L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier/03

L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 92-123).
L’APOTRE DES INDES ET DU JAPON

FRANÇOIS DE XAVIER

III [1]
DE GOA AUX ILES MOLUQUES


VI. — LES JOURS DURS COMMENCENT

Il ne suffisait pas de conquérir des âmes : il fallait organiser la conquête. Les catéchistes que François laissait dans les villages convertis, dépositaires des prières traduites, n’avaient aucune autorité. Il soupirait après la venue de Micer Paul et de Mansilhas. Ils avaient dû, depuis longtemps, débarquer à Goa ; et, bien qu’on sût qu’il les attendait, on ne se hâtait point de les lui envoyer. On mettra souvent beaucoup de nonchalance à lui obéir. En décembre 1543, toujours sans nouvelles, il retourna à Goa, où il trouva ses deux compagnons installés au collège de Sainte-Foi. L’Evêque avait eu besoin d’eux et les avait gardés. Une cruelle épidémie s’était abattue sur la ville. Le gouverneur avait fait taire les cloches de la cathédrale qui sonnaient trop de funérailles. Le clergé n’avait point chômé. Mais il s’était plus occupé des morts que des vivans qui sont moins commodes ; et sans doute le fléau avait encore démoralisé la population. François laissa Paul à Sainte-Foi : il prit avec lui Mansilhas, un prêtre espagnol, un prêtre indigène et un vieux soldat, Juan de Artiaga, qui aurait fait un bon suisse à Pampelune, mais qui se montra si têtu et si brouillon que François fut obligé de le congédier. Tels étaient les tâcherons qu’il ramenait sur la côte de la Pêcherie.

La situation avait un peu changé. C’est le lendemain des conversions qui est dur pour les convertis et pour les convertisseurs. Les superstitions et les mauvaises habitudes, un instant éblouies, rouvrent les yeux et se ressaisissent dans la somnolence de la vie familière. La religion chrétienne est une lutte perpétuelle ; et toute espèce de lutte répugne au tempérament apathique de l’Hindou. Moyennant quelques rites et quelques offrandes, il ne demandait à ses dieux que de ne pas le tourmenter. Mais voici un Dieu qui empêche les gens de dormir. Ils deviennent impatiens et de mauvaise humeur. Mansilhas, qui comptait sur de timides néophytes, fut désappointé. Il n’était déjà pas très intelligent en Europe : que fut-ce sous le soleil de l’Inde ! Les Paravers ne tardèrent point à flairer en lui un homme très inférieur au Père François. Ses brusqueries et ses colères, qui provenaient surtout de son incompréhension, compromettaient l’œuvre de l’apôtre. Mais François l’aimait. Dans l’affection qu’il lui portait, il entrait un peu de gratitude pour celui qui s’était offert de si bon cœur à l’accompagner, un peu de pitié aussi et l’attrait de la difficulté qui séduit les grandes âmes lorsqu’elles veulent utiliser même les rebuts et fertiliser même les cailloux. On retrouve presque toujours derrière les hommes exceptionnels un de ces êtres gauches, maladroits, mal venus, qu’ils traînent « affectueusement dans leur orbite. Ils sont parfois forcés de les lâcher en route ; et c’est ce qui arriva en 1548. Mansilhas appelé aux Moluques refusa de recommencer une exploration en pays païen : il en avait tout son soûl. Exclu de la Compagnie, il n’en resta pas moins attaché à François. Ainsi de vieilles domestiques, qu’un coup de tête a chassées de chez leur maître, n’ont d’autre joie dans la vie que de le saluer de loin et, quand il a trépassé, de fleurir sa tombe.

Pour le moment, il était encore docile ; et François lui écrivait de Punicale, de Manapad, de Tuticorin, de Trichandur, de toutes les villes de la côte, d’où il dirigeait ses travaux, des lettres charmantes que Mansilhas nous a conservées, seule marque d’esprit qu’il ait jamais donnée. François lui prêchait la patience, la bonté. Il le consolait de ses tribulations ; il l’élevait à ses propres yeux : « Rendez toujours grâce à Dieu de vous avoir choisi pour un office aussi noble que celui que vous remplissez. » Jamais dans ces petites lettres écrites à la hâte un mot qui sente le maître. Les ordres sont donnés sous forme de prières. Mais les prières sont instantes et vous tiennent continuellement en haleine. Un jour dans ce village, le lendemain dans un autre. Que devient le petit Mathieu ? Visitez les chrétiens de Punicale. Ceux qui enseignent les enfans s’acquittent-ils bien de leur tâche ? Hâtez-vous de bâtir une église. Mansilhas le lit et sue à grosses gouttes. François l’associe à ses inquiétudes. Bien plus, il lui confie ses tristesses. Il lui parle comme à un ami et même comme il ne parle pas à ses amis. Mansilhas est un des rares hommes qui aient entendu tomber de sa bouche des aveux de découragement.

Le succès de François chez les Paravers avait probablement décidé l’envoi d’un capitan et de quelques soldats à Tuticorin. L’apôtre les avait-il demandés ? Ce ne serait pas impossible. En tout cas, ils y seraient venus sans qu’il les demandât. Des chrétiens et des perles : double aubaine. Quand le missionnaire suivait le soldat, il n’y avait que demi-mal, ou, si l’on aime mieux, il réparait la moitié du mal que son devancier avait commis. Mais il était beaucoup plus grave que le soldat emboîtât le pas au missionnaire. Dès que les Portugais se furent embusqués à Tuticorin, les choses se gâtèrent. Le 20 mars, François écrit à Mansilhas : « Faites-moi savoir des nouvelles des chrétiens de Tuticorin et si les Portugais, qui y sont établis, leur font quelque tort. » Le lendemain, nouvelle lettre : on vient de l’informer qu’un Portugais s’est saisi d’un message du roi de Travancore et a jeté le messager en prison. Pourquoi ? Sans doute pour le rançonner. Son indignation éclate : « Je ne sais quel parti prendre : mieux vaudrait peut-être ne plus perdre notre temps et quitter un pays où ceux qui doivent nous aider n’en ont cure et laissent tous les excès impunis... Je ne veux plus entendre les si justes plaintes de ces gens à qui l’on fait de telles injures sur leurs propres terres. » Six jours après, les Portugais volent des femmes esclaves à Punicale. Deux mois et demi plus tard, la redoutable cavalerie des Badages, caste guerrière du Maduré, fondait sur les villages de la Pêcherie, pour venger ces outrages. Le roi du Maduré et le roi de Travancore étaient souvent en guerre ; et la côte, qui dépendait tantôt de l’un, tantôt de l’autre, leur servait de champ de bataille. Mais, selon toutes probabilités, leurs démêlés n’avaient rien à voir dans cette agression, pas plus qu’en 1549, quand, les soldats portugais ayant insulté les Brahmes et souillé leurs temples, les Badages sonnèrent de nouveau le boute-selle et que leur invasion coûta la vie au jeune Père Antoine Criminale, une des plus belles figures de jésuites qui aient paru aux Indes du temps de François.

Les Paravers se dispersèrent sur les flots et dans la forêt. Mansilhas voulut gagner du pied et rejoindre le vieux guerrier, Juan de Artiaga, qui, remercié par François, était allé porter ses lumières un peu plus loin. Mais François le retint à son poste. Il accourut au cap Comorin et se tint en permanence où son troupeau était le plus menacé. Un jour, la fermeté et la noblesse de son attitude firent reculer une bande de pillards. Le tourbillon passé, il recueillait les fugitifs, et, dans l’appréhension d’un retour offensif, organisait des mesures de prudence d’autant plus nécessaires que, chez les Hindous, l’insouciance succède à la panique aussi vite que leur pagne, trempé par l’averse, sèche au soleil. Le capitan de Tuticorin, Cosme de Payva, qui tondait les chrétiens et vendait des chevaux aux Badages, n’avait même pas essayé de sauver quelques Portugais, qui furent massacrés. Mais, à son tour pris de peur, il s’était sauvé dans les îles ; on avait détruit sa maison, et maintenant il jetait feu et flamme contre l’apôtre et refusait de le recevoir. « Aidez-le, écrira plus tard François à Mansilhas, aidez-le à décharger sa conscience des vols qu’il a commis sur cette côte, des maux et des meurtres que sa grande cupidité a occasionnés ; donnez-lui aussi, comme ami de son honneur, le conseil de restituer l’argent qu’il accepta de ceux qui tuèrent les Portugais. C’est si vilaine chose que de vendre à prix d’argent le sang des Portugais ! » Mais Cosme de Payva n’avait pas plus envie de décharger sa conscience que d’alléger ses poches. Enfin, les Badages consentirent à retourner dans leurs bourgs fortifiés. La galopade de leurs chevaux ne troubla plus les ébats nocturnes des chacals. Les Paravers rebâtirent des huttes pour les chauves-souris, pour les reptiles et pour eux.

Les défections et les petites mutineries qui se produisirent parmi les Chrétiens blessèrent et irritèrent François. Il a vu de près la pusillanimité et l’inconstance des Hindous ; il a senti la nécessité d’être sévère à leur égard. De temps en temps aussi, l’ancien « féodal » se réveille dans l’apôtre. Je relève ce mot d’un de ses courts billets à Mansilhas : « Je ne veux pas du tout que des gens si désobéissans ou, pour mieux dire, des Chrétiens renégats jouissent des fruits de notre mer. » De notre mer ! Mais à qui appartenait-elle, cette mer ? Au Portugal ou à ces pêcheurs qu’il prétendait exclure de la pêche des perles, parce qu’ils avaient abandonné une foi dont ils n’avaient encore qu’une imparfaite connaissance ? Si même le châtiment n’était point excessif, l’expression nous paraît fâcheuse, comme d’un conquérant plutôt que d’un missionnaire. Seulement ce missionnaire est excédé. Ses nerfs le trahissent. Il écrira, quelques lignes plus bas : « Je suis si ennuyé de vivre qu’il me semble meilleur de mourir pour la défense de notre Loi et Foi. » Une occasion se présenta qui lui permettait d’espérer peut-être cette mort dont sa lassitude lui donnait le goût.

Le roi de Travancore, dont l’influence avait contribué à pacifier la côte et à calmer les Badages, l’invitait à venir dans ses Etats. Ce rajah sortait de la caste des Naïrs très répandue à Calicut et sur le rivage occidental. On y pratiquait la polyandrie. Chaque femme y pouvait avoir trois maris qui, tous trois, nous rapporte Pyrard, s’entendaient pour la nourrir, elle et ses enfans. Quand elle mourait, on ne nous dit point que ses trois maris étaient brûlés avec elle. La polyandrie l’emportait donc en humanité sur la polygamie. Mais je crois que le rajah était polygame, car, à son avènement, on le consacrait Brahme, et d’une manière fort originale. On fondait une vache en or. Il y entrait ; et, quand il en sortait avec sa toque en drap d’or, ses colliers d’or, son écharpe d’or, son large pantalon rouge brodé d’or, ce veau d’or était presque aussi brahme que les Brahmes issus, comme on le sait, de la bouche de Brahma. Il n’en était pas moins un pauvre petit prince qui tremblait devant ses grands vassaux et qui aurait bien voulu les mettre à la raison. Il pensa que l’appui des Portugais ne lui serait point inutile et manifesta le désir de voir l’homme dont la réputation faisait du bruit sur la côte des Paravers. Malgré les avis qu’il reçut de ne point voyager par terre, et à travers bien des dangers, François se rendit à son invitation. Nous ignorons dans quelle ville du Sud il le rencontra. Le rajah lui accorda, avec l’ostentation coutumière des roitelets orientaux, l’autorisation d’exercer son ministère apostolique. Cela ne lui coûtait rien, et il comptait en retirer, du côté portugais, des avantages matériels. Mais le rajah s’exagérait le don d’ubiquité de la flotte portugaise et de la poignée de soldats qu’elle débarquait de temps à autre le long des côtes ; et François s’exagérait le pouvoir du rajah. Les Naïrs étaient inaccessibles à l’évangélisation ; et les Brahmes ne voyaient aucun inconvénient à ce que le prince, dont ils formaient le conseil, abandonnât au prêtre étranger des gens qui n’étaient que leurs esclaves, les Macuas, pêcheurs comme les Paravers, plus grossiers, et beaucoup plus voleurs.

Pendant un mois, François, précédé d’un édit tambouriné du prince, parcourut, de village en village, ces rivages humides et chauds, couverts d’une végétation dont l’ombre et les arômes tombent sur les épaules comme une chape de plomb. Revêtu d’un surplis, mais la soutane en lambeaux, il réunissait autour de lui les hommes et les enfans, leur apprenait à se signer, leur récitait et leur expliquait les prières, et, quand ils avaient dit : « Je crois, » les baptisait. Les hommes, rentrés chez eux, lui envoyaient leurs femmes et leurs filles. Puis on détruisait les huttes d’idoles et les idoles elles-mêmes. Le mois n’était pas écoulé qu’il avait baptisé environ dix mille personnes. Pêche miraculeuse, mais où les gros poissons n’étaient pas pris. Ces conversions en masse n’ont d’importance sociale que si elles englobent les classes dirigeantes. Ce n’était point le cas ; et cent Brahmes convertis eussent plus fait pour la christianisation de l’Inde que cent mille Macuas. Il est vrai qu’au regard de Dieu l’âme d’un Macua a le même prix que celle d’un rajah, le rajah eût-il séjourné une année tout entière dans le ventre d’une vache d’or. Encore faut-il que cette âme aille à la foi nouvelle, je ne dis pas en toute connaissance de cause, mais seulement avec candeur. Ce n’était pas le cas non plus. Au Nord du Travancore et à moitié route de Cochin, les Portugais possédaient à Coulam un fortin dont le capitan était en situation de gêner les Macuas dans leurs pêches et les avait déjà plus d’une fois punis de s’être alliés aux Musulmans de Calicut. La plupart virent dans leur adhésion aux rites du Frangui une formalité qui les mettrait à l’abri des rigueurs du Portugais. Le petit bulletin où l’on inscrivait leur nom de baptême leur servirait désormais de sauf-conduit. Et la faveur dont l’étranger semblait jouir près du prince les affranchissait de toute inquiétude. François leur fit valoir ces avantages matériels qu’ils comprenaient beaucoup mieux que les spirituels. On le lui a reproché. Nous sommes devenus si chatouilleux sur les procédés de conversion ! Et surtout, ceux qui se sont détachés de la religion ont tellement peur qu’elle n’altère sa pureté ! Ils craignent toujours qu’elle ne marche sur la terre et crient au scandale quand sur ses chemins escarpés elle s’accroche aux intérêts humains. Mais ces mêmes hommes, dès qu’il s’agit du triomphe de leur philosophie politique, n’hésitent point à suborner l’électeur et à lui promettre le paradis dans ce monde et des bureaux de tabac dans l’autre. Et ils sont moins désintéressés que François, qui éprouvait autant d’allégresse à tracer le signe rédempteur sur le front des petits enfans voués a la mort, — car la mortalité infantile est terrible dans l’Inde — qu’un médecin en eût ressenti à les immuniser contre les pires maladies. Nous élèverions des statues à ce médecin-là !

L’évangélisation sommaire du Travancore est une des pages, sinon les plus glorieuses, du moins les plus surprenantes de l’apostolat de François. Ni la bienveillance du rajah, ni « la pression officielle » d’un capitan, ne parviennent à en expliquer le succès. D’autres que lui ont usé des mêmes moyens. Dans l’Inde, en Chine, en Corée, les pasteurs américains ont semé l’or, les remèdes, les promesses ; aucun d’eux pourtant n’a fait en trente ans ce que François fit en trente jours. Ils étaient riches, bien vêtus, bien logés ; ils voyageaient à cheval ou dans de belles voitures ; ils avaient derrière eux un gouvernement autrement imposant que celui du Portugal ; personne n’eût osé toucher à un cheveu de leur tête. Mais lui, seul, marchant sur ses pieds las, les traits tirés par le jeûne, à la merci d’un insolent ou d’un brutal, avec quelques phrases péniblement apprises, il étonnait, entraînait des milliers d’êtres qui pouvaient croire que c’était leur intérêt de le suivre, et qui vraiment obéissaient à la grâce dont la lumière emplissait ses yeux.

Du reste, il ne s’abusait pas sur le caractère éphémère d’une victoire qui n’aurait de lendemains que si l’Europe lui envoyait des missionnaires. Sa lettre de janvier 1545 aux Pères de Rome n’est qu’un long appel. Il y rapporte ses succès du Travancore sans désigner le nom du pays. Il nomme rarement les contrées qu’il visite : « Dans un royaume où je réside... En un autre pays, à cinquante lieues... En un autre royaume, à quarante lieues... Dans un autre pays, à cinq cents lieues... » Veut-il produire par le vague même qu’il laisse dans l’esprit une impression d’immensité ? Il était difficile, en le lisant, de ramener à des proportions exactes le travail qu’il accomplissait dans deux cantons du Sud de l’Inde. Et, comme il ne parlait pas des conditions politiques où se trouvaient les tribus converties, il augmentait encore l’effet que produisaient les nouvelles de son apostolat. Les mots de peuple, de princes, de rois, évoquaient des États pareils à ceux de l’Europe. Les villages de paillotes se transformaient dans les imaginations en villes magnifiques ; leurs habitans en hommes éclairés, ou qui ne voulaient pas l’être, et qui savaient pourquoi : « Les païens, qui connaissent la vérité et qui refusent de la suivre, demeurent saisis d’admiration devant l’exposé de la loi chrétienne ; et ils rougissent de vivre comme ceux qui ignoreraient l’existence même de Dieu. » Les élèves de Coïmbre entendaient cette lecture et frémissaient d’enthousiasme. Que l’Inde se faisait aimable pour les recevoir ! « Ceux qui viendront ici accroître le nombre des fidèles y trouveront toutes les faveurs et tout l’appui nécessaires. Les Portugais de ces contrées y pourvoiront autant qu’il faudra et réserveront aux nouveaux arrivans un accueil plein d’amour et de charité. » Ce sont là de bien fausses couleurs. Mais sa lettre, destinée à la publicité, tendait seulement à déterminer vers ces pays déshérités un courant de sympathie qui y portât des apôtres. D’ailleurs, ces apôtres, exposés à tant de déceptions, ne partiraient que choisis par les supérieurs qui les sentiraient capables de les surmonter. Et les supérieurs étaient avertis.

Cette lettre de François était accompagnée de deux autres lettres, l’une à Ignace, la seconde à Rodriguez. François suppliait Ignace de lui envoyer le plus d’ouvriers possible. En avez-vous qui n’aient le talent requis ni pour prêcher ni pour confesser ni pour remplir les ministères de la Compagnie ? Vite, embarquez-les. « Dans ces pays d’Infidèles, la science n’est pas nécessaire ! » Ce qui l’est, ce sont les forces corporelles et la vertu. Il faut au missionnaire une âme que nul péril de mort ne déconcerte. Mais ceux qui, sans avoir tant de force morale, ont la force physique, peuvent encore venir. On leur trouvera des contrées où ils ne risqueront rien. Quant à ceux dont la santé ne vaut pas leur courage et leur intelligence, qu’ils viennent aussi. A Goa et à Cochin, la vie leur sera douce. Tout y abonde, même les médecins. Que cette lettre est pressante, mais qu’elle renferme d’erreurs ! François est convaincu que l’instruction et l’esprit ne sont pas utiles au missionnaire. ils ne sont inutiles à personne ; mais, s’ils ne sont pas absolument nécessaires à un curé campagnard qui sent naturellement comme ses ouailles, ils sont indispensables à l’homme qui, transporté dans un étrange milieu, est obligé d’apprendre une langue nouvelle et de comprendre des êtres si différens de lui. Il faut plus d’intelligence et de connaissances pour se mettre au niveau des sauvages ou des barbares que pour enseigner des paysans basques quand on est basque soi-même. Dans sa lettre à Rodriguez, spécialement chargé de désigner les recrues des Indes, François insistait sur les qualités de discipline et de désintéressement que réclamait l’apostolat et sur les déplorables exemples que les Portugais ménageaient aux jeunes missionnaires : « Il est tellement passé en coutume, ici, de faire ce qui ne se doit pas que nul ne s’en inquiète : tous vont par le chemin de rapio, rapis ; et j’admire comme ceux qui nous arrivent de par delà enrichissent ce verbe rapio, rapis, de modes, de temps, de participes nouveaux. » Nous voici loin des Portugais confits en charité de la lettre officielle !

Nous en sommes encore plus loin dans une lettre au Roi, dont nous ne possédons qu’une traduction latine. Sans ménagemens, avec une liberté tout apostolique, François lui dévoilait les prévarications de ses administrateurs et lui représentait combien sa responsabilité était engagée dans leurs injustices et dans leurs violences. Il lui proposait comme remède d’installer à Goa un tribunal de l’Inquisition. Cette idée venait de Michel Vaz qui, sur le point de partir pour l’Europe, l’avait rencontré à Cochin et qui désirait rapporter aux Indes le titre et le pouvoir d’Inquisiteur. François l’adopta. L’évêque avait de grandes vertus, disait-il, et son esprit grandissait chaque jour. Seulement, il était affaibli par l’âge et les infirmités. Le Saint-Office suppléerait à son impuissance. Nouvelle erreur, non qu’il faille la juger du haut de nos principes modernes, ni que nous partagions des préjugés surannés sur un tribunal qui a, en somme, offert plus de garanties aux accusés qu’aucun autre tribunal de cette époque, mais précisément parce qu’à Goa, dans ce centre surchauffé de convoitises et de bon plaisir, ces garanties ne tarderaient pas à être foulées aux pieds. François fut mal inspiré. Pendant toute cette période, ses idées et ses travaux de missionnaire se ressentent d’un état de fièvre que justifient la vie qu’il mène et les ennuis qui l’assiègent.

Nous arrivons au plus cruel, à celui qui le rassasia d’amertume et le décida à s’éloigner. L’ile de Ceylan a toujours eu le privilège d’exciter l’imagination des hommes. François ignorait certainement qu’elle était sacrée aux yeux des Hindous dont le prince Rama, avant d’être dieu, était venu y rechercher sa femme, la princesse Sita ; sacrée aux yeux des Bouddhistes comme la terre que les pas de Gautama avaient trois fois sanctifiée et où son culte, chassé de l’Inde, avait trouvé des autels ; sacrée aux yeux des Musulmans qui croyaient qu’Adam et Eve s’y consolèrent du paradis perdu. Mais, s’il l’avait su, il n’en eût été que plus ardent à y souhaiter le triomphe de la Croix.

Les Portugais y avaient mis le pied dès 1518. Les indigènes de Colombo avaient vu débarquer ces êtres bottés et coiffés de fer, dont le pain qu’ils mangeaient leur parut une pierre blanche et le vin qu’ils buvaient du sang. L’île paradisiaque, envahie par les Tamouls, était alors morcelée en petites principautés qui se dévoraient. Le roi de Cotta voulait mal de mort à celui de Kandy ; le roi de Jafnapatam à celui de Cotta. Chacun d’eux aspirait à la souveraineté de l’île entière ; et leurs luttes se compliquaient des hostilités entre Musulmans, Tamouls et Cinghalais. La situation était favorable aux Européens, et les tripotages commencèrent. Les Portugais construisirent un fortin à Colombo, et des Franciscains se répandirent sur la côte. Au moment où nous sommes, le roi de Cotta, qui avait acheté l’appui du gouvernement de Goa, voulait assurer sa succession à son petit-fils et donner à deux de ses fils les royaumes de Kandy et de Jafnapatam. Mais ce roi venait de faire assassiner son fils aîné parce qu’il avait reçu le baptême ; et, aux grandes funérailles qu’il avait ordonnées pour dissimuler son crime, la terre, parait-il, avait tremblé et s’était fendue en forme de croix. Ce ne sont pas les prodiges qui me semblent incroyables, c’est que le roi de Cotta ait tué son fils à cause de sa foi chrétienne, dans un temps où il avait besoin des armes portugaises ; mais peut-être ce fils avait-il prémédité de le tuer, ce qui serait vraisemblable. En tout cas, ses deux autres fils, également chrétiens, arrivèrent à Goa, soit qu’ils se fussent enfuis ou que leur père les y eût envoyés, cousus d’or, pour maquignonner avec les Portugais une expédition contre le royaume de Jafnapatam. Tous deux allaient bientôt mourir de la petite vérole. Mais avant, l’affaire de Manar éclata.

Le roi de Jafnapatam succédait à son maître qu’il avait assassiné, et son frère aîné estimait qu’en sa qualité d’aîné le bénéfice de cet assassinat devait lui revenir. De la pointe septentrionale de Ceylan, où il résidait, le sauvage rajah commandait l’archipel et surveillait avec des yeux de naufrageur les îlots et les récifs qui, entre l’île et le continent, forment le pont de Rama. Ses sujets cinghalais l’exécraient. Ceux de l’îlot de Manar, ayant eu vent de l’arrivée de François chez les Paravers, envièrent un Dieu qui les délivrerait de leur tyran. Ils lui firent savoir qu’eux aussi désiraient être chrétiens, et François leur dépêcha un prêtre indigène qui cueillit leurs conversions. Le roi de Jafnapatam connaissait les Portugais et particulièrement le capitan installé en face de lui, de l’autre côté du détroit, dans la petite ville de Nagapatam. Ils étaient en relations d’affaires et de bonnes affaires. Mais, s’il avait à cœur de se réserver les avantages de cette connaissance, il n’entendait point que ses sujets se missent sous une autre autorité que la sienne. En janvier 1545, les six cents convertis étaient massacrés, et leur prêtre avec eux. Dans l’alternative de renoncer à leur foi ou d’être égorgés, ils préférèrent se dérober pour toujours aux fantaisies de leur rajah. Le frère aîné du meurtrier se dit que ce massacre pouvait lui ouvrir le chemin du trône. Il se dirigea vers Goa, et, à Cochin, il eut une entrevue avec François. Il lui promit de se faire chrétien, si les Portugais lui donnaient la couronne. François eut la faiblesse de le croire. Ces grands fourbes hindous, si beaux, si souples, si naturellement majestueux dans leurs vêtemens éclatans, lui en imposaient encore. Il ignorait que les fils du roi de Cotta, déjà chrétiens, et de la famille du prince assassiné, avaient des droits plus valables à cette couronne. Le sang versé à Manar lui parut une rosée sur une terre aride : avant deux ans, l’île de Ceylan serait chrétienne. Il se jeta dans un petit bateau qui courut sur les vagues jusqu’à Goa. Le Vice-Roi entendit de sa bouche la nouvelle du massacre. Il entra dans une sainte colère. Tout fut décidé en un instant : on irait châtier le coupable ; on le tuerait, on donnerait le royaume à son frère, s’il tenait sa promesse. François ne demandait pas la mort du rajah, et le Vice-Roi consentit à remettre entre ses mains le sort du vaincu. Je n’ai pas plus de confiance dans la colère de Sousa que dans les promesses d’un rajah. On accorde tout à François pour qu’il s’éloigne au plus vite. On ne lui parle pas des difficultés où cette expédition engagerait les Portugais si, en secondant l’ambition du frère de l’assassin, ils s’aliénaient le roi de Cotta et ses chrétiens de fils. Dès qu’il a le dos tourné, on reprend le jeu des intrigues qu’il avait un instant interrompu. Détrôner le roi de Jafnapatam, soit ; mais quel successeur lui choisir ? On soumettra d’abord le litige au roi de Portugal. Le roi de Cotta promettait un surplus de quatre cents quintaux de cannelle. Le frère du meurtrier jurait maintenant que toute sa cour embrasserait le christianisme avec lui. On réfléchissait devant ces surenchères. On ne réfléchit plus quand un vaisseau portugais vint donner contre la côte de Ceylan et y décharger pêle-mêle une très riche cargaison. Le roi de Jafnapatam la déclara de bonne prise et s’empara du naufrage. Désormais, le persécuteur des chrétiens pouvait dormir tranquille sur sa magnifique épave. Il tenait en respect les forces militaires du roi de Portugal. Les marchandises portugaises paieraient la rançon de son insolence et de ses tueries..

Cependant François, confiant, était retourné à Cochin. Il en repartait bientôt, touchait peut-être à Colombo et à Manar, où sévissait la peste, et débarquait à Nagapatam. Il espérait y trouver une flotte sous les armes prête à venger les martyrs. Il n’y rencontra que des gens qui le regardaient de travers et un capitan qui détournait la tête. Les Portugais voulaient bien favoriser la propagande religieuse, mais à la condition que l’intérêt de l’Eglise ne s’opposât pas à leurs intérêts commerciaux. Ils étaient heureux qu’elle étendit leur clientèle, mais ils n’admettaient pas qu’elle entravât leurs opérations. Un rajah, qui détenait la cargaison d’un navire, devenait un personnage sacré. Il était plus urgent de sauver des sacs de cannelle et de poivre que de punir le meurtrier de six cents pauvres êtres qui avaient eu le tort de croire en leur Dieu. François fut révolté.

C’était un précédent déplorable ; et c’était aussi une défaite personnelle, et l’avertissement de ne plus avoir à se mêler de la politique portugaise. Il avait hâte de s’éloigner. On lui avait parlé de Malaca, où les âmes languissaient, faute de secours spirituels et, plus loin, d’un nouvel Orient qui se lèverait à la parole du Christ. Sur la foi de ces on-dit, les hommes le mèneraient au bout du monde. Il y sera bientôt. Mais Lisbonne lui a annoncé des missionnaires. Ne devrait-il pas retourner à Goa pour les recevoir ? Personne n’a laissé plus de latitude que lui à l’initiative individuelle. Il dirige de haut et de loin. Système peut-être excellent lorsque la mission est fondée ; très contestable dans le cas présent. Les nouveaux débarqués ne le verront pas, ne profiteront pas de son expérience dans des entretiens que rien ne remplace. Ils trouveront un ordre, sans plus. Jean de Beira et Antoine Criminale ne sauront qu’une chose en arrivant : qu’ils doivent accompagner les princes Cinghalais, lorsque ces princes repartiront pour Ceylan ; plus tard, un ordre leur parviendra de se rendre à la Pêcherie. « Mansilhas connaît le pays et leur indiquera comment il faut procéder. » Autant dire que François les remet à la grâce de Dieu. Il ne se soucie ni de leurs aptitudes, ni de leurs forces. On les jugera à l’œuvre. Pour lui, il s’en va. Il a besoin de rentrer en lui-même, de s’isoler avec son âme blessée. Le tombeau, où l’on croit que saint Thomas repose, près de Meliapor, à mi-chemin du cap Comorin et du Bengale, l’attire invinciblement. Il s’embarqua de Nagapatam, le dimanche de la Passion. Mais la tempête le força de rebrousser chemin. Quelques jours après, accompagné d’un domestique malabar, il partait à pied. Il remonta la côte de Coromandel et atteignit la ville de Meliapor.

« Contemple un moment cette terre : elle a reçu la dépouille mortelle de l’apôtre dont la main toucha les blessures d’un Dieu. Là s’élevait jadis, à quelque distance de la mer, une cité florissante. Charmés de sa beauté, les peuples l’appelaient Meliapor. » C’est ainsi que commence l’épisode où Camoëns nous raconte la mort de saint Thomas. Les ruines de l’ancienne ville dormaient sous les eaux. Mais une petite cité hindoue s’était reformée, et les Portugais en bâtissaient une autre. L’église et le tombeau étaient construits sur une colline basse et rocailleuse. Marco Polo nous dit qu’on y venait en pèlerinage, et les Sarrasins eux-mêmes qui tenaient saint Thomas pour un compatriote. On ne s’accordait point sur la manière dont le saint avait perdu la vie. Camoëns a choisi la légende dramatique d’une atroce vengeance des Brahmes ; mais la poésie préfère les simples lignes du vieux voyageur vénitien : « Un jour qu’il était hors de son hermitage, dans le bois, et qu’il faisait ses prières à son Seigneur Dieu, comme il avait autour de lui beaucoup de paons qui sont très communs en ce pays, il arriva qu’un idolâtre, ne voyant pas le saint, lança une flèche de son arc pour tuer un des paons qui se trouvaient là. Mais au lieu d’atteindre le paon, il frappa au côté droit saint Thomas qui aussitôt adora très doucement son Créateur et mourut. » Ce saint en prières au milieu des oiseaux magnifiques qui, dit-on, donnèrent son nom à Meliapor, cette blessure au côté qui en rappelle une autre, mitte manum tuam in latus meum, et cette très douce et rapide agonie ont une beauté qui nous repose des barbaries de l’Inde. Mais François vit trop dans le présent et dans l’avenir pour se plaire à ces évocations. Il ne nous parle même pas de la pierre ensanglantée par la mort de l’apôtre, et qui, durant la fête de son martyre, pendant qu’on chantait la messe, rougissait peu à peu et suait des gouttes de sang. Le Père du Jarric l’a vue, lui, du fond de son collège de Toulouse.

Il demeura trois mois à San Tome de Meliapor chez le vicaire Gaspard Coelho. Les Portugais n’étaient pas nombreux ; mais les délices et les voluptés, les rancunes et les inimitiés, les usures et les contrats iniques y avaient la même vogue que dans les autres lieux de l’Inde. « Il n’y a de bon ici que le corps de saint Thomas, » disait Polanco. Le passage de François assainit la petite ville. « Les folles amours qu’on ne pouvait dissoudre, il les accoupla et joignit par le sacrement de mariage. » Il réconcilia les gens ; il les amena à des restitutions qui les enrichissaient à leurs propres yeux ; il remit leur conscience à neuf. Le Père Coelho s’émerveillait que, dans les moindres détails de sa vie, on prit ainsi modèle sur les saints apôtres. Le brave homme n’était point habitué aux entretiens spirituels. Le cours des épices, les brouilles entre les ménages, la chronique scandaleuse de la colonie défrayaient d’ordinaire ses conversations. Il se sentit transporté dans un autre monde en écoutant son commensal. François ne parlait que des choses divines, et avec la familiarité charmante, je dirais presque socratique, d’un homme qui se meut naturellement en elles. Mais parfois, le soir, quand les étoiles versaient sur la véranda une lumière qui semblait une fraîcheur, les images de sa jeunesse lui remontaient à la mémoire. Il racontait au Père Coelho son arrivée à Paris, ses années de Sainte-Barbe, les dangers de l’esprit et de la chair qu’il avait évités ; et le Père Coelho était tout oreilles.

Il y eut certainement une relation intime entre ces confidences dont François se montrait aussi avare que le sont les hommes qui excellent à confesser les autres, et quelques incidens mystérieux dont s’étonna le vicaire. Le presbytère n’était séparé que par un jardin de la chapelle de Saint-Thomas ; et, tout près de cette chapelle, dans le même enclos, se trouvait un réduit où l’on déposait la cire à brûler devant l’autel de la Vierge. François s’y rendait la nuit pour prier et pour se livrer à ses macérations. Le Père Coelho comprenait d’autant moins ce goût-là qu’il n’était pas homme à se mortifier au lieu de dormir et que, fort superstitieux, il croyait, on ne sait pourquoi, que les diables hantaient l’enclos de Saint-Thomas. Quand il s’aperçut des sorties nocturnes de François : « Maître François, lui dit-il, n’allez pas seul en cet endroit ; c’est un nid de diables ; ils vous battront. » François sourit, et, dorénavant, pour tranquilliser son hôte, il emmena son Malabar, qui s’étendait au seuil du réduit et ne tardait pas à ronfler. Or, une nuit, le Malabar fut réveillé par la voix de son maître qui criait : « Notre-Dame, ne viendrez-vous pas à mon aide ? » Et ces cris étaient accompagnés d’un bruit de coups. Mais le Malabar, homme prudent, n’eut garde de bouger et ne s’inquiéta pas de savoir d’où venaient des coups qui ne tombaient pas sur lui. Le lendemain, François n’était pas à matines, et de deux jours il ne put quitter son lit. Le Malabar confia ce qu’il avait entendu au Père Coelho, qui dit au malade : « Ne vous avais-je pas recommandé de ne point aller à Saint-Thomas la nuit ? » Mais François sourit et ne répondit rien. Il avait la pudeur de ses austérités. Ce n’étaient point les diables qui l’avaient flagellé, ni contre les diables qu’il appelait Notre-Dame à son secours. Honnête Gaspard Coelho, tous les diables de l’Inde diabolique lui étaient moins redoutables que les souvenirs dont il avait distrait votre veille avant de traverser d’un pas furtif les allées de votre jardin.

Un soir pourtant, un samedi soir, François lui dit : « Votre Révérence sait-elle ce qui m’est arrivé la nuit dernière ? » Et il lui conta qu’il était allé à la chapelle et qu’il y avait entendu réciter les matines, bien que toutes les portes fussent fermées, la clef en dehors. Surpris, effrayé, il était rentré dans sa chambre. « Il dit cela sans s’y arrêter, ajoute le vicaire, et il n’en parla plus. » On pense si Sa Révérence triomphait ! Et comme elle avait l’esprit un peu lourd, le soir, en se levant de table, elle clignait de l’œil et répétait les mots que le Malabar avait retenus : « Notre-Dame, ne viendrez-vous pas à mon aide ? » François souriait et se taisait ; mais il rougissait. Il rougit aussi à Goa, un jour qu’à son insu on lui avait remplacé sa soutane en lambeaux par une soutane neuve et que, l’ayant mise sans la voir, il en reçut de grands complimens. Il rougit quand Diogo de Borba, un autre jour, lui demanda si vraiment il avait ressuscité un mort. Il rougit à en devenir écarlate et il se mit à rire. On aime sur ce visage émacié ces rougeurs juvéniles. Il n’a jamais reparlé de ses nuits de Meliapor. Les tentations qui suivent les saints attendent qu’ils arrivent très las à l’étape et tombent au pied d’un arbre pour les assaillir. Dans l’enclos de Saint-Thomas, où ses fatigues demandaient une trêve, il fut assailli de prestiges. Que Notre-Dame le secourut, son sourire et sa rougeur le prouvent. « Le reste est silence. »


VII. — EN MALAISIE

Il s’embarqua en septembre 1545 pour Malaca. Il ne devait revenir dans l’Inde que trois ans et demi plus tard. Tout ce temps, il le passa à Malaca et aux iles Moluques. Ce n’est pas la période la plus fameuse de sa vie ; c’en est la plus pittoresque et la plus aimable. Il n’y commettra point d’erreurs. Il ne sera pas exposé aux tracasseries du gouvernement portugais : la longueur même des liens qui rattachaient ces établissemens lointains à la métropole de Goa les rendait bien légers et presque insensibles. Il sera son maître, c’est-à-dire le serviteur infatigable de l’Église et de Dieu. Et il aura moins à souffrir de son inexpérience des mœurs et de la langue, car son apostolat ne s’adressera guère qu’aux Portugais et aux sauvages. Donnez-lui un bateau portugais où les matelots sacrent comme des diables et où les marchands jouent aux cartes leurs femmes esclaves ; donnez-lui une petite ville portugaise qui soit un enfer pour les honnêtes gens et un éden pour les autres, dont chaque maison, par ses fenêtres mi-closes, laisse filtrer sur la route des rires ou des cris féminins, des bruits de musique, des parfums de toilette et des fumets de bombance ; donnez-lui, dans la sombre verdure, un hameau de huttes primitives que garde un fétiche : et bientôt les mariniers chanteront des cantiques ; les marchands se confesseront ; des maisons de la petite ville on verra sortir, par la porte de derrière, les servantes inutiles emportant leurs boîtes de fard et leurs rebecs, et par la porte de devant le maître et la vraie maîtresse, légitimement unis, qui se rendront à l’église ; et les sauvages devant les débris de leur fétiche riront.

Les navigations étaient très dures. En ce temps-là on n’avait pas autant d’amour-propre qu’aujourd’hui. Aux heures critiques, l’équipage, les passagers et le capitaine pleuraient à chaudes larmes. Ils juraient au bon Dieu, s’il les sauvait, de ne plus jamais remettre le pied sur le pont d’un bateau. Ils jetaient à la mer leur riche cargaison et leurs mauvais désirs. François, lui aussi, connut l’épouvante des gouffres entrevus aux lueurs des éclairs. Il se confiait à la garde des anges, des patriarches, des prophètes, des apôtres, et des saints qui vivent dans la gloire du Paradis ; et, parmi ces saints, il mettait en première ligne l’âme bienheureuse du Père Le Fèvre dont il avait récemment appris le retour au ciel. Au-dessus des flots déchaînés, où ses yeux apercevaient l’image transfigurée de son ancien compagnon de Sainte-Barbe, d’autres missionnaires virent plus tard la sienne. Mais ils n’avaient pas mangé avec lui ce pain de l’école dont le goût ne s’oublie jamais, ni avec lui causé, plaisanté, prié et dormi. Peu d’hommes ont eu la grâce de pouvoir recourir, dans de pareilles affres, au patronage céleste d’un ami de leur jeunesse. Quand nos amis à nous deviennent de grands personnages, des ministres ou des ambassadeurs, l’honneur et les faveurs que nous en retirons nous abandonnent, dès qu’il s’agit de la seule chose qui compte dans la vie, et qui est la mort. François partageait donc les craintes qui se démenaient et criaient autour de lui ; mais, à mesure qu’il priait, il éprouvait de vives consolations, et il ne demandait plus à Dieu de le sauver du naufrage que pour le réserver à d’autres tempêtes où il dût mieux le servir. Il le servait pourtant en celles-ci : sa douceur envers la rage des flots se communiquait peu à peu aux gens du bord ; et la fureur de la tourmente portait son exemple et sa parole jusqu’au fond des cœurs.

Il était très précieux aussi, quand le navire errait à l’aventure et que les pilotes découragés croyaient avoir perdu leur route. Il les remontait et leur annonçait la terre bien avant qu’ils pussent la découvrir. « Demain, nous serons à Amboine, » leur disait-il ; et, le lendemain, on voyait émerger de l’horizon monotone le fortin portugais et la ligne pâle des girofliers. Les témoignages abondent sur ce don de seconde vue qui lui dictait parfois des mots et des actes dont on ne comprenait la raison que longtemps après. Et naturellement ce n’était pas toujours pour lui une cause de joie, car tous ces dons exceptionnels sont frappés d’un lourd impôt de souffrances. Pendant les nuits sereines, il restait en prières ; et les hommes de quart avaient vraiment l’impression qu’il faisait son quart lui aussi et que le navire était en bonnes mains.

Sa réputation l’avait précédé à Malaca. Devant cette baie vaste, peu profonde et presque déserte de la péninsule malaise, où les paquebots jettent l’ancre à une lieue au moins de la côte, on ne peut guère se rendre compte aujourd’hui de ce qu’était au XVIe siècle le port de Malaca. Les vaisseaux pressés y formaient une ville plus grande que la ville. Il en venait de partout, des Moluques, des Célèbes, de la Chine, du Bengale, de l’Inde, de l’Ethiopie ; et quand Albuquerque, en 1511, avait bombardé cet entrepôt d’épices et de soieries et en avait chassé le Roi, ses troupes malaises, ses régimens javanais et ses éléphans, il avait fait à sa patrie un présent qu’il ne lui restait plus qu’à mériter. Hélas ! la conquête, commencée par un saccage, se poursuivait dans les exactions et dans les plaisirs, mais sous des menaces qui ne désarmaient pas.

Les Portugais s’étaient fortifiés sur la petite hauteur qui domine le rivage. On y voit encore les épaisses murailles de l’église Notre-Dame et la porte de la citadelle qu’ils avaient bâtie avec les pierres des mosquées et des sépulcres royaux. Un rempart les défendait du côté de la mer ; un autre, du côté de la rivière qui séparait autrefois comme aujourd’hui la ville européenne de la ville asiatique. Derrière leurs bastions et leurs boulevards, à perte de vue, jusqu’aux collines lointaines, on n’apercevait qu’un océan de verdure et le désordre orageux des cocotiers. Le long de la rivière et du rivage s’entassaient les faubourgs. Des maisons de plaisance et de pauvres cabanes bordaient les chemins de terre rouge qui s’enfonçaient sous la végétation luxuriante. La campagne n’était point peuplée à cause des tigres si nombreux qui descendaient parfois, la nuit, au milieu de la ville. Les aborigènes, les Sakai, qui ne sortent point de leurs forêts, nichaient dans leurs arbres. Une fois leur échelle retirée, ces êtres pacifiques et farouches pouvaient dormir en paix. L’air, continuellement rafraîchi par les brises de la mer, ne passait pas pour malsain, bien qu’on nous parle beaucoup à cette époque de miasmes et de marécages. Cependant l’aventurier hollandais Matelief, qui, en 1606, donna de rudes assauts à Malaca, vantait la salubrité de son climat ; et ce climat n’avait pas dû changer depuis un demi-siècle, à moins que le sang qu’il y avait fait couler ne l’eût purifié.

La population flottante se composait d’Hindous, de Javanais, d’Arabes, de Chinois. Les Chinois, dont l’invasion irrésistible recouvre les villes mortes comme les villes naissantes, n’y avaient pas pris la prépondérance qu’ils ont acquise depuis. Mais, fort mécontens de l’ancienne domination malaise, ils avaient applaudi aux canons d’Albuquerque et lui avaient promis de revenir en nombre, quand il se serait emparé de la ville. Le commerçant chinois est homme de parole ; et il s’était fait l’ami des Portugais comme il est à présent celui des Anglais. Loin de la communauté chinoise, soustrait à la tyrannie de l’opinion s( forte chez les Orientaux, très peu versé dans la connaissance de ses philosophes, et n’ayant guère, au milieu de toutes ses superstitions, de culte réel que celui des Ancêtres, on pouvait l’amener avec douceur et précaution à une religion dont son intelligence était capable de comprendre la générosité et qui ne s’opposait point à ses intérêts commerciaux. François compta parmi ses néophytes des Chinois assez cossus. Quant aux Malais, la plupart s’étaient enfuis, puis ils étaient revenus, mais, pas plus que le sultan de Djohore, ils n’oubliaient le massacre de leurs frères. Ils avaient reconstruit leurs mosquées, car ils étaient tous sectateurs de la Loi du Prophète ; et ils avaient repris leur vie seigneuriale, de fainéantise. Ils ne s’abaissaient point à des métiers subalternes, et le plus pauvre d’entre eux n’eût point consenti à se charger d’un fardeau. C’est une race obséquieuse, mais au fond très indépendante, vaine et vindicative, prompte à jouer du poignard, plus habile à distiller du poison. Leurs beaux kriss, dont ils doraient et empoisonnaient les lames ondulées, symbolisaient fort bien leur âme fastueuse, violente et traîtresse. Mais leur lâcheté et la mollesse de leur vie les rendaient moins dangereux. La volupté tenait lieu de narcotique à ces petits êtres camards, sujets aux accès de folie. La polygamie développait encore leur naturel jaloux. ils gardaient étroitement leurs femmes dans leurs cases à pilotis recouvertes de feuilles sèches et ombragées de grands arbres. Ils sont toujours les mêmes ; et leurs femmes, empaquetées de mousseline, ont toujours, comme eux, l’humeur fantasque. Les soirs de clair de lune, quand les poissons remontent à la surface brillante des eaux, elles descendent de leurs logis, et promènent leur insomnie le long des grèves jusqu’à la pointe du jour. Le mahométisme répondait si bien à leur tempérament et avait si bien épousé leurs superstitions que je ne crois pas qu’on ait jamais vu à Malaca un Malais converti à la foi chrétienne ; ou si on en a vu un, on ne l’aura pas revu longtemps, car le poison ou le couteau l’aura vite supprimé. François n’avait à espérer aucune conversion de ces jaunes aux yeux fins et cruels. Et, s’il se mit à traduire les prières dans leur langue, ce ne fut point pour eux, mais pour les habitans des Célèbes, les Macassars, dont on lui avait dit qu’ils étaient prêts à recevoir le baptême.

Il se tourna du côté des Portugais qui auraient absorbé le temps de toute une mission. Ce n’était point qu’ils fussent bien plus nombreux qu’à Meliapor ; mais il y avait de la troupe. Ce n’était pas non plus qu’ils fussent plus dévergondés qu’à Goa ; mais ils gardaient moins les apparences. Ils avaient déserté l’église où leurs femmes ne paraissaient qu’en carême. Quelques-uns même s’étaient faits mahométans, et aussi mauvais mahométans qu’ils avaient été mauvais chrétiens. Jaloux de leurs harems, comme les Malais, ils l’étaient également de leurs honneurs et de leurs préséances. On voyait à la forteresse une dalle de pierre où Albuquerque avait fait inscrire les noms de ceux qui s’étaient signalés à la prise de la ville ; mais de telles rivalités éclatèrent qu’il donna l’ordre qu’on la retournât et qu’on gravât sur le dos ces paroles du Psalmiste : Lapidem quem reprobaverunt ædificatores. (La pierre rejetée par ceux qui ont bâti.) Belle épigraphe à mettre au fronton de cette conquête ! François avait recommencé sa vie de Goa. Logé à l’hôpital, il s’en allait sonnant sa clochette, rassemblait les enfans, enseignait le catéchisme et prêchait. On était heureux de posséder un homme qui marchait accompagné de la bénédiction de Dieu. Les soldats s’arrêtaient de battre les cartes quand il approchait ; mais il les priait en souriant de jouer tout à leur aise, ce qui valait beaucoup mieux que de courir les tripots et autres lieux déshonnêtes ; et, debout derrière eux, il s’intéressait à leur partie. Il fréquentait chez l’un et chez l’autre ; il assoupissait les discordes ; il s’ingéniait à ramener la décence dans les maisons dont il devenait le familier. Il était souvent invité chez un paillard qui entretenait un joli lot de jolies esclaves, et, chaque fois qu’il y dînait, il obtenait de lui qu’il en renvoyât une : « Allez, allez, lui disait-il avec bonne grâce, vous n’en avez pas besoin de tant pour vous mener en enfer. » Il n’était jamais dur pour les vieux pécheurs ; mais il devinait leur rechutes ; et la surprise qu’en éprouvait le coupable était le commencement de son repentir. Témoin Juan de Eyro dont l’histoire est une des plus charmantes de ces Mémorables.

Juan de Eyro, marchand portugais, avait rencontré François à Ceylan en un temps où, fatigué de ses trafics, et sa fièvre de lucre étant tombée, le désir lui était venu de prendre sa retraite dans le service de Dieu. Mais François se défiait de ces vocations d’arrière-saison ; et il les encourageait moins vite qu’il ne baptisait les Macuas. Il lui promit de le confesser plus tard à San Tome de Meliapor. Juan de Eyro arriva à Meliapor, se rendit à la demeure du Père, et sa confession dura trois jours. Il n’en fallait pas moins pour le faire sortir, comme il dit, de la gueule du diable. Et sachez au surplus qu’un homme de condition distinguée, Juan Barbudo, qui n’avait pas communié depuis quinze ans, dut se confesser, lui, pendant quinze jours avant de recevoir le Saint Sacrement. Ce n’était pas une petite affaire que de récurer les âmes de ces rudes trafiquans. Une fois confessé, Juan de Eyro s’était dépouillé de ses biens, mais pas absolument de tous. Le diable l’attendait là. Il retomba dans ses vices et dans l’amour du commerce. Il acheta un bateau et secrètement prépara sa fuite. Au moment où il embarquait, un jeune garçon accourut et lui cria : « N’êtes-vous pas Juan de Eyro ? » — « Je le suis. » — « Eh bien ! le Père vous demande. » Juan regarda la mer toute bleue, son bateau, son équipage et le sourire de ses péchés. Il se tourna un instant les pouces, puis il soupira et répondit : « Eh bien ! j’y vais. » François l’attendait sur le perron de la véranda et lui dit trois fois en secouant la tête : « Vous avez péché, Juan de Eyro. » — « C’est vrai, » répondit-il, penaud et le dos rond. Et François reprit : » Confession ! Confession ! » Juan entra, se confessa et, le soir même, il vendait son navire et distribuait aux pauvres ses derniers perdaos. Il le suivit à Malaca. Mais le diable le tenait encore par un petit bout de son manteau. Dans cette cité, où les tentations foisonnaient, il accepta une aumône qui lui permit d’y succomber ; et François l’envoya faire pénitence sur l’îlot des Navires, un îlot verdoyant à quelques brasses du rivage. La Vierge et Jésus lui apparurent. Jésus l’attirait vers sa mère ; mais la Vierge le repoussait ; et Juan comprenait très bien pourquoi. D’ailleurs, elle le lui dit. Quand il revint et se confessa, il passa sous silence cette apparition. Tout à coup François le regarda : « Que vous est-il arrivé dans l’île, Juan de Eyro ? » Et, comme Juan feignait l’ignorance, le Père l’étonna pour tout de bon, en lui rappelant ce qu’il avait vu dans l’îlot des Navires par les yeux de l’âme ou par les yeux de la chair, car Juan n’avait point su s’il était endormi ou éveillé.

Nous pourrions détacher du procès de canonisation bien des témoignages du même ordre et aussi d’un ordre plus élevé, comme les prédictions, les exorcismes, les guérisons subites. Mais nous essayons de saisir avant tout la physionomie particulière de François de Xavier. Quand il essuie l’écume des lèvres d’un possédé, quand la santé des malades renaît sous l’imposition de ses mains, quand il réveille une jeune fille ou un enfant qu’on allait coucher parmi les morts, quand il prophétise les malheurs de cette ville sourde à la voix de son prophète, sa voix et ses gestes se confondent avec la voix et les gestes de tous ceux à qui Dieu départit les effluves de sa grâce et prêta le pouvoir de percer un instant les ténèbres du futur. Dans ces minutes sublimes où Dieu agit en lui et par lui, il devient en quelque sorte impersonnel. Et il en est de ses miracles comme de tous les miracles dont l’efficacité se limite au petit groupe qui les voit et les touche. Ils n’ont jamais l’effet décisif qu’il semblerait qu’on dût en attendre. Ils ne confèrent même pas au thaumaturge un ascendant durable : ils ne lui donnent qu’une vogue qui s’affaiblit en se prolongeant. Les hommes les réclament avec la même avidité qu’ils souhaitent les fortunes soudaines, la science sans apprentissage, le succès sans labeur, les profits de la gloire sans ses incertitudes. Mais ces beaux fruits, qui éclosent et mûrissent en une seconde, et à de si rares intervalles, ne les nourrissent point. Il n’y a pas d’exemple qu’on ait réformé une communauté humaine à coups de miracles ; et ce n’est pas dans ses miracles qu’il faut chercher le secret du charme de François. Du reste, les thaumaturges ne manquaient point en Asie, et les gens qui l’entouraient étaient incapables de distinguer le vrai miracle de ses contrefaçons.

Mais ce que ne possédait aucun marabout, aucun yogui, aucun sorcier malais, ce qui lui attirait le respect des indigènes et la vénération des croyans, c’était, avec l’ardeur de sa charité, la simplicité de son attitude, la douceur de ses manières et ce je ne sais quoi d’impétueux, de jamais lassé, qui donnait tant de vivacité d’esprit à sa patience. Et puis on sentait que cet homme, si peu ménager de son corps, aimait néanmoins la vie d’un immense amour. Les hommes ne suivent et n’exaltent que ceux qui ont passionnément aimé leur bien le plus cher. Peu importe qu’on le dépense sans compter : la prodigalité est marque d’amour. Il y a des façons de se tuer qui rehaussent à nos yeux l’importance prodigieuse que nous attachons au bonheur de vivre. Sur le navire qui menace de sombrer, François s’accroche aux agrès et supplie Dieu de ne pas le rappeler avant qu’il ait subi d’autres tempêtes et encore plus d’angoisses. Chaque minute de la vie est pour lui comme une pièce d’or pour le joueur. Chaque jour qui se lève lui apporte une possibilité merveilleuse de gagner des âmes à Dieu. Il en épie l’aube du sein même de la nuit. Il ne dort pas. Il craint le sommeil qui n’est pas seulement visité de beaux songes et qui souvent ressemblerait à la mort, si la mort était le néant. Il lui dispute des heures pour les ajouter à sa vie et pour qu’elle appartienne davantage à Celui de qui relèvent toutes ses pensées. Est-ce qu’on dort au Ciel ? Et Jésus a-t-il dormi durant son agonie ? Ses voisins de Malaca venaient coller leurs yeux aux fentes de la case de bambou où il se retirait après leur avoir souhaité le bonsoir. Ils le voyaient à genoux devant une table où étaient un crucifix, un bréviaire et une croix voilée. Et, quand sa nature humaine l’emportait, il s’étendait et posait sa tête sur un gros galet noir que les flots de la mer avaient longtemps poli.

Cependant, déçu par la résistance des Malais, il désirait aller vers ces îles dont on lui avait dit que la plupart des indigènes n’étaient point musulmans, n’adoraient point d’idoles et se contentaient de saluer pieusement le lever du soleil. Et il interrogeait anxieusement l’horizon. Depuis bientôt un an, un prêtre de Malaca, Vincent Viegas, était parti, avec une troupe de soldats, pour Macassar où naguère un marchand portugais avait baptisé deux princes. La cérémonie avait sans doute ressemblé à celle que nous raconte Pigafetta, le compagnon de Magellan, lorsque son capitaine baptisa le roi de Zébu. On dressa une estrade sur la place et on y planta une croix. Le Roi y monta. Il n’était vêtu que d’un pagne de coton et de ses tatouages peints ; mais il portait au cou et aux oreilles de l’or et des pierres précieuses. On l’habilla tout de blanc ; on lui versa l’eau du baptême ; et le capitaine lui assura que, parmi les avantages dont il allait jouir, il aurait celui de vaincre plus facilement ses ennemis. On ne pouvait fonder grand espoir sur de pareilles conversions. Pourtant les Portugais retrouvèrent leurs princes aussi chrétiens que le marchand les avait laissés. Et tout eût été pour le mieux si, au départ des bateaux, un des princes n’avait constaté qu’une de ses filles lui manquait. La jeune princesse s’était fait enlever par un officier portugais et refusait énergiquement de retourner à terre. On n’eut que le temps de démarrer. A cette nouvelle, François changea de projet et décida d’aller plus loin que Macassar, jusqu’aux Moluques, aux îles des Epices, où, les uns venant avec le soleil, les autres venant du couchant, Espagnols et Portugais s’étaient rencontrés vingt-quatre ans plus tôt et avaient scellé dans la colère et le meurtre le fermoir de la chaîne de rapines dont ils enserraient le monde.

Il quitta Malaca le 1er janvier 1546. Jusqu’en mai 1547, il voyagea d’une île à l’autre dans un archipel où l’on ne naviguait que de jour, et encore la sonde à la main. Il descendit le détroit, longea Sumatra et Java, dont l’haleine des bois de senteur se répandait le soir dans les petits havres obscurs, et, laissant à gauche Macassar et les Célèbes, il remonta vers le Nord au milieu de toutes ces îles dispersées sur la mer comme une troupe d’oiseaux après une tempête et que Camoëns appellera bientôt « les nobles filles de l’Océan. » On ne saurait trop admirer le prestige des terres qui produisent les aromates et les ingrédiens de nos sauces. Il n’y a vraiment de nobles terres que celles qui supportent dans la pierre ou dans le marbre la pensée d’un peuple ou que le travail des générations a repétries. Mais les sensations du goût et de l’odorat excitent puissamment les rêves des pauvres êtres de volupté que nous sommes. C’est moins à ses propres malheurs qu’à la muscade et aux clous de girofle que Camoëns doit de nous émouvoir encore. La brûlante haleine des Moluques circule dans les vers où il les célèbre : « Non loin de Tidor apparaît Ternate avec ses volcans qui vomissent des flammes. Vois ces arbres en fleurs dont les boutons parfumés deviendront le prix du sang de tes frères. Suis dans son vol rapide l’oiseau de feu qui ne touche la terre qu’à l’instant où la vie l’abandonne. Les îles de Banda s’embellissent de leurs fruits aux riches couleurs et du plumage éclatant de leurs oiseaux dont le bec hardi arrache au muscadier sa noix odorante... » Mais François eût voulu baptiser toutes ces îles du nom qu’il donnait à la plus sauvage de toutes : il la nommait l’Espoir en Dieu, tant elle lui paraissait pauvre et parce que l’homme qui s’y avançait devait tout attendre du Ciel. Il y toucha les deux extrémités de la misère morale, celle qui vient d’une civilisation dépravée et celle qui naît de la nature. Il passa de l’une à l’autre dans les paysages les plus impressionnans qu’il eût jamais contemplés : des montagnes, des volcans dont les torrens de cendre jonchaient les bois de sangliers brûlés et les grèves de poissons morts, des forêts vierges, des ravins abrupts, un monde que secouent des tremblemens de terre et qui a l’éclat d’une fleur, des flammes infernales et toute la splendeur du matin de la vie.

Depuis l’arrivée des Européens, ces îles avaient une histoire dont les écheveaux d’intrigues trempaient dans le sang. Ou s’était empoisonné, massacré, réconcilié et encore massacré autour des poivriers et des clous de girofle. Sur certains points, les indigènes, de rage, avaient incendié leurs girofliers, qui n’en avaient repoussé que plus drus. Mais ils ne pouvaient pas trop se plaindre : d’abord, ils ne valaient pas plus cher que leurs envahisseurs, puis ils avaient eu la chance de posséder, de 1536 à 1539, un trésor plus rare que leurs épices : un bon capitan, Antonio Galvano. Il succédait à un pillard effronté dont il répara les désordres et dont il fit oublier les crimes et les scandales. On oublia jusqu’au visage du notable musulman de Ternate barbouillé, sur l’ordre de ce tyranneau, avec du sang de porc. Galvano sut contenir les Portugais et toucher le cœur des Malais. Il embellit et purifia leurs villes. Il en attira un assez grand nombre à la foi du Christ ; il. convertit même un Arabe. Et, bien qu’il eût abattu des pagodes, les indigènes l’appelaient « le père des peuples. » Instruit, lettré, d’une probité scrupuleuse, il finit mal. Les petits rois des Moluques avaient demandé qu’on le leur laissât toute sa vie. On s’empressa de le leur enlever. Ne s’étant point enrichi, il s’endetta. De retour à Lisbonne, ses vertus le conduisirent à l’hôpital. François aurait pu l’y rencontrer, soignant les malades, du temps qu’il cherchait à se renseigner sur les Indes. On aurait dû le lui présenter. Mais la figure de ce pauvre diable d’honnête homme ne servait point d’enseigne. Quand il mourut, le suaire où on le roula fut donné par une confrérie charitable. Il laissait deux livres, une Histoire des Moluques aujourd’hui perdue, et un Traité des Découvertes dans l’Inde, où il parle de lui comme d’un étranger, mais avec une noble fierté. On eût souhaité que François reconnût d’un mot le mérite de Galvano, son devancier, qui, le premier, avait eu l’idée de fonder des séminaires dans les Indes. Peut-être ne restait-il plus aucune trace de son passage.

A Amboine, où l’apôtre s’arrêta d’abord, ce furent surtout les gens d’Europe qui l’occupèrent. Pendant qu’il y était, des vaisseaux espagnols arrivèrent, escortés de vaisseaux portugais. Deux ou trois ans plus tôt, une Armada de la Nouvelle-Espagne avait pénétré, à Ternate, dans les eaux portugaises, par suite d’avaries ou simplement par bravade. Le roi d’Espagne l’avait désavouée ; mais, pendant qu’on attendait sa réponse, Espagnols et Portugais s’étaient battus, puis alliés pour battre les indigènes ; et maintenant, ils s’en retournaient aux Indes, d’où les chefs espagnols seraient expédiés chez eux. ils se chamaillaient toujours, et le rivage d’Amboine, où le Portugal ne possédait qu’un fortin, retentissait du tumulte de ces conquistadors efflanqués. « J’eus un grand travail spirituel, » dit François. Il eut en effet beaucoup de passions à calmer, d’âmes à tranquilliser, de mourans à assister, de morts à ensevelir. Il pourvut à tout, et sa charité fut contagieuse. Le sentiment d’admiration qu’il inspirait faisait plus que ses prêches et ses catéchismes : on s’amendait un peu pour ne point le contrister. Parmi les Espagnols, il y avait un prêtre de Valence, Cosme de Torrès, qui, depuis longtemps déjà, courait le monde, une de ces natures inquiètes que les vents et les courans se passent et emportent Dieu sait où. Mais Dieu guidait l’épave et, sur la grève où elle était venue échouer, lui ménageait un port. Il vit François et reconnut son destin. Les yeux de l’apôtre, humides d’une éternelle compassion et brillans d’une éternelle espérance, lui promirent la grande aventure qu’il avait vainement cherchée. Il ne lui en dit rien. Mais, deux ans plus tard, François le retrouvera à Goa ; et ils prendront ensemble le chemin du Japon.

Les Européens d’Amboine ne mirent pas plus fortement à contribution les vertus du missionnaire que ceux de Ternate. A Ternate, on était tout au bout de l’Asie portugaise, et les Portugais s’y corrompaient avec délices. Les Malais ternatins étaient tous possédés de ce que le Père Coyssart, traducteur de Tursellini, appelle une charnalité exorbitante. Il semblait que, hormis les combats, ils n’eussent d’autres fonctions que de se reproduire. Et, comme s’ils avaient jamais été tentés de l’oublier, on dit que des tambours passaient dès la pointe du jour dans les rues des villes et des villages et les réveillaient pour leur rappeler leur raison de vivre. Ils adoraient la parure et les parfums. Les hommes portaient des turbans ornés d’oiseaux de paradis et des chausses de damas éclatantes. Les femmes, aussi camuses que leurs maris, et plus foncées que des coings, entremêlaient leurs longues chevelures de fleurs et d’aigrettes. La chemise de mousseline qui leur descendait jusqu’aux genoux laissait transparaître leurs pantalons de brocart. Elles peignaient leurs paupières et leurs dents limées, et leur haleine embaumait les clous de girofle qu’elles avaient toujours dans la bouche. La nature qui les enveloppait était l’image même de la volupté avec tout ce que la volupté a de violences, de trahisons et de mélancolie. Le cratère du volcan ne cessait de fumer. Les rivières étaient pleines de crocodiles que Galvano nous dépeint azurés et dorés. D’énormes boas donnaient la chasse aux troupes d’oies noires. La chair des écrevisses les plus succulentes vous empoisonnait. L’ombre de la forêt vous rendait malade. La vie y ressemblait à cet arbre singulier que les Portugais nommaient l’arbre triste. Il se couvrait la nuit de fleurs odorantes ; mais, au lever du soleil, elles tombaient et ses branches languissaient.

Depuis le départ de Galvano, les conquérans s’en étaient donné à cœur joie. La Reine, à qui le capitan laissait encore quelques-unes de ses pierreries et son parasol royal, ne comptait plus les misères et les iniquités que son défunt mari, le sultan Boleije, avait introduites dans son royaume avec ces hôtes insatiables. Ses trois fils étaient morts. On l’avait trimballée de Ternate à Goa, de Goa à Ternate. Et maintenant qu’elle s’était à peine réinstallée sur son trône, un usurpateur, traîné à Goa lui aussi, et investi par le Vice-Roi, était en route et allait décidément mettre au rancart sa vieille majesté. Quand elle fut dépossédée, ruinée, elle se fit chrétienne et bonne chrétienne, peut-être sous l’influence de François, qui ne s’en est pas attribué le mérite, et elle dut au moins à la religion de ceux qui avaient causé ses malheurs la force de les supporter et l’espérance de recevoir une couronne trop haute pour être à leur merci. François avait vu arriver le nouveau Sultan. C’était un homme séduisant et perfide. Il ne disait jamais : le Roi de Portugal, sans ajouter aussitôt : mon Seigneur et Maître, et il cachait bien de l’ironie dans cette expression emphatique de sa servitude. François crut un instant le convertir. Mais, s’il aimait ses entretiens et lui faisait force embrassades, il tenait à Mahomet par les cheveux de ses cent femmes ; et c’étaient des câbles. Puis ses voyages l’avaient rendu très philosophe. Chaque fois que le Père abordait les questions de doctrine, il souriait, les yeux fixés sur ses chaussures de maroquin, et, tout en jouant avec son collier d’or : « Chrétiens et Mores adorent le même Dieu, répondait-il ; je ne doute point qu’ils ne finissent par ne faire qu’un. » Cette curieuse figure ne déparerait pas un conte ou une tragédie de Voltaire. Du reste, il ne demandait pas mieux qu’un de ses fils fût baptisé, pourvu qu’on lui assurât le royaume des îles du More. Et il ne contraria en rien l’action apostolique de François. Les Ternatins étaient mahométans ; mais leur mahométisme n’était pas plus solide que les toits de feuilles de leur mosquée. Ils y avaient été convertis par de gros commerçans mores et surtout par de petits colporteurs qui leur écoulaient la religion du Prophète avec la mercerie et le corail de leur éventaire.

En quelques mois, François transforma réellement la physionomie de cette ville licencieuse. Les femmes du pays épousées par des colons apprirent de lui qu’elles avaient une âme et que même leurs maris en avaient une. Et ceux-ci le leur prouvèrent en restituant aux indigènes déconcertés des biens mal acquis. Toute l’île faillit devenir chrétienne. Les Malais ternatins étaient charmés. « Il y avait sujet de rendre grâces à Dieu, écrira François : sa louange était incessamment sur les lèvres de ce peuple nouvellement appelé à la foi. Les garçons dans les places publiques, les filles et les femmes dans les maisons, les laboureurs dans les champs, les pêcheurs dans leurs barques chantaient, au lieu de leurs chansons coutumières, de pieux cantiques. » Tous les soirs, un homme de la ville, en habit de Confrère de la Miséricorde, recommandait aux prières du peuple les âmes du Purgatoire et ceux qui vivent en péché mortel. Dans les petites cases enfouies sous la verdure, cette voix encourageait les uns à la persévérance et éveillait chez les autres une crainte bienfaisante. Lorsqu’il quitta définitivement Ternate, il voulut embarquer de nuit afin d’éviter les pleurs et les lamentations de ses amis. Précaution inutile ! Il ne put échapper à leurs adieux. Ce Ternate, tant et peut-être si justement décrié par les historiens, c’est tout de même un des rares endroits où nous sommes bien sûrs que, partant la nuit, on alluma des flambeaux et des torches pour le voir plus longtemps et non pour s’assurer qu’il partait.

Sa correspondance si décousue et si incolore, même quand il parle de Ternate, devient subitement plus précise dès qu’il pénètre chez les sauvages. Pour la première fois, il sort des régions indéterminées où les rois, les reines, les princes, leurs cours et leurs peuples semblent empruntés au répertoire des dramaturges espagnols. Pour la première fois, il tient compte de la terre et des mœurs. Évidemment son imagination a été prise. Avant d’aborder au Japon, aucune contrée ne lui a produit une impression aussi vive. Le sauvage commençait à exercer sur les hommes civilisés une attirance qui n’allait que grandir. Il représentait pour l’homme du XVIe siècle un élargissement du monde. Il arrivait sur la scène au moment où l’antiquité renaissait. L’imagination s’étendait à la fois dans l’espace et le temps et découvrait les deux pôles de l’humanité. Mais, avant que, d’une courbe hardie, on eût essayé de les joindre par-dessus le christianisme, avant qu’on eût demandé à l’homme de la nature de nous mieux faire comprendre l’homme d’Homère et qu’on eût cherché dans la sagesse naturelle une nouvelle justification de la sagesse païenne, le missionnaire, comme s’il avait prévu le coup, avait bravé pour le sauvage la mort et, pis que la mort, la torture. Ne soyons pas étonnés que les Jésuites, issus des Universités, aient été de si grands missionnaires. Ils demeuraient fidèles à leur mission d’embrasser le monde moderne et de le défendre contre tous les retours du naturalisme et du paganisme. Ils baptiseront les sauvages comme ils expurgeront les auteurs profanes.

Les Moluques renfermaient toutes les espèces de sauvages, depuis celle dont le type est plus près du nôtre que celui des Malais et des Chinois, jusqu’au type bestial du Papou. Leur couleur allait du jaune cannelle au noir. Il y en avait d’inoffensifs ; il y en avait de féroces. C’étaient des enfans aux Célèbes, des anthropophages à Bornéo. Il y en avait dont l’abjection était telle que les missionnaires reculèrent, non de peur, mais de désespoir. Ceux que vit François offraient, encore quelque prise. Il les chercha d’abord dans les montagnes d’Amboine et dans l’île voisine de Ceram. Il ne voyageait point comme les Portugais, en palanquin, aux cris assourdissans des porteurs. Il allait à pied, traversant les rivières et les marais, escaladant les ravins, se frayant un chemin dans les broussailles épineuses où des nuées de moustiques le harcelaient. On campait avant le coucher du soleil, dont la disparition est suivie si brusquement de la chute des ténèbres. On se hâtait de dresser un petit toit de feuillage. A défaut de tigres et de panthères, on avait à se défier de ceux que l’on cherchait, des Alforous, grands chasseurs de têtes. Dans certains villages une tête humaine bien coupée avait le même prix et l’a encore que jadis une chevelure chez les Iroquois ; et le jeune guerrier qui courtise une fille ne saurait lui offrir un plus beau présent de fiançailles. François les croyait cannibales. D’autres voyageurs prétendent qu’ils ne le sont pas, qu’ils jettent les corps décapités ; mais ils rapportent les têtes au village en soufflant dans leurs conques, et, avant d’être montées en trophées, on les abandonne aux enfans qui y sucent du courage. Ceram, où il resta peu de temps, était déjà un séjour très dangereux. A Ternate, on considéra comme une folie son désir de visiter l’île du More. Les sauvages avaient la réputation d’y être plus farouches que partout ailleurs, et surtout depuis que les Mores les avaient excités contre les Portugais. Ils avaient tué deux prêtres qui s’étaient risqués chez eux. Quand ils n’égorgeaient pas les étrangers, ils mêlaient à leurs alimens des poisons infaillibles. François répondit aux objurgations de ses amis qu’il était nécessaire que les âmes de l’ile du More fussent instruites et qu’il se sentait dans l’obligation de perdre la vie du corps pour assurer à son prochain la vie de l’âme. Alors ils voulurent bourrer ses poches d’antidotes. Mais il sourit et leur dit seulement que, s’ils le recommandaient à Dieu, leurs prières seraient le meilleur des contrepoisons. Et il gagna la côte redoutable.

Il s’enfonça dans l’intérieur et y vécut trois mois. Il nous a tu ses aventures qui furent souvent celles d’un coureur des bois. Ce que son corps souffrit, il nous le laisse deviner par l’énumération qu’il nous fait de ce qui manque dans ces îles et des périls qu’on y rencontre : elles n’ont ni pain, ni vin, ni troupeaux ; très peu d’eau potable ; une terre volcanique qui s’ébranle à chaque instant ; des chaleurs accablantes ; et les Mores sont aussi impitoyables que les naturels ingrats. Mais comme elles sont fécondes en consolations spirituelles ! « Elles semblent faites à souhait, s’écrie-t-il, pour qu’un homme, en peu d’années, y perde les yeux à force de verser des larmes de joie. » Il ne lui souvient pas d’avoir été ailleurs tant et si continuellement consolé. « Et cependant on n’y marche qu’entouré d’ennemis ou d’amis peu sûrs. Pas un remède pour se défendre des maladies ; pas une de ces choses dont le secours est nécessaire pour entretenir ou protéger la vie. » Jamais il ne fit pareille chasse aux âmes. Dès qu’ils l’apercevaient, les Alforous s’enfuyaient. Il fallait gravir des pentes à pic où frappait le soleil, et s’engager dans des jungles. On arrivait enfin à un village. Sauf la cabane sacrée où pourrissaient les trophées de guerre, les huttes étaient closes. Tout paraissait inhabité et mort. Même aujourd’hui, la venue d’un étranger produit encore chez quelques-unes de ces tribus le même effet que le passage d’un spectre. Il frappait aux portes. Parfois un murmure ou un cri lui répondait ; mais personne ne lui ouvrait. Il les appelait à lui tendrement, aimablement, comme un oiseleur. Une porte s’entre-bâillait. On distinguait debout, armé d’une lance, un homme nu ; derrière lui, une femme effarouchée et des enfans aux yeux ronds. « Peu à peu, nous dit le Père du Jarric, ces barbares, alléchés par sa candeur et débonnaireté, commençaient à s’approcher de lui. Pour lors, le Père les prenait, les embrassait et leur faisait autant de caresses qu’un père à ses propres enfans. » C’est peut-être dans cette attitude, au milieu de ces peuplades dont les pieds touchent les plus bas échelons de l’humanité, que François de Xavier a laissé la plus émouvante image de lui-même. Comme sa pensée se reportait souvent aux îles du More, loin de Goa, loin des Portugais, loin de tout, mais plus près de Dieu, la nôtre y retourne souvent aussi pour le voir serrer sur son cœur les derniers des derniers enfans de la misère humaine.

Si nous en croyons de vieilles gens qui témoignèrent au Procès de canonisation, la fin de son séjour aux Moluques fut assombrie. En quittant Amboine, il prédit que dans tel ou tel village, autour de la forteresse, il y aurait des apostasies. Il ne se trompait point, et, comme le disait un dicton populaire, « les gens d’Aroda furent mauvais pour accomplir la prophétie du saint Père François. » Cependant, le bien qu’il avait fait dans ces îles dura plus longtemps que la domination portugaise ; et les croix qu’il y avait élevées survécurent aux persécutions des Musulmans, aux erreurs et aux crimes des Portugais et de leurs successeurs les Hollandais, qui trouvèrent le moyen d’être plus inhumains, car aussi pillards, mais plus disciplinés dans le pillage, ils étaient dépourvus de la générosité chevaleresque dont les Albuquerque, les Jean de Castro, les Galvano et, en somme, beaucoup d’autres s’étaient montrés capables. Si invraisemblable que cela paraisse, les Hollandais ont rendu aux Portugais le service de les faire regretter, non seulement parce qu’une nouvelle tyrannie adoucit toujours le souvenir de l’ancienne, mais parce qu’en effet les indigènes respiraient mieux sous des maîtres dont la dureté était moins une politique que l’effet des tempéramens individuels et qui, soit qu’ils obéissent à la voix de leurs apôtres ou que leur humeur cédât aux conseils de la volupté, consentaient parfois à les traiter comme leurs semblables. Les races du Midi, par leurs vertus les plus hautes comme par leurs vices les plus avoués, tendent toujours à fraterniser avec les peuples conquis. Les races du Nord, jamais. Les Hollandais n’eurent point de Xavier. Et ils eurent beau s’allier aux Musulmans pour déraciner la foi catholique, un grand nombre de pauvres Moluquois bravèrent les tourmens, afin de demeurer toute l’éternité les enfans du prêtre étranger qu’ils n’avaient vu ou plutôt que leurs parens n’avaient vu qu’une heure.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.