L’Arbre de visages
L’ARBRE DE VISAGES, par Marcel Jouhandeau. (Chaminadour, III.) (Éditions de la N. R. F.)
Le sous-titre le précise : ce volume fait partie intégrante d’une œuvre vaste conçue par un auteur qui veut exprimer sa maturité.
Et l’auteur le reconnaîtrait facilement lui-même : ce volume nouveau qui est sans doute une des pierres de l’édifice, mais n’en est certainement pas la pierre d’angle.
À mon sens, les deux chefs-d’œuvre, les deux têtes d’œuvre de M. Jouhandeau sont, en deux domaines fort différents, d’une part Monsieur Godeau intime, sorte d’autobiographie transposée dans le plan du mythe, poème épique et dramatique de l’intérieur de l’homme ; d’autre part le recueil de contes Astaroth qui me hante avec ses histoires de mariés de village hallucinés, de mannequins, d’affiches de maisons closes et ses phrases incantatoires : « Tous les oiseaux sont cruels de la mésange au vampire », ou bien encore, je cite de mémoire : « Depuis qu’il s’est aperçu qu’il a raté le monde, Dieu se fait assassiner chaque nuit au seuil de ces bouges », et le conte se poursuit dans une fantasmagorie d’automates, d’affiches et de miroirs.
Or, à propos d’un auteur à la personnalité inquiétante et multiple comme Jouhandeau, la lecture d’un nouveau livre qui ne soit pas absolument bouleversant et n’atteigne pas au sommet de l’œuvre amène la pensée à se reporter sur l’essentiel même de cet écrivain au ton à la fois accentué et trouble.
Au fond, le mystère de Jouhandeau peut se transposer en la difficulté de définir son œuvre. Une seule certitude : Jouhandeau est un grand poète au sens vaste et actuel du mot. Et pourtant je ne connais de lui qu’une courte chanson :
Voici le jardin de pavots,
Ma poitrine,
Il est fermé de marbres hauts
Et d’épines.
Etc.
Ce sont là les seuls vers de lui qui me soient tombés sous les yeux.
En tout cas Jouhandeau, en dépit de ses dons aigus d’observation, n’est pas un romancier, je veux dire un homme de la race de Balzac ou de Dostoïewsky.
Et c’est peut-être pourquoi je préfère ses œuvres les moins romanesques. D’ailleurs, il convient d’admirer à notre époque le courage nécessaire pour publier un simple recueil de contes (genre absurdement peu goûté du public, car un recueil de contes demande, implique une dépense d’inventions, d’imagination, de créations poétiques beaucoup plus qu’un roman qui n’est souvent rien autre chose qu’une nouvelle étirée en longueur grâce à quelques descriptions oiseuses et à quelques analyses psychologiques superflues).
Il faut plus de courage encore pour publier, tel l’Arbre de visages, une simple suite de notes, de marginalia, de réflexions, d’observations psychologiques, œuvre de moraliste, pourtant singulièrement goûtée dans la littérature française d’autrefois.
Là encore la personnalité de M. Jouhandeau est troublante et au moins double.
Il semble osciller entre une imagerie mystique dont nous reparlerons et un réalisme pessimiste qui est de mode, d’ailleurs, depuis le naturalisme et le Parnasse (Zola, Flaubert, Leconte de Lisle) et qui plus près de nous s’est vu baptiser populisme (Céline ou Sartre) ou jeune pessimisme américain (le représentant le plus violent me semble Erskine Caldwell).
Sur ce plan, M. Jouhandeau semble bien ressentir le tourment de son époque. Depuis l’époque romantique tous les écrivains de valeur semblent combattre à qui dressera le réquisitoire le plus cruel contre l’humanité. De Zola à Flaubert, de Huysmans à Bloy, la cruauté s’avive avec l’âge qui passe, se crispe de sanglots et sanglote d’amour.
Et c’est précisément ici qu’il conviendrait de parler de ce que dans son langage M. Jouhandeau aimerait sans doute appeler sa « différence essentielle » devant l’éternité.
Certes, il sait être cruel. Mais d’autres le sont mieux que lui. Et dans le domaine de l’observation réaliste il cède même parfois à la facilité.
À moins qu’il ne s’agisse d’un attrait démoniaque pour le mauvais goût (l’Arbre de visages, p. 199, « Julie le laitier » : histoire ressassée par les commis voyageurs depuis plusieurs générations). Mais avec de si dangereux catholiques (Aurevilly, Huysmans, Bloy, Jouhandeau), sait-on jamais ? et pourquoi pas ?
Ce n’est certes pas là qu’éclate la différence essentielle de M. Jouhandeau. Il est bien de la tradition de Barbey d’Aurevilly, de Huysmans, de Bloy, mais ce qu’il écrit quand il atteint au cœur de lui-même brûle d’une lumière qui lui est bien personnelle.
Alors que le pessimisme en général, le réquisitoire contre l’humanité, ne constitue qu’un phénomène très général auquel sont plus ou moins soumis tous les esprits intelligents de notre époque, M. Jouhandeau a su très singulièrement faire frissonner bien de ses contemporains à l’odeur de mystère abyssal de certaines de ses phrases que les imbéciles disent « sottement » poétiques.
Et puisqu’il a le courage d’écrire autre chose que des romans, pourquoi ne ferait-il pas comme Pierre-Jean Jouve que je considère depuis longtemps comme l’un de nos meilleurs poètes ?
Cependant, mon admiration pour Pierre-Jean Jouve a décuplé le jour où j’ai lu sa préface à Sueur de sang, livre de poèmes qui pourtant se suffit à soi seul.
Mais lu à la lumière neuve de la préface,
il devient inappréciable.
Je crois que l’heure présente a plus que jamais besoin d’explications et de justifications. Je le dis sans rire, avec un sérieux à en crever. Tant pis pour les écrivains aux belles promesses qui se trouvent incapables de se justifier (Delteil) ou le font de si étrange sorte (Céline).
Ceux qui en sont capables doivent avant tout profondément expliquer ce qui pour eux est le sens de leurs œuvres.