L’Apparition du capitalisme à Athènes au siècle de Périclès

L’APPARITION DU CAPITALISME À ATHÈNES
AU SIÈCLE DE PÉRICLÈS

Quand le voyageur, arrivant par le golfe Saronique, se trouve à la hauteur d’Égine, on peut dire qu’il embrasse du regard la plus grande partie de l’Attique. Le cadre nous paraît petit pour un Etat puissant. Cependant, d’Athènes à Sounion, il y avait une, longue journée de cheval, et autant d’Athènes à Marathon : les trains ne mettent pas plus de temps aujourd’hui de Paris à Marseille. En réalité, l’Attique fut un des plus étendus parmi les Etats grecs.

Le pays a changé quelque peu depuis trois mille ans. Le ciel même de l’Attique n’est plus tout à fait le même. Il va sans dire que les traits généraux du climat, étés de huit mois, pureté du ciel, vents de poussière, se retrouvent. Mais on sait par exemple que la moisson, qui maintenant est achevée à la fin de mai, se faisait en juin dans l’antiquité. Le changement de climat a donc été réel, quoique beaucoup moins sensible ici qu’en Italie.

L’aspect du sol a été modifié bien davantage, par le déboisement. On a peine aujourd’hui à se figurer les croupes montagneuses de l’Attique couvertes d’arbres. On sait pourtant que le déboisement durait encore en pleine période classique, au Ve siècle avant Jésus-Christ : « Il est, écrit Platon, il est des montagnes qui aujourd’hui ne nourrissent plus que des abeilles, mais il n’y a pas bien longtemps qu’on les a dépouillées des arbres les plus propres à entrer dans les grandes constructions, et les abris ainsi bâtis sont encore solides. » Les arbres qui protégeaient le sol de l’Attique préhistorique ont été coupés, au Laurion, pour faire fondre le minerai argentifère, dans toute la contrée, pour construire des trières. Le pays n’a donc pas toujours eu l’aspect de désert pierreux qu’on lui voit maintenant ; mais il a toujours été pauvre. L’hectare, cultivé en blé, y rapportait tout au plus 12 hectolitres, et seulement une année sur deux[1]. Cultivé en oliviers, il ne rapportait guère plus de 2 hectolitres d’huile. En Grèce même, la Béotie, l’Elide, la Laconie, étaient plus favorisées. Et l’on s’explique que la fertilité de l’Italie méridionale, de l’Egypte ou de la Chaldée ait longtemps paru fabuleuse aux Athéniens. Lorsque, dans un cadre naturel comme celui-là, on se trouve en présence de faits qui attestent la richesse des hommes, on peut les attribuer a priori à la mer, aux relations avec l’étranger. Par exemple, la contrée semble avoir traversé une première période de réelle prospérité aux lointaines époques que nous comprenons sous le nom de mycéniennes : on en a conclu avec raison qu’alors les marins orientaux fréquentaient avec régularité les côtes de l’Attique. Au siècle de Périclès, on peut heureusement étudier de plus près le phénomène.


I

Après l’époque lointaine et peu connue à laquelle nous venons de faire allusion, il s’est écoulé une longue période pendant laquelle la société attique a vécu de la terre.

Au début, nous entrevoyons un temps où deux ou trois cents grandes familles se partageaient la propriété de tout le pays. Cette classe avait fini par prendre les allures d’une véritable caste, lorsque, au VIIe siècle, Athènes passa au régime qu’un fougueux aristocrate de Mégare définissait par la formule : « De nos jours, c’est la propriété qui fait l’homme. » On établit alors quatre classes censitaires : les pentacosiomédimnes récoltaient sur leurs terres 500 mesures ; les chevaliers, 300 ; les zeugites, 150 ; les thètes, moins[2]. Plus tard, on a attribué cette division à Solon, l’archonte bien connu de 594-3. Mais on entrevoit seulement qu’au temps de Solon toute cette organisation était faussée par les dettes qui grevaient la propriété foncière, et que l’archonte, en retirant partiellement aux créances la sanction de l’autorité publique, remit les institutions d’accord avec la réalité. On put dès lors répartir entre les différentes classes les droits et les charges, et cette répartition resta en vigueur jusqu’au Ve siècle.

On conçoit qu’à un moment donné, l’autorité ait fait procéder à un recensement général des propriétés. Mais comment s’expliquer que, dans une société primitive, l’Etat ait par la suite tenu la liste à jour, qu’on ait procédé régulièrement à l’opération si délicate qui consiste à déterminer le revenu de chacun ?

Il faut remarquer d’abord qu’il ne s’agissait que de revenu foncier, et que, dès cette époque, certaines institutions supposent l’existence d’un cadastre au moins rudimentaire. On nous dit par exemple que, sous les Pisistratides (541-510), un impôt général était perçu sur les revenus du sol. Ainsi, jusqu’en 510 tout au moins, l’Etat connaissait ou était censé connaître ces revenus. L’impôt direct disparut avec le rétablissement du régime républicain : il était considéré assez généralement, chez les Grecs, comme un signe de servitude. A partir de ce moment, on dut s’en tenir à la déclaration des citoyens pour savoir quel rang devait leur être assigné dans la cité, à quels honneurs ils pouvaient prétendre, quelles charges ils étaient prêts à assumer.

Malgré tout, il vaut la peine d’examiner ce que représentent les chiffres fixés par les anciens législateurs, au moment où ils nous donnent encore une idée assez précise de la richesse des différentes classes. Ce sont des chiffres minima : mais on peut admettre que, dans chaque classe, la majorité des membres de la classe avait une fortune voisine de la limite inférieure. Le fait est assez général dans les sociétés humaines pour pouvoir être affirmé de la cité attique à l’époque des guerres médiques (490-480).


A l’origine, la division des classes avait été fondée uniquement sur la production en céréales : le terme de pentacosiomédimnes (les hommes aux 500 médimnes) est significatif à cet égard. Le médimne était l’unité de mesure pour les solides, représentant à peu près la quantité de blé qu’un homme peut porter seul (51 l. 84).

Nous avons peine aujourd’hui à nous représenter l’Attique comme une terre à blé, et pourtant, il est de fait qu’elle a longtemps nourri sa population[3]. C’est par la déesse d’Eleusis, Déméter (Cérès), que le blé, d’après les Athéniens, avait été révélé aux hommes, et la légende n’a pu être inspirée que par la vue des riches moissons de la plaine Rarienne. Sans remonter au temps des dieux, nous savons que Solon (v. 394-3) avait dû interdire l’exportation de blé : les grands propriétaires, pour tirer meilleur parti de leurs terres en fournissant Mégare ou Corinthe, n’hésitaient pas alors à exposer le pays à la disette. Sous Pisistrate, les progrès de la culture, encouragés intelligemment, avaient été parallèles à l’accroissement de la population. Même au temps des guerres médiques, l’Attique se passait des blés du Pont (Russie méridionale), nécessaires déjà à tant de cités grecques. Hérodote raconte quelque part qu’en 480, Xerxès, traversant les détroits, rencontra des navires qui venaient de la Mer Noire porter du pain aux Grecs. Or, ces navires se rendaient à Égine et dans le Péloponnèse (sans doute à Argos, Corinthe, etc.) : ils n’allaient pas à Athènes.

La récolte du blé constituait certainement encore le revenu principal des propriétaires attiques. C’est à leur moisson que pensaient la plupart d’entre eux, dans l’amertume de l’invasion perse : « Nous compatissons à vos maux, leur disent les Spartiates en 479 ; vous avez déjà perdu deux récoltes, et voilà longtemps que vous êtes sans abri. Mais les alliés s’engagent à nourrir vos femmes et toutes vos bouches inutiles, tant que durera cette guerre. » Même au temps de la guerre du Péloponnèse, c’est au moment de la moisson que l’ennemi envahissait l’Attique, comptant exercer ainsi la plus grande pression possible sur la population.

C’est donc la production du blé qui nous donnera l’idée la plus claire de la richesse des différentes classes. Le pentacosiomédimne fait au moins 666, 66 médimnes, revenu brut ; mais le revenu net, d’après les évaluations les plus dignes de foi, était à peine égal à la moitié de cette quantité. Les anciens estimaient que c’était de quoi nourrir plus de 40 personnes. Comme il est spécifié que le revenu doit provenir « de la propriété, » le pentacosiomédimiie aurait plus de vingt hectares produisant chaque année, soit une cinquantaine en tout. On voit que les plus riches citoyens d’Athènes sont encore des gens modestes.

Le chevalier, d’après les mômes évaluations, récolte de quoi nourrir 24 personnes, et possède 30 hectares : c’est assez pour avoir « pignon sur rue » dans un des bourgs de l’Attique, et pouvoir se montrer à cheval dans la fête des Panathénées. Enfin, le zeugite récolte du blé pour 12 personnes, et possède environ 15 hectares : ces chiffres évoquent encore l’idée d’un paysan aisé, nourrissant facilement quatre enfans, et entretenant un ou deux serviteurs.

Quant au thète, c’est essentiellement un journalier agricole : le mot et le verbe qui en dérive se sont toujours appliqués à ceux qui se louaient aux propriétaires fonciers pour la moisson. Néanmoins, parmi les citoyens d’Athènes qui ne récoltaient pas chez eux 100 hectolitres par an, il y en avait évidemment un certain nombre qui possédaient leur part du sol, ne fût-ce qu’une cabane à Acharnes, au pied de l’Hymelte, et surtout dans la montagne : ajoutons les pêcheurs de la côte. Mais, dans l’ensemble, la masse des thètes vivait en louant ses bras aux propriétaires grands et moyens des trois premières classes, comme fermiers, métayers, aides de culture, bergers, etc. On nous dit par exemple que Clinias, le grand-oncle d’Alcibiade, combattit à l’Artémision sur une trière équipée entièrement avec des gens de sa maison : ces gens étaient les tenanciers, fermiers, journaliers, etc., de ses domaines de Scambonides ou d’ailleurs, qu’il avait embarqués et dressés au difficile service de la rame[4]. Sans faire aussi bien les choses, les autres triérarques, les Phormos, les Lycomède, avaient trouvé également sur leurs terres le noyau de leurs équipages. Cette discipline sociale encore très grande explique la rapidité, surprenante au premier abord, avec laquelle se forma la marine qui vainquit à Salamine.


Une autre culture avait gagné du terrain sans C6jse depuis l’époque de Solon : celle de l’olivier, destinée à devenir la vraie richesse de la stérile Attique.

L’olivier était un arbre national en Attique : il passait pour un don d’Athèna elle-même. On lisait, sur les tables de Solon, une série de règlemens le concernant : le législateur avait dû prendre des précautions contre cette culture déjà envahissante, défendre de planter de nouveaux arbres à moins de 3 mètres des plants voisins, etc. Au temps des Piisistratides, les olivettes s’étaient particulièrement développées : au début du Ve siècle, elles étendaient déjà leur feuillage élégant autour d’Athènes et dans toute la Mésogée. La destruction des oliviers fut un des coups les plus sensibles portés à l’Attique par le passage des Barbares.

Dès le temps de Solon, il avait donc fallu tenir compte de la production en huile pour fixer les limites des différentes classes : ces limites étaient, on l’a vu, 666, 66 — 400 — 200 mesures solides ou liquides. Pour les liquides, l’unité de mesure était le métrète (38’, 88) : on estimait donc alors que 266, 66 —160 — 80 hectolitres d’huile équivalaient à 333, 33 —200 — 100 hectolitres de blé. Notons que le capital foncier correspondant était sensiblement plus grand pour l’olivier que pour les céréales, d’autant que dans ce sol pauvre en eaux, les plants étaient particulièrement espacés. Mais le législateur athénien se fondait uniquement sur le revenu : or le métrète, comme le médimne, valait alors 1 drachme[5]. — Il est intéressant d’examiner pourquoi, au bout d’un siècle, la correspondance des valeurs du blé et de l’huile avait pu se maintenir.

La culture de l’olivier ayant gagné, on s’attendrait d’abord à constater une diminution de la valeur de l’huile en Attique vers 500 ; si le fait ne s’était pas produit, c’est qu’en même temps, l’huile attique avait devancé et dépassé, sur les marchés du dehors, celle des autres pays grecs. Hérodote exagère certainement lorsqu’il prétend que, vers 600, il n’y avait d’oliviers qu’en Attique : mais il est sûr que Solon, en interdisant l’exportation des produits du sol, avait fait une exception pour l’huile. Depuis, le mouvement avait continué : on le suit, en quelque sorte, à l’expansion croissante de la poterie attique. Les vases qui figurent dans nos musées servaient avant tout à contenir l’huile, et l’art avec lequel on les ornait n’était qu’un effort pour mettre le contenant à la hauteur du contenu[6]. Or, ceux d’entre eux qui datent de la fin du VIe siècle et du début du Ve siècle se rencontrent déjà jusque dans la lointaine Etrurie, où les portaient les vaisseaux d’Egine ou de Corinthe. Quand Athènes aura un commerce national étendu, le prix de l’huile s’élèvera plus rapidement encore.


On sera frappé de ce fait que le législateur athénien n’ait pas tenu compte, dans son recensement, des capitaux mobiliers, de l’argent.

La monnaie circulait à Athènes dès le temps de Solon, mais elle y était fort rare, puisque l’hectolitre de blé n’y coûtait que 2 drachmes (1 fr. 86). Le faible commerce qu’Athènes entretenait avec les pays environnans n’y apporta pas beaucoup d’argent au VIe siècle : dans les décrets de l’époque des guerres médiques, le taux des amendes nous paraît encore dérisoire. Les familles athéniennes qui apparaissent alors en possession de grands trésors devaient cette richesse à des circonstances tout exceptionnelles. D’autre part, Hérodote signale, à l’occasion de l’invasion perse (480), un détail significatif : lors de l’évacuation de la ville, il resta sur l’Acropole nombre de pauvres diables, qui n’avaient pas de quoi faire le voyage de Salamine et subsister jusqu’à la fin de la crise.

On s’étonne de cette pénurie de la société attique, quand on songe que les mines du Laurion avaient été connues déjà des Phéniciens. Mais, pendant la période qui suivit ces temps reculés, il semble que les anciens filons fussent épuisés, et qu’on n’en trouvât pas de nouveaux : en 483 seulement, on découvrit à Maronée (Camaréza) des gisemens bien plus riches que tous ceux qui avaient été connus jusque-là. Athènes avait trouvé son principal article d’exportation. Quelques années après la découverte, les « chouettes » attiques étaient déjà répandues dans l’Orient : on en a retrouvé au mont Athos, et, chose curieuse, jusque sur les bords de la Vistule.

L’argent avait donc été rare jusque-là, mais surtout, il n’était pas considéré comme une source régulière de revenus. Les fruits de la terre restèrent, jusqu’au temps de Périclès, le seul revenu régulier, celui sur lequel reposait toute maison bien tenue. Voici par exemple comment Périclès lui-même, d’après Plutarque, administrait sa fortune, qui était assez grande :

« Il avait assuré son revenu par le mode d’économie domestique qui lui paraissait le plus simple et le plus sûr : c’était de faire vendre en masse toute sa récolte de tannée et ensuite d’acheter au marché toutes les denrées nécessaires, et de régler ainsi, sur son avoir, son intérieur et sa dépense de chaque jour. »

Comme lui, ses concitoyens, dans l’ensemble, devaient rester fidèles à leurs habitudes campagnardes jusqu’en 431.

La manière de voir d’Hérodote, qui était d’une génération postérieure aux guerres médiques, n’est pas moins caractéristique. Qu’on écoute par exemple les paroles qu’il prête à Solon, philosophant devant les trésors de Crésus :

« Un homme qui a de grands trésors n’a guère que deux avantages sur un modeste propriétaire, déclare-t-il : il peut satisfaire certains caprices, — et il est en état de résister à de grandes et subites catastrophes… »

Manifestement, l’or et l’argent sont pour Hérodote un appoint qui peut être précieux par aventure, mais ils ne sauraient servir de base solide à l’économie d’une famille.

Qu’on prenne encore chez lui, entre autres, l’histoire du Lydien Pythios. Ce Pythios avait reçu, à Célènes, le roi Xerxès et son armée, qui partaient pour la Grèce (480) ; il avait annoncé qu’il fournirait des subsides au Roi :

« Xerxès, étonné, demanda à Pythios à combien s’élevait sa richesse. « Roi, dit celui-ci, je ne te cacherai rien ni ne feindrai de ne pas connaître ma fortune ; je la connais, et vais te la dire exactement. Dès que j’ai su que tu allais descendre vers la mer de Grèce, voulant t’aider dans cette guerre, j’ai fait le compte de mes trésors, et j’ai trouvé, on argent, 2000 talens, et, en or, 4 millions de dariques, à 7 000 près. Je te donne tout cela : pour moi, mes esclaves et mes terres me suffisent. »

Il est possible que les chiffres soient exagérés : on voit en tout cas comment cet or, cet argent, dorment dans les coffres de Pythios, sans qu’il songe à faire travailler tant de capitaux. S’il en était ainsi en Lydie, pays de transit, où avait été inventée lai monnaie, on ne sera pas surpris qu’il en fût de même à Athènes[7].

Lors de l’apparition de la monnaie, les premiers capitalistes qu’eût connus Athènes avaient avancé de l’argent aux propriétaires et aux tenanciers du sol, et l’Attique avait traversé, dès cette époque, une crise de dettes. Mais Solon, non content d’effacer en partie les créances actuelles, avait aboli définitivement la sanction redoutable de l’esclavage pour dettes. Sous Pisistrate, l’Etat seul avait des garanties suffisantes pour avancer de l’argent aux cultivateurs. Le paysan de l’Attique est resté préservé du fléau de l’usure. Or, il n’existait pas, d’autre part, de grandes entreprises commerciales ou industrielles faisant un appel constant aux capitaux.

On peut presque dire qu’au VIe siècle le commerce national n’existait pas. Sans doute, Athènes avait eu de bonne heure quelques marchands : Solon en est un illustre exemple. Mais, depuis le temps du sage, rien n’avait changé, et le vieux port de Phalère était encore le seul de la contrée. Une flotte d’une cinquantaine de barques à 30 ou à 50 rames suffisait toujours à un des plus étendus parmi les Etats grecs. La mer n’a été révélée aux Athéniens que très tard — quelque peine que les générations futures, anciennes et modernes, aient eue à accepter cette idée.

C’étaient les vaisseaux éginètes ou corinthiens qui emportaient au loin les produits de l’Attique. L’activité d’Egine est la contre-partie de la longue torpeur commerciale d’Athènes. Egine a été, pendant tout le VIe siècle, un des principaux foyers du commerce de la mer Egée. Vers 500, elle était à l’apogée de sa fortune. C’est alors que s’y élevaient les temples dont nous admirons les débris, — alors que Pindare célébrait « les chevaux de ses bourgeois. » Or, Egine est à deux heures du Pirée : de l’Acropole, on voit l’île se dessiner, avec une netteté parfaite, sur la côte de l’Argolide. Pour que les vaisseaux venant d’Orient prissent le chemin d’Athènes, il fallait de toute nécessité qu’ils désapprissent d’abord celui de la ville des Eacides. C’est précisément dans la lutte contre Egine (487-47) qu’Athènes devait jeter les premières bases de sa prospérité maritime.

Quant aux industries, la principale était la poterie : et nous voyons, par les peintures de vases, combien les ateliers de potiers étaient modestes. Dans d’autres branches, par exemple dans la fabrication des armes, il semble que certains artisans arrivassent déjà à une large aisance, comme Sophillos de Colone, le père de Sophocle, qui put faire donner à son fils l’éducation « musicale » au sens grec du mot la plus complète. Mais pour satisfaire les exigences des habitans de l’Attique, il n’y avait encore nul besoin de ces grandes fabriques où plus tard des spéculateurs entasseront les esclaves, comptant se dédommager du prix d’achat et de l’apprentissage par la production en masse et à bon marché.


II

Telle était la société, encore profondément enracinée, que vint secouer jusque dans ses fondemens la crise mondiale des guerres médiques. En 480, l’Attique est envahie une première fois, un pays grand comme un de nos départemens est évacué en quelques jours, une population de 100 à 150 000 âmes forcée de fuir. Le retour offensif des Perses en 479 est plus destructeur encore que la première invasion. Le Barbare repoussé, Athènes se trouve en possession d’une flotte pour laquelle il faut improviser un grand port militaire. Puis, la ligue de Délos est fondée en 478-477 entre les villes de l’Archipel, et Athènes va avoir à soutenir, avec sa marine nouvelle, la guerre de représailles contre la monarchie perse.

Tous ces événemens ont eu sur la société attique des répercussions multiples, directes ou indirectes, qui en ont, au bout d’une génération, changé complètement la physionomie.

Tout d’abord, en revenant dans ses foyers, le propriétaire athénien trouva son champ ravagé. Pour la terre à blé, le mal n’était pas grave : ce n’était que deux récoltes perdues. Mais nous avons dit quelle extension avait déjà prise la culture de l’olivier : or, les arbres avaient été abattus, dans la Mésogée, dans la plaine du Céphise, dans la plaine thriasique, — partout. Il allait falloir quarante ans pour reconstituer en entier les plants ; le dommage était à peine réparé quand commença la guerre du Péloponnèse. La crise fut pénible pour des hommes dont la terre avait été jusque-là l’unique richesse, et elle n’eût pas été surmontée sans les débouchés nouveaux que l’essor du commerce national ouvrit bientôt aux meilleurs produits de l’Attique.

Le mal fut plus que compensé par ailleurs. Nous avons déjà fait allusion à la découverte des riches gisemens d’argent de Maronée (Camaréza). L’exploitation, momentanément troublée par l’invasion, reprit ensuite pour ne plus discontinuer. Or, la fondation de la ligue assura un débouché unique aux richesses tirées du sous-sol de l’Attique.

Les villes confédérées avaient à verser chaque année un tribut de 400 talens, et, comme ce tribut était destiné à solder les matelots, qui exigeaient des espèces ayant cours partout, l’autorité fédérale insista dès le début pour que le tribut fût acquitté en chouettes attiques. Dix ou quinze ans après la fondation de la ligue, les monnayages locaux, si nombreux dans l’Archipel au VIe siècle, avaient été en grande partie découragés, et la monnaie attique circulait partout. C’est à ce moment que le type de la tête d’Athèna, pour ne pas déconcerter la clientèle, devenue innombrable, des ateliers attiques, fut fixé dans un archaïsme voulu. On sait que les figures. des tétradrachmes d’Athènes, avec l’œil rond, le sourire stéréotypé, et tous les traits de l’art ancien, contrastent avec les monnaies contemporaines de Syracuse, non moins qu’avec la sculpture attique du siècle de Phidias. Ce fait constitue dans l’histoire de l’art une anomalie analogue à celle que présentent les monnaies d’Egine du siècle précédent, d’une grossièreté si déconcertante au premier abord : il s’explique par les mêmes raisons économiques.


Mais c’est l’essor du commerce maritime qui fournit à cet argent des placemens rémunérateurs.

Le commerce national d’Athènes ne put vraiment se développer qu’après la chute d’Egine (457-456), « la paille dans l’œil du Pirée. » L’emplacement du nouveau port d’Athènes, choisi depuis longtemps par Thémistocle, avait été entouré d’une enceinte dès le lendemain des guerres médiques, et le port militaire installé tout de suite (bien que l’aménagement définitif des docks ne date que de 450). Hippodamos de Milet avait même tracé dès ce moment, pour la ville future, le plan régulier qui formait un contraste si tranché avec les ruelles tortueuses de la ville haute. Mais il fallut du temps pour que le cadre ainsi tracé se remplît. En 453 pourtant, le mouvement commercial du port était assez grand pour justifier la création d’un tribunal maritime spécial. Puis, sous l’administration de Périclès, le Pirée devint un des grands marchés du monde grec. A la fin du Ve siècle, la douane y accusait un mouvement annuel de 2 000 talens (12 000 000 de francs), alors que tous les autres ports de l’Archipel ne faisaient ensemble que 30 à 40 000 talens (200 000 000 de francs).

C’est qu’à cette époque la « paix athénienne » avait transformé complètement la mer Egée, en mettant un terme à la piraterie. Les récits d’Hérodote montrent l’Archipel, au XVe siècle, fourmillant de pirates ; Athènes avait pris, dès son entrée en scène, des mesures énergiques pour faire cesser ces maux, avait nettoyé Skyros, Karystos, etc. Par la suite, sa vigilance ne se relâcha pas : sous Périclès, soixante trières faisaient tous les ans, régulièrement, la police de l’Archipel. La piraterie, qui est encore un fait constant, courant, dans les récits d’Hérodote, apparaît déjà à Thucydide comme un indice de temps barbares et comme un fait criminel. Pendant soixante-trois ans (475-412), la mer Egée a connu la tranquillité et des relations maritimes régulières : lorsque les Athéniens, à la veille d’appareiller pour la Sicile, voulurent empêcher les bâtimens de commerce de prévenir trop tôt l’ennemi visé, ils mirent l’embargo d’un seul coup sur 100 vaisseaux.

Les risques de la navigation restaient gros, même ainsi, et l’on prêtait couramment à 20 ou 30 pour 100 sur les cargaisons de navire.

Ce commerce donna satisfaction au besoin sans cesse croissant de matières premières. La population ne se contenta bientôt plus du blé qui venait d’Eubée par Oropos et Décélie ; il fallut lui apporter celui d’outre-mer, d’Egypte et surtout du Pont : la grande halle au blé, au Pirée, fut une des créations les plus remarquées de Périclès. Le bois aussi, bois de Macédoine ou de Thrace, arriva en plus grande abondance, à mesure que les montagnes d’Attique se dénudèrent, et que la marine se développa. D’une manière générale, on put écrire, vers 420, que tout ce que la Sicile, l’Italie, Cypre, l’Egypte, la Lydie, le Pont, le Péloponnèse, produisaient d’agréable, se retrouvait dans les bazars d’Athènes.


L’Attique ne se contenta pas longtemps de donner en échange de l’huile, des poteries et de l’argent. Bientôt y naquit une industrie qui travailla en grand, et pour l’exportation.

Certaines industries restèrent fidèles aux anciens procédés : par exemple, la poterie, qui vivait de sa renommée, maintenant universelle, de soin el d’élégance raffinée. Mais dans d’autres branches, où le travail soigné n’était pas nécessaire, où l’on pouvait produire en gros, et vendre de la pacotille, la production en masse, la production par des bandes d’esclaves, commença. Le premier exemple que nous connaissions est celui de ce Képhalos qui vint s’établir au Pirée vers 435. Trente ans plus tard, quand les sbires des Trente pénétrèrent chez ses fils, ils y trouvèrent 120 esclaves occupés à fabriquer des boucliers. Il y avait 700 boucliers en magasin, de l’or, de l’argent, de l’airain en grande quantité. La fabrique de Képhalos était considérable, mais non pas exceptionnelle.

Ce genre de placement était rémunérateur, mais aléatoire : les esclaves ainsi employés, beaucoup plus malheureux que les esclaves domestiques ou les valets de ferme, s’échappaient en foule, %par exemple en cas de guerre. Quand les Spartiates occuperont Décélie, il en fuira, en dix ans, jusqu’à 20 000.

Or, pour acheter ces bandes d’esclaves, il fallait des avances de fonds. Nous voyons, dans Lysias, un Athénien, Eschine le Socratique, emprunter pour monter une simple fabrique de parfumerie, — qui ne devait pas exiger une main-d’œuvre énorme : « Je n’aurais jamais cru, s’écrie le prêteur trompé, qu’Eschine eût eu le front de paraître en justice pour soutenir un procès aussi peu honnête !… Ayant emprunté aux banquiers Sosime et Aristogiton… il vient me trouver et me prie de ne pas permettre qu’il se ruine en laissant accumuler les intérêts. J’ai dessein, dit-il, de m’établir fabricant de parfums, mais les fonds me manquent. Je m’engage à vous servir un intérêt de 9 oboles par mine[8]. Je me laissai déterminer par ce discours, dans l’idée qu’Eschine étant disciple de Socrate, et ayant coutume de faire de longues et magnifiques dissertations sur la vertu et la justice, il ne se permettrait jamais de tenir la conduite la moins scrupuleuse… »

L’intérêt offert au prêteur dans cette affaire est de 18 pour 100 : mais il faut remarquer que le fait est4 postérieur à l’époque de Périclès, et appartient à un moment de grande détresse.


Ainsi, quarante ans seulement après les guerres médiques, non seulement les capitaux mobiliers abondaient à Athènes, mais encore, fait plus important, les Athéniens avaient appris à les faire travailler, à les rendre productifs. « Seuls, disait Périclès en 431, nous nous servons de nos richesses, non pour briller mais pour agir. » Cependant on sent, à certains indices, que la circulation n’est pas encore régulièrement établie. On confie volontiers son argent à un parent, à un ami mieux informé : c’est ainsi que Socrate avait confié sa petite fortune à Cri ton qui la faisait valoir. Déjà pourtant le rôle des intermédiaires entre capitalistes et entrepreneurs grandissait. La première banque dont on nous parle est celle d’Antisthène et d’Archestrate (vers 435-404), au Pirée, — celle même dont la direction passa ensuite à Pasion.

Le banquier devint un personnage plus nécessaire à mesure que, par suite de la situation impériale d’Athènes, les placemens au dehors se multiplièrent. On nous atteste cependant qu’au temps de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens qui avaient prêté au dehors étaient forcés à des déplacemens fréquens pour surveiller leurs intérêts. Évidemment, la circulation n’était pas, au Ve siècle, des plus régulières. Ces placemens étaient souvent garantis par des hypothèques. C’est ainsi que Diodote a, vers 412, 2 000 drachmes placées dans la Chersonèse de Thrace : on lui envoie tous les ans l’intérêt en blé, et l’intérêt doit être élevé, car, quand il meurt, on compte sur ces envois de blé pour nourrir ses deux enfans. Il est vrai que nous sommes en un temps où un homme fait peut vivre avec une demi-drachme par jour.

Pour que ces hypothèques fussent sûres, il fallait que l’Athénien pût acquérir de la terre dans l’étendue de l’empire. Or, on sait que l’acquisition de terres par des étrangers était tout à fait contraire aux coutumes grecques. Il avait fallu, pour la rendre possible, des conventions spéciales, plus ou moins extorquées aux villes alliées. Ce fut, avec les clérouchies dont nous reparlerons, un des mauvais souvenirs que laissa la domination attique.

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’au temps de la guerre du Péloponnèse, une grande partie des capitaux athéniens étaient placés dans les îles. Le placement devait être avantageux, car à Délos, en 434-433, dans des conditions de sécurité exceptionnelles, le taux de capitalisation de la terre était de 8 pour 100, et l’intérêt de l’argent de 10 p. 100. Ces créances n’étaient garanties que par la puissance d’Athènes, en particulier par l’obligation pour les alliés, de venir plaider devant les tribunaux athéniens : elles furent anéanties par la guerre du Péloponnèse. Mais, quand la crise de réaction anti-athénienne sera passée Athènes retrouvera sa place comme bourse du monde méditerranéen : la maison de Pasion, au début du IVe siècle, sera la première de la Grèce.


III

Nous avons dit à quel point la plupart des grandes fortunes de l’Attique reposaient encore, en 480, sur la propriété foncière. Comme en outre c’étaient les propriétaires les plus riches et les plus hardis qui avaient, en général, fait la plus large part aux nouvelles cultures, la destruction des oliviers les atteignit avant tous. Certains incidens nous font deviner quelles catastrophes particulières ont été cachées par la gloire nationale. Voici ce qui se passait au camp athénien ù, la veille de la bataille de Platées (479), quelques jours avant l’action décisive.

« Toute la Grèce était dans l’attente, et le sort d’Athènes, en particulier, allait se décider, lorsque des hommes appartenant aux familles les plus connues et les plus riches de la ville, ruinés par la guerre et voyant, avec leur fortune, leur pouvoir et leur crédit leur échapper pour passer en d’autres mains, se réunirent dans une maison de Platées et s’entendirent pour renverser la Constitution, ou, si le coup manquait, pour mettre le trouble partout et passer aux Barbares. Cela se tramait dans le camp, et beaucoup d’hommes étaient déjà affiliés à la conjuration, lorsqu’Aristide (qui commandait en chef) fut averti : très inquiet, il pensa qu’il ne pouvait ni fermer les yeux, ni tout révéler, car il ne savait pas combien de gens seraient compromis, si on laissait libre cours à la justice. Il ne fit arrêter que 8 hommes : encore deux d’entre eux, sur qui pesaient les plus lourdes charges, Eschine de Lamptres et Agésias d’Acharnés, purent-ils s’échapper. Aristide relâcha les autres, pour rassurer ceux de leurs complices qui croyaient n’être pas encore découverts, et leur donner le temps de se repentir. « Le « champ de bataille, déclara-t-il, sera un grand tribunal où ils « pourront se laver de toutes les accusations, et prouver leur « loyalisme. »

On ne s’étonne pas qu’après avoir vu de près de tels désespoirs, Aristide, aussitôt après la victoire, ait fait voter des mesures permettant aux familles déchues économiquement de garder dans la cité l’autorité politique que la plupart d’entre elles avaient justifiée d’une manière si éclatante à l’heure du péril : l’archontat devint accessible aux chevaliers, d’autres magistratures aux zeugites.

Aristide comprenait d’autant mieux l’état d’âme de ces vieilles familles rurales qu’il fut lui-même le plus illustre exemple du pentacosiomédimne ruiné. Il avait ses terres au Phalère, il avait été archonte en 489, il avait joui d’une aisance suffisante pour défrayer comme chorège des représentations dramatiques. Après 480, ayant dédaigné les moyens les plus admis de réparer les brèches faites à sa fortune, il vécut dans la gêne ; quand il mourut vers 467, il fallut célébrer ses funérailles aux frais du public. Ses filles reçurent de l’État 3 000 drachmes pour leur dot ; son fils Lysimachos fut tiré de la misère par un décret d’Alcibiade (le grand-père du grand Alcibiade), qui lui accorda une dizaine d’hectares. Il faut croire qu’en dépit de telles libéralités, cette famille ne se releva jamais, car Démétrius de Phalère (vers 310) connut un descendant d’Aristide qui gagnait sa vie en interprétant des songes ! La richesse primitive d’Aristide et sa déchéance subite ont été plus tard l’objet de longues discussions entre les érudits de basse époque, qui ne se rendaient plus compte des graves conséquences de l’invasion médique.

L’exemple du « Juste » fut peu suivi. C’est l’appauvrissement de tant de vieilles familles de pentacosiomédimnes qui explique les bruits fâcheux auxquels donna matière la gestion financière de l’Aréopage, composé en grande partie d’archontes sortis de cette classe. Ce corps était le seul qui eût conservé encore une autorité suffisante pour modérer dans une certaine mesure le pouvoir de l’assemblée populaire et de ses favoris momentanés ; mais le pouvoir constituait maintenant pour les aréopagites une tentation à laquelle tous ne résistèrent pas. En tout cas, c’est par des attaques contre la probité de ses membres qu’Ephialtès prépara la révolution pacifique qui, en 462-461, dépouilla ce corps antique de ses attributions politiques.

Ce que nous venons de dire des pentacosiomédimnes est vrai aussi de la seconde classe, et la décadence de tant de familles, dont beaucoup se rattachaient aux plus anciens Eupatrides, a rapproché sensiblement celles qui étaient le moins oublieuses de leurs racines rurales des simples zeugites qui s’étaient maintenus ou enrichis. Des alliances se contractaient, dont les Georges Dandin du temps, paraît-il, ne se félicitaient pas toujours. Témoin ce personnage des Nuées (423), qui nous fait en ces termes ses confidences :

« Streps. — Que n’a-t-elle d’abord honteusement péri ! la faiseuse de mariages qui me rendit si vain que d’épouser ta mère. J’avais une vie de paysan charmante, toute à l’abandon, envahie par la mousse, oubliée du balai, où foisonnaient les abeilles, les brebis, le marc d’olive. Et voilà que j’épouse la nièce de Mégaclès, fils de Mégaclès, moi paysan, — une demoiselle imposante, façonnière, tout le portrait de la grande Césyra. Le jour de la noce, à table, à côté d’elle, « je sentais les cuves, les claies à « fromage, la laine, » — la richesse ! Elle, c’étaient les parfums, les robes de safran, le gaspillage, la gourmandise !…

« Plus tard, quand ce fils nous fut né, à mon excellente femme et à moi, c’est sur le nom qu’alors on se querella. Elle y voulait de l’hippique, Xanthippe, Chaenippe, Callippide. Moi, du nom de son grand-père, je proposais Phidonide. La querelle dura longtemps : un beau jour nous nous mîmes d’accord, et on l’appela Phidippide. Ah ! ce fils ! la mère le prenait et le câlinait : « Quand tu seras grand, lui disait-elle, et que je te verrai sur « ton char, rentrant dans la ville, comme Mégaclès, dans un manteau de pourpre ! » Et moi, je reprenais : « Ah ! plutôt, quand « tu rentreras les chèvres, en dégringolant les rochers, comme « faisait ton grand-père, avec sa peau de bique ! » Mais de mes sermons il n’avait cure, et entre les mains du Phidippide mes pauvres écus ont pris le galop…[9]. »


Les conséquences directes et indirectes des grands événemens de 480-477 ont compensé par ailleurs, et bien au-delà, cet appauvrissement. Les familles anciennes qui ont su profiter des circonstances nouvelles se sont maintenues, et bien d’autres se sont élevées. Avant tout, la guerre médique même, le prestige que venait d’acquérir l’Etat athénien, fournirent plus d’une occasion favorable à ceux qui étaient encore chargés de sa direction, et la plupart d’entre eux n’étaient pas gens à n’en pas profiter. C’est ainsi que Thémistocle, dont la fortune, lors de son entrée aux affaires, n’était que de quelques talens, finit par en posséder 80 : il est vrai qu’il laissa une réputation détestable. Mais il n’était aucunement besoin de sortir des procédés les plus admis pour s’enrichir à cette époque. Si les hautes fonctions militaires étaient honorifiques dans les armées nationales du temps, les stratèges, taxiarques, hipparques, triérarques, recevaient une large part du butin. Et les proxènes qui se chargeaient de représenter les villes d’Ionie ou de Grèce dans la puissante métropole de la ligue nouvelle étaient bien rémunérés. C’est ainsi que Cimon, qui conduisit la plupart des expéditions contre les Barbares, y trouva le moyen, non seulement de rendre à sa famille le rang qu’elle avait perdu par l’énorme amende infligée à son père, mais d’édifier une fortune considérable et d’étonner Athènes par sa munificence. Il est probable que la masse, là comme partout, s’est exagéré souvent les profits des grands, mais il est certain que les dépouilles laissées sur tant de champs de bataille, les rançons de tant de captifs appartenant aux grandes maisons de Lydie, de Phrygie ou de Perse, les services rendus à tant de cités, ont fait la fortune de plus d’un Athénien.

Une source de richesse plus abondante encore, et surtout plus régulière, fut le Laurion. Nous avons dit l’expansion rapide donnée au monnayage athénien par la fondation de la ligue. Il faut ajouter que les capitaux placés dans les mines se multipliaient vite, grâce à l’emploi de la main-d’œuvre servile.

L’esclave ne coûtait alors que 200 drachmes, quand il n’avait pas besoin d’un apprentissage technique difficile, et c’était le cas pour le travail des mines. Quand le filon était riche, on gagnait une obole par jour, soit 30 pour 100. Nicias, fils de Nikératos, qui devait sa fortune aux mines, louait à un entrepreneur, Sosias de Thrace, 1 000 esclaves produisant, tous frais faits, 150 drachmes environ par jour. Hipponikos eut 600 esclaves, produisant 100 drachmes par jour ; Philémonide, 300 esclaves rapportant 50 drachmes, etc.

La plupart des fortunes qui se sont édifiées alors à Athènes ont eu le Laurion pour origine. Et plus d’un, grâce à quelque coup de pioche heureux, a brûlé les « étapes, » comme cet Anthémion dont la statue, placée sur l’Acropole, rappelait encore au temps d’Aristote qu’il était


Passé du rang du thète au rang de chevalier.


A partir du moment où le commerce maritime prit son essor (vers 453), on vit naître aussi de rapides fortunes commerciales Le Diodote, que nous avons déjà rencontré, avait acquis ses richesses par ce moyen : à sa mort (410), il avait une fortune de 30 000 drachmes, plus 42 000 autres placées sur des vaisseaux. Dès le temps de Solon, le commerce lointain était considéré avec honneur dans une société encore très aristocratique : nul doute qu’au Ve siècle un homme comme ce Diodote n’occupât socialement une place correspondant à son opulence.

Il n’en était pas tout à fait de même pour l’industrie, et cela tient à ce que la grande industrie ne commença guère à se développer qu’au temps de Périclès. Jusque-là, les industriels n’étaient que des artisans, et l’ascension de leurs familles assez lente : le fils de Sophillos, il est vrai, a été reçu de plain-pied parmi les grands, — mais il s’appelait Sophocle. En revanche, Cléon, le corroyeur, eut encore, vers 440, à souffrir certaines rebuffades, qui, dit-on, le jetèrent dans la carrière démagogique. Ce n’est qu’au IVe siècle qu’on a cessé de s’étonner de voir un fabricant, comme Démosthène, à la tête de la cité.

L’esprit des deux premières classes a été profondément altéré par l’afflux de ces élémens nouveaux. Ils ont préparé en deux générations le riche de fraîche date, s’offrant le gouvernement comme couronnement de son opulence récente, et bien plus souple à la démocratie. Nicias en était le type vers 431. La crainte des chantages, à en croire les poètes comiques, fut toujours le mobile principal de ce successeur de Périclès. Sa richesse, dit joliment Plutarque, était un revenu assuré pour les drôles. Il finit par ne plus sortir, de crainte des mauvaises rencontres : il ne soupait avec aucun de ses concitoyens, il fuyait toutes les conversations. Lorsqu’il était archonte, il restait au palais jusqu’à la nuit : il arrivait le premier au Conseil, et n’en sortait que le dernier. Mais, n’avait-il rien à faire pour la République, il se renfermait dans sa maison. Il avait alors des amis placés à sa porte, exprès pour dire qu’il se tuait au service de l’État : un certain Hiéron était tout spécialement dressé à cet office. Nicias mérita ainsi la bienveillance fidèle de la masse, et fut réélu indéfiniment à des fonctions qu’il était incapable d’exercer.


IV

Le zeugite avait traversé, lui aussi, une dure période au lendemain de l’invasion, et Cimon gagna une grande popularité en ouvrant à ses voisins appauvris son domaine du dème des Lakiades, dans la plaine du Céphise. De plus, le service militaire pesait durement depuis que les expéditions étaient continuelles et lointaines : sur les stèles funéraires du Céramique, on eut à inscrire, une année, jusqu’à 177 noms d’une seule des dix tribus ! Il n’est pas douteux qu’un sourd mécontentement, conséquence de difficultés multiples, ne courut dans les vieilles familles de zeugites ; lors de la chute de l’Aréopage (vers 460), Eschyle lui donna libre cours dans une protestation qui a traversé les siècles : l’Orestie.

Au reste, cette classe de la population athénienne, où se recrutait l’infanterie nationale, s’étendait constamment, par une conséquence naturelle de la diminution de valeur de l’argent. Au début du Ve siècle, elle se composait encore des citoyens ayant réellement un revenu équivalant à 100 hectolitres. Mais, à partir de 483, année où la production du Laurion commença à jeter l’argent en masse sur le marché, les 200 drachmes qui définissaient la classe cessèrent de plus en plus de correspondre à cette valeur initiale. La milice nationale engloba désormais des propriétaires très modestes, et qu’on n’eût pu faire servir sans la solde, instituée à cette époque. En revanche, elle fit ainsi l’acquisition des rudes charbonniers d’Acharnés, qui gagnaient leur vie dans les bois du Parnès, et dont Aristophane devait illustrer les fils.

Le petit cultivateur attique s’est maintenu grâce ù son adaptation aux nécessités nouvelles. Il a délaissé peu à peu la culture du blé, découragée par l’importation croissante de blé étranger : au IVe siècle il ne produisait plus que 400 000 médimnes, tandis que la quantité d’orge importée atteignait parfois le quadruple de ce total. Il s’est tourné de plus en plus vers les cultures dont on vendait au loin les produits : l’huile d’abord, dont les Grecs faisaient, dans l’alimentation, dans l’éclairage, dans les jeux, une si prodigieuse consommation (l’huile attique atteignit le prix de 17 drachmes), — puis le miel de l’Hymette, les figues, etc.

La classe est restée longtemps rurale dans son ensemble : en 451, on lui rendit les juges des dèmes, qui dispensaient le paysan de venir plaider en ville. Pendant longtemps encore, les habitans de la campagne d’Attique ne vinrent guère en ville qu’aux Dionysies, pour entendre leurs poètes favoris bafouer ces politiciens auxquels leur indifférence a pourtant laissé toujours le pouvoir[10].

L’institution de 451 atteste pourtant la préoccupation de parer à l’envahissement de la ville. Déjà plus d’un zeugite habitait Athènes ou le Pirée comme artisan ou boutiquier : des types comme celui du père de Sophocle se sont multipliés dans la période qui suivit les guerres médiques. Le père dont Socrate naquit vers 469 faisait des images de sainteté, et sa mère était sage-femme : lui-même a pratiqué d’abord le métier paternel, et il est arrivé à joindre à sa terre patrimoniale le petit capital qu’il confiait à Criton.

En 431, Athènes pouvait mettre en ligne plus de 25 000 hoplites, — mais en comptant ses clérouques.

Déjà dans la période précédente, les gouvernans d’Athènes s’étaient occupés de pourvoir à l’accumulation du prolétariat en envoyant au loin des colonies. Ces colonies portaient le nom spécial de clérouchies ; à la différence du colon des autres Etals grecs, le clérouque d’Athènes gardait son rang dans la cité.

La crise qui pesa sur la population rurale de l’Attique au lendemain même de l’invasion rendit plus nécessaire que jamais le recours aux clérouchies, en même temps que la force nouvelle d’Athènes en facilitait l’établissement. C’est surtout le gouvernement démocratique issu delà révolution de 462-1 qui, sous l’influence grandissante de Périclès, chercha à donner satisfaction au besoin de terres. Seulement, par une conséquence naturelle de l’extension qu’avait prise la classe des zeugites, on ne prit plus uniquement les colons parmi les thètes : la charte d’une de ces colonies, que nous avons conservée, l’atteste formellement, et sous une forme significative. Un décret avait réglé toutes les conditions de recrutement, et le mode d’envoi, de la colonie. Phantoclès y fait ajouter d’urgence un amendement spécial, portant que les colons seront pris « parmi les zeugites et parmi les thètes. »

Mais, que les colons fussent tirés au sort parmi les paysans les plus pauvres de l’Attique ou parmi les prolétaires, le but était toujours d’en faire des cultivateurs aisés. Les terres occupées, Lemnos et Imbros, la Chersonèse, Naxos, Andros, la Thrace, étaient toutes plus productives en blé que le sol attique ; Elles avaient souvent des produits recherchés : les vins dans les îles, le bois en Thrace. Les lots distribués fournissaient aisément les 200 drachmes jugées nécessaires. On pouvait donc exiger que le colon résidât, fît souche sur son nouveau domaine. Comme les clérouques étaient astreints au service d’hoplites, cinquante ans après les guerres médiques, Athènes eut plus de 6 000 fantassins en garnison sur différens points de l’Archipel.

Le système athénien a consisté, en somme, à tirer de la population nationale les élémens d’une nouvelle classe de propriétaires fonciers, établie au milieu de populations dépossédées en partie ou en totalité, — au lieu de chercher à absorber dans la cité dirigeante tes élémens conservateurs des nations soumises, comme fit Rome. Le système parut naturel tant qu’il fut appliqué à des populations barbares ; mais rien n’a soulevé davantage contre Athènes l’indignation générale que le spectacle répété de populations entières, de vieille souche hellénique et d’antique civilisation, brutalement déracinées de leurs domaines séculaires pour faire de la place à la plèbe attique.


V

Les événemens du commencement du siècle ont complètement transformé la quatrième classe des citoyens athéniens. L’effort fait en 480 et 479 est devenu permanent par suite de la fondation de la ligue : tous les ans, Cimon prenait la mer avec une centaine de trières, des milliers de rameurs. Dès lors, la population des districts côtiers ne suffisait plus pour le recrutement des flottes : les noms des districts de l’intérieur se lisent encore sur les bornes qui, au Pirée, indiquaient leur place aux matelots prêts à embarquer.

Dans l’intervalle des campagnes, ces hommes prenaient l’habitude de rester à la ville, et d’y chercher fortune. On préféra d’abord la ville haute, où la situation nouvelle d’Athènes multipliait les occasions favorables, où les riches, au milieu de la prospérité croissante, avaient la main large, et rendaient moins pénibles les débuts de la population nouvelle qui affluait. Cimon surtout fut la providence d’une multitude de pauvres hères ; peu après son ostracisme (461), un personnage de Kratinos soupirait ainsi dans les Archilogues :


Et moi je me flattais, moi Métrobios le greffier,
Que l’homme divin entre tous, le premier des Grecs,
Cimon enfin, me ferait une vieillesse dorée, à ses côtés.
Mais Cimon m’a laissé : il est parti avant moi.


Mais les immigrés restèrent de plus en plus an Pirée comme bateliers, ouvriers de constructions navales, etc. ; vers 453, le port commençait à être bien peuplé. C’étaient les élémens les plus actifs de la plèbe, ceux qui maintenant se sentaient nécessaires à la grandeur de la cité : toujours, réunis, prépondérans dans les assemblées populaires, leurs votes avaient fait la révolution de 462-461. Aussi, dès que commencèrent les luttes avec le Péloponnèse, la première préoccupation du pouvoir nouveau fut de relier la capitale avec les ports, où résidaient ses adhérens les plus sûrs : de là la construction des Longs-Murs.

On comprend mieux maintenant la portée de l’évolution dont nous avons parlé, et qui avait englobé peu à peu dans la classe des hoplites jusqu’aux plus modestes propriétaires fonciers. La classe des thètes ne comprit plus guère désormais que la population urbaine de la ville et du Pirée, qui avait absorbé en un quart de siècle l’ancien prolétariat agricole. C’est pour elle qu’allaient être entrepris les grands travaux du temps de Périclès et de Nicias, le Parthénon, les Propylées, l’Erechthéion. Par suite de l’abaissement du cens des hoplites et de l’envoi des clérouchies, la classe des thètes, insouciante à Athènes comme partout, qui n’épargnait guère et multipliait beaucoup, s’est maintenue à peu près au chiffre de l’époque précédente : une vingtaine de milliers d’adultes. Lorsqu’Athènes mettait en mer des flottes de 100 trières, sous Périclès, elle ne fournissait plus guère que les pilotes, les soldats de marine, et les rameurs du premier banc, ceux qui maniaient les plus longues rames, « le peuple des thranites, sauveur de la ville. » Le reste était recruté à prix d’argent parmi les métèques (étrangers domiciliés), les esclaves, mais surtout parmi les étrangers, et le Pirée devint ainsi un lieu de va-et-vient pour les populations maritimes de l’Archipel.

Aussi fallut-il prendre des mesures pour empocher un envahissement trop rapide de la dernière classe par les élémens venus du dehors.

Ces élémens, qui tenaient si peu de place dans la société attique du temps des « Marathonomaques, » s’étaient accrus incomparablement plus vite que la population indigène. On a calculé, d’après les listes de démotiques, que la répartition de la population entre les trois grandes circonscriptions (Ville, Intérieur, Côte,) vers 500, était à peu près celle-ci : un cinquième pour la Ville, deux cinquièmes pour l’Intérieur, deux cinquièmes pour la Côte, et il me semble, d’après le petit nombre des changemens apportés à la répartition des sièges sénatoriaux, que cette distribution n’ait pas varié au IVe siècle autant qu’on s’y attendrait. Or, elle serait invraisemblable si l’on ne songeait qu’il s’agit seulement, dans ces listes, du corps des citoyens. Athènes et le Pirée contenaient certainement plus d’un cinquième de la population totale, et le Pirée surtout comptait plus d’habitans que ne le donneraient à croire les listes de démotiques : mais c’était là que s’entassaient les métèques, dans les maisons de rapport, si nombreuses au temps de la guerre du Péloponnèse. De même, la Côte devait être plus peuplée que l’Intérieur, puisqu’elle comprenait, outre Éleusis, le district du Laurion, où le théâtre de Thorikos, par exemple, bâti à la fin du Ve siècle, pouvait contenir 5 000 spectateurs : mais dans ce district se pressaient les cabanes d’esclaves.

Le grand essor donné à l’immigration des métèques date de la construction du Pirée. Thémistocle, qui avait jeté les bases de la nouvelle ville, et la considérait comme son œuvre, avait fait supprimer temporairement, vers 475, le droit de résidence qu’ils avaient à acquitter.

Nous avons vu qu’au Ve siècle le cens était évalué en argent, et les métèques, qui n’avaient pas droit à la propriété du sol, purent être astreints ainsi au service d’hoplites : or, 3 000 eurent le cens de 200 drachmes, et la proportion des pauvres aux riches était bien plus forte dans cette classe que parmi les citoyens. À la fin du IVe siècle, Athènes comptait encore 10 000 métèques.

L’afflux des esclaves eut d’autres causes, mais fut plus considérable encore. Nous avons parlé du Laurion, puis de la naissance de l’industrie concentrée. Ces faits modifièrent profondément la société attique. Au temps des guerres médiques, elle occupait un rang intermédiaire entre des cités comme Égine, Corinthe, qui comptaient 60 000, 70 000 esclaves, — et le Péloponnèse, pays d’αὐτουργόι, de gens qui travaillaient eux-mêmes. Au temps de la guerre du Péloponnèse, des riches avaient jusqu’à 50 esclaves, de modestes propriétaires en avaient un ou deux. Au IVe siècle, Athènes a compté 150 000 esclaves. L’indice le plus certain de la multiplication du nombre des esclaves à Athènes est la diminution du prix de vente. D’une manière générale, l’argent, du VIe au IVe siècle, baissa de valeur dans la proportion de 5 à 1 à peu près. Or, au temps des guerres médiques, le prix courant de l’esclave semble avoir été de 200 drachmes. On s’attendrait donc à trouver par la suite des prix beaucoup plus élevés : c’est plutôt le contraire qui se produit. Dès la fin du Ve siècle, on trouve le prix de 150-160 drachmes, et au IVe siècle il en est de même. Il ne s’agit, bien entendu, que du prix de l’esclave ordinaire : nous trouvons des prix exceptionnels infiniment supérieurs.

Par suite de cet afflux, le nombre des alliances de métèques ou d’affranchis avec des citoyens, puis l’invasion dans la cité des enfans, nés de ces unions, augmentaient toujours. Pendant longtemps, on n’avait pas eu à s’inquiéter de ce mouvement ; on encouragea même la tendance : on sait que, vers 507, Clisthène avait laissé bien des affranchis pénétrer dans la cité. Mais vers 451, on commença à se préoccuper de cette situation : le gouvernement issu de la réforme de 462-461, par suite de la paix, se trouvait alors en présence de difficultés sérieuses, ayant à subvenir aux besoins de l’agglomération urbaine toujours croissante. On porta donc, sur la proposition de Périclès, une loi dite des bâtards qu’on eut la sagesse de laisser dormir quelque temps : mais en 444, au moment où allaient commencer les grands travaux, à l’occasion d’une disette et d’une distribution de blé, les titres de tous les pauvres qui se présentèrent furent rigoureusement vérifiés, et ceux qui s’étaient frauduleusement introduits dans la cité furent vendus au profit du Trésor.

La mesure n’avait pas pour but, et n’eut pas pour effet, de décourager l’immigration qui, précisément, à ce moment recevait un nouvel élan de l’essor décisif pris par l’industrie et le commerce. Mais elle visait très délibérément à arrêter l’invasion de cette population attique (dont Périclès rêvait de faire l’élite de la Grèce) par des élémens trop souvent équivoques, venus de tous les points de l’Archipel, et de plus loin encore.


VI

Une mesure de ce genre devait avoir de singulières répercussions sur les classes supérieures, car ce n’était pas seulement par en bas que, depuis longtemps déjà, les élémens étrangers s’introduisaient dans la cité. L’histoire de Périclès lui-même est la plus instructive. Avait-il oublié en portant sa loi, son union avec la Milésienne Aspasie, qui n’était pas reconnue par la loi attique ? Toujours est-il que, lorsque les enfans de sa femme répudiée, les seuls légitimes, lui eurent été enlevés, il dut demander au peuple une dérogation à sa propre loi en faveur des fils qu’il avait eus d’Aspasie.

Il faut, en effet, se garder de se représenter les métèques et les esclaves même comme occupant toujours un rang inférieur dans la société capitaliste de la deuxième moitié du Ve siècle.

Jusque-là, le métèque avait été un personnage modeste, parce que la propriété foncière jouait un rôle capital : il ne pouvait s’établir que s’il avait définitivement renoncé au pays natal, et, d’autre part, l’acquisition de terres dans sa patrie d’adoption lui était interdite. Avec le développement des capitaux mobiliers, beaucoup de métèques arrivèrent à une large aisance : nous avons dit que 3 000 possédaient, sous Périclès, le revenu de 200 drachmes nécessaire pour contribuer, comme hoplites, à la garde de la cité. D’aucuns même étaient opulens. Képhalos, venu d’Occident à Athènes vers 435, y réalisa une fortune énorme. Son fils Lysias, le fameux avocat, nous le présente en ces termes :

« Mon père Képhalos vint, sur les instances de Périclès, s’établir dans ce pays, où jamais, durant un séjour de trente ans, il ne nous arriva, pas plus à nous qu’à lui, d’être ni accusateurs, ni accusés. Mais nous y vécûmes, soumis à vos lois, sans faire d’injure à personne ni en recevoir de personne… »

C’est ce Képhalos qui laissa à ses fils la fabrique de boucliers plus tard mise à sac par les Trente.

La situation n’était pas la même pour les esclaves. La condition de ceux qu’on employait dans les mines, dans les fabriques, était fort dure, même à Athènes, et les chances d’amélioration de leur sort nulles pour eux, sauf l’espoir d’évasion. On réservait le travail des mines aux malfaiteurs ou aux barbares de Thrace et d’Asie ; même pour eux, la pitié publique exigeait certains ménagemens : par exemple, l’abatage des piliers de minerai qui empêchaient certains éboulemens meurtriers était défendu sous peine de mort. Quant aux artisans, il devenait difficile de les tenir lorsque l’ennemi était menaçant : les 20 000 esclaves qui s’échappèrent lors de la guerre de Décélie appartenaient pour la plupart à cette catégorie.

Mais ces 20 000 esclaves n’étaient qu’une minorité, et l’on voit que, même en une crise qui rendait facile la délivrance, la grande majorité restait fidèle au maître : c’étaient ceux qui vivaient avec lui, dans sa maison, à la campagne ou à la ville, aides de culture ou domestiques.

D’aucuns étaient plus heureux encore. Ils avaient une grande valeur et étaient employés à des taches délicates. Niciae possédait ainsi un intendant qui lui avait coûté 6 000 drachmes, et qui dirigeait toute son exploitation du Laurion. Des hommes pareils, qui réglaient l’activité et pourvoyaient à la subsistance de centaines de travailleurs, étaient ménagés, et le maître les admettait parfois à la participation aux bénéfices.

On finit par voir des esclaves faire figure de gens riches, au grand scandale des réactionnaires :

« Les esclaves, lit-on dans un pamphlet de 424, ne sont nulle part aussi insolens qu’à Athènes ; on ne peut les frapper ; un esclave ne se dérangera pas pour vous… Il arrive même (et l’on s’en étonne) que des esclaves vivent dans le luxe et mènent grand train ; c’est très naturel. Beaucoup de gens sont à la merci des esclaves qui négocient leurs affaires : ils sont donc obligés de leur laisser une grande liberté d’allures. Or, là où il y a des esclaves riches, il ne faut pas que mon esclave vous craigne. Vous voudriez que, comme à Lacédémone, mon esclave vous craignît. Mais si votre esclave me craignait, vous auriez à redouter qu’il ne me sacrifie les intérêts importans dont il a la garde, pour se garantir d’un risque personnel. Voilà pourquoi nous avons accordé cette égalité aux esclaves… »

La situation de tels esclaves aboutissait vite à l’affranchissement et dès lors les chances d’ascension devenaient les mêmes que pour les métèques. Mais on ne vit pas encore, dans la société contemporaine de Périclès, un affranchi devenir le premier banquier de la ville, comme le fut Pasion vers 400.

Nous espérons que les détails qui précèdent auront fait comprendre l’enrichissement de la société attique, de 480 à 431, mieux que ne le feraient des chiffres d’ensemble, toujours très délicats à comparer à des chiffres modernes. Mieux vaut, en terminant, appeler l’attention sur celui des symptômes de cet enrichissement qui intéresse le plus l’historien : nous voulons dire la manière, unique jusqu’alors, dont fut rémunéré à Athènes, dès le milieu du Ve siècle, le travail intellectuel.

Nous ne parlons pas des grands travaux de Périclès, œuvre de l’Etat ou plutôt de l’empire, non plus que du théâtre, qui était une institution officielle. Mais l’art, la science, trouvaient alors à Athènes un public plus large que nulle part ailleurs, sauf peut-être dans l’Amérique des Grecs, la Sicile. Au lieu que les maisons de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle, vers 480, étaient dépourvues de tout ornement, la maison d’Alcibiade, vers 415, était déjà remplie d’objets d’art de valeur, et ce luxe de bon aloi devait se développer au siècle suivant. L’exemple était suivi de loin par la grande majorité des habitans d’Athènes, à en juger par les figurines innombrables auxquelles on cherche, — bien inutilement, — une destination religieuse. Et surtout, il y avait désormais à Athènes ce que Milet seule, auparavant, avait peut-être connu au VIe siècle : un commerce de librairie. Dans la génération précédente, Pindare avait encore dû faire reproduire ses œuvres par son ami Enée, pour les quelques puissans personnages désireux de les posséder. Maintenant, à Athènes, malgré la cherté fréquente du papyrus, on trouvait dans les bazars de l’agora les œuvres d’Anaxagore pour 1 drachme. Un commerçant pouvait donc copier ou faire recopier à plusieurs exemplaires des livres de pure spéculation, anciens ou récens, venus d’Orient ou d’Occident, et compter qu’un bourgeois d’Alopèce passerait et les achèterait. Athènes seule pouvait offrir aux sophistes d’Ionie, aux rhéteurs d’Occident, un public aussi étendu et aussi averti que celui qui a critiqué Protagoras, et apprécié pour la première fois Hérodote.


E. CAVAIGNAC.

  1. Les anciens Athéniens ont toujours laissé reposer la terre à blé de deux années l’une au moins.
  2. Ces mesures appartiennent au système éginétique. Quand Athènes passa au système euboïque, les chiffres furent : 660, 66 ; 400 ; 200.
  3. Nous prenons blé dans le sens général. La céréale la plus répandue en Attique était l’orge : au IVe siècle, la proportion de l’orge au froment était de 10/1 à Salamine, il ne poussait que de l’orge.
  4. L’équipage d’une trière comprenait 200 hommes.
  5. Rappelons, une fois pour toutes, que le drachme valait un peu moins d’un franc, en poids. Le talent valait 6 000 drachmes.
  6. Voyez sur ce sujet Pottier, Rev. Archéol. 1904, I, p. 48.
  7. Notons qu’Hérodote appartenait à une grande famille d’Halicarnasse, et avait eu un patrimoine important à administrer.
  8. L’obole valait environ 15 centimes ; la mine, près de 100 francs en poids. Rappelons qu’il s’agit ici de l’intérêt mensuel.
  9. Pour ce passage d’Aristophane, je me suis servi de la traduction élégante de MM. Mazon et Bodin (Scènes choisies d’Aristophane).
  10. On peut consulter, sur cette démocratie rurale, le livre de M. Maurice Croiset, Aristophane et les partis, Fontemoing.