L’Appel du Sol/Chapitre 14
CHAPITRE XIV
LES PRISONNIERS
Vaissette et le capitaine de Quéré regardaient passer sur la route un convoi de prisonniers.
Ils étaient lamentables. Ils marchaient en baissant la tête, honteux de leur captivité. Ils allaient lourdement, les bottes emplies d’eau. La même stupeur accablait leurs fortes épaules et se lisait sur leur visage aux poils roux et dans leurs yeux fuyants. Ils avaient des vêtements déchirés et maculés de boue. Aucun ne portait le fameux casque gris haï de nos hommes, mais ces casquettes sans visière qui n’ont aucun air de gloire. On eût dit du bétail humain.
L’escorte de gendarmes s’arrêta. Un sous-officier fit entrer le troupeau dans une grange. Les chasseurs regardaient sans haine ces ennemis.
— Ces hommes, dit Vaissette, me font pitié.
— La guerre, affirma de Quéré, est une grande misère. Nous sommes tous frères en Jésus-Christ.
— Et pourtant, poursuivit Vaissette, je les hais. Ils ont voulu étonner le monde par leurs crimes, et ils y ont réussi. Ils ont été pris d’une ivresse de destruction et ils ont réalisé pratiquement, en pleine lucidité, des méfaits dont l’ivresse seule eût été l’excuse. L’Allemagne était un foyer de civilisation ; elle contribuait par son labeur à la marche de l’esprit humain. Et soudain tout son génie, appliqué à la fureur de meurtre et de ravages, nous a ramenés aux époques barbares, a fait triompher les puissances de déséquilibre et de désordre, a fait reculer l’humanité. Il y avait pourtant vraiment une Allemagne telle que l’avait vue madame de Staël. Des professeurs à lunettes dorées et au rire facile s’assemblaient, après le dîner, dans les villes paisibles de la Thuringe ou de la Saxe, pour faire de la musique en buvant de la bière. Il y avait de lourdes ménagères blondes qui avaient le culte de leur maison. Des jeunes gens se promenaient encore, le dimanche, sous les tilleuls embaumés des bords du Rhin. Werther et Charlotte n’étaient point tous morts en Germanie… Nous pouvions croire à une paix éternelle. Nous pouvions croire du moins à une guerre loyale. Ils ont commis toutes les déloyautés et ils ont si bien tiré de la guerre toutes ses conséquences et toutes ses manifestations d’horreur qu’ils se sont déshonorés. Ils ont ressuscité la barbarie : je les hais, car leur guerre est un attentat contre la culture du monde.
— Ne vous désolez pas, Vaissette, dit le capitaine.
Il était grave et son regard se perdait vers l’horizon. Il sentait bien la tristesse intime qu’éprouvait son jeune officier pour tous ses rêves déçus. Vaissette ajouta :
— L’homme n’a jamais été aussi dur pour l’homme. Je ne peux plus croire au progrès humain : l’humanité est pire que jamais.
— N’oubliez pas l’histoire, répondit de Quéré. Nous ne sommes pas meilleurs, mais nous ne sommes pas plus méchants. Nous sommes semblables à ceux qui vivaient au temps de Périclès et de Dante, époques tragiques où furent conçues des choses impérissables. Nous n’avons pas encore su ni voulu nous éclairer à la lumière de Celui qui est le soleil de Justice. Patience, son heure viendra. Ne vous découragez point. Et sachez que nous y travaillons.
Il poursuivit :
— Cette guerre maudite donnera le goût, à ceux qui l’auront vécue, d’une plus grande douceur dans les mœurs et dans l’esprit. Il y a eu tant de noblesse et tant de douleurs infligées à ce siècle qu’il pourra découvrir quelques vérités. On ne les trouve que grâce à la souffrance et avec le cœur. Toutes les choses de l’esprit sont stériles, les choses du cœur seules ont une réalité féconde.
— Ainsi, dit Vaissette, ce ne sera pas vainement que la France vaincra et que nous mourrons.
— Ayez cette certitude lui répondit le capitaine, vous qui n’avez point, comme moi, celle de la résurrection. Par conséquent, ne rougissez pas, tout en haïssant nos ennemis, d’avoir pitié de ces prisonniers : et ils sont désarmés !
— Regardez nos hommes, fit Vaissette, ils ont de la curiosité, mais aucune aversion. Ils sentent qu’il y a là une humanité pitoyable qui est allée au-devant du sacrifice avec une grandeur puissante et résignée comme la leur. C’est la misère de ces générations qui perçoivent, en se tuant, ce qu’il y a de noble chez leur adversaire. Nos chasseurs veulent des hécatombes d’ennemis et ils ne font point de distinction entre les dirigeants et le peuple, qu’ils exècrent également. Mais en exécrant le peuple, ils plaignent l’homme. La patrie les inspire ; ils sont ses héros et ses vengeurs : cela ne les empêche pas de sentir que ce qui les sépare de leurs ennemis est une haine passagère, tandis que ce qui les unit, leur misère et leur servitude, est éternel. Ils les absolvent en la profondeur de leur âme, comme la terre, qui a fait pourtant, elle-même les patries, rassemble les corps de tous les ennemis dans son sein.
— Et moi aussi, dit de Quéré, je pardonne à ces hommes qui, comme les nôtres, ont connu la force de mourir. Ils sont morts pour une cause injuste. Mais ils croyaient en elle et sont morts en croyant. Ils ont ressuscité la sauvagerie et les crimes des temps révolus. Mais ils se sont précipités à la tuerie avec une foi sombre, résignée, passive, tremblante et soumise qui m’inspire, comme à vous, du respect et de la pitié.
Une ambulance s’était arrêtée. Les brancardiers en descendaient, avec des précautions infinies, un officier allemand blessé.
— Deux balles dans le ventre, expliqua aux officiers un infirmier. Il a son compte.
C’était un tout jeune homme. Son visage était déjà livide. La lumière s’éteignait de ses grands yeux bleus.
Le capitaine et le lieutenant s’approchèrent de lui. Ils lui dirent quelques paroles de réconfort.
L’officier prussien semblait ne pas comprendre.
Vaissette s’adressa à lui en allemand. Celui-ci sourit faiblement. Il fit un effort visible pour parler.
Il dit :
— Triste guerre, monsieur !
Il sourit encore. Ces mots étaient lamentables dans la bouche de ce mourant.
Le capitaine eut un geste sublime. Il lui prit la main, et la garda entre les siennes, comme pour l’aider à mourir. Un peu d’écume sanglante vint aux lèvres du prisonnier. Il répéta doucement, comme une mélopée :
— Triste guerre, monsieur, triste guerre !…
Vaissette, très ému parlait. Il lui disait :
— Vous serez bien soigné, dans le midi de la France.
Mais le Prussien branlait sa pauvre tête, pour expliquer qu’il n’était point dupe. Il avait baissé les paupières.
Il les rouvrit soudain : son regard brûla d’une dernière lueur. Il s’obstinait à redire, en un murmure étouffé.
— Triste guerre, monsieur, triste guerre !