L’Arc d’Ulysse/Le Premier Artiste. L’Image

L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 112-115).

LE PREMIER ARTISTE

L’Image.


L’Urus dort. L’Elephas antiquus est vautré
Dans la vase, et barrit faiblement dans son somme.
Aucune faim ne gronde autour de Solutré,
C’est l’aube. Un couple sort de la grotte des Hommes.

Au ras du ciel un cerf paît l’herbeux horizon.
Il brame tendrement vers l’ennemi qu’il hume.
Mais des taureaux grillés brûle un dernier tison ;
Le chasseur n’a pas faim de viande, et son flanc fume.

Son crâne épaissement feutré s’est dans la nuit
Fêlé d’un stupre énorme et griffu comme une ourse.
De l’ombre se déchire ; à sa tempe bruit
Le tendre clapotis d’une lèvre de source.

Le Cri n’est que d’hier ciselé par le Mot.
Déjà le Rêve humain, qu’effeuille la rafale
Des brutaux appétits, projette un fin rameau
Sur l’œuf crânien du grand blond Dolichocéphale.

Sa compagne ponctue une animalité
Touchante d’un crin fauve où sa jambe se dore,
Elle noie et disperse au vent clair l’âpreté
De la nuit et de ses yeux verts de carnivore.

Par la savane ils vont vers le couvert, frôlés
D’ailes et de rayons. Un grand arbre à l’orée,
Un nerveux tronc érige aux gazons crespelés
Les tumescences de la forêt vers la prée.

Lorsque sous sa paix verte ils entrent enlacés,
Un nain, d’une coudée, y brandit sa sagaie,
Là, sur l’écorce… Ils vont droit au geste dressé :
Mais l’ennemi n’est plus sur l’arbre qu’une raie.

Un fin burin de corne ou d’os a de l’aubier
Fait éclore la silhouette indélébile
Du nain qui vise un faon… Ils crient vers ce gibier :
La bête les déçoit d’une fuite immobile.

— Faut-il croire ce que n’ont pas dit les Vieillards ?
Et leur émoi religieux sans culte encore
Tend les bras vers le ciel aux fentes des brouillards
Où cuit la venaison saignante de l’aurore.

La femme a bien penché sa soif au vivier clair,
Et sait qu’une autre y boit, face inverse et furtive,
Et qu’une insaisissable sœur double dans l’air
Sa voix, avec sa joue éparse dans l’eau vive.

Quand il libère au bois subtil l’âme du feu,
L’homme a vu passer dans la flamme aiguë et torse
Les chiens de soufre et les vautours au rostre bleu,
Formes captives qui mordent, crient, et s’efforcent,

Formes souffrantes de son tragique destin.
Mais le rû ni le feu n’ont conté le mystère
De la Face qui ne coule ni ne s’éteint :
Longtemps le couple songe au fixe sagittaire.

En eux l’Image a suscité de la beauté.
Devant l’idéaliste humanité qui rêve
A tressailli la carnassière humanité.
Et le burin qui crée émeut l’épieu qui crève.

Oh ! dans la nouveauté de la terre, celui
Qui le premier rôda sans arc sur les collines,
L’hôte et non l’assassin des sous-bois bleus, où luit
De la plume ocellée et des fuites félines.

Doux chasseur, dont la proie est le mystérieux
Et le fugace de la Plante et de la Bête,
Dont un goût patient longtemps plisse les yeux
Pour limiter le Beau de frontières secrètes !

Demain va voir éclos l’univers cérébral,
Où l’Art avec ses choix très tendres purifie
La nature, étendant ton domaine ancestral
Hors du terrain de chasse et de ta propre vie.

L’Art peuple ton silence et ton recueillement,
Des matins que tu n’as pas vécus il réveille
Les roses dans les vents pâmés, et le tourment
Et c’est le Dieu caché derrière la Merveille.