Félix Juven, Éditeur (p. 461-478).

CHAPITRE XVII

« PARAÎTRE OU DISPARAÎTRE, MON GÉNÉRAL ! »

On touche à la revanche ; dans quelques semaines, le renouvellement du conseil municipal va la fournir, Tant mieux, car vraiment on souffrais trop depuis la rentrée de novembre. Dans ces quatre mois, le Parlement ne s’est occupé qu’à venger ses peurs. Les 7 000 voix du Général a Clignancourt ont été annulées, et son concurrent Joffrin, avec 5 000 voix, proclamé élu, tandis que, dans le Morbihan, Dillon bénéficiai de sa majorité. Pourquoi ces conséquences contradictoires d’une même déchéance ? La Chambre valide notre Renaudin, mais invalide Belleval, Delahaye. Dupuytrem, Goussot, Laisant, Laur, Léouzon-Leduc Paulin Méry, Naquet, Revest, Pierre Richard, Vacher. Arbitraire, d’ailleurs, rigoureusement conforme à la doctrine parlementaire, telle que lord Randolph Churchill la formulait en 1883, aux applaudissements du Parlement anglais : « Les circonscriptions peuvent nommer qui elles veulent, mais le Parlement reste maître d’accepter ou de rejeter leurs mandataires. » Cependant Paris réélit tous ses boulangistes. Et voilà autant de preuves que les élections municipales sauveront le parti. Il n’y faut que de l’argent et des candidats tout à fait convenables.

Pour les désigner, le Comité national, suivi des postulants, vogue une nouvelle fois vers Jersey. De novembre 1889 à cet avril 1890, cet équipage n’a pas conquis la nation. Ces produits du boulangisme le détruisent par l’expression qu’ils en fournissent au pays. Ayant promis de servir non plus des intérêts de parti, mais l’intérêt national, ils ne purent agir ni pour celui-ci ni pour ceux-là ; ils constituent un groupe parlementaire d’opposition intransigeante et impuissante. Ils tiennent bon, cependant ! Un seul d’entre eux fit défection, Martineau, que son comité essaya d’assommer. Et maintenant ils mènent à Jersey un troupeau de maigres candidats aux dents longues.

Plein des méfiances de l’exil et soucieux d’une discipline militaire, Boulanger a déclaré que nul ne pourra faire appel aux voix boulangistes s’il n’a reçu une investiture formelle. Sous sa présidence, pendant des heures, autour du tapis vert, dans la grande salle à manger de la Pomme d’Or, le Comité appelle et discute chaque quartier. On mesurera l’influence des principaux lieutenants au nombre de clients qu’ils feront investir.

— Les services rendus par la Ligue lui donnent droit à tant de candidats…

— Pour faire passer vos noms réactionnaires, il faut que l’Intransigeant puisse inscrire cet ancien communard.

Sturel s’indigne :

— Comment, après le concours dévoué des bonapartistes, vous écarteriez un arrière-petit bâtard de Napoléon Ier !

Dans la cour de l’hôtel, les postulants piétinent, anxieux de leur sort. D’heure en heure, un des grands patrons, le teint animé, apparaît, entraîne un de ses hommes :

— Pas moyen pour Grenelle. Que diriez-vous de la Bastille ?

Voici que Rochefort, en dépit d’une mer houleuse, débarque de Londres. Tous debout acclament son entrée dans la salle des délibérations. Son concours apporte à la liste le ton qui plaît à Paris. L’Intransigeant et la Ligue des Patriotes : toute une démocratie qui va des blanquistes aux plébiscitaires et qui retrouvera la majorité du 27 janvier. Nous entrerons à l’Hôtel de Ville et Paris entraînera la France. Espérons fraternellement ! Il ne faut pour le succès que notre bonne entente. Et vraiment, en toute hypothèse, il y a lieu d’ajourner nos rivalités, car le succès satisfera les exigences de chacun ou bien l’échec nous laissera des facilités amples et immédiates de nous dévorer les uns les autres.

Mais quel éclat soudain du Général ! Sa voix monte, sa main frappe les bras de son fauteuil. Lui, toujours si maître de soi, quel intérêt trouve-t-il à fournir le spectacle d’une pareille colère ?

C’est Francis Laur qu’il invective… Quoi ! cet ami de la première heure qui ne le contraria jamais que par ses excès d’affection !

On discutait sur le septième arrondissement. Laur a proposé la candidature de Drumont… Edouard Drumont, vous savez bien, railleur de livres contre les juifs… Ce petit homme de Francis Laur, à la barbe en pointe, aux yeux bleus, qui va d’habitude si paisible avec ses poches bondées de journaux dans un pardessus flottant et déformé, qui tutoie les individus et dit aux foules « mes enfants », qui trouve tout facile et fraternel autour de lui, tout mystérieux et criminel chez ses adversaires, c’était vers 1860 un orphelin que George Sand et Dumas fils décidèrent d’élever pour doter notre société d’un type d’honnête homme moderne à leur guise. De cette collaboration, il sortit ingénieur breveté à Châlons. S’il se croit un petit-fils idéaliste de Rousseau, nous le tenons — en groupant autour de la notion d’américanisme des idées aussi vagues que l’Émile semble en évoquer à ses yeux — pour un cousin du Yankee le plus positif. Il passe, et peut-être il se prend, pour un chimérique ; c’est que sa vue constamment réaliste de la vie crée un perpétuel écart entre ses jugements et ceux de notre bourgeoisie. Au milieu des fureurs parlementaires et parfois, c’est le plus cruel, des sourires boulangistes, il ne suit que son sens propre, sa conscience, comme il dit. Il accomplit tout le temps « son devoir ». Son devoir, aujourd’hui, c’est de rester fidèle à Boulanger, son chef, et à Drumont, son ami ; il s’entête à les concilier et ne s’inquiète pas si tout le monde hausse les épaules de son acharnement.

Drumont a pu dire quelques vérités, mais pourquoi un homme politique se préoccuperait-il de cette personnalité sans mandat ? Et puis notre vice-président Naquet peut-il supporter une marche parallèle avec l’antisémitisme ? Enfin oubliez-vous que nous poursuivons la réconciliation de tous les Français ? Laur, vous nous faites perdre un temps précieux.

Répondra-t-il que le boulangisme a trop accepté l’influence de Naquet, et qu’il doit être antisémite précisément comme parti de réconciliation nationale. Ceci resterait toujours surprenant : un élève de Rousseau défenseur d’une doctrine qui affirme l’inégalité des hommes. Mais Laur a hérité de Jean-Jacques la sentimentalité plutôt que les théories ; si l’antisémitisme, qui plaît pourtant beaucoup aux électeurs, vous choque trop, il l’abandonnera. Son argument victorieux, c’est sa délicatesse de cœur :

— J’ai deux amis, le Général et Drumont ; voyez ma position : l’un d’eux me demande de choisir…

— Il vous demande ! Non : il vous ordonne !

Et Boulanger, au paroxysme de l’irritation, interdit qu’on défende en sa présence l’insulteur de son père. Le jeune fils de Laur, qui fait le voyage gaiement pour connaître le grand ami dont sa famille s’enorgueillit, assiste à ce choc désolant. Ni Laur ni l’enfant, accablés, gros de larmes, au milieu des convives gênés, ne touchent à leur déjeuner. Le Général ne se dégage pas de son humeur sombre. Enfin, vers l’instant des toasts et quand tout le monde exige des impressions uniquement agréables, le petit homme se lève et affirme avec émotion qu’il a déjà beaucoup sacrifié pour le chef et qu’il continuera. « Très bien ! très bien ! » On applaudit, et sur cette phrase vague, on tient pour closes des difficultés qui restent grandes ouvertes.

Drumont écarté ! l’antisémitisme à l’index ! Certains membres du Comité s’en attristent, non point des honorables parlementaires, mais des individus avides de nouveau et qui sentent le besoin d’une formule populaire. Boulanger a parlé de son père, c’est de l’ordre privé, et du plus respectable, mais ses raisons politiques ? Craignait-il de nuire aux forces défensives de la France en inquiétant l’argent ? Ce scrupule exista. J’ajoute : un homme que ses réminiscences des Châtiments détournèrent, au 27 janvier, de répondre à l’appel du pays, a dû nourrir sa sensibilité la plus profonde avec une littérature trop étrangère à l’idée de races pour qu’il admette dans sa cinquantième année de soumettre une classe d’habitants à une législation spéciale.

À ce moment, le boulangisme, qui ne sut jamais sortir de la phase sentimentale, perd même le fil de l’instinct national. Les masses ardentes et souffrantes le suivirent, quand il semblait tout emporter, et par haine des parlementaires à qui elles ont à reprocher. Mais il ne leur offre aucune satisfaction d’ordre économique. Pour elles le point de vue est tout social, tandis que, pour les lieutenants de Boulanger, tout politique. Millerand va ramener au parlementarisme les révolutionnaires eux-mêmes, en leur promettant leur relèvement d’une accession lente et régulière au pouvoir. Une seconde clientèle du Général, c’était la petite bourgeoisie, âpre au maintien de la propriété privée, mais jalouse des grandes fortunes. Elle fournit un bon terrain à l’antisémitisme. Celui-ci, comme un animal plus jeune et d’une croissance prodigieuse, bientôt dominera et englobera d’importants morceaux de ce boulangisme qui vient de l’excommunier. Mais ces formes ne changent rien à la maladie organique du fond, et les phénomènes morbides continueront à diminuer notre pays. Sans doute le socialisme échappera à ses chefs parlementaires, qui ne sont que des radicaux encore infectés de libéralisme, et avouera une doctrine positiviste et dictatoriale ; sans doute aussi l’antisémitisme remplira sa tâche, qui semble d’acclimater les traditionalistes aux conditions de la société moderne et de dissiper les préjugés de celle-ci envers notre passé ; au milieu de toutes ces oscillations continue à se poser, mais de plus en plus épuré, le problème boulangiste : « Où la France trouvera-t-elle les énergies nécessaires pour qu’elle demeure une nation et un facteur important dans le monde ? »

En avril 1890, le Comité politique qui discute à la Pomme d’Or ses candidats municipaux semble ignorer ce danger national, ou du moins il se désintéresse de comprendre son étendue et sa gravité, dont les masses pourtant eurent l’instinct quand elles créèrent Boulanger. Ces praticiens donnent l’impression que le parti s’est rapidement vidé de tout principe, pour ne devenir rien que des soldats autour d’un chef.

Le caractère personnaliste du boulangisme ne fut jamais plus exalté, que dans ses contractions suprêmes. La vieille garde forma le carré et supporta héroïquement l’assaut des vaincus du 27 janvier, grossis cette fois par la défection des monarchistes. Après un corps à corps acharné, après que se furent multipliés jusqu’à l’épuisement les entraîneurs du parti, apparaissant le même soir dans une suite de réunions, au milieu des clameurs enthousiastes des cent quarante mille fidèles qu’on gardait tout de même, et après qu’on eut dépensé une somme mystérieuse de 170.000 francs, on aboutit au premier tour (27 avril 1890) à l’élection du seul Grébauval.

Dans cette catastrophe, comme on court au drapeau, les partisans décimés se resserrent autour de Boulanger ; ils n’attendent rien que de lui, ou bien, à la française, ils crieront : « Trahison ! » Le dimanche soir, au reçu des résultats, Déroulède, Naquet, Laisant, Laguerre s’enferment dans le bureau de ce dernier, et, s’avouant perdus, ils disent à l’unanimité :

— Son arrestation sensationnelle peut seule galvaniser les électeurs pour le second tour. Son procès, où nous serions impliqués, ressusciterait le parti. Qu’il rentre, voilà notre dernière carte.

Le lendemain lundi matin, ils montent à la gare Montparnasse dans le train de Granville. Le Hérissé les accompagne. Enivrés par la défaite, ces braves ne désertent une bataille que pour courir à une autre : ils vont vaincre la résistance du Général et l’entraîner, suprême effort, dans la suprême journée du ballottage !

Nul d’eux n’a dormi. Ils s’empoisonnent le sang à songer qu’ils ont misé sur un timide. Dans le wagon, ils rejettent les journaux dont la clameur de victoire les assassine, pour prendre et reprendre les raisons d’espérer auxquelles ils se rattachent. Tous cinq résument enfin leurs vues dans cette formule de Déroulède : « Paraître ou disparaître, mon Général ! »

Prévenu par dépêche de leur arrivée, Boulanger pressent leur proposition. Il s’applique moins à la peser qu’à dominer la colère dont elle l’emplit. En août-septembre 89, il refusait déjà de rentrer : « C’est le conseil de traîtres qui veulent me livrer à Constans. » Aujourd’hui, on doit encore plus douter si cette folie ramènerait la popularité, Et puis quoi ! la popularité ! de dures expériences enseignent à l’élu du 27 janvier qu’elle n’est pas le pouvoir et ne le procure pas. Si l’enthousiasme immense qu’il suscitait en 1888 et 1889 ne lui garda pas sa place dans l’armée et dans sa patrie, un retour de la sympathie publique le servirait bien peu au fond de sa prison. Ces apôtres lui parleront de son devoir ? il y a tout sacrifié : sa carrière, ses honneurs, son repos. Ils invoqueront leur dévouement ? toute leur éloquence ne le trompera pas sur l’aisance avec laquelle, vaincu, ils le jettent par-dessus bord.

Boulanger se méprend. Ses lieutenants demeurent pareils à eux-mêmes. Qu’il reconnaisse son Déroulède de juin 1888, qui, sûr d’être élu au second tour dans la Charente, s’inclinait sous la volonté du chef et renonçait à la lutte ; qu’il reconnaisse son Laguerre de mars 1889, qui acceptait contre ses scrupules propres d’attaquer en face Constans. « Nous sommes des soldats, disaient-ils alors, nous obéissons. » Aujourd’hui, ils se réunissent en conseil de guerre et demandent au chef de se mettre à leur tête pour un assaut désespéré. Jadis ils interprétèrent les désignations dont le suffrage universel favorisait ce général heureux comme le signe d’une mission providentielle ; maintenant ils réclament de lui des résolutions d’un caractère mystique. La part de hasard que comporte leur plan ne choque pas ces hommes nés avec le goût du risque ; dès l’instant où ils sortirent des rangs parlementaires au cri de « Vive Boulanger ! » ils ont admis que, s’ils se donnaient tout entiers au chef, lui, à son tour, pourrait être amené par les nécessités de son rôle à se sacrifier.

Voilà les sentiments de ces politiques qui, tant de fois, dans le succès, se crurent liés pour la vie, quand sur le quai de Jersey, le lundi 28 avril, très pâles, ils se donnent l’accolade.

Dans le break où Boulanger les fait monter, rien ne trahit d’abord leurs âpres pensées ; il parle avec satisfaction de sa villa qu’il habite justement de la veille. Il l’a louée pour l’année.

— Pour l’année ! s’écrie Déroulède.

— Alors, n’ai-je plus le droit de loger où je veux ?

Le bouillant patriote s’élance :

— Mon Général, nous venons vous arracher à un exil inutile et même compromettant.

On s’interpose ; pas en voiture !

La claire maison apparaît, charmante sous le printemps. Le Général, qui tient à prolonger les préliminaires, montre le jardin ; et toutes ces plaisances irritent, comme les signes d’un cœur distrait, ces conjurés impatients. Mme de Bonnemains, le visage amaigri, les lèvres blanches et des cercles bleuâtres autour des yeux, les accompagne un instant. Elle compte bien que les voyageurs dîneront à Sainte-Brelade ; ils acceptent. On s’attarde. On entre enfin au cabinet du Général.

Naquet, Laguerre, Laisant, Le Hérissé, chacun avec sa manière, plaident la thèse du retour, à laquelle Boulanger, pendant deux heures, oppose des refus obstinés et brefs, jusqu’à se retirer enfin derrière cette phrase d’un accent dur, où tressaille sa colère :

— Dieu lui-même, vous m’entendez, messieurs, viendrait me chercher que je ne rentrerais pas.

Alors, transfiguré par l’émotion, et de sa voix rapide, Déroulède, debout, et qui parfois se courbe sur le dossier d’un siège pour jeter de plus près sa flamme au Général, reprend et charge d’optimisme tous les arguments déjà accumulés, jusqu’à ce que, voyant une obstination que la sienne désespère de briser, il lance à toute volée dans cette maison de l’exil son cruel « paraître ou disparaître », puis redoublant, et peut-être heureux de blesser :

— Général, on vous sait le courage militaire, mais vous manquez du courage civil.

Quel tumulte alors et qui là-haut doit frapper au cœur Marguerite de Bonnemains !

Tous se dressent, et le Général :

— En quelque situation que je sois, jamais je ne permettrai qu’on me parle-dans ces termes. Veuillez sortir, monsieur Déroulède.

— Nous sommes tous solidaires, dit Laguerre.

Naquet désapprouve qu’on irrite de querelles privées un débat national. Il parle, il concilie, il obtient d’aller chercher Déroulède, qui fait les cent pas dans le jardin. On se serre la main. Mais comment les yeux pourraient-ils se détourner d’une déchirure trop certaine et que le moindre mouvement agrandira.

Les cinq, rentrés à leur hôtel, se concertent. Ils dîneront ce soir à la table du Général, puisque ce fut accepté avant cette désastreuse conversation, mais ils préparent une lettre. Laisant tient la plume :

« … Impuissants à faire triompher notre pensée auprès de vous, mon Général, nous avons un dernier devoir à remplir : remettre entre vos mains nos démissions du Comité républicain national, dans l’impossibilité où nous sommes de poursuivre désormais l’œuvre de patriotisme et de relèvement national que nous avions entreprise à vos côtés.

« Veuillez agréer, mon Général, avec l’expression de notre respectueuse tristesse, l’assurance de nos amitiés personnelles bien sincères et bien persistantes. »

Ce P. P. C. demeurera secret jusqu’à ce qu’ils décident d’un commun accord sa publication. La politique ne se fait pas avec des délicatesses, et cette dure journée suffirait à leur prouver que les meilleures ententes se rompent ; aussi signent-ils cinq enveloppes qu’ils échangent, et toute indiscrétion retomberait sur celui qui ne pourrait pas présenter son pli intact.

Après ces soins d’enterrement, quand ils s’assoient à côté de Mme de Bonnemains, élégante, nerveuse et malade, dans la salle à manger trop riche de cette maison meublée, ils doivent sourire, cacher leur hostilité et même toute préoccupation. La causerie se sauve du seul et vrai sujet jusqu’à Constantinople, d’où Laguerre revient avec des détails très curieux sur les chiens turcs ; mais dans leur poche, sur leur cœur, à chaque mouvement, ils sentent cette lettre de congé qui se froisse. Avant de se lever pour porter un toast, Naquet, d’un geste machinal, s’assure qu’elle ne glissera pas. Il s’est souvenu que c’est l’anniversaire du Général, et approche son verre du verre de leur hôte :

— Au chef ! malgré les tristesses de l’heure présente.

Lui, Boulanger, recourt à son système d’interposer des plaisanteries faciles entre sa pensée et ses interlocuteurs. Il prétend les amuser avec le nom de son propriétaire, un nom de circonstance, M. Leffondré. Déroulède, qui n’accepte pas l’effondrement du parti boulangiste, parvient, au cours de cette soirée difficile, à isoler Mme de Bonnemains :

— Êtes-vous seulement une amoureuse, madame, ou, pour celui que vous aimez, une ambitieuse ?

Les larmes aux yeux, la pauvre femme, qui crut entrer dans une brillante aventure de coquette et qui distingue les signes d’une tragédie mortelle, répond :

— Je vous jure, monsieur Déroulède, que jamais je n’intervins dans ses décisions.

Et quand le cruel patriote la presse :

— Me faire-votre avocat auprès du Général ? Je vous en prie, n’insistez pas ! Je dois rester neutre.

Partout donc un mur où se brisent ceux qui se croient les délégués de la France ! Cependant, ils doivent accepter, refuser des tasses de thé, trouver dès propos suffisamment alertes, voiler leurs regards.

Peut-être Boulanger, dans cette douloureuse soirée, ne s’élève-t-il pas assez haut pour prendre ses collaborateurs dans leur ensemble et pour être juste. Plus richement doué pour l’action que pour la pensée, il ne les avait sans doute jamais compris par l’analyse, et, maintenant, il ne les aimait plus. Des lors, comment les eût-il isolés des impressions qu’il ressentait !

En réalité, Déroulède, c’est un homme de rayonnement, qui communique ses états d’esprit à tous les êtres qui l’approchent et le leur rend sympathique. Ce don fait de lui un despote qui ne tient aucun compte des caractères individuels et veut tout fondre dans l’action à laquelle il se dévoue. Si Boulanger ne peut lui fournir qu’une victime, qu’un cadavre, il exige sans apitoiement cette suprême contribution. — Naquet mena une admirable campagne de raisonnements, pendant deux années, au service d’un messianisme qui n’avait que faire de raisonnements ; encore y mêlait-il la plus grave erreur de détail en usant du terme « antiparlementaire » qui fut compris comme la négation du système représentatif. — Laguerre a manqué sa destinée en choisissant la cause de Boulanger et, avec son grand talent, c’est l’adverse qu’il devait plaider. — Mais Boulanger, en face de ses anciens amis, s’appuie moralement à sa maîtresse ; lui et elle, possédés par les défiances de la solitude, obéissent au sentiment de leur conservation ; il se juge un chef innocent du désastre et marchandé par des déserteurs.

Quelle atmosphère d’angoisse dans cette maison battue des vents de la mer ! Dix heures, enfin ! On peut partir ! C’est l’instant émouvant de remettre la lettre. Naquet, dans l’antichambre, la sort de sa poche, la tend au Général. Celui-ci les quitte brusquement, il court à la lumière pour l’ouvrir et la lire. Nulle mise en scène concertée ; de part et d’autre, des gestes aussi nus que pour donner et recevoir un coup de couteau.

Dehors, à travers le jardin, les cinq marchent lentement ; ils pensent qu’on les rappellera, mais rien ne bouge dans la maison éclairée qu’ils surveillent. Ils doivent s’éloigner, silencieux et interrogeant leurs consciences.

À neuf heures du matin, par un temps clair sur la plage, quand les boulangistes reviennent à Sainte-Brelade prendre congé, c’est comme si l’on avait balayé, lavé toutes traces d’une catastrophe. Aucune allusion du Général à leur communiqué. Il a toujours son agréable aisance, sa belle barbe piquée de rares fils d’argent, son teint mat avec un peu de rougeur aux pommettes. Seulement son regard prend plus souvent qu’à l’ordinaire cette fixité et cet accent dur qui, parfois, interrompent son expression de rêverie fatatiste. Nulle parole, nul geste où l’on puisse distinguer ses impressions, tandis qu’ils se dégagent du déjeuner que, la veille, ils avaient accepté. En chef qui continue d’assumer la bataille, il remet à Laisant un ordre qui assure quarante mille francs aux candidats du second tour. Quel jeune soleil délicieux tandis qu’il les reconduit sur le sable qui crie du jardin ! Soudain, il dit que tout à l’heure il Leur fera porter sa réponse. Et puis, à la grille, un dernier mot :

— Bon voyage, messieurs.

Sous cette belle tenue, que souffre-t-il au cœur quand ils disparaissent, ceux qui l’entraînèrent dans la politique, et quand il remonte seul vers sa maîtresse malade !

Les cinq ne se sentent pas capables de rester une minute de plus dans cette île où il peuvent, en se promenant, rencontrer celui qui devient tout court le locataire de M. Leffondré ! Il n’y a pas de service, ce jour-là, pour la France. Eh bien ! un petit bateau qu’ils frètent immédiatement les conduira à Guernesey, d’où ils gagneront Paris par Londres.

Du rivage qu’ils quittaient, un messager essoufflé leur tendit une missive du Général :

« … Vous êtes arrivés ici affolés par la défaite de dimanche, n’attendant même pas le scrutin de ballottage, abandonnant nos amis encore sur la brèche et n’ayant pas l’air de vous douter que vous faisiez ainsi le jeu de vos adversaires. Je vous connais trop pour penser un instant que vous me quittez parce que je suis momentanément vaincu ; vous n’empêcherez pas nos ennemis, et peut-être certains de nos amis de le croire. Je le regrette pour vous plus que pour moi. Je refuse vos démissions. Si vous croyez devoir les maintenir malgré ces observations, je les accepterai plus tard. Peut-être, d’ici là, aurez-vous réfléchi que le boulangisme n’est pas aussi mort que vous le dites. Il est malade, certainement ; mais si vous n’écoutez pas mon avis, c’est vous qui lui aurez porté le dernier coup.

« Agréez, je vous prie, mes chers amis, l’assurance de mes sentiments personnels les plus dévoués. »

À Guernesey, la maison de Victor Hugo ne suffit pas à les avertir sur les avantages de l’entêtement politique. Ils ne comprirent pas qu’il s’agissait pour eux de durer jusqu’à ce que la France produisît en pleine terre les sentiments qu’ils avaient cultivés un peu prématurément. Ils méconnurent cette grande vérité, si consolante pour des précurseurs, que « la patience est ce qui, chez l’homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations ». Ces magnifiques impatients s’étaient constitués pour enlever le pouvoir et non pour semer des principes.

Au second tour de scrutin, un seul boulangiste sortit, Girou, qui fit la paire avec Grébauval.

Alors, au Comité, rue de l’Arbre-Sec, devant tout l’état-major du parti, les pèlerins de Jersey racontèrent leur mission :

— « Paraître ou disparaître », avons-nous dit au chef. Son refus nous accule à la nécessité de nous dissoudre.

Un horrible silence suivit, où les simples officiers mesurèrent cette défection des maréchaux. Ils n’appréciaient leur défaite comme une réalité que maintenant où ces mêmes voix la proclamaient, qui toujours leur avaient garanti la victoire.

Ainsi, la fougue généreuse de Déroulède, la cruauté correcte de La guerre, la logique irréfutable de Naquet, comme elles annoncèrent, deux années durant, Boulanger, servent aujourd’hui à le dénoncer ! Il a perdu, trahi le boulangisme ? c’est possible, mais nulle éloquence ne convaincra trente auditeurs d’accepter la mort.

Assassiner Boulanger, c’est en même temps assassiner ces députés obscurs, ces candidats ardents, cette boulange enfin qu’aucune lutte n’intimide et qui ne se connaît pas d’autre titre qu’un titre sur le chef du Parti national. Que vient-on leur parler d’un « boulangisme sans Boulanger » ! Ils savent trop quelle campagne ils ont faite, vide de tous principes et simplement sur la popularité d’un homme. Georges Laguerre, admiré par tous les praticiens pour son audace et son activité et qui sembla grandir au milieu du désastre collectif, déclare qu’il va démissionner, en appeler à ses électeurs. Sans doute, il veut obtenir de Grenelle la liberté d’orienter dans un nouveau sens son ambition politique. Mais eux, les petits, ne se sentent pas le moyen de s’offrir ce bain régénérateur. Ils proclament leur fidélité au chef. Gauthier de Clagny, dans une improvisation mémorable, adjure les séparatistes, tandis que, plus bas, d’autres voix dénoncent leur trahison. Deux jours, cette majorité des faibles, presque tout le Comité, se débat sous ces mains d’aînés qui veulent l’étrangler, et avec une telle vigueur que Déroulède soudain change de camp :

— Je revenais de Jersey pour déclarer le boulangisme fini, mais, en voyant vos sentiments, j’abandonne mon opinion. Nous ne pouvons pas tuer Boulanger, il faut le suivre.

Dans ce désarroi, tandis que Naquet, Laguerre, Laisant, fidèles à leur résolution de Jersey, coupent tous liens politiques avec Sainte-Brelade, tandis que Déroulède ramasse autour de lui le Comité national, brutalement l’exilé, selon sa tactique constante d’offensive, les devance et, le 14 mai, signifie sa volonté :

« … Je crois qu’il serait au moins inutile de troubler le pays par des agitations stériles. Le triomphe, il faut savoir l’attendre du temps et de la propagande des idées : mais je désire qu’il n’y ait plus désormais d’intermédiaire entre les citoyens et moi ; car personne ne peut mieux qu’eux-mêmes manifester leurs sentiments. La tâche du Comité me semble donc terminée et je vous prie de faire connaître à vos collègues que ceux d’entre eux qui le désirent peuvent désormais consacrer un concours, qui jusqu’ici m’avait été précieux, aux opinions qui leur sont particulièrement chères. Pour moi, j’ai à me recueillir, à méditer sur les leçons que contiennent les faits accomplis et à étudier d’une façon sérieuse les questions qui intéressent le peuple laborieux, pour mieux mériter les sympathies qu’il me témoigne encore… »