Félix Juven, Éditeur (p. 177-196).

CHAPITRE VII

BOUTEILLER VEUT DONNER AU PARLEMENT
UN CERVEAU

Le bras tendu de Floquet avait porté an terrible coup d’arrêt au boulangisme. L’Ardèche interrompit une série plébiscitaire que le Général poursuivait de manière a lasser la fortune, ne sollicitant un mandat que pour le résigner et le solliciter encore. Sa présence eût assuré son succès ; ce département se détourna d’un Messie alité. De telles brutalités accompagnent toute action : c’est littérature que les délicatesses : les faits sont goujat. Boulanger met l’épée a la main peur soutenir son idée, ses électeurs, sa Fortune ; à ce spectacle saisissant la foule s’intéresse, l’encourage et rit de l’avocat, qui doit être bien embarrassé. Mais enfin, e’est un duel, un jugement de Dieu : le cercle se fait à peu près impartial. Voilà le soldat blessé par l’enjuponné !

Il n’y a pas à dire, ce bavard a le beau rôle. Plaindre le vaincu, l’abandonner, c’est tout un. Et si quelques compagnons l’entourent en pleurant, le plus grand nombre, mutinés à la porte de sa tente, veulent qu’on les paye, ou bien ils se licencieront.

La Lanterne fit défection. Le juif allemand qui la dirigeait avait suivi d’abord le Général parce que seules à cette date les feuilles boulangistes trouvaient des acheteurs. Soudain il essaya de l’étrangler en portant à ses adversaires l’autorité qu’il avait prise à le soutenir. Ce M. Mayer aurait pu combattre de bonne foi le mouvement national : tout étranger installé sur notre territoire, alors même qu’il croit nous chérir, hait naturellement la France Éternelle, notre tradition qu’il ne possède pas, qu’il ne peut comprendre et qui constitue précisément la nationalité. Cette vue d’ethnographie passe par-dessus le personnage : il trahit, ayant sollicité trois cent mille francs de Floquet qui, lui-même, les exigea sur le budget de concussion organisé par la Compagnie de Panama à l’usage des parlementaires.

Quand le patron de Renaudin, Portalis, sut que le ministère payait si grassement, il envoya Girard pour négocier quelque chose de sérieux avec Boulanger. Depuis 1886, le XIXe Siècle insérait les communiqués du Général. Dillon accepta d’acheter ce journal pour 200.000 francs. Il versa même un à-compte de 25.000 francs, à parfaire dans un délai fixé. Puis il se dédit pour offrir une subvention mensuelle de 20.000 francs.

— Non, dit Girard, la feuille demeurerait compromise, prenez-la ferme.

Dans le même temps, Dillon offrait à Portalis une candidature dans le Loiret.

— Je ne veux pas, répondit celui-ci, me déclarer votre candidat : je serais battu. Mais j’accepterai votre concours, ouvertement, à titre de républicain.

Les pourparlers duraient, quand Renaudin vint apprendre à son patron que décidément le Général présentait Julien Dumas.

Lui, Portalis, on avait cru pouvoir le jouer ! Son appétit brutal et sa morgue se rejoignirent pour le convaincre de se faire respecter. Le même jour, à minuit, tandis que des membres du Comité National couraient chez Dillon chercher un arrangement, il brisa tout par un article intitulé : « Divorçons ».

Renaudin subit le premier effet de ces querelles. Portalis le prévint de se conformer à la ligne du journal, désormais anti-boulangiste. Le reporter, tout comme un autre, aurait eu avec plaisir de la dignité, car son café le surveillait ; il parla de démissionner. Il croyait que le patron l’admirerait et transigerait. Mais Portalis haussa les épaules. Et le lendemain, Girard l’avertit de se chercher une place pour la fin du mois. Cet incident clôtura net son boulangisme héroïque : « Tout le monde touche, se dit-il, je serais trop bête de marcher plus longtemps pour rien. »

Il chargea de ses intérêts Sturel. On lui obtint difficilement de Dillon une mensualité de cinq cents francs. Boulanger, à cette date, manquait d’argent. Nul joueur ne se soucie de ponter sur un moribond. Le comte de Paris, sous l’influence des conservateurs parlementaires opposés à l’idée plébiscitaire, voulait abandonner un aventurier qu’abandonnait la fortune. Et la duchesse d’Uzès, dont le caractère chevaleresque empêcha ce lâchage, parut, à cette minute, plus sentimentale que loyaliste : son rang seul atténuait la vivacité des critiques qu’un boulangisme si entêté soulevait dans le monde monarchique.

Floquet sentait la veine. Trois députés étant à élire, il convoque la Charente-Inférieure, la Somme et le Nord, pour la même date, 19 août 1888, afin que leur réprobation frappe d’une triple décharge le soldat turbulent et rebelle, qui a toujours marché les yeux bandés, comme la fortune, mais à qui il se flatte d’apprendre qu’avec le cou bandé on doit définitivement se coucher. — Or voici que le 5 août, le Général sort de son lit, se déclare guéri, plaisante, voyage tout le jour, toute la nuit, visite ses électeurs, fait surgir les ovations. Une atmosphère mystérieuse de confiance et de joie émane de cet énergique ressuscité. Sur les territoires qu’il parcourt, une race rajeunie se dresse où les gens de l’anti-boulangisme se dénoncent comme des éléments étrangers.

Le soir du scrutin, M. et Mme  de Nelles, accompagnés de Sturel, voyaient à l’Opéra, en face de leur baignoire, Georges Laguerre très entouré dans une loge. De quart d’heure en quart d’heure, on lui apportait des liasses de télégrammes. Les ministres étaient dans la salle. Le public ne regardait que le jeune politique raide et accumulant sous sa lorgnette ces dépêches de triomphe. Nelles alla lui serrer la main et apprit que les résultats partiels assuraient le triple succès du Général. Sturel n’y put tenir et quitta, lui aussi, Mme  de Nelles. Laguerre, d’un air impassible, avec sa parole tranchante et puis avec des adoucissements de caresses, répétait à plusieurs personnes :

— Dans six mois, quand nous serons au pouvoir, nous vous donnerons toutes les satisfactions que vous désirez.

Cette phrase qu’en avril, à l’Hôtel du Louvre, il disait d’un ton demi-plaisant, il allait commencer de la publier à la tribune de la Chambre, à la barre des tribunaux, dans les colonnes de son journal.

Ce plébiscite du 19 août, après les échec de l’Ardèche, où le Général ne s’est pas montré, et de la Charente, où Déroulède a été battu malgré l’affiche « Voter pour Déroulède, c’est voter pour moi », prouve le caractère personnel du boulangisme. Qu’importe son programme, c’est en sa personne qu’on a foi. Mieux qu’aucun texte, sa présence touche les cœurs, les échauffe. On veut lui remettre le pouvoir, parce qu’on a confiance qu’en toute circonstance il sentira comme la nation. La dictature d’un homme se prépare contre le Parlement. « Dissolution, Révision, Constituante », cette formule déjà sommaire se simplifie encore dans l’esprit du peuple. Rien ne reste que « Vive Boulanger ! » mot d’amour précisé par le cri de gouaillerie, d’envie et de haine : « À bas les voleurs ! »

C’est le temps que le plus affiché de ceux-ci, M. Wilson, juge opportun pour rejoindre la troupe qu’il a désertée depuis ses scandales. En logicien du Palais-Bourbon qui ne tient pas compte des forces sans mandat, il estime que ses collègues lui faciliteront sa rentrée. N’est-ce pas leur intérêt d’atténuer son impopularité dans laquelle on les englobe ? Voilà ce qu’il a pensé dans sa barbe anglo-saxonne, ce calculateur glacé, ce parfait gentleman parlementaire. Et le 26 novembre 1888, dix minutes avant l’ouverture de la séance, il va s’asseoir à son ancienne place, juste au-dessus des deux bancs réservés aux ministres.

Il s’est trompé : pour l’instant, en France, on sent à la française, et les électeurs regardent leurs élus. Les députés font le vide autour du banc pestiféré où leur vieil ami, blanc comme un linge, déploie des papiers et s’enfonce dans la lecture. Pour protester contre, ce galeux, le député Mesureur demande qu’on lève la séance. La physionomie dure et calme de Bouteiller exprime clairement sa pensée méprisante : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Il est des 22 qui votent contre, mais, par 259 voix et avec 200 abstentions, la Chambre décide de suspendre ses travaux. Les députés se pressent vers les couloirs. M. Andrieux remonte leurs flots ; lentement il va jusqu’au banc où siège le sacrifié et lui tendant la main : « Bonjour Wilson ; je n’aime pas les lâches, moi ! » Cela même qui donne un frisson à la Chambre ne distrait pas Bouteiller. Il hait le théâtre. Il continue d’annoter à son banc un rapport. Demeuré seul dans l’immense salle avec Wilson, qui lit toujours ses papiers et agonise de cette épreuve, la plus douloureuse dont puisse suer le front d’un homme, il lève vers ces tribunes et ces journalistes qui terrorisent l’assemblée sa figure pleine d’un ennui brutal, et rassemblant ses dossiers, il cède enfin aux puissances de bêtise.

Un Nelles, qui se croit un politique d’oublier les bonnes matinées du dimanche à la salle d’escrime de l’Élysée, peut courir déranger sa femme et Sturel pour se vanter d’un si beau scandale de vertu. Mais un Bouteiller sait bien que la campagne contre Wilson, c’est du boulangisme encore. Ainsi la Chambre se met à agir en conformité avec ces indignations factieuses qui l’assaillent de toutes parts ! Triste assemblée qui ne prend pas ses décisions en elle-même, mais qui suit les volontés du dehors. Ses ennemis la font marcher avec des injures, comme un troupeau avec des mottes de terre.

Dans les couloirs, tous les parlementaires grouillaient bouleversés par une pitié de leur ancien camarade et par la crainte de ses ressentiments. Contraints à le broyer par la peur de cette moralité publique qui le condamnait, ils cherchaient des officieux pour lui transmettre leurs excuses. Durant cette heure, Bouteiller fut assailli par les idées où seuls atteignent à l’ordinaire certains philosophes les plus lucides, à qui leurs méditations ont permis de prendre conscience de la perversité et de la bassesse humaines. Le désordre et la laideur de ces politiciens, chez qui il reconnaissait moins de conscience politique que dans une station de fiacre quand les cochers lisent leurs journaux, lui inspirèrent un invincible dégoût.

Régulièrement, le député de Nancy, s’il discourt avec ses collègues sur les intérêts publics, ne tolère pas les niaises généralités qu’échangent ces hommes sans instruction ni réflexion, fort capables d’intriguer selon leurs intérêts, mais non de penser des idées. Qu’on l’approuve ou le contredise, ce fils d’ouvrier fier de sa science, sans qu’un muscle de son visage trahisse la possibilité d’une disposition sympathique, semble toujours dire, rien que par sa main tendue : « Pardon, je vous arrête ! et ce n’est pas, comme vous pouvez le croire, sur le fond, mais votre raisonnement lui-même ne tient pas ! C’est élémentaire en logique de… » Alors les malheureux se hâtent de rire, comme s’ils avaient voulu badiner ; ils ont appris, au cabaret électoral, à tourner une difficulté en plaisanterie. Lui, Bouteiller, fût-ce à la buvette, ne plaisante jamais : il les poursuit dans leur retraite embarrassée, il veut qu’ils se sachent des petits enfants, et il prolonge son explication avec l’insistance la plus humiliante. Voilà son ordinaire. Au cours de cette suspension de séance, ce fut bien pis : il écouta dans six ou sept groupes et ne daigna pas répliquer un mot ; il s’éloigna comme un promeneur, ayant considéré un instant les bêtes du Jardin des Plantes, les quitte sans leur donner son impression.

On le déteste, on le trouve pion. Dans ses manières quelque chose, en effet, subsiste de sa formation professionnelle : un avocat est rompu à écouter les plus insipides arguties, tandis qu’un professeur toujours veut régenter. Celui-ci a fait le tour de tous les systèmes ; il ordonne et domine ses pensées ; par le baron de Reinach, il est fort suffisamment averti des affaires : il ne se doute pas qu’il faut aussi connaître les hommes. Où donc aurait-il appris à lire dans l’œil, à comprendre les épaules, le ventre, les jambes, tout l’animal ?

Au lycée de Nancy déjà, il réunissait cette double brutalité du magister et de l’homme abstrait. Pourtant il regardait les gens dans les yeux ; il aimait à voir son effet. Aujourd’hui, Ses caractères se marquent jusqu’à l’excès, comme dans une caricature. Son regard passe par-dessus la tête de son interlocuteur, et depuis longtemps incapable d’amitiés, il se défend toutes préoccupations particulières. Il croit ne considérer que la chose publique, et la confondant avec ses intérêts il atteint au plus implacable égoïsme. Il connaît sa faiblesse, dans l’intrigue des portefeuilles, de ne pas être un sympathique. Mais voici son raisonnement : « Dans un gouvernement monarchique, c’est presque une nécessité de plaire au Prince ; dans un régime démocratique où l’on ne peut pas compter sur la reconnaissance des hommes qui se succèdent au pouvoir et qui n’en tiennent que des morceaux, l’essentiel est de se rendre, sinon indispensable, du moins utile. Passer pour intègre et compétent dans les services de l’État. »

Ce qui vient d’accentuer ainsi ses traits et de le porter à cette étape plus avancée dans sa voie naturelle, c’est qu’il prévoit l’effondrement du Panama.

Si difficilement achetée du Parlement, l’autorisation d’émettre des valeurs à lots est venue trop tard. Elle n’a produit que 225 millions au lieu de 720 que l’entourage de Lesseps escomptait et qui n’auraient pas suffi. Bouteiller a tout espéré pour la République et pour lui-même des plans lessepsistes ; leur faillite probable l’inonde, le corrode d’amertume. C’est le bol de vitriol en pleine figure qui, sans le tuer, le marque pour jamais. Et puis les moyens de propagande qu’il ne s’attardait pas à critiquer quand ils promettaient le succès l’irritent maintenant.

Inquiet du scandale possible et désillusionné sur le résultat, Bouteiller se reporte aux causes. Il les voit dans la timidité des pouvoirs publics qui ne saisirent pas l’heure de l’intervention décisive.

Ce parlementaire, comme tous ceux qui ont essayé d’obtenir de nos Chambres quelque œuvre réelle, se réveilla autoritaire. Gambetta traitait ses collègues de sous-vétérinaires, et dans l’intimité déclarait la Constitution de 1852 la mieux appropriée aux Français. Dorénavant Bouteiller tiendra le parlementarisme pour une façade derrière laquelle il faut installer une dictature occulte.

Et pourtant, avec une violence croissante, il exècre le boulangisme et Boulanger.

C’est que, plus profond que leurs critiques au gouvernement des assemblées, quelque chose diffère chez ces deux hommes. S’ils se croisaient à la Chambre et s’ils se regardaient, ils se sentaient déjà ennemis. Ils le demeureraient quand il ne s’agirait pas d’appliquer un système social. Réunis pour manger gaiement et pour causer, ils se heurteraient sur tous les points. On croit avoir beaucoup fait de s’accorder sur des principes ; ils ne valent qu’animés par l’homme qui les adopte. Bouteiller et Boulanger sont de physiologie différente, l’un forte bête de proie, l’autre avide de plaire. Ils rallieront les partis, ou mieux, les tempéraments à leur ressemblance. Le brillant soldat et ses enthousiastes partisans inspirent un tel mépris au grave professeur, défiant de toute popularité, que jusqu’à cette heure il eût senti une sorte de diminution à les combattre directement. Jusqu’en 1888, Bouteiller a pensé que, si la presse et le gouvernement voulaient s’occuper de choses sérieuses, faire aboutir le Panama et amorcer les vastes plans lessepsistes, le boulangisme disparaîtrait par son propre néant, comme un cerf-volant se précipite sitôt qu’on a cessé de lui fournir un point d’appui en lui résistant. « Encore ! — disait-il en lisant les journaux tout remplis de ce fracas — vont-ils bientôt nous laisser tranquilles ! » L’échec irrémédiable du Panama l’arrache à sa chimère, le jette à terre sans lui casser les reins. Brutalement rendu à la réalité, il y reprend des forces. La lâcheté des pouvoirs publics a causé tout le mal : il faut réformer dans l’État la conception du devoir républicain.

Au préalable, qu’on en finisse avec les confuses agitations boulangistes qui empêchent de reprendre les choses par la base. Bouteiller, s’il n’a pas l’intelligence complète, c’est-à-dire l’amour, de ce véritable mahdisme, méprise du moins l’impuissance des Chambres. Elles excèdent le pays par la misère et la nervosité de leurs manifestations auxquelles les exploits oratoires de M. Floquet ajoutent du ridicule. Et, au dehors, elles ne trouvent à organiser qu’une procession en l’honneur de Baudin, de qui le nom évoque tout au court l’indifférence où la nation tenait déjà les parlementaires en 1851. Bouteiller hausse les épaules et, se plaçant en face des difficultés, il cherche des moyens que, dès la rentrée (14 octobre 1888), il s’occupe de faire adopter.

À cette date, Bouteiller se complète et se parfait. Non dans sa culture générale ! Bien plutôt il élimine de lui-même certaines qualités humaines ; mais il s’adapte aux besognes de l’ordre politique. L’ancien professeur de philosophie perd toute philosophie : à l’entendre affirmer la supériorité de son parti, comme eût fait pour le sien propre chacun de ses collègues, on est dégoûté de sa mesquinerie. Il n’eût gardé de valeur qu’à renier intérieurement ce qu’il disait ; or, profondément, il croyait à la bassesse du boulangisme. Tout politicien fait voir cette misère intellectuelle d’apporter d’insolentes affirmations dans des questions aussi conjecturales. Aussi bien n’est-ce pas à des gens de cette sorte qu’il faut demander des délicatesses, des scrupules et ces jugements de haut qui réconcilient. Mais ces hommes triés parmi les plus débrouillards de France savent agir sur l’opinion, et dans ce métier Bouteiller se montre en passe de conquérir la maîtrise.

Un être se développe lentement. Cet ancien déclamateur kantien avait déjà mis au service de la Compagnie de Panama une connaissance réelle du milieu où opérer et des résultats pratiques à poursuivre. Mais il servait alors une chimère. Le plan lessepsiste, par son ampleur et par les efforts qu’il nécessitait, avait séduit le poète qui meurt difficilement chez un enfant des livres. Il échoua. Voici maintenant une circonstance singulière et grave de la politique française où ses expériences récentes et même son vieux don professoral d’envisager les choses dans l’abstrait collaborent magnifiquement.

Bouteiller, fort refroidi depuis l’échec des valeurs à lots, considérait que le baron de Reinach dans sa propagande parlementaire avait exagéré les moyens d’argent et trop négligé de prouver sérieusement l’utilité française et républicaine du canal. Profitant de cette leçon, il prétendit que le plus urgent était de constituer une raison à l’anti-boulangisme.

— La force d’un parti gît dans sa vérité propre. Plutôt que d’emprunter au boulangisme ses procédés pour se répandre en manifestations populaires et en accès vertueux, le parlementarisme doit remonter à son principe et se poser devant tous comme étant la loi et l’ensemble des hommes vénérables par qui fut fondée la République. Point de salut dans les petits moyens ! Il n’y a pas à négocier avec les adhérents du boulangisme pour racheter un à un des condottieri que ces puérils marchandages enhardiront. Il n’y a pas non plus à surprendre la faveur populaire en rivalisant avec un faiseur de dupes qui possède le bas génie de la réclame. Ce bateleur frivole flotte sous la poussée des foules qui veulent un Messie. Laissons-lui les parades, et, reprenant nos assises, affermissons-nous sur notre tradition et sur nos équipes premières.

Avec son mépris ordinaire du fretin, Bouteiller ne tint aucun compte des petits découragements ni des petites habiletés de couloirs.

— Dès qu’on commencera de marcher, disait-il, on saura bien forcer à suivre ceux qui ne consultent que leur salut individuel et qui se donnent pour programme de bataille le cri de : « Sauve qui peut ! »

Il s’adressa aux chefs de toutes les fractions républicaines. À Clemenceau d’abord.

— Le succès de Boulanger, lui répondait celui-ci, est la réponse des masses populaires à la politique d’ajournement.

Bouteiller accueille ces récriminations sans les contredire, comme des préliminaires de protocoles. Seulement il surveille les airs de visage. Que ce radical, avec des effronteries du poing sur les tables, rejette toutes les responsabilités de la crise sur les modérés, soit ! il demeure dans son rôle ; mais derrière ses paroles, il y a son sourire qui semble dire : « Débrouillez-vous ! »

Ce Clemenceau, c’est un partisan résolu du gouvernement des assemblées où ses qualités éminentes de tacticien trouvent leur emploi, mais c’est surtout un orgueilleux effréné. Il a rompu avec Boulanger le jour où il a vu dans son propre parti son influence primée par celle du Général. « Si je l’attaque, mes troupes le suivront, s’est-il dit ; eh bien ! j’aime mieux un seul bataillon bien à moi que de nombreux régiments sur lesquels je n’aurai plus de prise. » Mais a-t-il perdu tout espoir de remettre la main sur les boulangistes ? et ne se contenterait-il pas d’humilier leur chef ?

Dans le ministère même, certains hommes politiques, merveilleux de dextérité, ménagent le boulangisme et répugnent à sortir d’une fluctuation qui dans un instant pourrait les porter à l’un ou l’autre rivage. Que les chefs radicaux s’attardent dans cette équivoque, on le comprend : ils s’appuient sur des cantons de l’esprit public si différents de ceux où règnent les chefs opportunistes ! Tandis que le plus affiché de ceux-ci, M. Jules Ferry, se recommande des traditions et des vertus de l’Angleterre, de l’Allemagne et de Genève, un Clemenceau s’adresse à la sensibilité française qu’il a d’ailleurs déformée pour lui donner une expression parlementaire. Des radicaux et des bonapartistes s’entendraient aisément et sont destinés à se fondre ; les opportunistes et les orléanistes dans un bref délai fusionneront.

Pour constituer l’antithèse du boulangisme, ce n’est donc point à l’extrême gauche qu’il faut se placer. Bouteiller s’ouvre à M. Jules Ferry en toute confiance et ne lui dissimule aucun des embarras de son esprit. Il lui dit avec franchise qu’il voit dans cette monstrueuse nouveauté deux partis fort importants, menés là par une criminelle folie, mais qu’enfin il faut ramener. Le boulangisme, c’est l’ardent, l’aveugle messager qui prend sur soi de se détacher du principal corps d’armée républicain, pour courir en avant ; et puis, invraisemblable malentendu, à ces précurseurs, à ces audacieux de la politique se joignent des citoyens timides, fort honnêtes, très nombreux en France, qui n’ont besoin que de tranquillité et qui croient trouver chez le Général les sentiments et les moyens de gouvernement.

M. Jules Ferry reconnaît cette duplicité de la situation. Ah ! si l’on pouvait conduire les chefs révolutionnaires, aigris contre le boulangisme qui les dépossède, à déclarer que, pour l’instant, le problème, c’est de sauver la République, et qu’il faut avoir la sagesse de différer les réformes ! Sans doute, les meneurs sans les soldats, c’est peu, mais il s’agit avant tout de constituer une cérébralité au parti anti-boulangiste, de l’organiser, de lui fournir une thèse, et sur les grandes villes, tout de même, elle agirait avec force, la voix de Joffrin accommodant au mode révolutionnaire les rancunes opportunistes et dénonçant Boulanger comme un Versaillais, un César. — Quant au besoin d’autorité que le pays témoigne, M. Jules Ferry se juge désigné pour le satisfaire.

Ces deux logiciens, qui savent extraire tout ce que contiennent des principes, jugent que sauver la République par des moyens populaires au moins douteux, ce serait encore diminuer le parlementarisme. Et dépassant la politique étroite pour atteindre à la psychologie, ils concluent que, pour rappeler au pays la force de la Loi, il n’y a que ceux qui la portent en eux, c’est-à-dire les hommes du Code, de la Bible et de la Tradition.

Bouteiller et Ferry prennent sur-le-champ contact avec le parti protestant, si puissant au Sénat, dans les hautes administrations, et qui a pour organe le Temps. Puis ils disent aux réactionnaires :

— Le boulangisme, c’est une, aventure. Nous sommes le gouvernement, c’est-à-dire la force conservatrice qui tient ensemble les parties du corps social au milieu du conflit des passions et des intérêts. Notre première préoccupation est de sauvegarder les droits acquis, d’administrer, de régir la France que nous avons reçue de nos aïeux et que nous devons transmettre à nos enfants. Que la République soit le gardien de ce patrimoine, voilà qui ne vous plaît pas, messieurs les conservateurs ! Soit ! mais qu’espérez-vous du boulangisme ? Le principe dynastique paraît avoir épuisé toute vitalité dans notre pays : le chef de la maison de France se fait plébiscitaire et les bonapartistes vont au boulangisme comme l’eau va à la rivière. Cette aventure ne jettera pas à terre, comme, vous l’espérez sans doute, la forme républicaine, mais elle menace quelque chose de plus haut et de plus profond : le gouvernement des Assemblées, qui a fait l’honneur de la France pendant trente ans de monarchie parlementaire, et pendant vingt ans de République. Ne voyez-vous pas le péril de tout ce qui fit la passion de notre jeunesse et la dignité de notre âge mûr !

De tels discours flattaient le vieux monde des libéraux. Des relations commencées à la conférence Molé et perpétuées dans des assauts électoraux, pour n’avoir été qu’un continuel échange d’invectives et d’insinuations désobligeantes, finissent par créer à certaines natures des habitudes qui valent une amitié. Les ducs Pasquier et de Broglie, MM. Cochin, Ferdinand Duval, Calla, Lambert de Sainte-Croix, Keller, croyaient volontiers avec M. Jules Ferry que la dignité humaine est intéressée au bavardage de la tribune où ils avaient trouvé beaucoup d’agrément, Les purs légitimistes reportaient sur le boulangisme leurs vieilles rancunes contre l’Empire.

Au Sénat et dans un milieu que toutes les nouveautés offensent par elles-mêmes, M. Challemel-Lacour, plus vivement encore, poussait la pointe aux conservateurs.

— Eh quoi ! disait-il, après avoir rompu tragiquement, il y a un siècle, avec une maison d’une grandeur sans égale dans l’histoire, la France tomberait sous les pieds du pire aventurier ! Vous acceptez cela, dites-vous, parce que le parlementarisme ne convient pas au tempérament de votre pays ! Les fautes que vous dénombrez ne naissent pas du système, mais d’un parti qui en a méconnu les conditions et faussé les ressorts. On peut dire que, depuis dix ans, le gouvernement parlementaire n’a jamais été sincèrement pratiqué. Un ministère homogène et solidaire, avec une politique déterminée dont il est résolu à ne pas se départir, et en face une majorité reconnaissant dans le cabinet sa propre pensée, lui laissant le pouvoir comme la responsabilité et décidée à le soutenir sans fantaisie, sans défaillance : voilà ce que doit être le parlementarisme. Qu’a-t-il été chez nous ? Les membres les plus qualifiés du parti radical out posé en principe que dans le gouvernement il ne fallait pas voir un guide, mais un serviteur ; au lieu de se prêter courageusement aux nécessités du régime et de regarder, non pas les électeurs, mais la France, ils ont considéré comme eur devoir de s’en tenir obstinément, sans en abandonner une syllabe, au mandat dont ils avaient subi la nécessité. On a vu dès lors les candidats condamnés, pour gagner et pour retenir les électeurs, à la surenchère des promesses ! et ils entrent à la Chambre avec le parti pris et la résolution inébranlable de culbuter, sans se soucier du pays et du repos public, tous les cabinets, jusqu’à ce qu’il s’en trouve un assez hardi, ou assez servile, ou assez niais, pour se charger de liquider leurs engagements…

Ces récriminations et ces politesses obtinrent de sérieux résultats de couloirs ; elles ralliaient dans tous les partis les hommes du parlementarisme. Les journaux subventionnés et les feuilles d’arrondissement les proposèrent aux comités électoraux, sous une forme plus accessible, c’est-à-dire en les mêlant de termes injurieux et pittoresques, tels que « Saint-Arnaud de café-concert », « la Boulange », « la Bande ». Ces ignominies de députés qui défendaient leur pain plus encore que la Constitution allaient dans le moindre village fournir des motifs aux factions héréditaires ; et la longue suite des ancêtres combattaient sous ces noms nouveaux de boulangistes et d’anti-boulangistes.

— Maintenant, il faut agir, — déclara Bouteiller, qui fut vraiment une flamme de haine et d’activité. — La qualité maîtresse de l’homme d’État, dans tous les temps et dans tous les pays, fut le courage d’assumer des responsabilités. Dans la circonstance, il ne faut ni tant d’énergie, ni tant d’audace. Seulement appliquer la loi, les justes lois, comme dit Joseph, le jeune et brillant neveu de notre excellent baron de Reinach. Sans doute les boulangistes habitués à une tolérance excessive protesteront, et leurs diatribes pourront passagèrement émouvoir, mais que les fonctionnaires se sentent couverts dans leurs services et impitoyablement exécutés dans leurs trahisons ; que le gouvernement ouvre ses dossiers de police, qu’il emploie son influence spéciale pour trouver de l’argent à la presse et aux députés ; que l’on retourne enfin contre Boulanger son insolent « A bas les voleurs ! » Ne disposons-nous pas régulièrement du Sénat constitué en Haute-Cour ?

Au service du Panama, Bouteiller avait étudié la topographe parlementaire. Il ne communiqua ces dernières pensées qu’à ceux-là dont il avait apprécié la sûreté en négociant la loi des valeurs à lots. Il s’accorda avec Bouvier, qui n’avait rien à espérer d’une modification du régime, puisqu’il y satisfaisait son activité et ses intérêts, avec Emmanuel Arène, Baïhaut, Jules Roche, avec Hébrard, Magnier, Raoul Canivet, Charles Laurent, Camille Dreyfus, Eugène Mayer, avec tous les vétérans, qui, promus par la mort de Gambetta à une sorte de capitainerie, n’entendaient pas accepter un nouveau chef et surtout une équipe concurrente.

Sans prestige public, de tels hommes excellent dans les manœuvres du Palais-Bourbon et du Luxembourg ; ils commencèrent une campagne habile contre le ministère. Les chefs radicaux pouvaient-ils résister à cette intrigue opportuniste ? L’appui populaire leur manquait depuis qu’ils avaient renié sans motif suffisant un général inventé par eux comme le moyen décisif de la démocratie.

Un orage insensible encore se formait sur Boulanger. Une fois de plus, la nation secourut ce favori du Destin.