Félix Juven, Éditeur (p. 409-428).

CHAPITRE XIII

BOULANGER S’ESSUIE LE VISAGE DEVANT STUREL

À Londres, Naquet, lucide dès huit heures du matin et qui, d’une apparence débile, peut cependant recommencer cent fois par jour un même raisonnement, démontre, d’une façon irréfutable, qu’il n’y a rien à conclure d’un vote par canton. Les arrondissements qui se réservent de manifester leurs sentiments boulangistes aux élections législatives viennent précisément de se sentir tout à fait libres pour ne se préoccuper que de leurs intérêts locaux.

Quelque chose pourtant rend soucieux le sénateur. Il mène son jeune ami chez Dillon.

— Mon cher comte, voulez-vous que nous causions de l’Est avec notre ami Sturel, qui nous arrive droit de Lorraine ?

M. Dillon, d’un ton paternel et d’une voix un peu rouillée, accabla Sturel de compliments faciles ; il cherchait à différer l’entretien :

— Sur toute la France, les neuf dixièmes des arrondissements sont déjà garnis ; je vous soumettrai bientôt mon travail d’ensemble.

Laguerre, survenant, appuya Naquet et le jeune homme. Aussi bien ces atermoiements irritaient, surtout après l’échec de dimanche. À chaque fois que le Comité l’interrogeait sur les listes électorales, Dillon répondait : « Elles sont dans les papiers que j’ai apportés de Bruxelles ; je vais les déballer cette semaine. » On savait que, par deux fois et à quinze jours d’intervalle, M. Auffray, venu de Paris pour conférer de la part des droites, s’était heurté aux mêmes défaites de Dillon. Sur l’insistance de Naquet, de Laguerre et de Sturel, l’Éminence grise exhiba un petit cahier rouge qui portait en marge les noms des circonscriptions et, dans trois colonnes, les candidats « nationalistes », « opportunistes » et « conservateurs ». Comme nationaliste, Dillon cita pour la Meuse Suret-Lefort. .

— Je crois l’indication inexacte, dit Sturel. Suret-Lefort nous veut du bien, mais il manœuvre pour obtenir les voix opportunistes. Si vous prétendez lui donner votre estampille publique, il vous désavouera.

Dans la Haute-Marne, Dillon nomma le comte de Nelles. Sturel n’osa pas protester, mais il pensa qu’à patronner un orléaniste avéré, le Général détruisait son autorité républicaine dans toute la région et se préparait, en cas de succès, une Chambre plus royaliste que boulangiste. Sa propre position, fort ambiguë pour apprécier Nelles, aurait pu le rendre indulgent aux compromis où ses amis de leur côté se diminuaient. Mais il pensait, avec saint Thomas d’Aquin, que le sage est celui qui fait l’ordre dans les choses : « Sapientis est ordinare »; il voyait beaucoup d’orateurs, d’esprits brillants, d’hommes énergiques dans le boulangisme, et il jugeait que M. Naquet manquait à son devoir en se soustrayant au rôle de sage. Le Général s’appliquait, comme il fit au ministère, puis rue Dumont-d’Urville, à gagner les sympathies du milieu où les circonstances le plaçaient ; on devait l’approuver de maintenir sa force figurative ; sa présentation au prince de Galles et l’accueil empressé de l’opinion anglaise répondaient avec avantage aux violences de la Haute Cour, et les réduisaient à leur basse qualité de manœuvres électorales, mais le jeune homme, avec son esprit réalisateur de lorrain, plaçait avant tout de fournir des candidats aux électeurs, puisque au dernier mot l’idée boulangiste devait s’exprimer en bulletins de vote.

Au sortir de cette visite, Laguerre et Naquet emmenèrent leur visiteur déjeuner au restaurant. Ils convinrent qu’il raisonnait à merveille et avouèrent un peu de désordre. Ils se chargeaient de le réparer. Ils comptaient sur la veine du Général. Dans leurs tournées de propagande, l’enthousiasme des partisans avait toujours soulevé un nuage qui leur masquait l’horizon. Et ce grand nombre de solliciteurs qui débarquaient par chaque bateau de tous les départements ne leur laissaient pas une heure où ils pussent juger par eux-mêmes.

— Considérez, disait le subtil Naquet, que, si nos amis Nelles et Suret-Lefort ne peuvent être affichés comme nos candidats propres, on doit en conclure que le Général trouvera dans la prochaine Chambre beaucoup d’adhérents en plus de ses candidats officiels.

Le sénateur partit avant la fin du déjeuner pour Portland Place où il allait annoncer Sturel au Gênéral. Le jeune homme resté seul avec Laguerre lui dit à l’improviste :

— Et si ça ne réussissait pas ?

Laguerre ferma les yeux, se passa la main sur le bas de la figure et dit :

— C’est impossible !

Il y eut un silence. Sturel se troubla de l’effet produit. Ce lui fut une révélation sur les angoisses des ambitieux. Il comprit que, sans oser se l’avouer, Laguerre doutait et entrevoyait l’effondrement. Mais, se ressaisissant, le député de Vaucluse affirma que le Général rentrerait avant les élections et par là déterminerait un mouvement irrésistible.

Sturel, introduit à Portland Place, trouva le chef toujours pareil à lui-même et aux photographies dont la France était tapissée. Boulanger, debout, la tête un peu inclinée à gauche, familier, frivole et le regard froid, l’interrogea sur leurs amis de Paris et sur Mme de Nelles. Mais le jeune visiteur ne se prêta pas à cet évident désir d’un homme excédé, qui cherchait son repos dans des curiosités superficielles.

— Mon Général, j’ai vu les listes de M. Dillon pour les départements de l’Est, dont vous m’avez invité à m’occuper. Sauf pour Nancy, où le parti s’organise sur place, les choix semblent mauvais.

Tout de suite, l’accent de Boulanger s’énerva :

— Nous enregistrons les désignations locales. D’ailleurs le Comité national, Naquet et les autres, qui sont des hommes politiques, discuteront les projets de Dillon.

— Mais si l’on n’a pas fait surgir les bons candidats ? Je vous assure, mon Général, que des électeurs qui vous aiment et se déclarent boulangistes refuseront pourtant de ratifier les choix que vos cahiers proposent.

La figure de Boulanger se contractait ; il se leva.

— Ne vous inquiétez pas ; sur leurs noms, c’est pour moi qu’on votera. Nous aurons le dernier mot.

— Pardon, insista Sturel, on ne les croira pas vos amis, et, s’ils se prouvent tels, on cessera de vous aimer. Ils échoueront où l’on vous eût nommé et vous subirez leur échec.

— La première condition de succès, c’est la discipline et la confiance. Il ne faut pas jouer ici les prophètes de malheur.

Sturel n’avait qu’à se retirer.

L’imagination s’enivre à surprendre chez Boulanger, dès août 1889, les prodromes de cet épuisement nerveux où un homme, hier encore intact, sent si vivement toute contrariété qu’à la fin il lui plaît de se détruire.

Le jeune homme attendit pourtant à Londres les résultats du ballottage pour les conseils généraux. Le samedi 3 août, Renaudin lui transmit le désir du Général qu’il revînt à Portland Place. Mal informé de l’incident, le journaliste supposait que Sturel avait plaidé la thèse du retour en France. Ils causèrent de ce projet, que tous les lieutenants travaillaient à faire accepter du chef, en même temps qu’ils le louaient publiquement de son départ.

— Faut-il croire ce qu’on prétend ? demanda Sturel ; certains politiques de la droite voudraient le ramener et le voir en prison ; à la faveur de l’émotion populaire, ils feraient passer leurs candidats en septembre, puis ils se retourneraient contre notre ami qui les inquiète.

— C’est un risque, je ne m’y arrête pas.

Et, Sturel se scandalisant, il poursuivit :

— J’ai tout osé et je suis prêt à redoubler pour le Général. Impossible de reculer avec les haines que mon dévouement m’a values. Mais, lui aussi, il faut qu’il marche. En guerre, on tire sur les fuyards. Son refus de rentrer serait une trahison !

— Alors tu t’accommoderais avec la droite qui l’aurait étranglé ?

— Sauve qui peut ! répondit Renaudin. Je sens tout craquer et c’est bien heureux qu’il ne le croie pas ; il nous plaquerait.

Ces laides férocités ranimèrent l’affection de Sturel pour son Général. Dans le cab rapide qui les emportait à travers Londres, il écoutait mal les plaintes de Renaudin. Le journaliste n’obtenait pas de Dillon l’argent nécessaire à sa campagne électorale ; ayant jeté son dévolu sur une circonscription sûre de la banlieue et, pour couper toutes chances à ses concurrents boulangistes, il voulait immédiatement commencer sa campagne.

— Tu devrais me rendre le service d’en parler à Boulanger, conclut-il. Il me faudrait 20.000 francs.

Il parlait, certes, avec grossièreté, mais tout de même son égoïsme s’accordait avec l’intérêt du parti ; pour conquérir le pouvoir, il faut de ces jeunes féroces, et Sturel qui craignait le manque de candidats lui souhaitait le succès.

Boulanger rentrait d’un dîner en ville, avec le vice-président du Comité national. Il vint à Sturel et lui posa une main sur l’épaule :

— J’ai causé avec Naquet, il vous a une circonscription où vous réussirez certainement.

— Mais je ne veux pas de candidature, mon Général.

— Il le faut.

— Certes, mon Général, je vous suis complètement dévoué, mais les habiletés électorales ne sont pas mon affaire. J’ai horreur des chicanes, des polémiques, de tous les petits combats irritants. Surtout je me sens mal à l’aise de discuter en cachant mes idées. Dans une élection, il s’agit de plaire à la majorité, et non pas de publier la vérité nationale. Ah ! cette vérité nationale, si vous vouliez jamais, par une action un peu brusque, vous mettre en position de la servir, c’est moi qui solliciterais d’assumer à vos côtés une part des responsabilités morales et des risques immédiats ! Je comprends pourtant la discipline que vous nous donnez ; il faut marquer les divers moments dans un raisonnement : nous demandons aujourd’hui qu’on rende la parole au peuple ; ensuite, nous formulerons cette parole et ce que la nation doit désirer. Eh bien ! réservez-moi pour ce second boulangisme, le vrai !

Boulanger écoutait avec une parfaite attention : c’est la plus délicate des flatteries et qui permet ensuite de contredire sans offenser. Il répliqua :

— Il faut accepter. Quand nous aurons la majorité à la Chambre, rien ne sera terminé ; le Sénat nous refusera la révision ; j’aurai besoin de bons Français à mes côtés.

Naquet intervint. Il voulait que leur ami Sturel fût initié à la situation. On n’avait rien à reprocher aux conservateurs, mais plutôt, d’une façon qu’il allait dire, aux partisans du Général. M. Auffray avait apporté la liste des circonscriptions que le Comité des droites se réservait ; en échange, il demandait la liste boulangiste pour les circonscriptions où les conservateurs considéraient qu’ils n’avaient pas de chances. Eh bien ! cette liste de républicains dévoués au Général, jusqu’alors on n’avait pas su la dresser. Le temps, pressait ; les candidats manquaient : Sturel pouvait-il se dérober ?

Durant ce discours, Boulanger paraissait absent ; son regard avait pris une certaine fixité et cette dureté qui, de temps à autre, remplaçait pour une seconde l’expression bonne et un peu rêveuse de ses yeux bleu clair. Cette profondeur de l’abîme épouvanta Sturel. Un pareil désarroi et cette pénurie d’hommes, qui vont empêcher sinon le succès électoral, du moins l’utilisation boulangiste du succès, le devraient fortifier dans son refus. Il a vérifié la qualité exacte de son esprit dans ses méditations sur la Moselle ; pourquoi s’engagerait-il dans une voie où il est inférieur à un Suret-Lefort ? On n’est jamais forcé de sauter par la fenêtre et ce n’est pas d’un goujat de mesurer son élan d’après son devoir strict. Mais quoi ! Sturel a l’imagination vive. Puisque dans la circonstance c’est plus esthétique d’accepter que de décliner la candidature, il obéit et s’incline.

— Merci, dit le Général, avec le ton leste d’un homme qui a terminé une petite affaire dont la solution, d’ailleurs, ne lui parut jamais douteuse.

Peut-être croyait-il vérifier pour la centième fois qu’un homme ne refuse jamais son intérêt.

Maintenant, Naquet, sans renier les détails par lesquels il a éveillé dans ce jeune homme l’esprit de discipline, les interprète de façon à le convaincre du succès.

— Dans les circonscriptions où nous possédons peu de chances, les conservateurs présentent des candidats et nous les appuyons. En revanche, ils votent pour les nôtres partout où ils se sentent en minorité. C’est raisonnable, car la première partie de notre plan de campagne concorde avec le leur : il s’agit de battre la coalition opportuniste. Nous groupons donc toutes les ressources ; ce qui, soit dit entre parenthèses, nous permettra de subvenir largement aux dépenses des nôtres.

Il démontra la moralité et la sûreté de la combinaison. Dans cette volte-face, ce pessimiste, tourné soudain au plus réconfortant optimisme, parut irréfutable : on parlait en l’air, sans dossier, il suffisait de bien raisonner, et voilà précisément où il excellait.

Vers minuit, quand Sturel voulut suivre le philosophe du Comité qui se retirait, Boulanger le retint :

— J’ai disposé de vous pour travailler avec moi cette nuit. Donnez un mot au domestique ; il prendra votre bagage à votre hôtel ; vous serez mon hôte. Je ne dérange pas vos projets ?

Il fit une plaisanterie de soldat, que, sur le départ de Naquet, il arrêta court, — comme en sortant de scène on interrompt son rôle, — pour se laisser envahir par des soucis qui le vieillirent de dix ans.

D’un meuble à clef, il tira une liasse d’épreuves d’imprimerie :

— Voici le volume des témoignages recueillis par M. Quesnay. On va le distribuer aux membres de la Haute-Cour. Ce brave Mermeix nous a rendu le signalé service d’en détourner un exemplaire à l’imprimerie. Il s’agit de mettre aux mains du public ma réponse, et, en dénonçant ces ineptes calomnies, de couper l’effet du réquisitoire qui sera prononcé dans quatre jours. J’attends de votre dévouement que vous me serviez de secrétaire.

Toute la nuit, Boulanger dicta, sans une note, inspiré par une sorte de fureur, comme un homme dans un guet-apens combat pour sa vie jusqu’au jour. Il se promenait dans ce long cabinet encombré à l’anglaise de bibelots vulgaires qui dénonçaient la maison meublée. Mais, pour ce soldat et pour son fidèle, cette nuit il n’y a plus d’exil : ils sont au centre de la nation et lui distribuent comme des armes les arguments dont elle frappera demain ces parlementaires, les vrais exilés, eux, puisqu’elle les bannit de son âme.

Au dehors, Londres peut mener son triste grondement, Sturel, Boulanger, n’entendent que la voix des Buret et des Alibert, contre lesquels il faut que se défende un général tombé sur quatre champs de bataille et cité deux fois à l’ordre de l’armée. Le gouvernement obtient le concours absolu de Buret, repris de justice trois fois condamné, en le menaçant d’exhiber son casier judiciaire, et il lui servira jusqu’à sa mort, pour récompenser sa déposition, deux mille cinq cents francs de rente. Alibert, misérable escroc, mourra le nez dans le ruisseau, d’une crise de delirium tremens. « Français ! — répond le Général, haussant la voix par-dessus les injures de ces misérables, — vous pouvez en toute tranquillité me garder votre confiance : je n’ai pas conspiré ; j’ai voulu, au grand jour et pour le bien national, prendre part au gouvernement de mon pays. Je n’ai pas volé… »

Sturel pose sa plume :

— Volé ! volé ! quoi, mon Général, même de cela faut-il donc vous défendre ?

Eh ! si quelqu’un vous crache au visage, certainement il faut de votre main vous essuyer la joue. L’injure des Thévenet, des Constats, des Reinach, oncle et neveu, ne vaut pas contre une vie qu’eux et leurs amis trouvaient admirable quand ils pensaient l’utiliser pour leur politique propre : cela suffit aux gens réfléchis et à l’histoire. Mais pour la foule ?… Pour la foule, qui que vous soyez, et contre tout accusateur, il faut vous disculper, et plus fort que l’autre n’accuse, et d’une façon qui émeuve. « Laissons, dit-elle, ce que vous fîtes en Italie, en Cochinchine, à Champigny, en Tunisie ; laissons ce qu’ils firent eux-mêmes : moi, public, j’ai tous les droits et je veux vous arbitrer. Ma juste méfiance m’incite à plus exiger d’un chef que d’un égal. Et puis il y a mon envie démocratique qui se satisfait de vous voir, vous, si puissant, obligé de vous découvrir et de vous dessécher la bouche en explications. Enfin, comptez avec ma curiosité. Je me dresse pour voir la riposte, la forte riposte de celui que j’aime. »

Boulanger accepte sans une plainte cette nécessité, toujours la même à travers les siècles pour les chefs populaires. Seulement, d’heure en heure, il monte au deuxième étage, jusqu’à la chambre où souffre Mme de Bonnemains. Il y a quelque chose de tragique dans le spectacle de cet homme, pâle, cette nuit, et qu’ils tueront, réfutant minutieusement les plus infâmes combinaisons de leurs calomnies. Quand il a fini de dicter, sa pâleur n’est pas faite seulement du reflet des bougies contrariées par la triste lumière naissante, mais encore de cette coupe amère qu’il vient de boire. Du moins, par cette nuit prise sur son sommeil, au milieu d’une si furieuse dépense de vie, il a dégagé sa mémoire, essuyé son visage devant la nation.

— Maintenant, dit-il à Sturel, j’attends encore de vous un effort : que vous rédigiez ma dictée. Le temps me manque. Il faut le plus profond secret. Cette maison est la vôtre, faites-vous servir ; vous déjeunerez avec nous, ou, si vous préférez, dans votre, chambre. Disposez votre travail et votre repos à votre guise, mais il faut que ce soir, par le dernier courrier, vous emportiez votre rédaction à Paris.

Il installa Sturel et vérifia lui-même l’encre, les plumes, le papier. Le jeune homme immédiatement se mit au travail. Un bruit de voix, une longue toux lui apprirent qu’une simple cloison le séparait de cette mystérieuse Mme de Bonnemains, soigneusement cachée alors par le Général à ses amis. Tous ces premiers instants de l’aube, elle ne cessa de se plaindre doucement, tandis que le Général la servait, l’encourageait. Vers six heures, elle parut s’endormir et demeurer seule. À neuf heures, Sturel entendit le Général qui revenait s’informer de son amie :

— Il faut que je sorte, disait-il ; les journaux de Constans inventeraient que les révélations de la Haute Cour me forcent à me cacher.

De sa fenêtre, Sturel le vit passer à cheval avec Dillon et le capitaine Guiraud ; tous trois se rendaient chaque matin à Hyde Park, de préférence à l’allée de Rotten Row. Fatigué par l’insomnie et pressé de sa tâche, le jeune homme jouit pourtant de se trouver dans une maison française et de travailler au triomphe de l’esprit national tel qu’il le conçoit. Parfois, avec le sentiment plutôt hostile d’un étranger, il se distrait à regarder ce beau quartier de Portland Place. Sur le trottoir, des groupes stationnent. Des curieux, des amis qui attendent une audience, des policiers de Paris. Le Général rentra vers onze heures.

Sturel, usant de la liberté qu’il lui avait donnée, s’excusa de ne point descendre à table ; il craignait que Mme de Bonnemains ne fût contrariée de paraître devant son voisin de cette nuit.

Il continua tout l’après-midi de travailler, fatigué, fiévreux, accumulant des feuillets que, par-dessus son épaule, toute la France eût voulu lire. De la maison montait un bruit de visiteurs aussi nombreux qu’à l’Hôtel du Louvre ou rue Dumont-d’Urville. Vers deux heures, éclata la haute voix, reconnaissable entre toutes, de Rochefort. Cette maison, si vivante, pleine des agents de l’enthousiasme, journalistes, orateurs, candidats, relevait Sturel des pénibles pressentiments où, cette nuit, les plaintes de Mme de Bonnemains l’avaient laissé glisser. Ce désordre même du boulangisme ajoute à son prestige sur le romanesque Sturel. Qu’un vaste chêne, dont le branchage crie, soit sur le point d’être déraciné, jamais il n’a manifesté sa force plus puissamment qu’en cet instant où elle faiblit.

Au soir, le Général vint prendre connaissance de ce travail hâtif qu’il approuva.

— Et maintenant, par le premier bateau, portez vous-même ce manifeste à la Presse, à l’Intransigeant, à la Cocarde, au Gaulois ; nous corrigerez Les épreuves… Pour votre circonscription, Naquet vous fera parvenir tous les renseignements.

Et traitant Sturel en ami :

— Vous avez entendu, n’est-ce pas, cette toux, ce matin ? Mme de Bonnemains souffre d’une pleurésie, mais qui se guérit tous les jours. Aujourd’hui, elle va très bien.

Sturel, ému d’avoir été utile au chef, chercha à lui rendre un autre service. Il exposa qu’on devrait bien verser les subsides de Renaudin :

— Je suppose, mon Général, que vous êtes harcelé par des centaines d’exploiteurs, mais autour de vous on devrait promettre moins, et donner plus exactement.

Seule la suite des expériences nous guérit des excès de zèle. Sturel vit, au nom de Renaudin et sur ces questions d’argent, la figure de Boulanger se durcir :

— Tout ce qu’on a promis, on le donnera. Mais traitez ces affaires avec Dillon. Mettez-vous aussi d’accord avec lui pour les candidatures en Lorraine. Et Sturel, inquiet du rôle où l’engageait Renaudin, répondit contre sa pensée et pour ne pas contrarier davantage le chef :

— En Lorraine, ce sera facile, mon Général.

Deux jours après, Sturel reçut à Paris une lettre amicale du comte Dillon l’informant que le Comité national le désignait pour porter le drapeau révisionniste à Paris, dans le vingt et unième arrondissement.

Il voulut d’abord refuser. Sturel, de Neufchâteau (Vosges), n’a que faire d’un mandat parisien ; il se doit aux traditions et à la raison lorraines, retrouvées dans son voyage sur la Moselle. « Cependant, se disait-il, à supposer que je représente un arrondissement de ma région, je ne trouverai pas dans la législation existante des moyens pour restituer une voix efficace à la terre et aux morts ? C’est Paris qui décidera l’issue de cette bataille engagée pour donner à la France une orientation nouvelle. Libérer des parlementaires la capitale, ce serait ressusciter les provinces. »

Il soumit la difficulté à Saint-Phlin, qui violemment le détourna de toute candidature, sinon en Meurthe-et-Moselle, dans la Meuse ou dans les Vosges. Et peu importait que le terrain parût plus ou moins favorable ! Sturel devait aborder la tâche en l’acceptant avec toutes ses inconnues. Saint-Phlin lui donnait en exemple Suret-Lefort, qu’il se flattait de dresser au nationalisme lorrain et à qui il procurerait l’appui des conservateurs.

Comme Sturel balançait encore, il apprit qu’on inscrivait Mouchefrin sur les listes boulangistes et que ce malheureux déjà faisait tapage des cinq mille francs qu’il « palperait ». Il eut tôt fait par une lettre à Londres de clore ce scandale. Manquait-on à ce point d’honnêtes gens ? Rœmerspacher, qu’il alla presser d’accepter une candidature, le reçut comme s’il apportait des propositions dégradantes ; et quelques jours après, à Mme de Nelles disant combien cet accueil avait peiné leur ami, il répondait :

— Je comprends un gros propriétaire, comme M. de Nelles, un avocat intrigant, comme Suret-Lefort, qui se donnent à la politique active. Pour François, nerveux, délicat, Imaginatif, c’est une aventure. Il se livre à tous les hasards, à tous les ennuis. Eh bien ! moi, je défends contre la vie ma sérénité intérieure, mon travail. Je serais un fou de fréquenter dorénavant un camarade dont toutes les préoccupations me détourneraient.

Sturel commençait à sentir les gouttes amères que la politique laisse tomber sans interruption sur le cœur de ses courtisans. Mais cette amertume même devient vite nécessaire à ceux qui connurent son poison. Il commença de soigner les électeurs du vingt et unième arrondissement.

Les voix innombrables du parlementarisme, qui traitaient Boulanger de concussionnaire, ne parvenaient à convaincre personne, mais elles modifiaient les rapport de ce Messie et de son peuple. Quand le Procureur général Quesnay de Beaurepaire termina son réquisitoire devant la Haute Cour, le sénateur Buffet dit au sénatenr Tolain : « Je vous mets au défi de condamner. » — « Vous avez tort, répondit l’autre, le réquisitoire est lamentable, mais il y a la fuite des accusés ! » Ces terroristes pensaient : « Nous pouvons le frapper parce que son départ l’a transformé ; la nation ne reconnaîtra plus son grand protecteur, réduit maintenant à lui demander sa protection. »

Ce Boulanger ! il amusa la malice française du traitement qu’il réservait aux parlementaires, et ce sont eux qui le bafouent. Il disait qu’il sauverait la France ; et voilà qu’il se sauve ! Un bon soldat, un juste, mais c’est sa force qu’on aimait : faudra-t-il affronter à cause de lui les persécutions auxquelles il jurait de nous soustraire ? Les officiers de réserve, gens influents dispersés sur tout le territoire et mêlés à tous les métiers, à tous les intérêts, de façon à constituer une sorte d’aristocratie, avaient montré au jeune ministre de la Guerre un dévouement passionné, parce qu’ils avaient en commun des idées vagues sur la dignité éminente de l’armée dans la République, mais, à mesure que le boulangisme devenait une expression politique et désignait des mécontents, des rebelles, ces hommes, qui, dans la force de l’âge et dans l’indépendance civile, se rappelaient avec un bien-être moral la discipline militaire, se trouvèrent désorientés et, sans juger le fond des choses, reportant leur sentiment national sur les généraux de Miribel, Jamont, de Boisdeffre, de Boisdenemets, ils conclurent avec un accent de regret : « La politique, ce n’était pas l’affaire de Boulanger. »

Ainsi les arguments élaborés par les Bouteillers n’aboutirent pas à transformer l’opinion du pays au point qu’on tînt Boulanger pour criminel d’avoir voulu modifier l’ordre des choses, mais il cessa d’être dans les imaginations une force irrésistible ; on avait borné devant tous les yeux sa puissance qui faisait le principe et la mesure de sa popularité. « Il n’est donc pas la République et la Patrie, puisque des républicains privent de ses services la défense nationale ! » Au lieu de se confondre avec les intérêts de l’État, il s’explique sur des faits personnels. On ne sent plus derrière lui la nation, mais des candidats.

Il n’entre pas dans nos projets de suivre Sturel, Renaudin et Suret-Lefort chez leurs électeurs. La poursuite d’un mandat législatif en province est admirable à peindre pourvu qu’on n’abrège pas les détails. Le résultat est conditionné par le développement historique de la région, par les sentiments et les habitudes héréditaires de la population. Ces forces du passé constituent une fatalité contre laquelle échouent la plus belle activité et la meilleure organisation. À Paris, l’intérêt est plus superficiel. Aucune tradition ne parle dans ce pêle-mêle de populations versées de toutes les provinces. Le candidat réussit selon le comité qui le patronne et qui lui-même affiche la doctrine de l’année. Les démarches pour se faire agréer, voilà le nœud de son intrigue, après quoi il n’a plus qu’à présenter avec énergie des arguments simples, et, plutôt que des arguments, des affirmations répétées.

Un jour, Sturel se rendit à la Permanence boulangiste, un petit hôtel de la rue Galilée, où étaient groupés les services administratifs du parti ? Dans le décor de boiseries, de papiers et de plafonds que reproduisent invariablement les salles à manger, les salons et les chambres à coucher d’un loyer de sept mille francs, avec pour meubles uniques des chaises et des tables en sapin, et par terre d’énormes ballots éventrés d’où coulaient des brochures de propagande, des portraits et des cartes du Général, au milieu d’une épaisse tabagie et d’un envahissement qui complétait cette atmosphère de pillage, Renaudïn, de sa haute voix et frappant du poing, du pied, réclamait l’argent promis :

— Quand je pense qu’un Bouteiller trouve dans son parti des cinquante mille francs pour chacune de ses élections, et l’on m’en dispute six mille ! Qu’est-ce que j’ai touché de sérieux sur les trois millions de la duchesse ? Hirsch vient de remettre cinq millions au comité des droites, et vous voulez que je vous croie sans le sou ? Si la boulange est battue, j’aurai été une fameuse dupe !

Dillon n’étant pas parvenu à installer où il convenait des candidats boulangistes, le baron de Mackau les suppléait par des conservateurs et refusait, en conséquence, de verser à Londres treize cent mille francs qui, selon lui, n’avaient plus d’objet. La violence de Renaudin emplissait cet hôtel désordonné, et, par toutes les portes ouvertes, ses éclats, ses révélations, des chiffres si énormes, parvenant jusqu’aux solliciteurs, candidats, agents électoraux, fonctionnaires révoqués qui grouillaient dans les escaliers, avivaient leurs appétits. Fort légèrement, le Comité national avait promis aux malheureux que le ministre jetait sur le pavé de continuer leurs appointements, et, faute plus grave, on ne pouvait pas remplir cet engagement. Par crainte de ces affamés prêts pour une jacquerie, Constans ne sortait jamais qu’en voiture fermée. Mais les propos de Renaudin détournaient leurs fureurs, les soulevaient contre le Comité national et contre les employés de la Permanence, qui, chargés de faire face sans munitions à de tels agresseurs et mis à bout d’énervement, dénonçaient, à leur tour, les grands chefs, les Dillon, les Naquet, comme traîtres au Général. Sur le nom de ce dernier, le courant se brisait, faisait encore plus de mousse. Ces fiévreux, dont le sort se jouera au scrutin du 22 septembre, élèvent vers Boulanger des sentiments pareils à ceux du Napolitain fanatique de la loterie qui supplie et menace la Madone. Ils le chargent des injures les plus odieuses à l’idée qu’il refuserait jusqu’au bout de rentrer. C’est quelque chose à la fois de vil et de fort. Ces pauvres gens se font du boulangisme une idée bien inférieure au sentiment désintéressé d’où il naquit, mais, pour qu’il triomphe, chacun d’eux risquerait son tout, et, d’ailleurs, n’imagine rien que des moyens de théâtre. Ils se butent sur cette idée : « Le retour de Boulanger surexciterait les esprits, prêterait à d’immenses manifestations et permettrait de franchir, dans un coup d’emballement, l’effrayante banquette du 22 septembre. » Alors, Renaudin, qui, par la terreur, les éclats et d’émouvantes supplications, a tout de même obtenu ses billets de mille, sort du cabinet où l’on vient de les lui compter, et, dans une bouffée d’optimisme, pour que la confiance règne dans ce milieu de délégués et de mouchards, une des places publiques les plus en vue de France, il prend sur lui de déclarer :

— Le Général reviendra trois jours avant le scrutin. Je le sais de la source la plus sûre ; un yacht le déposera sur une côte de Normandie.

Ainsi lancés, ces bruits circulent, tiennent en haleine les opportunistes, reviennent à leurs auteurs avec une déformation qui leur donne une manière d’authenticité, et peu à peu ils rendent nécessaire, sous peine de grave désillusion, cette tentative aventureuse du chef à qui décidément on ne demande pas des actes suivant la raison, mais toujours des actes suivant sa légende.