Traduction par Raymonde de Galard.
La Renaissance du livre — Éditions Marcel Daubin (p. 161-191).

L’APPEL RÉSONNE

John Thornton ayant, grâce à Buck, gagné six cents dollars en cinq minutes, se trouva en mesure de payer certaines dettes gênantes, et de réaliser un projet depuis longtemps caressé avec ses camarades. Il s’agissait d’un voyage dans l’Est, à la recherche d’une mine fabuleuse dont le souvenir remontait aux origines mêmes de l’histoire du pays.

Bien des aventuriers étaient partis à sa recherche ; peu étaient revenus ; des milliers avaient disparu sans laisser de trace. L’histoire de cette mine eut été féconde en tragédies mystérieuses. On ignorait le nom du premier qui l’avait découverte. Rien de précis ne se racontait, à vrai dire ; mais on prétendait que l’emplacement en était marqué par une cabane en ruines.

Ceux qui revenaient épuisés et mourants l’avaient décrite, montrant à l’appui de leurs dires des pépites d’or d’une grosseur surprenante telle que les autres n’en avaient jamais vu.

Personne ne s’attribuant la possession de ces trésors, que les morts ne réclameraient plus, John Thornton, Hans et Peter, accompagnés de Buck et d’une demi-douzaine d’autres chiens, se dirigèrent vers l’Est, cherchant sur une piste inconnue des richesses peut-être chimériques.

Ayant remonté en traîneau, pendant soixante-dix milles, le Yukon glacé, ils tournèrent dans la rivière Stewart, passèrent le Mayo et le Mac-Question, et continuant leur route jusqu’à la source du Stewart, ils gravirent des pics qui semblaient l’épine dorsale même du continent.

John Thornton, au cours de ses expéditions, comptait peu sur l’homme, mais beaucoup sur la nature, et ne redoutait aucune solitude. Avec une poignée de sel et un rifle, il pouvait s’enfoncer dans les pays les plus sauvages, et se tirer d’affaire aussi facilement qu’il lui plaisait. N’étant jamais pressé par le temps, il chassait sa nourriture, à l’instar des Indiens, tout en marchant ; si le gibier manquait, il poursuivait son chemin sans se troubler, sûr d’en retrouver tôt ou tard. L’ordinaire, pendant ces longs voyages, devant être la viande fraîche, les munitions et les outils constituaient la principale charge du traîneau.

Ce fut, pour Buck, un temps de liesse et de joie perpétuelle que cette vie de chasse, de pêche, de vagabondage infini dans des pays inconnus.

Pendant des semaines entières, on marchait du matin au soir ; pendant d’autres, au contraire, on semblait vouloir prendre racine en quelque lieu solitaire, on dressait le camp ; les chiens flânaient, et les hommes, pratiquant des trous dans la terre ou le gravier gelé, lavaient près du feu de grandes écuelles de boue dorée. Tantôt on avait faim, tantôt on faisait bonne chère, suivant les hasards de la chasse et les caprices du gibier.

L’été arriva ; alors hommes et chiens traversèrent en radeau les lacs bleus des montagnes ; remontèrent ou descendirent des rivières inconnues, sur de frêles barques taillées dans les arbres des forêts environnantes. Les mois passaient, tandis qu’ils erraient ainsi dans la vaste étendue dont nulle main n’avait tracé la carte pour les guider, mais que des pas humains avaient foulée jadis, si la tradition disait vrai.

Ils subirent de violents orages, tourmentes de neige en plein été, vents cinglants, éclairs aveuglants ; souvent ils virent tomber la foudre à leurs côtés ; ils frissonnèrent au soleil de minuit sur les hautes cimes, à la limite des neiges éternelles ; redescendirent dans les chaudes vallées infestées de moustiques ; cueillirent à l’ombre des glaciers des fruits comparables aux plus beaux de ceux qu’on goûte dans le Sud.

Vers la fin de l’année, les voyageurs pénétrèrent dans une région triste et fantastique, coupée de lacs, où le gibier d’eau avait vécu, mais dont le silence n’était plus troublé que par le souffle glacé du vent et le brisement mélancolique des vagues sur des grèves solitaires.

Pendant tout un hiver encore, les explorateurs suivirent les traces à demi-effacées de ceux qui les avaient précédés. Ce fut d’abord une voie pratiquée dans la forêt, et qui semblait devoir aboutir à la cabane perdue ; mais cette route, sans commencement et sans but, demeura mystérieuse comme la destinée et la pensée de celui qui l’avait tracée.

Une autre fois, ils découvrirent une hutte de chasseur, et parmi des lambeaux de couvertures pourries, Thornton dénicha un fusil à pierre datant des premières années de la Compagnie de la baie d’Hudson. Aucune autre trace de l’homme inconnu qui avait bâti cet abri et respiré en ce lieu à cette époque lointaine.

Le retour du printemps mit un terme à ces vagabondages, car les aventuriers découvrirent non point, il est vrai, la cabane perdue, mais, dans le creux d’une large vallée, un placer profond, dont l’or reluisait comme du beurre jaune au fond des tamis à laver.

Ils ne cherchèrent pas plus loin, car chaque jour de travail leur rapportait des milliers de dollars en poudre ou en pépites. On fabriqua des sacs en peau d’élan, dans lesquels cet or fut renfermé par tas de cinquante livres.

Les jours passaient rapidement à ce travail formidable. Les chiens n’avaient rien à faire que de rapporter au camp de temps à autre le gibier tué par Thornton, et en cette période, Buck passa de longues heures à rêver au coin du feu à ces choses primitives dont il avait la confuse nostalgie.

Alors, aux visions troubles des époques lointaines, venait se joindre l’appel qui résonnait au fond de la forêt, éveillant en lui une foule de désirs indéfinissables et d’étranges sensations. Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté, il partait en quête, cherchant obscurément à découvrir l’origine de l’écho qui résonnait en lui. Errant dans la forêt, il humait avec ivresse la senteur de la mousse fraîche et des herbes longues couvrant le sol noir, parmi l’humus séculaire ; et ces odeurs salubres le remplissaient d’une joie mystérieuse déjà ressentie, lui semblait-il.

Alors le souvenir de l’Homme aux longs bras, couvert de poils, qu’il suivait jadis, lui revenait plus vif ; il s’attendait presque à le trouver, au détour du sentier marqué dans les taillis par le passage fréquent des bêtes sauvages, et il quêtait plus ardemment…

Parfois, il demeurait des journées entières blotti derrière un tronc d’arbre, guettant patiemment, avec une inlassable curiosité, tout ce qui bougeait autour de lui, le mouvement des multiples petites vies abritées par les grands arbres, insectes ou bestioles au poil fauve.

Puis il rentrait au camp et s’étendait de nouveau près du feu pour rêver.

Mais soudain, il levait la tête, dressait les oreilles, écoutait, plein d’attention. Obéissant à l’appel entendu de lui seul, il bondissait sur ses pieds et filait droit devant soi, pendant des heures, sous les voûtes fraîches de la forêt, au fond du lit desséché des torrents, dans les grands espaces découverts et fleuris. Mais, par-dessus tout, il se plaisait à courir ainsi dans la pénombre odorante des nuits d’été, alors que la forêt murmure dans son sommeil, et que ce qu’elle dit est clair comme une parole articulée. À cette heure, plus profond, plus mystérieux, plus proche aussi, résonnait l’Appel, — la Voix qui incessamment l’attirait, du fond même de la nature.

Une nuit, il fut réveillé tout à coup en sursaut : alerte, les yeux brillants, les narines frémissantes, le poil hérissé en vagues… L’Appel se faisait entendre, et tout près cette fois. Jamais il ne l’avait distingué si clair et si net. Cela ressemblait au long hurlement du chien indigène.

Et, dans ce cri familier, il reconnut cette Voix, entendue jadis, qu’il cherchait depuis des semaines, et des mois…

Traversant, rapide et silencieux comme une ombre, le camp endormi, il s’élança sous bois. Mais comme il se rapprochait de l’Être qui l’appelait, il ralentit par degrés son allure et s’avança, prudent et rusé.

Et tout à coup, au cœur d’une clairière, il vit, assis sur ses hanches et hurlant à la lune, un loup de forêt, long, gris et maigre.

Bien que le chien n’eût fait aucun bruit, la bête l’éventa et cessa soudain son chant. Buck s’avança, la queue droite, les oreilles hautes, prêt à bondir. Pourtant tout dans son allure marquait, en même temps que la menace, le désir de faire amitié. Mais le fauve, sourd à ces avances, prit soudain la fuite.

Buck le suivit à grands bonds, plein d’un désir fou de l’atteindre. Longtemps ils coururent, presque côte à côte. Enfin, le loup s’engagea dans le lit desséché d’un torrent barré par un fouillis inextricable de branchages et de bois mort. Alors la bête sauvage, se trouvant acculée, fit volte-face par un mouvement familier à Joe et aux chiens indigènes aux abois ; et, grinçant des dents, claquant avec bruit des mâchoires, elle attendit.

Buck, au lieu de l’attaquer, tournait autour du loup avec un petit murmure amical, remuant la queue et riant à belles dents. Mais le loup se méfiait, car sa tête arrivait à peine à l’épaule du chien, et il avait peur. Et tout à coup, d’un mouvement souple et furtif, il s’échappa et reprit sa course.

La poursuite recommença. Encore une fois, le loup faillit être pris, pour de nouveau s’échapper et recommencer à fuir. La bête était en mauvaise condition, sans quoi Buck n’aurait pu l’égaler à la course ; ils couraient presque côte à côte, jusqu’au moment où le loup s’arrêtait, montrait les dents et recommençait à fuir de plus belle.

Enfin, reconnaissant que Buck ne lui voulait pas de mal, la bête s’arrêta et laissa le chien lui flairer le museau. Sur quoi ils devinrent amis et se mirent à jouer ensemble, de cette façon nerveuse et timide qui semble démentir la férocité des bêtes sauvages.

Quelques instants plus tard, le loup se remit en marche, d’une allure aisée, indiquant un but définitif. Il fit comprendre à Buck qu’il devait l’accompagner, et, côte à côte, ils se mirent à courir dans la pénombre. Ils suivirent le lit du torrent à travers la gorge aride qui lui donnait naissance, et sur le versant opposé de la cascade, ils atteignirent une contrée de plaines et de forêts étendues, que traversaient de nombreux ruisseaux. Ils galopèrent des heures entières à travers ces espaces, tandis que le soleil s’élevait sur l’horizon.

Buck était infiniment joyeux : il se sentait répondre à l’Appel ; les souvenirs anciens lui revenaient en foule sur cette terre vierge et sous ces deux immenses, tandis qu’il courait aux côtés de son frère le fauve.

Mais les deux coureurs s’étant arrêtés pour boire à un clair ruisseau, l’onde froide dissipa cette ivresse ; le souvenir de John Thornton étreignit soudain le cœur de Buck. Il s’assit brusquement.

Le loup continua sa route, puis revint à lui, le poussant, avec son nez, l’encourageant à le suivre.

Mais Buck retournait lentement sur ses pas, et pendant une heure, son frère sauvage l’accompagna, gémissant doucement. Puis il s’assit à son tour, et, pointant le museau en l’air, poussa un long hurlement. Tandis que le chien poursuivait sa route, cette plainte lugubre continua de déchirer l’air, résonnant longtemps encore dans le lointain. Elle s’éteignit enfin…

Thornton achevait de dîner lorsque Buck tomba dans le camp comme une bombe, sautant sur son maître, lui léchant la figure et les mains, criant de joie, renversant tout sur son passage, dans sa folle expansion de tendresse ; jamais Thornton ne l’avait vu si exubérant…

Pendant deux jours et deux nuits, Buck resta au camp, semblant garder son maître à vue ; puis l’inquiétude le reprit ; de nouveau il fut hanté par le souvenir de cette course à deux à travers un pays souriant et sauvage…

Il se remit à courir les bois, mais sans pouvoir retrouver son farouche compagnon ; la plainte lugubre ne se faisait plus entendre.

Son orgueilleuse confiance en soi éclatait dans tous les mouvements du chien et communiquait à son être physique une sorte de plénitude gracieuse et terrible.

Il eût semblé un loup gigantesque, sans les taches fauves de son museau et de ses yeux, et l’étoile blanche qui marquait son front et sa large poitrine. Par l’astuce, il tenait du loup ; par la force et le courage, de son père le chien géant ; par la beauté et l’intelligence, de sa mère la fine colley ; ces qualités, jointes à une expérience acquise à la plus dure des écoles faisaient de lui une créature superbe et redoutable entre toutes.

— Jamais on ne vit chien pareil ! répétait Thornton avec une juste fierté, en le regardant marcher dans le camp, orgueilleux et fort, roi de tout ce qui l’entourait.

Nul ne soupçonnait la transformation qui s’opérait en lui aussitôt qu’il pénétrait dans la solitude de la forêt. Il ne marchait plus alors ; il devenait un animal sauvage, silencieux et léger, ombre à peine entrevue glissant parmi d’autres ombres. Il savait tirer parti du moindre abri, se traîner sur le ventre comme un serpent, et comme lui bondir et frapper. Il pouvait saisir la perdrix sur son nid, surprendre le lapin à son gîte, et attraper au vol les petits écureuils agiles. Toutefois il ne tuait pas par plaisir, mais seulement pour vivre et se nourrir du produit de sa chasse.

Comme l’hiver approchait, les élans descendaient en grand nombre pour venir passer la saison rigoureuse dans les vallées basses et mieux abritées. Buck avait déjà réussi à prendre un jeune d’assez forte taille ; mais il aspirait à s’emparer d’une proie plus digne de lui ; cette chance lui échut enfin dans un défilé solitaire.

Une vingtaine de ces animaux, conduits par un vieux chef, descendaient à petites journées de la région des bois et des sources. Le chef était une bête d’aspect farouche, dominant le sol de six pieds, et dont la tête formidable était ornée de bois immenses, portant au moins quatorze andouillers, et mesurant sept pieds d’une pointe à l’autre. Ses petits yeux brillaient d’une lueur verte et cruelle, et il parut à Buck lui-même un adversaire redoutable.

Il mugit de fureur en apercevant le chien ; cette fureur s’augmentait sans nul doute de la douleur que lui causait une flèche dont le penne lui sortait à mi-flanc.

Guidé par l’instinct inné du chasseur, — hérité de ses ancêtres qui pratiquaient déjà cette tactique aux premiers temps du monde, — Buck se mit tout d’abord en devoir de séparer sa proie du reste du troupeau. Ce n’était pas là une mince besogne, car le vieux mâle était aussi méfiant et rusé que féroce. Le chien dansait en aboyant devant l’élan, l’exaspérant par ses clameurs, tout en ayant bien soin de se tenir à distance respectueuse des andouillers formidables et des terribles pieds plats qui l’eussent écrasé d’une foulée.

L’animal, furieux, fonçait sur Buck qui feignait de fuir pour l’entraîner à sa poursuite. Mais à peine le vieux faisait-il mine de s’écarter du troupeau, que deux ou trois jeunes élans chargeaient le chien à leur tour, ce qui permettait au chef blessé de rejoindre le gros de la troupe.

Les bêtes sauvages savent déployer une patience entêtée, inlassable et tenace comme leur vie même. Et Buck possédait cette patience tout entière. Il demeurait sur les flancs du troupeau, harcelant les femelles et les petits, enveloppant la troupe d’un cercle hostile, rendant l’animal blessé fou de rage impuissante. Cela dura toute la journée. Au coucher du soleil, les jeunes se montraient déjà moins ardents à venir au secours de leur chef obsédé. L’approche de l’hiver, obscurément pressenti, les entraînait vers des pâturages mieux abrités, et leur instinct les poussait à sacrifier une tête unique pour le salut du troupeau entier.

Quand la nuit tomba, le vieux mâle se tenait la tête basse, regardant s’éloigner les compagnons qu’il ne pouvait plus suivre ; les vaches qu’il avait protégées, les veaux dont il était le père, les jeunes audacieux qu’il avait vaincus, tous disparaissaient, d’une allure se faisant toujours plus rapide, dans la lumière expirante du soir.

Il allait terminer sa longue carrière de luttes et de victoires sous la dent d’un animal dont la tête n’arrivait pas à la hauteur de ses lourds genoux. Dès cet instant Buck ne lâcha sa proie ni nuit ni jour, l’empêchant de dormir, de boire ou de brouter l’herbe et les jeunes pousses de saule et de bouleau. Dans son désespoir, l’élan piquait des galops furieux et sans but ; Buck le suivait d’une allure facile, se couchant quand sa victime s’arrêtait, mais l’attaquant dès qu’elle faisait mine de manger ou de boire.

La lourde tête s’abaissait de plus en plus sous ses bois énormes, et le trot traînant se ralentissait ; pendant de longs moments, l’animal demeurait immobile, le nez baissé vers la terre, les oreilles pendantes et molles ; l’implacable chasseur pouvait alors se reposer et boire lui-même.

Et dans ces instants de répit, quand Buck demeurait couché, haletant, sa langue rouge allongée sur ses dents blanches, il lui semblait pressentir un changement subtil dans la contrée. On eût dit que des êtres nouveaux y avaient pénétré, en même temps que les élans descendaient des hauteurs : la forêt, l’onde et l’air décelaient leur présence qu’un sens mystérieux lui révélait ; et il résolut, sa chasse terminée, d’approfondir cette étrange et attirante énigme.

Le soir du quatrième jour de chasse, il terrassa enfin le grand élan, et pendant vingt-quatre heures il demeura près de sa proie, mangeant et dormant tour à tour. Puis, reposé, rafraîchi, et vigoureux, il reprit le chemin du camp de Thornton. Il allait d’un long galop aisé qui durait des heures entières, sans jamais se tromper, se dirigeant avec une sûreté humiliante pour l’homme et son aiguille magnétique.

Tout en marchant, ce changement pressenti s’affirmait à lui de plus en plus. Il y avait dans le pays une présence nouvelle ; et cette conviction ne venait plus seulement de son instinct propre ; le témoignage des autres animaux, celui de la brise même la confirmait en lui. Plusieurs fois il s’arrêta pour respirer l’air frais du matin et déchiffrer un message qui lui faisait reprendre sa course avec plus d’ardeur, car il sentait le drame tout proche, — une calamité imminente, sinon déjà consommée. Aussi, après avoir traversé la dernière cascade, descendit-il vers le camp en redoublant de circonspection.

Au bout de trois milles, il rencontra une piste fraîche, menant droit au camp de John Thornton. Buck se hâtait, le poil hérissé, les nerfs tendus, attentif à mille détails qui lui confirmaient certains faits, sans lui en donner la conclusion.

Son odorat lui révélait le passage d’êtres vivants sur les traces desquels il courait. Le silence absolu de la forêt le frappa ; les oiseaux avaient fui et les écureuils se cachaient au creux des arbres.

Tandis que Buck glissait, rapide et furtif comme une ombre, une senteur irrésistible le prit soudain à la gorge et le détourna de sa route. Cette nouvelle piste l’amena dans un taillis où il trouva son camarade Nig, gisant sur le flanc, traversé de part en part par une flèche barbelée. Cent mètres plus loin, Buck, sans s’arrêter, vit un des chiens indigènes achetés à Dawson qui se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie.

Il entendit alors s’élever du camp une sorte de mélopée sauvage et monotone. Rampant à plat ventre au bord de la clairière, il découvrit le cadavre de Hans, couché sur la face, le corps hérissé de flèches comme un porc épic. Mais au même instant, il aperçut par les interstices des branches un spectacle qui lui fit hérisser le poil et le remplit d’une rage aveugle. La présence pressentie prenait corps ; elle était visible sous la forme d’une troupe de Peaux-Rouges Yeehats, dansant la danse de guerre autour de la cabane en ruine de John Thornton…

Un grondement féroce s’échappe de la poitrine convulsée de Buck ; la passion détruit soudain les conseils de la prudence et de la ruse si chèrement acquises ; il s’élance, tombe comme un tourbillon sur les Yeehats ahuris et épouvantés. Ivre de carnage et de mort, l’animal bondit de l’un à l’autre, saute sur le chef, lui ouvre la gorge d’un coup de dent qui tranche la carotide, et sans s’attarder à l’achever, tourne sa rage sur le second guerrier qui subit un sort pareil. En vain les hommes veulent résister ; la bête est partout à la fois. Elle se dérobe à leurs coups et sème sur son passage la destruction et la terreur. Les sauvages veulent l’abattre à coups de flèches ; ils se blessent les uns les autres sans atteindre leur ennemi, l’un d’eux essaye de transpercer de sa lance le démon agile qui bondit au milieu d’eux ; l’arme pénètre dans la poitrine d’un de ses compagnons qui s’abat avec un cri affreux.

Alors la panique s’empare des Yeehats. Ils s’enfuient terrifiés dans la forêt, proclamant à grands cris l’apparition de l’Esprit du Mal.

Buck, à la poursuite de ses ennemis, semblait la personnification de la Vengeance infernale. Altéré de leur sang, il les terrasse dans les taillis, les déchire sans pitié ; affolés, décimés, ils se dispersent dans toutes les directions et ce ne fut qu’une semaine plus tard que les survivants de la lutte purent se réunir dans une vallée écartée, pour compter leurs morts et chanter leurs louanges.

Quand Buck, las de poursuivre ses misérables ennemis, revint au camp dévasté, il trouva le corps de Peter, roulé dans ses couvertures, là où la mort l’avait surpris dès la première attaque. L’état du sol, autour de la hutte, décelait la résistance désespérée de Thornton.

Buck, le nez à terre, poussant des cris ardents et plaintifs, suivit jusqu’au bord d’un étang profond toutes les péripéties de la lutte que son maître avait livrée. Là, sur la berge, fidèle jusque dans la mort, Skeet était couchée, la tête et les pattes de devant baignant dans les flots rougis de sang… Les eaux troubles et profondes cachaient à jamais le corps de John Thornton.

Buck passa le jour entier à errer autour de l’étang, poussant des gémissements lugubres ou des hurlements désolés. La disparition de son maître adoré creusait en son cœur un vide profond, impossible à combler. Seule, la vue de ses victimes portait quelque adoucissement à sa peine. Fier d’avoir tué des Hommes, le plus noble des gibiers, il reniflait curieusement les cadavres, surpris d’avoir triomphé si facilement de ceux qui savaient se rendre redoutables à l’occasion.

Désormais il ne connaîtrait plus la crainte de l’Homme.

La lune parut dans les cieux, baignant la terre d’une lumière sépulcrale, et Buck sentit avec la nuit monter dans la forêt l’éveil d’une vie nouvelle.

Il se dressa, humant l’air. Des abois lointains retentissaient, se rapprochant rapidement. Il reconnut en eux une part de ce passé qui ressuscitait en lui. S’avançant dans la clairière, il écouta sans trouble et sans remords la voix qui depuis longtemps le sollicitait…

Désormais il était libre — libre de lui répondre et de lui obéir. John Thornton mort, plus rien ne rattachait Buck à l’Humanité.

Comme un flot argenté, la meute des loups déboucha dans la clairière où Buck, immobile comme un chien de pierre, attendait leur venue. Son aspect était si imposant qu’ils s’arrêtèrent un instant, interdits ; mais un plus hardi que les autres sauta sur le chien qui lui tordit le cou, rapide connue l’éclair. Puis il reprit sa pose majestueuse, sans se préoccuper de la bête qui râlait à terre. Trois autres tentent l’attaque et se retirent en désordre, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.

Enfin, la horde entière se rue sur l’ennemi. Mais la merveilleuse agilité de Buck, sa force sans pareille lui permettent de déjouer toutes les attaques.

Pour empêcher les assaillants de le prendre par derrière, il vient s’adosser à un talus, et protégé de trois côtés, réussit à se défendre si vaillamment que les loups découragés reculent enfin. Les uns demeurent couchés, la langue pendante, saignant par vingt blessures ; les autres jappent, montrant leurs crocs étincelants, sans quitter de l’œil le terrible adversaire ; d’autres boivent avidement l’eau de l’étang.

Tout à coup un loup grand et maigre se détache de la troupe et s’approche du chien avec précaution mais en gémissant doucement. Buck reconnaît soudain son frère sauvage, son compagnon d’une nuit et d’un jour, leurs deux museaux se touchent, et le chien sent son cœur battre d’une émotion nouvelle.

À son tour, un vieux loup décharné, couvert de cicatrices, se rapproche. Buck, tout en retroussant les lèvres, lui flaire les narines et remue doucement la queue. Sur quoi, le vieux guerrier s’assied et, pointant son museau vers la lune, pousse un hurlement mélancolique et prolongé. Les autres le reprennent en chœur.

Buck reconnaît l’Appel… Il s’assied et hurle de même. Alors la meute l’entoure en le reniflant, sans plus lui témoigner aucune hostilité.

Et tout à coup, les chefs, poussant le cri de chasse, s’élancent dans la forêt ; la bande entière les suit, donnant de la voix, tandis que Buck, au côté du frère sauvage, galope hurlant, comme elle.

Et ceci est la fin de l’histoire de Buck.

Mais les Indiens, au bout de peu d’années, remarquèrent une modification dans la race des loups de forêt. De plus forte taille, certains des jeunes montrent des taches fauves aux yeux et sur le museau, une étoile blanche au front ou à la poitrine. Et aujourd’hui encore, parmi les Yeehats, on parle d’un Chien-Esprit qui mène la bande des loups, et qui est plus rusé qu’aucun d’eux. Les hommes le redoutent, car il ne craint pas de venir voler jusque dans leurs camps, renversant leurs pièges, tuant leurs chiens et s’attaquant aux guerriers eux-mêmes.

Parfois, ces chasseurs ne reviennent plus de la forêt, où l’on retrouve leur corps sans vie, la gorge béante. Et la légende de l’Esprit du Mal s’accroît d’un épisode de plus. Les femmes pleurent et les hommes s’assombrissent en y pensant.

Tous évitent la vallée du bord de l’étang, car en ce lieu apparaît périodiquement un visiteur sorti de la région des grands bois et des sources, dont la présence jette partout l’épouvante.

C’est, dit-on, un loup géant, à la superbe fourrure, à la mine hautaine et dominatrice. Il descend jusqu’à une clairière où des sacs en peau d’élan à moitié pourris dégorgent sur le sol un flot de métal jaune, à demi recouvert déjà par les détritus végétaux et les souples herbes sauvages.

Le grand loup s’arrête et semble rêver ; puis, avec un long hurlement, dont la tristesse glace le sang, il reprend sa course vers la forêt profonde qui est désormais sa demeure.

Alors, quand viennent les longues nuits d’hiver et que les loups sortent du bois pour chasser le gibier dans les vallées basses, on le voit courir en tête de la horde, sous la pâle clarté de la lune, ou à la lueur resplendissante de l’aurore boréale. De taille gigantesque, il domine ses compagnons, et sa gorge sonore donne le ton au chant de la meute, à ce chant qui date des premiers jours du monde.