pendant que le mari, accroupi ou les genoux ployés, joue avec son coq de combat et fume nonchalamment la cigarette, on voit la femme et les enfans conduisant les buffles au labour, faucher ou broyer le riz dans le luçon antique, ou travailler du matin jusqu’au soir à la fabrication des cigares.

L’Indien a cependant une grande passion pour sa compagne, et pour plaire à la femme qu’il aime, il ira jusqu’à la servitude et au crime. Il se condamne volontiers, pour obtenir ses faveurs, à devenir, comme Jacob chez Laban, le domestique des grands parens pendant plusieurs années. On a remarqué que les jeunes filles avaient une prédilection marquée pour tout indigène qui vivait hors la loi, faisant partie de ces bandes de maraudeurs nommés tulisanes, qui, le visage noirci, attaquent nuitamment les haciendas isolées et les pillent. J’ai connu une de ces femmes romanesques : à cheval, vêtue d’une robe flottante, la tête couverte d’un large chapeau de paille, et la guitare en sautoir, l’aventureuse Indienne suivait son amant dans ses périlleuses expéditions. On en a vu combattre et mourir à côté de leurs héros; mais c’est l’exception. Ajoutons que, dès que les Indiennes sont mariées, — et elles se marient à dix ou douze ans, — elles perdent rapidement tous leurs attraits ; à vingt ou vingt-cinq ans, elles sont déjà flétries, et à Quarante ans commence la décrépitude. Dans leur vieillesse, elles ont encore pourtant trois passions violentes : mâcher le bétel, fumer le cigare et faire parade de leurs bijoux aux processions.

Les indigènes vivent dans des maisons aux parois en bambou, aux parquets en rotins dorés par le frottement et à la toiture en feuilles desséchées de palmier ou nipa. Ces habitations, qu’entourent ordinairement des aréquiers, des bananiers, des hibiscus arborescens, sont élevées sur des poteaux à 4 pieds du sol, comme les anciennes constructions lacustres, soit par crainte des inondations, des fortes marées et de l’humidité, qui est toujours très grande, soit pour en rendre l’accès moins facile aux voleurs. On y monte par une sorte d’échelle. Au-dessous de la maison, entre le sol et le plancher, sont placés les instrumens de labour ou de jardinage; c’est aussi le refuge des porcs, des poules, des canards, des pintades et des dindons. Une habitation ordinaire n’a qu’une petite antichambre, deux chambres et une cuisine séparée du principal corps de logis par un petit pont en bambou. L’une des deux chambres sert de salon le jour et de dortoir la nuit, l’autre de salle à manger. Les indigènes dorment sur le rotin, un peu pêle-mêle, dit-on, sans draps ni couverture, presque toujours habillés. Tout autour de l’intérieur des cases s’étend une banquette en bambou qui devrait servir de siège, mais les habitués du logis ne s’y mettent que dans les grandes occasions; ils préfèrent se reposer, travailler ou causer accroupis, dans une position qui leur est familière. Dans chaque logis, on trouve à profusion des boîtes à bétel, à cigarettes et à cigares, des couteaux appelés bolos, des paniers à coutures ou tampipis, et quelques livres de religion en dialecte du pays. Si l’Indien est riche, on voit dans son salon une console sur laquelle figurent un saint quelconque ou la Vierge, une palme bénie qui garantit de la foudre, des vases portant des fleurs artificielles, et une boîte à musique. Dans quelques-uns, il y a une guitare, des castagnettes et un tambour de basque. Si un étranger fait une visite à un indigène, celui-ci offre aussitôt à son hôte du bétel et des cigarettes, et pour peu que le visiteur en exprime le désir, les femmes présentes dansent devant lui la cachucha, le jalco ou le fandango; sans trop se faire prier, elles chantent aussi ce qu’elles savent en chansons indiennes, mélodies toujours tristes et ayant un grand caractère de simplicité. Lorsque c’est la fête d’un faubourg ou d’un village, ces braves gens dépensent jusqu’à leur dernier centime pour bien recevoir leurs invités. La présence chez eux d’un castila ou d’un blanc, dans ces jours de réjouissance, est considérée comme un grand honneur.

Les Indiens mangent trois fois par jour : le matin, à midi et à la tombée de la nuit. Leur nourriture principale se compose de riz cuit à l’eau bouillante pendant une demi-heure; lorsqu’il est bien passé, débarrassé de sa partie liquide, les convives en font avec les doigts des petites boulettes qu’ils trempent dans une sauce composée de piment broyé et de ciboules. Si un buffle meurt, si un sanglier ou un cerf est tué à la chasse, les Indiens en font dessécher les chairs au soleil et les conservent ainsi presqu’à l’état de cuir pour les jours de gala; comme la viande de mouton et de vache est fort chère, cette tapa, comme ils l’appellent, est une ressource précieuse pour eux. L’iguane, qui dans l’Inde est recherchée par les Européens et les Hindous, est dédaignée par les Indiens des Philippines; ils mangent pourtant avec délices les roussettes, énormes chauves-souris très grasses, et que l’on trouve par milliers au bord des lacs, suspendues la tête en bas aux branches des arbres à coton. L’eau est la boisson habituelle des indigènes; ils ne boivent du vin de palmier et de cocotier que les jours de fête.

Les maisons des métis et des créoles, — maisons qu’habitent les Européens, — n’ont qu’un étage supporté par un mur en pierre de taille, s’élevant au-dessus du sol à une hauteur qui varie de 10 à 30 pieds. On y entre par une porte cochère ouvrant sur un péristyle appelé sagouin, et sous lequel on remise les voitures. Ces habitations, d’une belle apparence, sont entourées de vérandahs qui permettent à l’air de circuler autour des chambres en les garantissant des rayons directs du soleil. Les chambres à coucher sont petites et sans aucun ornement. On y voit le lit en rotin des pays chauds enveloppé de sa transparente moustiquaire, une table et un lavabo. Le salon est grand, sans rideaux, sans tableaux, sans objets d’art. On y retrouve la console des Indiens, les pots de fleurs artificielles, la guitare, et trop souvent un piano de fabrique allemande. C’est là que chaque soir la famille se réunit pour la tertulia, c’est-à-dire pour recevoir les amis et prendre le thé ou le chocolat en commun. A l’angélus, les maisons s’éclairent, et aussitôt les enfans, grands et petits, suivis des domestiques, viennent défiler devant les vieux parens, leur baiser la main, et leur souhaiter une bonne nuit; puis a lieu la prière du soir récitée en chœur par toutes les personnes présentes. Dans les rues et sur les promenades, lorsqu’au coucher du soleil les cloches des nombreuses églises de Manille sonnent l’angelus, les Indiens s’arrêtent et se découvrent pour prier, les voitures cessent de rouler, et les clairons des postes militaires sonnent une fanfare. L’amiral Laplace, qui se trouvait en calèche sur la promenade de la Calzada au moment de l’oraison, remarqua ce temps général d’arrêt. Au lieu d’en demander la cause, le brave commandant de l’Arthémise raconta, lorsqu’il écrivit ses voyages, que chaque soir, à Manille, au son d’une cloche, les cochers arrêtent leurs voitures, pour laisser les chevaux... se reposer. Il y a quarante ans de cela, et aujourd’hui, à Manille, on rit encore de cette étrange explication. Dumont-d’Urville n’est malheureusement pas moins fécond en erreurs lorsqu’il parle des Philippines.

Les naissances, les mariages et les funérailles sont célébrés par de grands dîners et beaucoup de musique. Quand une femme indienne est sur le point d’accoucher, au lieu d’appeler près d’elle un médecin européen, son mari fait venir une sorte de sorcière du pays dont tout le talent consiste à mettre en déroute les esprits qui s’opposent à l’entrée de l’enfant dans le monde. C’est d’après son ordre que l’époux de l’accouchée grimpe sur la toiture de sa maison et combat avec un sabre l’Assouan ou le dieu du mal. Si cela ne suffit pas, elle charge de poudre un long tube en bambou, et le fait partir au moment le plus aigu de la crise ; la frayeur soudaine qu’éprouve la malade amène souvent une délivrance heureuse[2]. Dans les villes, les mariages sont fort simples, mais dans certaines provinces ils offrent des coutumes curieuses. Aussitôt que la cérémonie religieuse est terminée, les nouveaux époux se dirigent vers la maison de la mariée, escortés par la foule des invités; en tête marche le garçon d’honneur un cierge à la main, le mari est laissé en dehors du logis, et pour qu’il ne puisse entrer tout de suite chez sa femme, on retire l’échelle qui sert ordinairement d’escalier aux maisons indiennes. L’infortuné est contraint d’escalader les fenêtres ou de s’ouvrir un passage par les toits. Plaignez-le, car ce jour-là peut-être, pour la première fois de sa vie, il porte des souliers, et chacun de ses pas est une souffrance. Après une prière devant les saintes images qui décorent la chambre de réception, les invités se mettent à table. Le repas se compose d’un cochon de lait rôti à la broche, de pimens du Chili et de fruits; pour boisson, du vin de cocotier et de palmier largement versé. Une heure après, les convives, surexcités par l’alcool, chantent à tue-tête et se livrent à des danses grotesques. Les vieillards doivent, en payant d’exemple, dire mille folies. Seuls, les époux sont tristes, car ce jour-là ils ne mangent que du riz et ne boivent que de l’eau. Après l’angelus, au moment où le village s’éclaire, les gens de la noce, porteurs de torches et précédés d’une musique, vont rendre visite aux garçons et aux filles d’honneur, et comme dans chaque maison les libations recommencent, plus d’un joyeux compagnon reste accroché aux barreaux d’une échelle. Ce n’est que le neuvième jour après le mariage que les époux peuvent jouir tranquillement de leurs droits conjugaux. Ce retard ne cause aucun ennui aux fiancés, la plupart ne se mariant que pour obéir à des parens qui ont intérêt à les unir. Ce sont en effet les familles du jeune homme et de la jeune fille qui arrangent l’affaire inter pocula. Si l’un des enfans s’opposait à la volonté paternelle, le bambou aurait raison de la résistance; mais ces cas sont fort rares, et je n’ai jamais vu un père imposer sa volonté par de pareils argumens. — Les funérailles d’un indigène n’ont rien de la tristesse et de la solennité de nos enterremens. Le défunt, s’il a été riche, est porté en terre au son d’une joyeuse musique. J’ai vu des corbillards revenir du cimetière chargés des amis du mort, façon toute nouvelle d’arriver plus vite au repas qui suit les funérailles. Ces agapes funèbres entremêlées de prières durent neuf jours.

Le plus grand défaut des Indiens est d’être joueurs : ils jouent partout et à propos de tout; mais peut-on leur en faire un reproche bien sérieux lorsque leurs gouvernans les invitent tous les mois à prendre des billets à une loterie officielle, lorsque les arènes où se livrent les combats de coqs sont mises aux enchères par l’autorité et ouvertes par ses soins partout où il se crée un nouveau centre de population. On a dit souvent que l’Indien des Philippines aimait mieux son coq de combat que sa femme; on le croirait, en le voyant porter cet animal batailleur aux champs, aux processions, aux endroits où résonnent les accords d’une musique militaire, car, pour habituer le coq aux clameurs des lices ou des gallieras. son maître le place à côté des tambours ou lui introduit la tête dans le pavillon d’un gros instrument de cuivre. S’il y a combat à l’occasion de la fête d’un village, les amateurs s’y transportent tenant avec amour dans leurs bras les champions emplumés. On ne s’imagine pas combien ces derniers sont choyés, caressés, fêtés, jusqu’au moment où, pour les irriter, les becs de leurs rivaux ont la liberté de leur enlever quelques plumes de la tête. C’est le moment où les paris s’engagent, et, lorsqu’ils sont établis, deux coqs sont placés en face l’un de l’autre avec des éperons d’acier aux ergots. A un signal donné, les propriétaires des combattans se retirent, et le duel commence. Dès le premier choc, souvent l’un des coqs tombe, la gorge entr’ouverte et comme foudroyé. Si la lutte se prolonge, les spectateurs, au nombre de trois ou quatre cents, encouragent les animaux de la voix et du geste. Ils y apportent l’ardeur et jusqu’au délire des habitués de nos courses. Ce qui rend ces combats palpitans d’intérêt pour les parieurs, c’est l’espoir ou la crainte de voir le coq victorieux tourner honteusement le dos à sa victime aussitôt après le triomphe. Dans ce cas, ce sont les partisans du coq tué qui empochent les sommes engagées. Cela arrive peu, car presque toujours le vainqueur se plaît à tourner autour du cadavre de son adversaire et à remplir les airs de son chant de victoire. Et les vaincus, si fortement adulés, caressés avant leur défaite? Ils sont plumés et mis à la broche. Il y a des coqs en renom qui à la suite de victoires successives acquièrent une grande valeur, et c’est sur leur éphémère prestige qu’il s’établit des paris dont l’ensemble s’élève parfois jusqu’à 50,000 fr. Dans ces jours de paris exceptionnels, le maître d’un coq souvent heureux ne s’appartient plus, et malheur à qui toucherait au noble animal! Un jour que j’avais été chasser la bécassine et que je revenais bredouille, un moine augustin qui m’accompagnait, et chez lequel j’étais de passage, me dit de tirer au milieu d’une vingtaine de coqs et de poules qui se prélassaient au soleil au centre d’un village. Je m’y refusai, mais mon compagnon l’exigea, car il avait compté sur ma chasse pour déjeuner, et le garde-manger du couvent était vide. A mon coup de fusil et aux cris des victimes, les Indiens sortirent de leurs maisons, leur couteau à la main et en courant vers moi. A. la vue du curé qui riait de mon étonnement, les couteaux se cachèrent, et les villageois, comme des chiens qui auraient un instant méconnu leur maître, vinrent humblement me baiser la main. Sans la présence du père-curé, je crois que l’aventure eût tourné au tragique, car plusieurs coqs de combat avaient été tués ou blessés. Je payai, cela va sans dire, deux ou trois fois leur valeur ordinaire, mais je suis sûr qu’aujourd’hui encore le meurtre de tant de victimes ne m’est pas pardonné.

On sait déjà que l’Indien des Philippines, et principalement le Tagale, est très brave à la guerre; dans la vie civile, il est difficile de rencontrer un être plus doux et plus patient que lui. Les Espagnols, bien éloignés en cela des Anglais qui traitent brutalement leurs sujets des Indes-Orientales et leurs noirs de la Jamaïque, les Espagnols, dis-je, se montrent paternels dans leurs rapports avec les insulaires. Cela n’empêche pas l’exploitation de ces derniers. Malheur à eux lorsque d’Espagne, à la suite d’une révolution ou d’un simple changement de ministère, tombe à la cabacera ou chef-lieu d’une province un alcade sans fortune ou âpre au gain ! A la suite de plaintes de plusieurs centres de population fortement pressurés, on remarque maintenant une plus haute moralité chez les employés. En 1860, on citait un alcade dans les Visayas qui, après un séjour de cinq ans aux Philippines, était retourné en Europe comme il en était venu, c’est-à-dire pauvre et sans fortune, — rara avis !

En somme, il y a fort peu d’Indiens riches; ceux qui le sont semblent souvent prendre à tâche de consommer eux-mêmes leur ruine. Ont-ils un procès dont les frais absorbent les revenus, ils s’obstinent à le soutenir jusqu’à leur dernier centime. S’éprennent-ils d’une femme, ils la couvrent de bijoux et de riches étoffes. Sont-ils catholiques ardens, ils dépensent des sommes énormes en messes, en cierges et en bénédictions de maison. On peut s’imaginer ce que coûte le culte, lorsqu’on sait que certaines paroisses donnent par an 40,000 ou 50,000 francs de casuel. Si l’indigène est trop faible pour garder une fortune, par contre le métis, celui qui appartient à la caste dite de Sangley, est remarquable par son avarice et son intelligence merveilleuse des affaires. Ces fins commerçans naissent d’unions contractées entre Chinois et Indiennes. Il y a aussi des métis espagnols qui témoignent du sang européen qu’ils ont dans les veines par une grande activité, par des vertus ou par des vices éclatans. Leur type est 1res beau, et les femmes issues de ces croisemens sont d’une élégance et d’une blancheur de peau sans rivales dans l’extrême Orient. Les métis chinois et indiens en diffèrent entièrement. Ce sont des êtres égoïstes, glacés, sans passion, d’un orgueil insupportable, mais doués d’une entente exceptionnelle des affaires. Presque tous sont riches, car leur avarice est grande. On ne peut se figurer avec quelle dureté, quel mépris, ces froids personnages traitent les indigènes qui sont à leur service. En les maltraitant, ils veulent faire oublier que dans leurs veines coule du sang chinois. Il est rare de voir les récoltes qu’un agriculteur indigène a semées rentrer complètement dans ses granges ; longtemps avant la maturité, elles ont été vendues sur pied à des Asiatiques accapareurs ou à des métis de même origine. Des typhons ou des crues d’eau épouvantables ruinent aussi ces pauvres diables, qui acceptent toutes ces misères avec une résignation orientale.

A côté du désintéressement proverbial de l’Indien, nous devons placer la touchante tendresse qu’il a pour ses enfans. Si l’un d’eux tombe malade, sa famille vendra jusqu’au dernier buffle du troupeau pour acheter les médicamens nécessaires à la guérison. J’ai vu un de ces pères excellens, par un temps horrible, franchir un bras de mer dans une pirogue, et aller chercher à la ville le remède qu’exigeait sans retard la maladie de son petit garçon. Et pourtant, si l’enfant vient à mourir, l’Européen ne peut manquer d’être surpris en voyant avec quelle philosophie l’événement est accepté. Un jour, je rencontrai un indigène que je connaissais, au moment où il portait au cimetière, sur une branche d’arbuste en fleurs, sa petite fille morte. Des amis, une joyeuse musique, le suivaient, et sur ses traits, pas plus que sur ceux des assistans, je ne vis trace de tristesse. Je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque. «Oh! me répondit-il avec une grande sérénité, je ne suis pas à plaindre, car désormais j’ai un petit ange au ciel qui priera Dieu pour moi. »

Les prêtres espagnols ont si bien réussi à convaincre les Indiens que l’âme est immortelle, et qu’après une mort chrétienne elle va au paradis, que pas un fidèle ne meurt sans être persuadé d’une résurrection immédiate et glorieuse. C’est surtout par les criminels condamnés au dernier supplice que cette croyance est acceptée aveuglément; elle leur fait envisager la mort avec un calme stoïque, et jouir, en quelque sorte, par anticipation des béatitudes célestes. Un jour que devait être garrotté un chef de bandits nommé Baldomero, je me rendis avec un Anglais de mes amis sur la place où se dressait le poteau d’exécution. Ce Baldomero était depuis longtemps célèbre; il avait montré une grande bravoure dans différentes rencontres avec les soldats chargés de le capturer, et j’étais curieux de voir de quelle manière il se comporterait à l’heure suprême. J’ai hâte de dire que le trépas par la garrotte n’a rien de hideux comme la mort par la guillotine : la figure du patient est cachée aux regards, et on épargne aux spectateurs la vue du sang.

Une joyeuse fanfare de trompettes nous annonça l’approche du cortège, qui s’ouvrait par un brillant piquet de cavalerie en uniforme de gala ; à sa suite trois tambours qui battaient une marche lente sur laquelle une compagnie d’infanterie en grande tenue réglait son pas. Au centre venait le reo, c’est-à-dire Baldomero, beau garçon de vingt-cinq ans, la tête nue, les bras libres et le corps couvert d’un large domino blanc. Le condamné imitait avec affectation l’allure cadencée des soldats. Sa physionomie était calme, et ses yeux, qui cherchaient peut-être dans la foule un regard de femme, prenaient une expression de mépris lorsqu’ils tombaient sur des visages attristés. A droite et à gauche, deux prêtres indigènes l’exhortaient à voix haute à bien mourir, l’assurant que dans quelques secondes, sa faute expiée, il entrerait en paradis. En admettant qu’en raison de ses crimes nombreux il passât d’abord par le purgatoire, ces aides spirituels lui promettaient des messes pour le faire sortir au plus vite de ce lieu d’expiation. Ce n’était qu’une petite question de temps. Le brigand, qui avait passé la nuit en chapelle en compagnie des deux ecclésiastiques, et dont la conviction sur son salut infaillible était déjà faite, n’écoutait que d’une oreille les consolations qu’on lui prodiguait. Il était évident pour nous que le futur bienheureux était tout entier à la satisfaction de se voir l’objet de la curiosité générale. Le cortège était fermé par le bourreau, habillé de rouge de la tête aux pieds, sans en excepter le chapeau cylindrique; derrière lui suivaient une trentaine de frères de la Miséricorde, psalmodiant la prière des agonisans à l’ombre d’une sinistre bannière sur laquelle se détachaient en blanc des têtes de mort, des ossemens en sautoir et de grosses larmes Arrivé au pied de l’échafaud, Baldomero embrassa le crucifix qu’un prêtre lui présenta, puis se dirigea d’un pas ferme vers le petit banc sur lequel il lui fallait s’asseoir avant que la cravate de fer ne broyât sa nuque. Là, le condamné ayant remarqué des traces de boue sur la banquette, nous le vîmes les enlever avec son mouchoir, puis croiser lentement ses jambes, le dos appuyé au poteau. Un frère de la Miséricorde abaissa alors sur le visage du condamné le capuchon du domino, et sans un cri, sans frisson, sans combat, Baldomero passa de vie à trépas. On m’assura qu’il en était toujours ainsi dans ce genre d’exécution, d’où il faut conclure en passant que la garrotte est de tous les supplices le moins horrible.

Lorsque les Espagnols arrivèrent pour la première fois aux Philippines, les Indiens savaient déjà lire et écrire. Quel était alors leur langage? Évidemment celui qu’ils parlent encore entre eux de nos jours, d’une origine malaise, puisque beaucoup de mots actuels des dialectes tagales, bicols, ilocanos, cébuanos, etça, sont malais et identiques, quant au sens et à la prononciation, à ceux que l’on parle dans la presqu’île de Malacca. Comme exemple, on peut citer les plus usuels : arraèz (capitaine), olo (tête), mata (œil), susu (sein), dila (langue), pouti (blanc), languit (ciel), batu (pierre), et beaucoup d’autres qu’il est superflu de rappeler. Les mots servant à désigner les animaux domestiques sont d’origine étrangère, mais ceux dont on se sert pour indiquer un buffle, une chèvre, un chien, un chat, une poule et un canard sont malais ou javanais. Il n’y a que le cheval, le bœuf et la vache qui portent des noms espagnols. Presque toutes les plantes cultivées, comme le riz, la canne à sucre, le cacao et l’indigo, ont leurs synonymes en malais, de même que l’argent, le cuivre et l’étain. Le tabac, importé du Mexique par les missionnaires, s’appelle tabaco, comme en Espagne. L’alphabet se composait de dix-sept lettres ou signes assez semblables à ceux des caractères arabiques; reproduit aujourd’hui par des lettres modernes, il se divise en trois voyelles et quatorze consonnes; mais la prononciation des lettres varie selon les provinces, comme cela a lieu en Chine, ce qui rend assez difficile une connaissance générale du langage. Depuis qu’un bon nombre d’indigènes parlent et écrivent l’espagnol avec pureté, les récits de la passion du Christ et divers poèmes religieux ont pu être traduits en tagale et en visaya ou bicol, les deux dialectes les plus anciens, les sources d’où découlent tous les autres.

C’est vers l’année 1571 que don Juan de Vivero, chapelain du navire espagnol le San-Geronimo, fonda la première école à Manille. Ses meilleurs élèves reçurent, avec le titre et les fonctions de sacristain, la mission d’enseigner l’alphabet espagnol à ceux de leurs compagnons qui paraissaient désireux de parler comme les blancs. Un siècle plus tard, dans chaque village, partout où s’installait un moine chargé des mêmes fonctions que celles de nos curés fut créée une école primaire dirigée par un instituteur indigène. Comme dans beaucoup de petites localités françaises il y a trente ans, le maître d’école des Philippines n’était que le domestique de la cure ou du convento. C’était lui qui, avec ses élèves, sonnait les cloches, balayait l’église et prenait soin des accessoires et des ornemens religieux. Les écoles étaient installées soit dans les rez-de-chaussée des couvens, soit dans des édifices en bambou, simplement recouverts par des feuilles de latanier. Rien n’était plus primitif que ces maisons d’école tant à l’intérieur qu’à l’extérieur : au dehors l’apparence d’une chaumière, au dedans un sol foulé, des bancs où étaient assis, les jambes pendantes, les écoliers des deux sexes, au centre une croix attachée à un bambou, puis un large fauteuil en bois sur lequel le noir magister trônait plein de majesté. Celui-ci, en véritable Indien, n’a jamais cessé, tout en s’occupant de son ministère, d’y mâcher le bétel à pleine bouche; on le voit encore aujourd’hui sur son siège, aussi peu habillé qu’il l’était il y a trois cents ans, n’ayant sur le corps qu’une chemise flottante en dehors du pantalon, le cou entouré de trois ou quatre scapulaires, et le nez invariablement chargé de lunettes chinoises dont les branches s’attachent par un fil derrière la tête. Ses deux pieds sont nus, et, selon l’habitude indienne, il en caresse un de la main gauche, ce qui le contraint à avoir un genou relevé jusqu’au menton. Le fauteuil du maître d’école a deux bras à coulisse sur lesquels sont déposés un alphabet, une écritoire, et une matraque ou férule percée de trous. Pour écrire, les enfans doivent se mettre à genoux devant leurs bancs qu’ils recouvrent de sable fin; puis, avec un bambou taillé en pointe, ils tracent sur ce même sable les caractères qu’on leur dit de reproduire. D’autres n’ont qu’une feuille de bananier, fraîchement cueillie, sur laquelle, avec un poinçon, ils font patiemment, c’est-à-dire à petits points, le même travail. Pour enseigner l’alphabet, le pédagogue crie sur un ton nasillard la lettre et le mot que les élèves doivent retenir. Les enfans les répètent aussitôt et de la même façon; rien n’est plus divertissant que de les entendre s’égosiller à l’unisson.

Les punitions étaient très sévères autrefois, mais depuis 1869 elles ont dû être modifiées par ordre, et maintenant elles se réduisent à quelques coups de matraque dans la main ouverte, ou bien à tenir l’élève à genoux pendant de longues heures, les bras étendus en croix. Ce qu’il y avait jadis de révoltant dans ces écoles pour des yeux européens, c’était la nudité sinon complète, du moins à peine voilée des enfans. Les petites Indiennes y restaient côte à côte avec des garçons fort éveillés jusqu’à ce qu’elles eussent atteint l’âge de sept ou huit ans. Il est aisé de se figurer ce que la morale dut y perdre pendant de longues années.

L’instruction primaire a toujours été obligatoire dans ces contrées ; les parens ne sont autorisés à garder leurs enfans qu’à l’époque des moissons du riz et de la canne à sucre. On peut donc affirmer que dans l’archipel des Philippines les deux tiers au moins des jeunes gens savent lire et écrire. Cette éducation première eût dii être gratuite, les maîtres d’école recevant du gouvernement un traitement fixe. On ne peut s’imaginer quels livres et quels rudimens baroques étaient mis aux mains des pauvres enfans ! Des historiettes pieuses appelées neuvaines, ne contenant que des miracles absurdes, des petits romans de chevalerie laissant bien loin derrière eux, hélas ! ceux de Cervantes, des contes dans lesquels le diable et ses cornes, les démons et les sorciers jouaient les rôles principaux. De son côté, le maître d’école exigeait des parens, pour obtenir du curé une messe bien chantée ou une neuvaine brillante, du riz, de l’huile, des fruits et même un peu d’argent.

Voilà donc l’instruction que pendant plus de trois siècles reçut le plus grand nombre des enfans indigènes et tout le parti que le clergé espagnol sut tirer d’intelligences dociles et avides d’apprendre. Avec le souvenir des romans de chevalerie et des histoires de sorciers qu’on lui avait racontées sur les bancs de l’école, l’Indien, poète par nature, a composé dans les dialectes du pays des poésies qui ne sont pas sans charme; d’autres, moins bien inspirés, ont écrit des drames en quinze actes qui se jouent pendant huit jours consécutifs. Je me souviens avoir assisté au dernier acte d’une comédie tagale ayant pour titre le Prince de Brédédin ou le Téméraire de Isidon. Des vingt héros qui avaient commencé l’intrigue il y avait une semaine, quatorze étaient déjà morts; mais, grâce à une enchanteresse nommée Ermelinde, qui tenait sa puissance d’un José Balsamo, je pus assister non-seulement à la résurrection des quatorze héros défunts, mais les voir encore reparaître en soldats romains, prendre part à une orgie donnée par la femme de Ponce Pilate, suivre un cortège triomphal de Néron, assassiner les huguenots à la Saint-Barthélémy, puis enfin voir leur apothéose à la prise du Trocadéro, aux cris de viva España, viva la reyna !

Ces grands drames sont très suivis par les Indiens des deux sexes. Les théâtres sont spacieux; on y fume, on y mâche du bétel, on y prend des glaces à deux sous la cuillerée, et l’on y fait autant de tapage que dans les cirques où se tiennent les combats de coqs. Ce qu’il y a de comique dans ces représentations, c’est qu’à chaque entrée en scène d’un prince chrétien ou infidèle, l’orchestre joue invariablement la marche royale d’Espagne ; les mêmes honneurs sont rendus aux princesses.

Lorsque les colonies espagnoles, de 1812 à 1823, furent autorisées à envoyer des représentans aux cor tes[3], les députés coloniaux s’efforcèrent d’obtenir une réforme de l’instruction primaire. Sur leurs instances, le gouvernement décréta qu’en raison des riches donations qui étaient faites aux couvens par les fidèles et par le trône, les moines paieraient désormais le traitement fixe des instituteurs. Comme on peut bien le croire, les ordres religieux n’acceptèrent nullement une pareille injonction, et le gouvernement n’insista pas; tout ce que ce dernier obtint, c’est le renvoi des sacristains et la nomination des maîtres d’école, qu’il prit désormais dans la classe des secrétaires des maires ou gobernadorcillos. Ces directorcillos, comme on les nomme, sont des Indiens intelligens chargés d’interpréter en dialecte du pays les ordres de l’autorité, d’y répondre, et de dresser les procès-verbaux de délits et des crimes.

En 1859, lorsque les jésuites furent autorisés à revenir aux Philippines, l’instruction au premier degré subit une sérieuse transformation. De la surveillance directe des moines, elle passa comme par enchantement dans les mains des nouveaux venus. Ces missionnaires habiles ne pouvaient oublier que, pour bien posséder les hommes, il était nécessaire de les diriger dès l’enfance. Afin de ne pas effrayer les libéraux d’Espagne et les ordres monastiques, les jésuites avaient demandé simplement, humblement la permission d’aller s’installer au sud de l’archipel, afin d’y convertir les infidèles qui y sont très nombreux. Leur requête avait été favorablement accueillie, mais au lieu de se rendre à Mindanao, c’est à Manille qu’ils s’établirent. Protégés par le gouverneur général et le conseil municipal, les jésuites oublièrent qu’ils étaient venus pour une autre destination que celle de la capitale. « Pouvaient-ils résister, écrivaient-ils en Espagne, lorsque la municipalité leur offrait un magnifique local pour ouvrir des écoles, quand des centaines de pères de famille les suppliaient de prendre leurs fils? Évidemment non. Cela eût été outrager la Providence qui les avait conduits au milieu d’une population si bien disposée en leur faveur. »

Il faut dire qu’au lieu de mettre entre les mains des élèves les rapsodies monacales, les nouveaux arrivans donnèrent à leurs disciples des abécédaires et des petits livres en usage en Europe. Des professeurs laïques du pays furent même appelés près d’eux pour les aider dans leurs travaux, et quelques mois après plus de deux cents enfans suivaient leurs cours. Invités par les familles à se rendre dans les provinces, les jésuites, trop peu nombreux pour abandonner Manille, imaginèrent de fonder une école normale primaire. Le succès de cette institution fut complet, et aujourd’hui il est peu de maisons d’enseignement dans les grandes villes de l’archipel dont les titulaires n’aient tiré de là leurs diplômes. On peut se figurer l’exaspération des moines en voyant une telle révolution s’opérer sans leur concours et si vigoureusement dirigée contre eux. D’après leur théorie, la politique espagnole exigeait que les Indiens restassent dans l’ignorance la plus absolue, et surtout dans celle du langage castillan. Cette thèse fut publiquement soutenue par un savant dominicain, professeur de l’université monacale de Santo-Tomas, le révérend père Gainza, aujourd’hui évêque, contre un jésuite, le père Cuevas. Celui-ci sortit triomphant de ce tournoi d’un nouveau genre. Les instituteurs furent dès lors divisés en trois catégories : ceux de la première reçurent chaque mois et continuent encore aujourd’hui à recevoir du budget local 80 francs; ceux de la seconde, 100 francs, et ceux de la troisième 125 francs. Chaque élève paie en outre mensuellement à l’instituteur 2 fr. 50 c. Comme par le passé, l’instruction a été déclarée obligatoire. Les curés, les conseillers municipaux et les gouverneurs des provinces sont chargés de veiller à ce que les pères de famille n’éludent pas la loi. Le maître d’école est lui-même surveillé par l’alcade et par une commission locale d’instruction, créée à cet effet dans chaque chef-lieu; mais les occupations du premier de ces fonctionnaires sont trop nombreuses, sa condescendance à l’égard des curés est trop grande encore pour que l’instituteur ne reste pas, comme par le passé, soumis entièrement aux exigences cléricales.

L’histoire de l’enseignement supérieur, comme celle de l’enseignement primaire, n’est que l’aride relation d’une lutte acharnée entre deux ordres religieux, celui des moines et des jésuites. Il est inutile de raconter ici cette rivalité peu édifiante; il suffit de savoir qu’elle donna lieu à de mutuelles calomnies et à des batailles à coups de bâton sur les places publiques de Manille, Lorsqu’en raison de ces dissensions, les pères de famille s’aperçurent très tardivement, il faut le reconnaître, du peu de science que leurs enfans acquéraient, lorsqu’ils eurent constaté que des jeunes gens destinés au barreau ou autres carrières libérales n’avaient aucune notion sérieuse d’histoire, de géographie, des choses pratiques de la vie, ils prirent le parti de les envoyer aux collèges de Mexico, de Calcutta, de Goa et de Pondichéry. De là sortirent, de 1812 à 1823, ces fils du pays, qui furent chargés de représenter aux cortès la colonie espagnole du Pacifique, mission que plusieurs d’entre eux remplirent d’une manière vraiment brillante. Aujourd’hui, c’est en Suisse, en France, en Angleterre, que les jeunes gens riches vont chercher l’instruction, malgré les anathèmes que les jésuites lancent contre les universités d’Europe qu’ils représentent comme des « centres de ténèbres horribles. »

Ce furent définitivement les jésuites qui, en revenant aux Philippines en 1865, changèrent de face l’instruction supérieure et portèrent un coup à peu près mortel à la vieille université dirigée par les dominicains. Les représentans de l’ordre célèbre, patronnés par le gouvernement de Madrid, ouvrirent, sous le nom d’Athénée national, une faculté d’enseignement supérieur, basée sur les programmes des universités catholiques de l’Europe. On vit alors pour la première fois à Manille s’organiser un musée d’histoire naturelle, un cabinet de physique, et même un observatoire astronomique et météorologique parfaitement installé et muni d’excellens instrumens.

En 1868, les généraux don José de La Gandara et don Carlos Maria de La Torre préparèrent les bases d’une société ayant pour objet l’ouverture d’écoles professionnelles impérieusement réclamées par les nécessités du pays. Le gouvernement y donna son approbation et promit son concours. Des professeurs laïques offrirent d’y enseigner sans rétribution la botanique, l’horticulture, l’art des constructions, la mécanique, l’économie politique, en un mot tout ce qui a rapport aux arts et aux sciences. Les jésuites, leur recteur en tête, avec un bon vouloir dont il faut leur savoir gré, mirent à la disposition de la société nouvelle leurs professeurs, leur musée et leurs cabinets de physique et de chimie. Mais encore une fois on avait compté sans les ordres monastiques qui firent à ce beau projet l’opposition la plus vigoureuse. Un nouveau gouverneur, don Rafaël Yzquierdo, le jour même du commencement des cours, refusa la permission de laisser ouvrir les écoles. L’interdiction n’a plus été levée, et les dominicains se vantent aujourd’hui d’avoir étouffé un monstre dans son germe, c’est-à-dire une société de libre enseignement.

Il y avait vers le milieu de ce siècle, dans la capitale des Philippines, des écoles de pilotage, de commerce et de peinture, fondées par la chambre de commerce à l’instigation de l’un de nos amis, le respectable don Matias de Vismanos; elles sont aujourd’hui sous la direction du gouvernement, qui ne leur donne aucun développement sérieux. En 1859, le ministre de l’agriculture décréta de Madrid la création d’une école de botanique à Manille; en 1865, il ordonnait qu’on y adjoignît des cours d’architecture et de dessin linéaire. Les professeurs furent nommés, les locaux d’enseignement appropriés, et jusqu’à ce jour rien de pareil n’a fonctionné, quoique le personnel enseignant soit à son poste et touche avec régularité, paraît-il, ses appointemens.

Il ne nous reste plus à nous occuper que de l’instruction donnée aux femmes : on peut juger de ce qu’elle a dû être pendant une longue période par celle qui a été donnée aux hommes. Il n’y a pas vingt ans que la mieux instruite des Indiennes et des créoles était d’une ignorance à jeter dans un profond étonnement un de nos lycéens de huitième. J’en ai vu ne pas savoir dire l’heure d’une horloge parce que le cadran portait des chiffres romains, et d’autres ignorer de combien d’années se compose un siècle. En géographie, l’ignorance était la même : pour les femmes indigènes, il n’y avait en Europe que l’Espagne, les autres nations n’existaient pas. Heureusement que ce manque de savoir était racheté par beaucoup d’esprit naturel, et ce charme nonchalant qui ne fait jamais défaut aux créoles. Au point de vue de l’intelligence et de la séduction, les Espagnoles des Philippines n’ont rien à envier aux Françaises. Est-ce parce qu’il fait dans ces contrées beaucoup trop chaud pour étudier qu’on n’y remarque jamais une femme avec un livre à la main? Nous le croyons : la chaleur est ennemie de l’étude et des travaux intellectuels. Que pourrait-on lire d’ailleurs pour tenir l’esprit en éveil par une température moyenne de 32 degrés? A part les rares traductions des chefs-d’œuvre de nos meilleurs romanciers, il n’entre aux Philippines qu’une petite quantité d’ouvrages pouvant être lus avec intérêt par de jeunes femmes. Il faut qu’on sache aussi que les livres qu’on apporte d’Europe à Manille sont soumis, avant leur entrée, à la censure, et comme elle est dirigée par des moines et des fonctionnaires du gouvernement, ce qui déplaît est confisqué sans appel.

Ce fut encore un religieux, le père Loza, qui le premier, en 1596, ouvrit, à l’usage des jeunes filles dont les pères étaient morts au service de l’Espagne, une maison de refuge et d’instruction à laquelle il donna le nom de Santa-Potenciana. Il établit aussi avec les fonds des œuvres pies le collège de Sainte-Isabelle, où sont recueillies encore aujourd’hui les orphelines des Espagnols pauvres. Si les pensionnaires de ces maisons trouvent un mari, le trésor de l’institution leur alloue une dot de 500 piastres, soit 2,500 francs; dans le cas contraire, elles y restent jusqu’à leur mort, nourries, logées, habillées, recevant même 20 francs par mois comme argent de poche. En 1694, une indigène légua une forte somme aux jésuites pour fonder une sorte de couvent dans lequel ne seraient admises que les petites Indiennes pauvres. Les donataires se conformèrent à cette clause en créant aussitôt l’institution de Saint-Ignace-de-Loyola. Elle eut une époque brillante, — mais en ce moment la morale exige qu’elle soit, sinon supprimée, du moins soumise à une règle plus sévère. Peu d’années après cette fondation, les dominicains, qui la jalousaient, se mirent à fonder à leur tour une sorte de monastère de femmes auquel ils donnèrent le nom de Sainte-Catherine, patronne des vierges. Des femmes appartenant à des familles créoles y entrèrent pour le diriger; mais elles durent faire au préalable vœu de chasteté et s’engager à suivre la règle de saint Dominique, dont elles prirent l’habit. Malheureusement le provincial dominicain auquel avait été réservée la direction spirituelle de cette troupe pieuse se montra trop jaloux de sa prérogative. Il refusa à l’archevêque le contrôle de sa gestion, et celui-ci, indigné, porta plainte à Madrid. Le gouvernement donna l’ordre aux religieuses de se disperser, leur laissant la liberté de se marier si bon leur semblait. Plusieurs se hâtèrent de profiter de l’occasion qui leur était offerte de s’émanciper, d’autres suivirent la fortune du monastère, qui se métamorphosa en un pensionnat où des jeunes personnes appartenant aux meilleures familles vinrent faire leur éducation. La règle en est restée rigoureuse, car, une fois admises en qualité de pensionnaires, ces jeunes filles ne peuvent en sortir que lorsque leurs études sont terminées. Tout récemment les dominicains ont fait venir d’Europe, pour le diriger avec plus d’éclat, des sœurs de leur ordre, mais l’instruction qu’elles donnent est entièrement religieuse et se trouve gâtée par un mysticisme exagéré.

Lorsqu’en 1860, à la suite des jésuites, des sœurs de charité d’Espagne arrivèrent à Manille, les collèges de femmes de Santa-Potenciana et de Santa-Isabela furent placés sous leur direction. Il en fut de même d’une autre maison religieuse dite de Santa-Rosa. Si l’enseignement des sœurs n’est pas des plus complets, du moins on ne pouvait le confier à des personnes plus honorables : de ce côté-là il y a réforme complète.

Le conseil municipal de Manille, voulant aussi utiliser le dévoûment de ces religieuses, qui, sous toutes les latitudes, savent se faire aimer et respecter, créa en I864 une école primaire de petites filles. Six ans plus tard, les fondateurs la transformèrent en école normale d’institutrices. Un ex-dominicain, le père Gainza, actuellement évêque, celui qui avait soutenu contre les jésuites que l’instruction était contraire à l’esprit de soumission des Indiens, a été plus heureux; revenu à des idées libérales, sa grandeur a sollicité et obtenu l’autorisation d’ouvrir dans son diocèse une école normale de jeunes femmes. Il s’en montre très satisfait. C’est en somme un progrès dont nous devons être également contens, car les écoles primaires dans les provinces exigeaient une transformation radicale. A l’exception d’un autre pensionnat fondé à Santa-Anna par une créole, dona Margarita Rojas de Ayala, ce que nous connaissons d’établissemens d’éducation en dehors de Manille ne mérite pas d’être signalé. Il serait cependant convenable que les beaterios pour filles ouverts à San-Sebastian-de-Calumpit et à Pasig fussent supprimés sans délai; depuis longtemps, l’opinion publique en réclame la fermeture.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Un grand nombre d’enfans meurent dans les deux premières semaines qui suivent leur naissance. D’après un célèbre médecin anglais, le docteur Fullerton, qui a résidé longtemps dans ces contrées, la mort enlève un quart des nouveau-nés.
  3. Le jour où M. de Champvallier demanda à la chambre la suppression des représentations de nos colonies, il a prétendu que les possessions espagnoles d’outre-mer n’avaient jamais eu de députés aux cortès. L’assertion est tout à fait inexacte. Cela prouve une fois encore combien nous sommes dans l’ignorance de ce qui se passe à l’étranger, ignorance impardonnable chez un député d’origine créole et dans le cas que je cite.