L’Appel au Soldat/Dédicace

Félix Juven, Éditeur (p. v-xi).

DÉDICACE



À JULES LEMAITRE


Voilà plus de dix ans, mon cher ami, que je vous dois une réponse. Le 9 octobre 1889, vous m’avez écrit un « billet du matin ».

À Maurice Barrès, député boulangiste.
Monsieur,

Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu vos livres. Mais sans doute ceux qui, d’aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous l’œil des barbares était un opuscule patriotique, et Un homme libre une brochure éminemment républicaine.

Pour moi, bien que j’aie toujours été aussi anti-boulangiste que possible, pour des raisons très simples qui me paraissent très fortes et qui n’ont rien de littéraire, je prends aisément mon parti de votre succès, par amitié pour vous et principalement par curiosité ; et je sens que je vous suivrai, dans votre nouvelle carrière, avec le plus vif intérêt.

J’ai bien été un peu surpris, tout d’abord, de votre sympathie pour un homme de qui devaient vous détourner, semble-t-il, votre grande distinction morale et votre extrême raffinement intellectuel. Je ne croyais pas non plus, quand j’ai lu vos premiers écrits, que la politique pût jamais tenter un artiste aussi délicat et aussi dédaigneux que vous. Mais, en y réfléchissant, je vois que vous êtes parfaitement logique. Vous rêviez, dans votre Homme libre, la vie d’action, qui vous permettrait de faire sur les autres et sur vous un plus grand nombre d’expériences et, par là, de multiplier vos plaisirs. Vous avez pris, pour y arriver, la voie la plus rapide. Peut-être, d’ailleurs, éprouviez-vous déjà ce « besoin de déconsidération » que vous louez si fort dans votre méditation ignatienne sur Benjamin Constant.

Votre aventure n’est point commune. Je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais eu que des illettrés dans les Chambres françaises. Mais ce sera assurément la première fois qu’on verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d’une littérature si spéciale et si ésotérique.

Et j’en suis bien aise, car il vous arrivera infailliblement de deux choses l’une :

Ou bien vous pesterez ce que vous êtes : un humoriste quelquefois exquis. Après l’ironie écrite, vous pratiquerez l’ironie en action. Cela ne m’inquiète pas, car je suis sûr que vous saurez vous arrêter où il faut dans votre manie d’expériences, et que ce seront vos collègues, jamais votre pays, qui en feront les frais. J’en ai pour garant, dans Un homme libre, cette étude fine et secrètement attendrie sur la Lorraine, que M. Ernest Lavisse considère comme un excellent morceau de psychologie historique. Votre esprit s’enrichira d’observations dont votre talent profitera : et, si vous transportez à la tribune votre style et vos idées d’ultra-renaniste et de néo-dilettante, on ne s’ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.

Ou bien… ou bien vous valez moins que je n’avais cru, et alors vous finirez par être comme les autres. Insensiblement la politique agira sur vous. Vous prendrez goût aux petites intrigues de couloir. Vous deviendrez brouillon, vaniteux et cupide. Votre esprit, loin de s’élargir par des expériences nouvelles, ira se rétrécissant. Votre ironie supérieure se tournera en blague chétive : ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu. Vous a’aurez plus de style, et vous en viendrez à employer couramment, dans vos discours, le mot « agissement », cauchemar de Bergerat.

Et ce sera encore plus drôle.

Mais, dans l’un et l’autre cas, je suis certain que vous m’amuserez et, à cause de cela, je vous envoie tous mes compliments.

Les événements, mon cher ami, qui sont parfois cette ironie en action dont vous parlez, viennent d’amener un troisième cas que votre ironie écrite ne prévoyait pas. Dès 1889, j’ambitionnais mieux que de vous amuser ; mon plus haut désir a été dépassé puisque, après dix ans, nous voici des collaborateurs.

Pour les nationalistes vaincus en 1889, il s’agissait de durer jusqu’à ce que la France produisît d’abondance les sentiments qu’ils avaient semés, sans doute avant l’heure. Aujourd’hui ma réponse vous sera mieux intelligible qu’elle n’eût été dans l’état d’esprit que témoigne votre billet. Votre amitié pour un jeune homme se mêlait fortement de défiance. Oserai-je dire que vous me méconnaissiez ? Et pourtant vous mettiez le doigt sur mon vrai ressort : mon amour et mon étude de la Lorraine.

Depuis, nous nous sommes mutuellement reconnus. Au cours d’une campagne récente, nous nous vîmes responsables l’un de l’autre. Vos succès nous fortifiaient comme nos échecs vous auraient affaibli. Ne fûmes-nous pas deux ou trois fois unis par des éclairs de fraternité ? Notre sang plutôt que notre littérature établissait cette sympathie, car nous la ressentions dans le même moment pour les moins intellectuels de nos compatriotes.

Votre curiosité dont vous me parliez en 1889, doublée aujourd’hui d’une telle solidarité, vous disposera à entendre ce que je dis du Général Boulanger ou plus exactement d’une fièvre française.

Le boulangisme, c’est une construction spontanée que la malveillance d’un parti a jetée bas, tandis que les échafaudages empêchaient encore de saisir l’idée d’ensemble. S’il faut aimer les nuages de cette convulsion nationale, c’est une question secondaire et même ce n’est pas du tout la question. On doit voir le boulangisme comme une étape dans la série des efforts qu’une nation, dénaturée par les intrigues de l’étranger, lente pour retrouver sa véritable direction.

Saint-Phlin et Sturel s’accordent à le définir ainsi dans leur voyage le long de la Moselle. Et, si je me plaçai à leur point de vue dès 1888, j’y étais amené héréditairement par les pays qui le leur offrirent.

Il est possible que cette qualité lorraine m’oblige à concevoir des vérités qui ne sont pas, dans le même moment, vraies pour toute la France. On n’a pas été boulangiste à Tavers, à Beaugency, dans votre beau pays de vignerons heureux, qu’aucun danger évident ne pressait. Nos sentiments s’accordèrent du jour que le péril national vous apparut.

L’intelligence, quelle très petite chose à la surface de nous-mêmes ! Profondément nous sommes des êtres affectifs, et je désespérerais de dissiper jamais notre malentendu de 1889, si le soin du salut public ne venait d’éveiller chez tous les cœurs autochthones des aspirations — endémiques dans une province mille fois bouleversée.

Quand ces appels de la France Éternelle vous seraient demeurés incompréhensibles, une forte raison cependant me déterminerait à vous inscrire sur cette première page. Il convient pour l’expression totale de ma pensée qu’un livre, tout plein de la nationalité lorraine, se pare de votre nom, parce qu’il évoque entre tous cette sorte de goût français et de génie critique que les siècles de Paris ont raffiné et qui, distribué aux provinces, resserre l’unité du pays.

Ainsi je vous offre, mon cher ami, ce tome deuxième du « Roman de l’Énergie nationale » pour éclairer avec vous les titres du mouvement que nous servons, et pour reconnaître les phrases d’une beauté inoubliable, qu’au fond de Port-Royal-des-Champs, en avril 1899, vous avez déroulées à la gloire de Racine. Gloire odorante, fleur que seule la tradition française peut soutenir, et qui ne sera plus respirée, si nous laissons des étrangers substituer leurs vérités propres à nos sentiments naturels, car une civilisation, c’est un rapport des qualités et des défauts, et l’on risque de ruiner plus de choses qu’on n’aurait voulu, en contredisant, fût-ce avec la meilleure apparence de raison, cet instinct national auquel se soumet votre ami dévoué et votre admirateur

MAURICE BARRÈS.