Traduction par Raymonde de Galard.
La Renaissance du livre — Éditions Marcel Daubin (p. 101-129).

LES FATIGUES DU HARNAIS ET DE LA ROUTE

Trente jours après avoir quitté Dawson, le courrier de Salt-Water entrait à Skagway. Les chiens étaient en piteux état, traînant la patte et à peu près fourbus. Buck avait perdu trente-cinq livres de son poids, et ses compagnons avaient souffert plus encore. Pike le geignard, qui si souvent dans sa vie avait feint d’être blessé à la jambe, l’était pour tout de bon cette fois, Sol-leck boitait, et Dub souffrait d’une omoplate foulée ; ils avaient perdu toute énergie et tout ressort, et leurs pattes dessolées s’enfonçaient lourdement dans la neige. Ce n’était pas chez eux cette lassitude extrême que produit un effort court et violent, et qui disparaît après quelques heures de repos, mais la dépression complète due à un labeur excessif et trop prolongé.

En moins de cinq mois, l’attelage avait fait deux mille cinq cents milles et durant les huit cents derniers n’avait pris que cinq jours de repos. En arrivant à Skagway, les chiens pouvaient à peine tendre les traits du traîneau ou éviter d’être frappés par son avant dans les descentes.

— Hardi ! mes pauvres vieux ! leur disait le conducteur pour les encourager. C’est la fin. On va se reposer pour de bon à présent…

Et certes les hommes eux-mêmes avaient bien gagné leur repos, car ils ne s’étaient arrêtés que deux jours pendant ce voyage de douze cents milles. Mais l’exode vers le Klondyke avait été si considérable que les lettres adressées aux mineurs formaient des montagnes et le gouvernement n’admettait aucun retard : il fallait arriver à temps, quitte à remplacer par des équipes fraîches de chiens de la baie d’Hudson, les attelages éreintés.

Trois jours après leur arrivée à Skagway, Buck et ses compagnons n’étaient pas encore remis de leurs fatigues. Le matin du quatrième jour, deux citoyens des États-Unis répondant aux noms de Hal et de Charles vinrent examiner l’attelage et l’achetèrent pour une bagatelle, harnais compris.

Charles était un homme d’âge moyen, aux cheveux blonds, aux yeux faibles et larmoyants, à la bouche molle et sans caractère ornée d’une moustache audacieusement retroussée. Hal était un garçon de dix-neuf à vingt ans ; on le voyait toujours armé d’un revolver Colt et d’un couteau de chasse passés dans sa ceinture hérissée de cartouches.

La présence dans le Nord de ces deux hommes clairement dépaysés était un mystère incompréhensible. Buck, les ayant vus remettre de l’argent à l’agent du gouvernement, devina aussitôt que le métis écossais et ses compagnons allaient disparaître de sa vie, comme Perrault, François, et tant d’autres. Amené avec ses camarades chez ses nouveaux propriétaires, il vit un camp mal tenu où s’agitait, devant une tente à peine fixée au sol, une jeune femme aux cheveux ébouriffés, sœur de Hal et épouse de Charles, qui répondait au nom de Mercédès.

Buck regarda avec appréhension ses nouveaux maîtres charger le traîneau ; tous les trois se donnaient beaucoup de mal, mais procédaient sans aucune méthode. La tente fut roulée en un paquet maladroit et encombrant ; les assiettes d’étain qui gisaient éparses sur le sol furent emballées sans même être lavées. Mercédès gênait les mouvements des hommes, tout en leur prodiguant les remontrances et les avis. Aucun colis n’était placé à sa satisfaction et il fallait constamment rouvrir les sacs pour y remettre des objets oubliés.

Trois hommes sortis d’une tente voisine les regardaient faire en ricanant.

— Vous avez déjà un fort chargement, dit l’un d’eux ; certes, je n’ai pas à vous donner de conseils, mais à votre place, je ne m’embarrasserais pas de cette tente.

— Que dites-vous ? s’écria Mercédès, froissée. Me passer de tente ?… Et comment ferais-je la nuit ?

— Voici le printemps, les froids sont finis, répliqua l’homme.

Mais la jeune femme repoussa avec indignation l’idée de se coucher à la belle étoile.

Cependant Charles et Hal achevaient de disposer les derniers paquets au sommet d’une véritable montagne de colis.

— Vous croyez que cela tiendra ? fit l’un des spectateurs.

— Pourquoi pas ? demanda Charles d’un ton sec.

— Oh ! bien, bien, reprit promptement son interlocuteur, j’en doutais, voilà tout, car cela me paraît diablement lourd par le haut.

Mais Charles lui tourna le dos et se mit en devoir d’attacher tant bien que mal les courroies du traîneau.

— Les chiens n’auront aucune peine à marcher une journée tout entière avec ce catafalque derrière eux, affirma le second des assistants d’une voix sarcastique.

— Bien sûr, répondit froidement Hal.

Et prenant la barre du traîneau d’une main et son fouet de l’autre :

— Allons !… Hardi !… En avant ! cria-t-il.

Les chiens s’élancent, tirant de toutes leurs forces, pressant de la poitrine contre les bricoles ; mais ils sont forcés de s’arrêter, impuissants à faire bouger seulement le traîneau.

— Ah ! brutes de paresseux ! C’est moi qui vais vous faire marcher ! crie Hal furieux, faisant claquer son fouet. Mais Mercédès s’interpose soudain et le lui arrache des mains.

— Je ne veux pas qu’on les batte ! s’écrie-t-elle avec une moue enfantine. Les pauvres chéris !… les chers mignons !. Hal, il faut me promettre de ne pas les toucher du bout du fouet de tout le voyage, sans quoi je ne pars pas…

— Oui-da ; on voit que vous vous entendez à mener les chiens, fait son frère avec ironie. Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? Je vous dis que ce sont des paresseux et qu’il faut les rouer de coups pour en obtenir quelque chose. C’est le seul moyen, tout le monde vous le dira. Demandez plutôt à ces hommes.

Mais Mercédès, par son expression boudeuse, exprima la vive répugnance que lui inspiraient ces grossiers procédés.

— Voulez-vous que je vous dise ? reprit un des hommes. Vos bêtes sont faibles à ne pas tenir debout. Elles sont fourbues. C’est un bon repos qu’il leur faudrait.

— Au diable le repos ! fit Hal avec humeur.

Et Mercédès se rangeant aussitôt à son avis :

— Laissez-les dire ; ne faites pas attention à eux. C’est à vous de mener vos bêtes comme vous l’entendez, s’écria-t-elle d’un air de dédain.

Le fouet de Hal s’abattit de nouveau sur les chiens ; ils pesèrent de toutes leurs forces sur les bricoles, s’arc-boutèrent dans la neige, et déployèrent toute l’énergie qui leur restait ; mais le traîneau semblait ancré dans le sol durci.

Après plusieurs tentatives inutiles, l’attelage s’arrêta brusquement, haletant ; le fouet claquait sans merci, et Mercédès jugea le moment venu d’intervenir de nouveau : s’agenouillant devant Buck les larmes aux yeux, elle lui jeta les bras autour du cou, procédé familier qu’il goûta fort peu.

— Oh ! mon pauvre chéri ! s’écria-t-elle avec un gracieux désespoir, pourquoi ne voulez-vous pas tirer ?… Méchantes bêtes !… Vous ne seriez pas battus, alors !…

Un des spectateurs, qui jusque-là serrait les dents pour ne pas exprimer trop vertement son opinion, prit alors la parole :

— Je me fiche pas mal de ce qui peut vous arriver, déclara-t-il, mais à cause des chiens, je tiens à vous dire que vous les aideriez rudement en ébranlant le traîneau. Les patins sont complètement gelés. Appuyez fortement sur le gouvernail à droite et à gauche et la glace cédera.

Hal ayant daigné suivre ce conseil, les chiens, sous une grêle de coups, firent un effort héroïque, les patins glissèrent sur le sol et le traîneau surchargé s’élança brusquement.

Mais au bout de cent mètres le chemin faisait un coude et s’amorçait à la rue principale par une descente abrupte. Pour maintenir en équilibre à ce passage une masse aussi lourde, il aurait fallu un conducteur plus expérimenté que Hal. Le traîneau versa, comme on pouvait s’y attendre ; mais les chiens irrités par les coups ne s’arrêtèrent pas. Buck prit le galop, suivi de tous ses camarades, et le traîneau allégé les suivit en rebondissant, couché sur le côté.

En vain Hal furieux s’égosillait-il à crier : aucun des chiens ne l’écoutait ; son pied se prit dans un des traits et il s’abattit à terre. Tout l’attelage lui passa sur le corps. Et les chiens continuèrent leur course, ajoutant à la gaieté de Skagway en semant, dans la grande rue, le reste de leur chargement.

De charitables citoyens arrêtèrent enfin l’attelage emballé et ramassèrent les objets épars, tout en prodiguant des conseils aux voyageurs. Il fallait réduire le nombre de leurs paquets et augmenter celui de leurs chiens.

Hal, sa sœur et son beau-frère, les écoutant de mauvaise grâce, se décidèrent enfin à remettre leur départ et à passer en revue leur équipement, pour la plus grande joie des spectateurs.

— Vous avez là assez de couvertures pour monter un hôtel, leur disait-on. Laissez-en les trois-quarts et vous en aurez encore trop… Et tous ces plats qui ne seront certainement jamais lavés !. Grand Dieu, vous figurez-vous voyager dans un train de luxe !

Mercédès fondit en larmes quand il fallut procéder au choix des vêtements à garder.

Elle protesta qu’elle ne ferait plus un pas si on la privait de ses robes. Mais irritée par les railleries des spectateurs elle finit, dans son dépit, par rejeter même les vêtements indispensables, non seulement pour elle, mais pour les hommes.

Quand on eut fini le triage, malgré la multitude des objets écartés, les bagages formaient encore une masse imposante.

Charles et Hal se décidèrent à acquérir six chiens de renfort, ce qui, ajouté à l’attelage primitif augmenté des deux indigènes, Teek et Koona achetés aux Rapides, forma un ensemble de quatorze bêtes. Mais les chiens surnuméraires quoique dressés depuis leur arrivée dans le pays, n’étaient pas bons à grand’chose. Il y avait trois pointers à poil court, un terre-neuve et deux métis de race non définie ; et aucun d’eux ne semblait rien savoir.

Buck, qui les considérait avec mépris ne put réussir à leur apprendre leur métier ; ils paraissaient ahuris et déprimés par les mauvais traitements. Les métis n’avaient aucune volonté ; leurs os semblaient être les seules parties résistantes de leurs individus.

Il n’y avait rien de bon à attendre de ces nouveaux venus dans le marasme, adjoints à un attelage éreinté par deux mille cinq cents milles de route ininterrompue. Les deux hommes se montraient pourtant fort gais et s’enorgueillissaient de leurs quatorze chiens, car on voyait bien des traîneaux partir pour Dawson ou en revenir, mais aucun n’avait une équipe aussi considérable.

S’ils s’étaient doutés de ce qu’est un voyage arctique, ils auraient compris qu’un seul traîneau ne pouvant suffire à porter la nourriture nécessaire à un pareil nombre d’animaux, il fallait savoir se réduire. Mais comme ils s’étaient livrés à de savants calculs pour équilibrer le poids des rations sur la durée probable du voyage, ils se croyaient certains de réussir.

La matinée du lendemain était déjà fort avancée lorsque, enfin, le long attelage se mit en marche.

Les bêtes ne montraient aucun entrain. Buck comprenant qu’il allait recommencer pour la cinquième fois la route de Dawson, sentait le cœur lui manquer ; les nouvelles bêtes étaient timides et épeurées, les anciennes n’éprouvaient aucune confiance envers leurs maîtres. En effet, ceux-ci ignoraient tout de leur métier ; à mesure que les jours s’écoulaient, on put s’assurer qu’ils n’en apprendraient rien. Négligents et désordonnés, sans discipline, il leur fallait la moitié de la nuit pour établir leur camp tout de travers ; la plus grande partie de la matinée se passait ensuite à lever ce camp et à charger leur traîneau, avec si peu d’habileté qu’on devait s’arrêter sans cesse, en cours de route, pour rajuster les ballots et les cordes. Certains jours, l’on faisait à peine dix milles. D’autres fois même, on n’arrivait pas à se mettre en route. Et comme, en aucun cas, ils ne réussirent à accomplir seulement la moitié de la distance sur laquelle ils s’étaient basés pour faire des provisions, les vivres devaient fatalement se trouver épuisés avant la fin du voyage.

Ce résultat fut d’ailleurs avancé par la faute de Hal ; voyant que les chiens manquaient de force, il jugea que cela tenait à la ration trop faible, et la doubla. (Pour comble d’imprévoyance, Mercédès volait tous les jours du poisson dans les sacs pour le donner en cachette à ses favoris). Les chiens nouveaux, dont l’estomac ne demandait pas une alimentation abondante, habitués qu’ils étaient à un jeûne chronique, firent preuve cependant d’une grande voracité ; les autres jouissaient d’un bel appétit ; de sorte qu’au bout de peu de jours, la famine menaça.

Hal s’aperçut au quart de la route que plus de la moitié des provisions avait disparu ; et dans l’impossibilité absolue de s’en procurer de nouvelles, il diminua brusquement la ration journalière, tout en proclamant la nécessité d’allonger les heures de marche.

Ses compagnons l’approuvaient en principe. Mais comme ils refusaient de rien faire pour l’aider, le projet tomba à vau-l’eau. Rien de plus facile assurément que de priver les chiens de nourriture. Mais comment avancer plus vite, alors que pas une seule fois les voyageurs ne surent se décider à partir une minute plus tôt que d’habitude.

Les souffrances des bêtes devinrent cruelles. Dub fut le premier à disparaître : pauvre larron maladroit, toujours pincé et toujours puni, il s’était néanmoins montré serviteur fidèle. Sa blessure à l’omoplate, négligée, s’enflamma, et Hal dut se décider à l’achever avec son revolver. Le terre-neuve mourut ensuite, puis les trois pointers ; les deux métis résistèrent un peu plus longtemps, mais ils finirent par succomber à leur tour.

Et les voyageurs, aigris par l’infortune, perdaient peu à peu toute ombre d’aménité ou de douceur. Le voyage arctique, dépouillé de son charme imaginaire, devenait pour eux une réalité trop rude. Ils manquaient totalement de cette merveilleuse patience propre aux hommes de ces climats, qui, tout peinant dur, et en souffrant, cruellement, savent rester compatissants et doux. Mercédès cessa de plaindre les chiens pour pleurer sur elle-même, et se disputer avec son frère et son mari qui se chamaillaient toutes les fois qu’elle leur en laissait l’occasion. Chacun croyait bonnement se donner cent fois plus de peine que les autres, et ne perdait aucune occasion de se glorifier tout haut.

Mercédès, elle, avait un grief personnel : jolie, séduisante et délicate elle s’était vue toute sa vie traiter avec douceur et indulgence. Mais aujourd’hui son mari et son frère, exaspérés de sa paresse et de son incurie, se montraient rudes et grossiers envers elle. De sorte qu’absorbée par la pitié pour son propre sort, elle perdit toute compassion pour les chiens ; et comme elle se sentait lasse et courbaturée, elle s’entêtait à se faire traîner sur le traîneau, ajoutant ainsi cent vingt livres au poids formidable du chargement.

Lorsque les malheureuses bêtes tombaient de fatigue dans les traits, Charles et Hal la conjuraient de marcher ; mais elle ne répondait que par des larmes à leurs raisonnements, prenant le ciel témoin de leur cruauté.

Un jour, l’enlevant de force du traîneau, ils la déposèrent à terre ; elle s’assit sur la neige et refusa de bouger. Ils firent mine de continuer leur route, mais force leur fut, trois milles plus loin, de décharger le traîneau pour revenir la prendre et l’y placer. Jamais ils ne renouvelèrent cette expérience.

D’ailleurs, l’excès de leur propre misère rendait ces malheureux insensibles aux souffrances de leurs bêtes. Aux Five-Fingers, la provende des chiens étant définitivement épuisée, on obtint d’une vieille Indienne quelques livres de cuir de cheval congelé, en échange du revolver qui se balançait à la ceinture de Hal, tenant fidèle compagnie au grand couteau de chasse. Mais ce fut une nourriture pauvre et indigeste que ce cuir, levé depuis six mois sur la carcasse d’un animal mort de faim.

Buck, à la tête de l’attelage, croyait marcher en un affreux cauchemar. Il tirait tant qu’il le pouvait, et lorsque ses forces étaient épuisées, il se laissait tomber sur le sol et ne se relevait que sous une grêle de coups de fouet ou de bâton. Sa belle fourrure avait perdu tout son lustre et sa souplesse ; le poil traînait dans la boue, emmêlé et durci par le sang coagulé, et sa peau flottait en plis vides et lamentables. Ses camarades étaient dans le même état, squelettes ambulants, réduits au nombre de sept, insensibles à la morsure du fouet ou aux contusions du bâton. Aux arrêts, ils se laissaient tomber dans les traits, comme morts, et la petite étincelle de vie qui tremblait encore en eux pâlissait et semblait près de s’éteindre. Elle se ravivait sous le bâton et le fouet : les malheureux se relevaient alors en chancelant pour se traîner un peu plus loin.

Billee, le bon caractère, tomba un jour pour ne plus se relever ; Hal ayant cédé son revolver dut prendre sa hache pour l’achever d’un coup sur la tête, puis il défit les traits et jeta la carcasse de côté.

Et Buck et ses camarades, voyant cette chose, comprirent combien elle les touchait de près.

Le jour suivant, ce fut Roona, dont la mort réduisit encore le triste attelage. Les cinq survivants étaient : Joe, trop épuisé pour se montrer grincheux ; Pike, estropié et boiteux, sans force même pour geindre ; Sol-leck, le borgne, fidèle au travail du trait, le cœur brisé de se sentir faible et impuissant ; Teek, d’autant plus épuisé qu’il s’était moins entraîné pendant l’hiver précédent ; et enfin Buck, qui n’était plus que l’ombre de lui-même. Il gardait sa place en tête de l’attelage, mais il avait renoncé à y maintenir la discipline ; aveuglé par la fatigue, il ne se dirigeait plus qu’en se fiant à la sensation du sol sous ses pattes.

Le printemps commençait, mais ni les hommes ni les chiens ne s’en apercevaient. L’aube pointait dès trois heures du matin, et le crépuscule durait jusqu’à neuf heures du soir. La journée entière n’était qu’un rayon de soleil. Le sommeil de l’hiver avait cédé sa place au murmure printanier de la nature, frémissant de la joie de vivre. La sève montait dans les pins, tandis qu’éclataient les bourgeons du saule et du tremble, et que buissons et lianes se paraient d’une jeune verdure. La nuit, les grillons chantaient, et le jour, toutes sortes de gentilles bestioles sortaient de leurs petits antres pour s’ébattre au soleil. Les perdrix couraient dans la plaine ; les oiseaux et les piverts chantaient et tapaient dans la forêt et tout en haut le gibier d’eau arrivait du Sud, décrivant d’immenses cercles dans l’espace. La chanson de l’eau courante et la musique des fontaines reparues descendaient des collines. Le Yukon rongeait sa prison de glace dont le soleil amincissait la surface semée de poches d’air et sillonnée de fissures qui allaient s’élargissant jusqu’au lit même de la rivière. Et devant la grâce du renouveau sous les rayons du soleil, parmi les brises embaumées, la troupe lamentable se traînait en gémissant, pareille à une caravane de mort…

Les bêtes fourbues, Mercédès dolente sur son traîneau, Hal jurant copieusement, Charles larmoyant atteignirent enfin le camp d’un certain John Thornton, situé à l’embouchure de White-River. À l’arrêt, les chiens se laissèrent tomber, comme morts, Mercédès sécha ses yeux pour les fixer sur Thornton, et Charles avisa un tronc d’arbre sur lequel il s’assit avec précaution, car chacun de ses os était douloureux, tandis que Hal portait la parole.

John Thornton achevait de peler une branche de bouleau pour en faire un manche de hache ; il continua son travail, ne répondant à son interlocuteur que par quelques monosyllabes, car il connaissait par expérience cette race de voyageurs, et savait que ses conseils ne serviraient pas à grand’chose. Cependant, pour l’acquit de sa conscience, il engagea Hal à se méfier de la glace pourrie et rongée en dessous. Sur quoi celui-ci de déclarer qu’on l’avait déjà prévenu que la débâcle était proche et qu’il valait mieux attendre.

— Mais, ajouta-t-il d’un air triomphant, on nous disait aussi que nous n’arriverions pas à White-River et nous y voici tout de même !

— On ne vous a pourtant pas avertis sans raison, reprit John Thornton. La glace est à la veille de disparaître, et il faudrait avoir une chance de pendu pour effectuer le passage. Pour moi, je ne risquerais pas ma peau sur cette glace, quand on me promettrait tout l’or de l’Alaska !…

— C’est probablement que vous n’êtes pas destiné à périr par la corde, fit Hal. Mais nous, nous voulons arriver à Dawson, et nous y arriverons, quand le diable y serait !…

Et déroulant son fouet :

— Allons, Buck !… Debout !… En route ! cria-t-il. Vas-tu obéir, grand paresseux ?…

Thornton continua son travail sans répliquer.

Les chiens n’avaient pas obéi au commandement ; depuis longtemps les coups seuls parvenaient à les faire lever. Le fouet commença à cingler, de-ci de-là, se tordant comme une vipère, tandis que Thornton serrait les lèvres. Sol-leck, le premier, se remit péniblement debout ; Teek le suivit ; Joe vint ensuite, tout en hurlant de douleur. Pike fit de pénibles efforts pour se relever ; après être retombé deux fois, il réussit, la troisième, à se tenir sur ses pattes. Seul Buck demeurait immobile, étendu à la place où il s’était affalé, insensible en apparence au fouet cruel qui le cinglait sans merci. À plusieurs reprises, Thornton, les yeux humides, essaya de parler, puis il se leva, nerveux, et fit quelques pas de long en large.

Pour la première fois Buck manquait à son devoir, — raison suffisante pour exaspérer Hal. Il échangea son fouet contre un fort gourdin ; mais Buck refusa de bouger, malgré la grêle de coups qui s’abattait sur lui. Outre qu’il était à peu près incapable de se lever, son instinct pressentait confusément une catastrophe prochaine. Le mauvais état de la glace craquante et amincie qu’il avait foulée tout le jour, lui faisait redouter cette rivière où son maître voulait le pousser. D’ailleurs sa faiblesse était telle qu’il sentait à peine les coups ; et cette correction sauvage allait achever d’éteindre la petite étincelle de vie subsistant encore en son misérable corps. Tout à coup, John Thornton, d’un bond, s’élança sur l’homme, lui arracha le bâton, et le fit violemment reculer en arrière ; Mercédès poussa un cri, et Charles, sans bouger (il était à demi ankylosé), essuya ses yeux larmoyants. Debout près de Buck étendu, son défenseur, furieux, essayait vainement de parler.

— Si vous touchez encore à ce chien, je vous tue ! parvint-il à dire enfin, d’une voix étranglée.

— Il est à moi, répliqua Hal, essuyant le sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il faut qu’il nous mène à Dawson ou qu’il dise pourquoi !… Arrière, ou je vous fais votre affaire !…

Voyant que Thornton ne faisait pas mine de reculer, Hal saisi son couteau de chasse. À cette vue, Mercédès poussa des cris perçants et se prépara, en tombant dans les bras de son frère, à donner le spectacle d’une attaque de nerfs en règle. Mais Thornton, d’un coup sec, fit sauter l’arme, et la ramassant, se mit délibérément à couper les traits de Buck avec la lame bien affilée.

Hal, embarrassé de sa sœur et n’ayant plus de force pour résister, jugeant d’ailleurs que Buck était trop près de sa fin pour lui être encore de quelque utilité, renonça à faire valoir ses droits sur le chien, et le laissant étendu à la même place, s’éloigna avec ses compagnons. Quelques minutes plus tard, ils quittaient la berge pour s’engager sur la rivière, Pike en tête, Sol-leck aux brancards, Joe et Teek entre eux ; Mercédès était sur le traîneau, Hal à la barre et Charles suivait péniblement derrière.

Tandis que Buck, qui avait relevé la tête en entendant partir ses camarades, les suivait du regard, Thornton s’agenouillait près de lui, et de sa main rude, plus douce en ce moment que celle d’une mère, il chercha si la bête avait quelque os cassé.

Il ne put découvrir que des contusions nombreuses, plus un pitoyable état de maigreur et de faiblesse.

Pendant ce temps, le traîneau avançait lentement sur la glace ; il avait fait un quart de mille lorsque l’homme et le chien qui le suivaient des yeux virent tout à coup l’arrière s’enfoncer comme dans une ornière profonde, et la barre, que Hal tenait toujours, se projeter dans les airs.

Le cri de Mercédès parvint jusqu’à eux, Charles bondit pour revenir en arrière ; mais une énorme section de glace s’enfonça ; bêtes et gens disparurent avec l’attelage dans un trou béant et profond : la glace s’était rompue sous leur poids.

John Thornton et Buck se regardèrent :

— Pauvre diable ! dit Thornton.

Et Buck lui lécha la main.