L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier/02

L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 315-345).
L’APOTRE DES INDES ET DU JAPON

FRANÇOIS DE XAVIER

II [1]
DANS L’INDE


IV. — L’INDE PORTUGAISE

Quand François s’embarquait de Lisbonne, il touchait à la maturité de l’âge. Pourtant le jeune missionnaire qui sort du séminaire pour monter sur le paquebot ne nourrit pas plus d’illusions. On voudrait l’avertir. Celui qui de nos jours ne serait renseigné sur les peuples de l’Extrême-Orient que par le dernier boy d’un navire anglais en connaîtrait plus que lui. Depuis quarante ans que les Portugais écument ces routes nouvelles, ils n’en ont rapporté que de l’or et des idées superficielles ou fausses. Leurs navigateurs ont observé les courans de Guinée et de Mozambique ; ils commencent à fixer la loi des moussons ; Jean de Castro, cette année même, tracera le Routier de la Mer-Rouge et s’assurera enfin que les eaux n’en ont point la couleur écarlate que leur prêtait la carte catalane du XIVe siècle. Mais que savaient-ils des mœurs, des religions, des âmes de l’énorme continent dont ils avaient saisi quelques franges de sable et de pierre ? Derrière leurs vieux ennemis, les Arabes, qu’ils y ont retrouvés, ils se heurtent aux plus anciennes civilisations du monde et n’ont pas l’air de s’en douter. Ils sont portés à mépriser ce qu’ils ne comprennent pas, et, sauf leurs intérêts immédiats, ils ne comprennent presque rien. Mieux eût valu pour l’apôtre une ignorance complète que les lueurs mensongères et les demi-vérités dont ils prévenaient son imagination. Mieux eût valu surtout qu’il n’apportât pas l’Evangile en compagnie de gens, nés chrétiens, qui en étaient les vivans démentis.

La traversée était pénible et terriblement hasardeuse. Ces grosses caraques aux quatre ponts, que leur château d’avant et leur château d’arrière gonflaient au-dessus des flots, ne résistaient guère à plus de deux ou trois voyages. Quand elles ne sombraient pas, la mort les délestait d’une partie de leurs passagers ; et le reste arrivait en si mauvais état que, chaque fois qu’elles entraient au port de. Goa, les hôpitaux de la ville se remplissaient. Les voyageurs du XVIe et du XVIIe siècle nous ont énuméré leurs épreuves et leurs périls : l’incommodité des cabines ; la mauvaise qualité des vivres ; le manque d’eau douce ; l’été torride et un froid presque hivernal tombant tour à tour sur des épaules qui portaient souvent toute leur garde-robe ; des bonaces de cinquante et soixante jours qui vous immobilisaient sous un ciel équatorial, « dont les flammes attirées par les narines saisissaient le cerveau et le faisaient bouillir en dedans ; » les trombes marines ; les corsaires ; l’ivrognerie qui endormait l’homme du gouvernail et son « page » près de la lanterne éteinte et de la boussole obscure ; les récifs dont la pensée hantait les regards attachés à ces eaux mystérieuses ; les apparitions fantastiques qui frôlaient les flancs du navire dans ces parages où Camoëns évoque le spectre formidable d’Adamastor et où, plus tard, Mocquet, garde du Cabinet des Singularités de S. M. Louis XIII, vit de ses yeux surgir un monstre « de forme étrange et d’émerveillable grandeur, » une rondache devant la tête et une selle sur le dos. Mais les alertes, l’épouvante, le scorbut, les contagions de ce cloaque errant et ballotté, si des gens pouvaient les affronter par amour du lucre, il était naturel qu’un prêtre les endurât pour l’amour de Dieu. Et il était naturel que ce prêtre, cet apôtre, malade lui-même, soignât les malades, raffermit les courages, prodiguât autour de lui les secours de son ministère. Ce ne sont point les misères matérielles d’une traversée exceptionnellement longue et dure, ni le mal de mer dont il souffrit pendant deux mois, qui arrachèrent à François, d’ordinaire si réservé, cette phrase dans sa première lettre à Ignace, datée de Mozambique, le 1er janvier 1542 : « La nature des peines et des labeurs à embrasser était telle que, pour le monde entier, je n’aurais pas osé les affronter une journée seulement. »

Sauf les marins, qui étaient en général de braves gens, la caraque était bondée de soldats la plupart enrôlés par force, d’aventuriers recrutés dans la basse pègre de Lisbonne, et d’esclaves. Tous ces gueux sentaient le fauve ; et les plus sales passions fermentaient sur le pont. Quant aux officiers de l’Etat-major et au Vice-Roi, les mêmes mirages de jouissances les hallucinaient. François se taira sur ces tristes spectacles comme sur les dessous de la politique portugaise. Il ne faut chercher dans ses lettres ni la peinture des hommes ni la description des pays. Cette absence de couleur n’est pas seulement l’effet d’une discrétion prudente. Son esprit, uniquement tourné vers le monde des âmes, n’y voit jamais se refléter les décors de l’univers. Lorsqu’il abordera au promontoire oh se dresse la ville musulmane de Mélinde et qu’il apercevra la croix de pierre du cimetière des Portugais, aucun paysage de l’Asie ne lui donnera une pareille secousse d’étonnement et de joie. J’ai sous les yeux un vieux plan de Goa, avec ses forêts plantées en quinconces ; mais, sur le quai, le cartographe, soucieux du détail topique, a dessiné deux petits éléphans, la trompe en l’air, presque aussi hauts que les églises, et surmontés de leurs minuscules cornacs : ces petits éléphans, vous ne les verrez jamais passer dans les lettres de François. Et vous n’y rencontrerez pas plus les Ethiopiens, ivres du vin de palme, qui, à Mozambique, échangeaient l’or, l’ambre gris et l’ivoire contre des patenôtres de verre ou des toiles de coton, ni ces pauvres Ethiopiennes dont les Portugais se jouaient si cruellement, ni ces sirènes au groin de pourceau que les nègres harponnaient sur la mer et qui étaient, dit-on, leurs Ethiopiennes. Mais, de temps en temps, une phrase, un mot trahira, malgré lui, sa fatigue et ses dégoûts : « Pour le monde entier, je n’aurais pas osé les affronter un seul jour ! » Et plus tard, à Goa, on l’entendit répéter en soupirant : « Oh ! ce Santiago ! » C’était le nom de la caraque qui l’avait amené à Mozambique et qui se perdit quelques mois après. On a voulu voir dans ses soupirs le pressentiment de ce naufrage : j’y verrais plutôt la hantise qu’il avait gardée des horreurs de sa première traversée.

La flotte, retardée par les calmes équatoriaux, n’avait touché Mozambique qu’en septembre 1541 ; et les vents contraires l’y retinrent six mois. Les Portugais s’étaient répandus sur cette île d’Arabes et de Cafres, où le Portugal avait élevé une forteresse. François élut domicile à l’hôpital. Il y fut pris d’une fièvre contagieuse, qui lui causa de violens délires. On remarqua qu’au plus fort de ses divagations, il retrouvait sa lucidité, dès qu’on lui parlait de choses spirituelles. Les cimes pures continuent de réfléchir le soleil au-dessus de l’exhalaison des marécages. Quand il se rétablit, il ne quitta point l’hôpital : c’était là qu’on respirait le moins de miasmes. Deux petits vaisseaux étaient arrivés des Indes sous la conduite d’un certain Suarez de Mello, surnommé le Gallego. Cet homme s’était enfui de Goa, où il avait encouru une condamnation à mort, et venait offrir à Alphonse de Sousa, moyennant sa grâce, des révélations sensationnelles contre le Vice-Roi dont les pouvoirs allaient expirer, Étienne de Gama, un des plus honnêtes gouverneurs qu’ait eus l’Asie portugaise. Le plaisir d’un vice-roi, en prenant son poste, n’eût pas été complet s’il n’avait perdu de réputation son prédécesseur. Le pirate obtint sa grâce ; et l’on commença à machiner un réquisitoire contre celui qui représentait encore dans l’Inde l’autorité royale. François n’avait point à s’immiscer dans des affaires qui ne regardaient pas l’Église. Mais quels dangers pour la propagande catholique de lier partie avec un gouvernement déjà si corrompu ! Hélas ! on était embarqué. Il essaya du moins de ne pas se trouver mêlé au conflit possible entre les deux vice-rois ; et il manifesta le désir de demeurer à l’hôpital de Mozambique, un vrai cimetière. Sousa ne le lui permit pas. Mansilhas et Micer Paul restèrent près des malades ; et François suivit le Vice-Roi, qui, monté sur un navire que Gama avait envoyé aux nouvelles, leva l’ancre, accompagné de son pirate.

Après une escale de quelques jours au port de Mélinde, où, un passager étant mort à point, les Portugais lui firent des funérailles destinées à frapper d’admiration les Infidèles, on atteignit l’ile de Sokotora. Cette île, riche en aloès et en encens, avait une renommée analogue à celle des Phéaciens d’Homère. Marco Polo en considérait les habitans comme les plus habiles enchanteurs du monde, et l’historien portugais de Barres attribuait à leurs femmes le pouvoir de lier ou de déchaîner les tempêtes. Mais tous leurs sortilèges les défendaient mal des incursions des Arabes, et ces pauvres gens ne se glorifiaient que de descendre des chrétiens de saint Thomas. Ils avaient même oublié qu’ils comptaient peut-être parmi leurs aïeux des colons macédoniens envoyés par Alexandre, sur le conseil d’Aristote. Ils ne remontaient dans leur passé que jusqu’à l’apôtre. Leur christianisme s’était effrité en petites pratiques dont ils ne comprenaient pas plus le sens que celui des Alléluia qu’ils chantaient. François fut pour eux comme si saint Thomas revenait. Il rassembla autour de lui ces enfans égarés du Christ, caressa d’une main très tendre leur pieuse ignorance, leur distribua le baptême et pria le Vice-Roi de le laisser quelque temps chez eux. Pour la seconde fois, le Vice-Roi refusa. Il ne voulait point se séparer d’un homme dont la sainteté lui semblait être une garantie contre les naufrages. Plus François se rapproche de son but, plus il désire allonger les escales de ce voyage interminable ; et, dès qu’il y aura touché, il se hâtera d’en repartir. On méconnaîtrait le tragique de sa vie intérieure, si l’on perdait de vue que ses épreuves les plus crucifiantes lui vinrent des hommes de sa race et de sa foi.

De Sokotora, le navire mit le cap sur Goa, à travers ces mers sillonnées de vaisseaux arabes, dont les chargemens répandaient une odeur de musc et où s’entassaient les pèlerins pour le Tombeau du Prophète, avec leurs femmes voilées derrière des galeries de bambou. On n’en rencontra point ; et l’on entra, les mains nettes de pillage, au port de Goa, le 6 mai 1542, vers minuit. Sousa envoya aussitôt à Gama la nouvelle de son arrivée, en des termes qui manquaient de courtoisie. Il était de règle que deux vice-rois ne pouvaient se trouver en même temps dans les murs de Goa. Celui qui venait s’arrêtait à la forteresse de Pangin, que baignait l’eau profonde de la rivière à mi-chemin de la barre et de la ville ; et, quand il faisait son entrée au son des canons, celui qui allait partir l’y avait déjà remplacé. Alphonse de Sousa eut beau fouiller dans l’administration de son prédécesseur : il ne releva aucune charge contre lui. Son pirate l’avait volé. Il n’en fut que plus irrité et s’appliqua à lui rendre le voyage de retour aussi inconfortable que possible.

Cependant François avait foulé la terre de ses rêves. Cinq mois après son débarquement, le 20 septembre 1542, il écrivait à Ignace et aux Pères de Rome : « Goa est une belle ville, peuplée de chrétiens ; elle a une magnifique cathédrale et beaucoup d’autres églises et un couvent de Franciscains. Les chanoines de la cathédrale et les religieux du couvent sont nombreux. Béni soit Dieu que le nom de Jésus-Christ soit ainsi glorifié sur une terre si lointaine et au milieu des Infidèles ! » Ces quelques mots ne nous donnent guère l’idée de l’étrange ville où François commença son apostolat.

Prise et reprise sur les Mores du temps d’Albuquerque, l’ile de Goa, tout près du continent, était formée par deux larges rivières qui la séparaient au Nord de la péninsule des Bardes, au Sud de la terre de Salsette. La ville, sans être encore comparable à Lisbonne, avait déjà assez grand air. On y comptait cinquante églises à la fin du siècle, des palais, des arsenaux, des hôpitaux, de belles rues. La plus belle, la Rua Drecha ou Rue Droite, avec ses étalages de lapidaires et d’orfèvres et ses sonneries d’or sur le comptoir des banques, allait du palais du Vice-Roi à l’église de la Sainte-Miséricorde, dont le portail était orné d’une figure en bosse d’Albuquerque. Les marchés étaient nombreux. Dans la matinée, on fréquentait surtout celui des esclaves. On y vendait des filles de toutes les contrées de l’Inde, depuis trente-deux sous six deniers jusqu’à trente perdaos, ce qui n’était pas très cher, vu que la plupart d’entre elles savaient jouer des instrumens, broder, coudre et faire des confitures. Quand le soleil se couchait, un autre marché commençait près de la place du Pilori où l’on achetait principalement des marchandises acquises par larcin, des armes et des hardes. Dans chaque carrefour, les femmes indigènes fricassaient et rôtissaient des poissons. Ces odeurs de cuisine et le relent de poireaux verts qui se dégageait du corps échauffé des portefaix nègres se mariaient dans l’air aux senteurs des aromates et au parfum de santal qui suit les Hindous.

Mais les âmes, plus diverses encore, composaient à cette première ville de l’Inde européanisée une extraordinaire atmosphère morale. Le commerce était tenu par les Mores, anciens conquérans. Les artisans et les ouvriers étaient presque tous des Hindous. Il n’y avait pas beaucoup de Brahmes, les plus riches et les plus importans s’étant retirés à Calicut. En revanche, les parias, pour qui les Frangui, c’est-à-dire les Européens, étaient un peu des frères, n’avaient aucun motif de s’éloigner. Une nouvelle classe s’était formée : les métis. Quand Albuquerque avait été chassé de Goa, il avait enlevé un grand nombre de femmes qu’il avait ramenées dans la ville reconquise, puis baptisées et mariées avec ses soldats. Les Portugais avaient. pris goût à ce genre d’établissement qui leur assurait de l’argent et des terres. Les femmes aussi. Le gouvernement fut débordé de demandes ; et le roi du Portugal dut limiter lo privilège d’épouser une Hindoue aux hommes qui avaient rendu des services. C’était fort élastique, et les unions se multiplièrent. On espérait ainsi travailler pour la foi et pour la colonisation. En réalité, on ne faisait qu’une population hybride qui participait des faiblesses et des vices de l’Europe et de l’Asie. On a tout dit sur l’orgueil des Brahmes et sur la fierté des Portugais, mais il y avait un être encore plus fier et plus orgueilleux : le petit-fils d’un Portugais et d’un brahme. Au-dessus des métis se plaçaient les Portugais nés à Goa de parens portugais, et au-dessus d’eux les Portugais du Portugal.

Le Cap de Bonne-Espérance les avait tous anoblis, même ceux qui, deux ou trois mois plus tôt, gardaient les pourceaux dans les champs lusitaniens. Ils ne sortaient qu’à cheval ou en palanquin. Leurs chevaux de Perse et d’Arabie, plus petits que ceux d’Espagne, avaient été domptés par les écuyers du Dekkan. Ils les caparaçonnaient de soie et de pierreries. Les étriers étaient dorés, les brides enrichies de joyaux et de sonnettes d’argent. On mettait des boucles d’or jusqu’aux crochets de leur trousse-queue. Ils se faisaient escorter de petits pages et de Cafres raflés à Mozambique, sombres estafiers armés d’épées pendant le jour et, la nuit, de piques et de hallebardes. La soie était si commune que les vrais hommes de qualité préféraient la serge. Les soldats, qui débarquaient couverts de vermine, louaient à neuf ou dix un logis et un esclave, et ils achetaient un costume qu’ils revêtaient à tour de rôle. Aussi ne paraissaient-ils dehors qu’en grands seigneurs et avec un domestique qui leur tenait le parasol. Leurs goûts naturels et la politique étaient d’accord, il fallait à tout prix assurer le prestige du vainqueur, et le faste est toujours plus commode que la vertu. C’était pour la même raison qu’aux grands jours de fête ils ne venaient jamais saluer en corps le Vice-Roi : les Musulmans et les Hindous auraient pu les dénombrer. Mais, répandus dans la ville et chacun d’eux faisant plus d’embarras qu’une troupe armée, ils imprimaient aux vaincus une terreur salutaire. On pense bien que les femmes ne se laissaient pas distancer. Elles exagéraient les modes du Portugal, robes de brocart, de soie et d’argent, et autant de perles et de pierreries que les chevaux. Mais elles avaient remplacé le masque par des couches de fard et elles étaient montées sur de si hauts patins que leurs suivantes devaient les soutenir dans les quelques pas qu’elles faisaient de leur porte à leur palanquin et de leur palanquin à l’église. Elles se rendaient aux offices précédées d’esclaves qui portaient leur siège en bois doré, leurs oreillers, leur sac de velours, leur éventail et un tapis. La messe se disait au milieu des conversations, des rires, des plaisanteries, des disputes. Mais, au Saint-Sacrement, tous levaient la main, criaient miséricorde et se baillaient trois ou quatre coups sur la poitrine. Rentrés chez eux, dans leurs maisons en pierres rougeâtres, à un seul étage, où l’on montait par un double perron et qu’ombrageaient des jardins de palmes, ils se relâchaient de leur ostentation. Les hommes mettaient bas leurs beaux habits et s’assemblaient sous leurs vérandas en chemise et en caleçons. Pendant que leurs esclaves les éventaient, leur grattaient les pieds et en ôtaient les cirons, ils arrêtaient les passans pour faire la causette, ils appelaient les bateleurs et les montreurs de serpens. Les femmes, déshabillées dans leur jupe claire et fine, chantaient, jouaient, mâchaient du bétel et demeuraient de longues heures à leurs jalousies en forme de cages peintes, d’où elles voyaient tout sans être vues.

Sous ce luxe, et malgré cette mollesse, les passions faisaient rage et autant l’avarice que la volupté. Le mélange des races provoque toujours l’individu à ne prendre des nouvelles mœurs qui s’étalent autour de lui que les plus favorables au développement de ses mauvais instincts. Les Portugais n’imitaient pas toujours la décence extérieure des Hindous et des Musulmans, mais ils leur avaient emprunté la manière forte dont usent les tyrans polygames et jaloux. On se chuchotait à l’oreille des histoires bizarres. Les médecins n’étaient ni curieux ni savans. Pour eux, toute mort était naturelle, même quand le cou portait la trace des mains qui l’avaient un peu trop serré ; et tel barbier, qui venait de saigner une femme, ne se retournait jamais pour voir si, derrière lui, le mari ou l’amant déliait les compresses. De leur côté, les femmes, et surtout les métisses, puisaient à pleines mains dans le riche arsenal pharmaceutique de l’Inde. Elles connaissaient les philtres qui endorment, excitent ou tuent. On fermait les yeux sur bien des assassinats, et on souriait aux vols. Non seulement le baptême ne mettait pas l’indigène à l’abri du conquérant, mais il l’exposait aux rancunes des païens qui payaient à ce conquérant le droit de le molester. Les Goanais battaient monnaie de tout et même de ses sentimens les plus respectables. Par exemple, ils avaient remarqué l’horreur que lui causait le meurtre des bêtes ; et l’on voyait souvent un rustre empanaché qui faisait semblant de vouloir tuer un oiseau pour que l’Hindou lui achetât cette petite parcelle de vie sacrée. Nous imaginons aisément ce qu’avaient pu faire dans des villes, où les dieux des pagodes avaient des prunelles de pierreries et les filles des temples les mains et les pieds chargés de bagues, ces aventuriers ivres de soleil et d’impunité. Cinquante ans après le passage de François, le traitement des esclaves soulevait encore le cœur des voyageurs français qui s’égaraient jusqu’à Goa. Les femmes renchérissaient sur leurs maris, car la jalousie les rendait ingénieuses à varier les tortures. Mocquet nous raconte d’affreux supplices dont il a été témoin. Mais il n’a rien écrit de plus terrible pour ces maîtres sans pitié que ce mot appliqué à leurs bastonnades : « Ils comptent les coups avec leur rosaire. »

On comprend qu’un étranger, qui assistait à de pareils spectacles, se détournât avec sympathie sur les pauvres Yogui aux longs cheveux qui contemplaient, immobiles et nus, leur feu de bouse sèche dont ils prenaient la cendre pour se saupoudrer la tête et les épaules, ou sur ces brahmes paisibles qui s’en allaient le long des rues, regardant où ils posaient leurs sandales de bois, toujours attentifs à éviter les souillures. On comprend aussi que les villes hindoues et musulmanes qu’ils ont pu visiter, comme Calicut, leur aient semblé, par contraste, des séjours de justice et de probité. Il est vrai qu’ils savaient très peu ce qui se passait derrière cette façade orientale, que nous sommes toujours plus sévères dans ces pays excentriques pour les Européens qui nous les gâtent, et qu’aux yeux du voyageur qui écrit ses souvenirs, les honnêtes gens sont moins voyans et moins pittoresques que les autres. Cependant, leurs impressions concordent avec les plaintes des missionnaires. Mais, quand on lit les récits de ceux qui, cent ou cent cinquante ans plus tard, connurent le Batavia des Hollandais, on y retrouve les mêmes scandales : mêmes débauches de luxe, mêmes dames parées comme des châsses et que leurs servantes soutiennent pour passer d’une chambre à l’autre, même inhumanité envers les esclaves, mêmes exactions, même déséquilibrement des âmes, qui prouve qu’elles ont besoin, comme les corps, de s’acclimater à ces pays de feu. Et les Goanais nous paraissent moins noirs, car il ne faut pas oublier qu’il y eut parmi eux de très nobles figures et que, s’ils péchaient fortement, ils se repentaient parfois aussi fortement.

Ni le soleil de l’Inde, ni l’ardeur des concupiscences n’avaient tari dans tous les cœurs la charité chrétienne. On donnait de l’argent aux églises, aux hôpitaux, aux fondations pieuses, et, n’eût-ce été que pour gagner des indulgences, cette générosité montrait du moins qu’ils éprouvaient le besoin de se racheter. Leur première conquête avait eu des airs de croisade ; et, tout en travaillant à s’enrichir, ils gardaient toujours un vague désir de travailler au salut des âmes païennes. Dès l’année 1500, les Franciscains avaient repris la route des Indes où leurs frères du XIIIe et du XIVe siècle avaient laissé leurs os. Je ne donnerai pas, d’après le Père Da Soledade, le chiffre des rois, reines et princes du sang qu’ils avaient convertis, des pagodes qu’ils avaient renversées, des sectes qu’ils avaient détruites, car ce chiffre est trop beau et augmenterait dans des proportions trop mélancoliques celui des défections. La vérité est que ni ces religieux, malgré leur ferveur, ni les prêtres séculiers, souvent mal recrutés, n’étaient capables de soutenir l’ambition apostolique du roi de Portugal. Ils voyaient très peu clair dans la masse obscure des peuples hindous. De l’Inde ou plutôt des Indes, qui continuaient de vivre leur vie mystérieuse et anarchique sous les dominations superficielles des Arabes et du Grand Mogol, lequel était un Turc, ils ne connaissaient que ce qu’ils en apercevaient de leurs escales et de leurs comptoirs.

Lorsque les compagnons de Vasco de Gama étaient entrés à Calicut persuadés, sur la foi d’anciennes traditions, que l’Inde était peuplée de chrétiens, une foule immense les conduisit au plus grand temple ; et le vieil historien des Indes, Castanheda, raconte qu’ils firent leurs oraisons devant des peintures de saints couronnés de diadèmes, dont quelques-uns avaient des dents si longues qu’elles leur sortaient bien un bon pouce de la bouche, et particulièrement devant une image où ils crurent reconnaître la Sainte Vierge. Mais l’un d’eux, Jean de Saa, ému de leur laideur, fut saisi d’inquiétude, et, se mettant à genoux, dit : « Si cela est un diable, je n’entends toutefois adorer que le vrai Dieu. » Le capitaine l’entendit et se retourna vers lui en riant. On n’avait pas tardé à démasquer le démon dans ces faux dieux. L’Inde était devenue aux yeux des Portugais le vaste empire de Satan. C’était lui qui se faisait adorer au fond des pagodes sous la forme d’une idole à la tête de veau, au milieu de filles qui dansaient toutes les nuits en tenant des lampes allumées. C’était à lui qu’on dressait des autels où venaient boire les serpens. Il déchaînait des sabbats dont les initiés accomplissaient tous les crimes contre nature que flétrit le Lévitique. Et, selon son habitude d’abêtir les créatures qu’il avilit et de mêler la dérision à la dépravation, il leur apprenait à tracer sur leur front, ce front humain qui se lève naturellement vers le ciel, les signes de la plus honteuse impudicité.

Toutes les impuretés du paganisme, qu’avaient dénoncées les Pères de l’Eglise, vivaient, croissaient, multipliaient sur cette terre brûlante. Lorsque l’historien anglais Whiteway, ancien fonctionnaire de l’Inde, nous déclare que les Hindous étaient plus civilisés que les Portugais, de quels Hindous parle-t-il ? Les Vichnouistes étaient-ils plus chastes que les Goanais, et les féroces Sivaïstes moins cruels ? Les adorateurs de Kali, les sectateurs de la Main Gauche, ne poussaient-ils pas plus loin que tous les autres peuples la passion, le délire des rites obscènes et sauvages ? De temps en temps, des voix s’élevaient à Goa contre les iniquités. Mais, depuis mille ans, aucune voix ne s’était élevée dans l’Inde contre le mépris ignominieux des parias. Et même quand l’Inquisition fonctionna chez les Goanais, les bûchers qu’elle alluma ne consumèrent pas autant de victimes en un siècle que ceux du Malabar n’en dévoraient en un an. Quel monstrueux chaos de peuples que cet énorme pays qui portait indifféremment d’abjects sauvages et de grands artistes, des barbares et des métaphysiciens, et, comme le dit un autre Anglais, sir Alfred Lyall, quelle jungle de superstitions depuis celles qui interdisaient le meurtre d’une mouche jusqu’à celles qui se délectaient dans les sacrifices humains ! Demandez-vous seulement ce que pouvaient penser des gens d’Europe quand ils voyaient des Hindous suivre leur vache, un vase de cuivre à la main, et attendre le moment de recueillir son urine pour s’en laver la tête et le visage.

Mais ces gens d’Europe ne se disaient pas que la vue de leurs usages familiers causait a ces Hindous d’aussi violentes répulsions. Ils ne se disaient point que le Brahme ne distinguait pas entre les Portugais nourris de viande et les parias mangeurs de charognes, et que ces beaux guerriers, chaussés de cuir et fièrement cambrés dans leurs buffleteries, lui apparaissaient hideusement revêtus de cadavres. Le gouvernement portugais, en s’installant dans l’ile de Goa, avait été obligé de reconnaître les communautés de villages qui lui payaient les mêmes tributs qu’à leurs anciens maîtres. On ne pouvait obtenir la soumission des indigènes qu’à la condition de respecter leurs traditions. De même, le christianisme n’avait quelque chance de s’insinuer dans les âmes que s’il trouvait le moyen de s’accommoder d’institutions civiles, dont l’origine était évidemment religieuse, mais que le temps avait fini par laïciser. Les Portugais avaient bien donné le nom de castes aux différentes classes sociales des Hindous ; seulement ce mot ne représentait pas pour eux ce qu’aujourd’hui il représente pour nous. Ils n’avaient pas mesuré la distance infranchissable qui sépare un Brahme d’un sudra. Un sudra d’un paria. Les castes hindoues ne leur paraissaient être que des mondes comme ceux dont se compose la société européenne, mais un peu plus fermés. Pourquoi l’Evangile ne réunirait-il point parias et Brahmes comme jadis esclaves et patriciens ? Ils ne songeaient pas que la notion d’égalité, que propage la doctrine chrétienne, tendait dans l’Inde non seulement à une révolution politique et sociale, mais à un bouleversement si intime de l’être humain qu’il en devenait presque physiologique. On avait vu à Rome des affranchis ramper jusqu’aux plus hautes dignités et là respirer un encens que des patriciens brûlaient en leur honneur. On voyait tous les jours en Europe des parvenus anoblis ; et la richesse forçait toutes les portes. Mais jamais un paria ne s’était approché d’un trône ; jamais il ne souillait même le seuil d’un Brahme. Jamais le sudra enrichi n’avait acquis le quart de la considération qui allait au Brahme réduit à la mendicité. Le vice-roi le plus superbe de Goa ne trouvait point mauvais que son confesseur eût confessé avant lui des Cafres et que la main qui lui donnait l’hostie l’eût donnée à ces malheureux esclaves que l’on traînait à l’église les fers aux pieds. Mais un missionnaire qui avait touché à un paria participait de sa dégradation aux yeux des Brahmes, et son haleine même viciait l’air autour d’eux.

Que, depuis des centaines et des centaines d’années, cette caste de pharisiens se soit imposée aux autres sans exercer le pouvoir, sans disposer de la police, sans détenir la richesse, par le seul prestige du sang et de l’esprit ; qu’elle ait poursuivi son chemin à travers les âges, entourée d’une vénération qui n’obtenait d’elle que des regards méprisans ; qu’elle ait gardé sous des dominations étrangères et sur des millions d’êtres, qu’elle ne protégeait pas, une autorité si absolue que ces millions d’êtres considéraient ses privilèges comme un trésor aussi intangible que la vie de leurs vaches et aussi sacré que leurs dieux : c’est assurément un des phénomènes les plus déconcertans de l’histoire. L’apathie des Hindous aide à le comprendre, mais surtout les vertus de cette caste ou son perpétuel souci de paraître vertueuse, la dignité de son maintien, l’obéissance rigoureuse à ses traditions. L’abbé Dubois, au commencement du XIXe siècle, remarquait qu’au contraire des Chrétiens qui croient à leur religion et ne l’observent pas, les Brahmes ne croyaient pas à la leur et l’observaient. Une si constante hypocrisie, qui suppose un dévouement infatigable de l’individu à l’intérêt permanent d’une collectivité, peut se décorer du nom de vertu sociale. Du reste, tout n’était pas hypocrisie chez les Brahmes. Si la ruse et l’art de mentir entraient dans leur éducation, et s’ils abusaient de la crédulité des autres castes jusqu’à leur faire croire qu’à la lecture de leurs Livres Saints la tête de quiconque n’était point né Brahme se fendrait en deux, les prescriptions et les austérités qui les préparaient à jouer leur rôle de demi-dieux constituaient une si rude servitude qu’on a admiré l’héroïsme des missionnaires qui, plus tard, pour se rapprocher d’eux, s’y soumirent. Ceux qui ont connu l’Inde tombent d’accord que cette division des Hindous en castes les a retenus sur le bord de la plus abominable des anarchies. Dans ce pays dont le climat détend les ressorts de l’âme, elle assignait à chacun sa place et son emploi, l’y enchainait et lui faisait de ses chaînes son unique support. Les gens qu’elle avait abandonnés à leurs instincts, les parias, qui vraiment vivaient en hommes libres, se vautraient dans l’ignominie. Au contraire, les Brahmes, toujours exposés à commettre une infraction, et dont l’existence était un continuel esclavage, se maintenaient à un niveau moral relativement assez élevé. Et, de même que leur corps avait gardé une grande beauté de formes, leur âme rayonnait encore par momens des premières clartés divines. Enfin toutes ces castes avaient ceci de bon que l’intolérance n’y dominait qu’à l’intérieur et qu’une si parfaite tolérance régnait autour de chacune d’elles, que les pratiques les plus extravagantes n’attiraient à leurs fidèles ni mépris ni haine. On peut penser que les missionnaires sans vaisseaux armés ni conquistadors derrière eux, auraient formé à la longue avec leurs chrétiens, et en respectant les bienséances, une nouvelle caste qui se fût étendue. Il n’était pas permis d’espérer davantage. Mais voilà ce que personne ne dit à François de Xavier.

Il ne se remit jamais, je crois, des premières impressions dont l’accabla la ville de Goa, et il ne l’aima jamais. Sa première visite avait été pour l’évoque, Fray Juan de Albuquerque. Il s’agenouilla et lui présenta le bref du Pape qui le nommait nonce apostolique. « J’userai de mes pouvoirs, lui dit-il, quand et comme il plaira à Votre Seigneurie, pas davantage. » A quoi l’évêque, touché de sa modestie, répondit : « Usez de tous les pouvoirs que vous a conférés Sa Sainteté. » II ne pouvait répondre autrement ; mais la déférence de François l’avait rassuré. C’était un brave homme, d’intelligence moyenne, et d’autant plus jaloux de son autorité qu’il était moins capable de la défendre. Il n’était arrivé que depuis quatre ans, n’avait aucune expérience de l’Inde et se laissait conduire par son vicaire général Michel Vaz, un prêtre de mœurs pures et d’esprit, tranchant, plus préoccupé de refréner les Portugais de Goa que d’évangéliser les Hindous. Il avait aussi près de lui un Franciscain relevé de ses vœux, Diego de Borba, que le Roi avait envoyé à titre de théologien prédicateur. J’ignore ce qu’il valait comme théologien ; mais on avait besoin d’un homme pratique, dévoué, désintéressé ; et il l’était. Sur son initiative appuyée par les personnages les plus considérables de la ville et par le notaire de la matricule Cosme Anes, on avait fondé le collège ou séminaire de Sainte-Foi, et on y avait réuni une soixantaine de jeunes Hindous. Ces trois hommes firent à François le meilleur accueil : l’évêque très satisfait de son humble altitude, Michel Vaz heureux du renfort que lui envoyait la Providence dans ce prêtre éminent, Diogo de Borba ravi à l’idée que son collège passerait aux Jésuites et prospérerait entre leurs mains.

François se mit à l’œuvre. Cinq mois après, il adressait à Ignace et aux Pères de Rome sa première lettre depuis Mozambique. Décousue, vide, cette lettre, sans les noms géographiques et les termes d’infidèles et de païens, pourrait aussi bien avoir été écrite de n’importe quel endroit du monde. Quelques mots sur la ville de Goa qui paraissent interpolés, car il revient aussitôt à Mélinde et à Sokotora, puis une anecdote insignifiante au sujet de la haine que les habitans de Sokotora ont vouée aux Musulmans, puis l’emploi de ses journées à Goa : il loge à l’hôpital ; il y administre les sacremens d’eucharistie et de pénitence ; il confesse les prisonniers ; il catéchise les enfans ; le dimanche et les jours de fête, il va dire la messe chez les lépreux qu’il communie et dont il a gagné l’affection ; l’après-midi, instruction au peuple dans la chapelle de Notre-Dame et explication des articles du Symbole pour les indigènes. Enfin il part. Le gouverneur l’envoie à deux cents lieues, au cap Comorin. Il se demande comment il procédera avec les païens et les mahométans ; et il espère que les Pères de Rome le lui feront savoir pour l’amour de Jésus-Christ. Il veut dire qu’il attend de leurs prières un secours providentiel, car les Pères de Rome seraient bien embarrassés de le conseiller dans l’ignorance où il les laisse de tout ce qui se passe aux Indes. Une seconde lettre particulière à Ignace ne nous en apprend pas davantage. Elle n’a trait qu’à la fondation du collège et à certains désirs du gouverneur qu’il recommande tout particulièrement aux prières d’Ignace, afin que ce Martin de Sousa, « dont les qualités et les mérites l’ont conquis, » ait la sagesse et la force de bien administrer ces immenses pays de l’Inde et « traverse les biens temporels sans perdre les éternels. » Ces derniers étaient déjà fort aventurés ! Je ne vois dans l’aridité incolore de ces deux lettres, qui trahissent la déception, qu’un seul élan du cœur : « Je pars content : fatigues d’une longue navigation, prendre sur soi les péchés d’autrui quand on a bien assez du poids des siens, séjourner au milieu des païens, subir les ardeurs du soleil brûlant et tout cela pour Dieu, voilà sûrement de grandes consolations, matière de joies célestes, car enfin la vie bienheureuse pour les amis de la croix de Jésus-Christ, c’est, je pense, une vie semée de telles croix. »

Les témoins sont plus précis. Grâce à eux, nous pouvons le suivre, vêtu d’une pauvre soutane de colon très lâche et qu’en marchant il relève légèrement de ses deux mains, à travers la foule chatoyante des Goanais. Il se rend des infectes prisons, « les plus ordes et les plus sales du monde, » disait notre compatriote Pyrard de Laval qui en avait tâté, à l’hôpital et de l’hôpital à l’église. Mais il s’arrête souvent. Il aime à interroger les passans et surtout les matelots, les soldats, les domestiques, les esclaves. Il n’y a pas dans toute l’Inde d’homme qui soit moins brahme que lui. Il ne redoute aucune promiscuité. Tous chemins lui sont bons pour arriver aux âmes. On l’a vu attablé devant un jeu de dés en compagnie de vauriens. Il jouait contre le diable. Il mendie de porte en porte pour les malades et pour les prisonniers. Il se fait inviter inopinément chez des gens dont il sait l’irrégularité scandaleuse de leur intérieur ; il tient à connaître la maîtresse du logis, et, s’il y en a plusieurs, il ne doute point que ce soient les sœurs de son hôte. L’hôte est gêné : son souper lui parait moins bon et ses gargoulettes moins fraîches. François ne veut pas sentir cette gêne et la prolonge avec une ingénuité impitoyable jusqu’au moment où quelques paroles adroites et fermes soulagent sa victime et la décident à épurer sa famille. Mais ces comédies évangéliques, où François se montrait un émule d’Ignace, plus familier et d’un tour d’esprit plus malicieux et plus tendre, personne ne les a mieux racontées que le Père du Jarric, au début du XVIIe siècle, dans son Histoire des Choses Mémorables advenues ès Indes Orientales. La page est délicieuse :


Il avait une singulière grâce et dextérité à manier les hommes, mêmement ceux qu’il trouvait embourbés ès sales et déshonnêtes plaisirs. Il tâchait de se mettre en la bonne grâce de celui qu’il désirait aider à sortir de ce bourbier, le saluant quand il le rencontrait avec une chère joyeuse et agréable, et lui faisant beaucoup de caresses pour s’insinuer peu à peu dans son amitié. Puis, quand il jugeait qu’il était bien affectionné en son endroit, il s’invitait à diner ou à souper chez lui, et quelquefois le prenait à l’impourvu de manière que l’autre était contraint, voulût-il ou non, de le recevoir. Étant assis à table, il priait son hôte de faire venir là ses enfans pour leur dire quelques petits mots d’instruction s’ils étaient grandelets, ou, s’ils étaient encore petits, pour les voir tant seulement. Quelquefois, il les prenait entre ses bras, même s’ils étaient fort petits et leur faisait tout plein de caresses. Puis il remerciait Dieu de ce qu’il avait donné des enfans à son hôte pour lui succéder un jour et priait la divine bonté de leur faire la grâce d’être un jour gens de bien. Après cela, il demandait où était la mère des enfans, laquelle celui qui l’avait invité était contraint de faire venir à son instance et prière. Etant venue là, le Père la saluait fort modestement, lui demandant d’où elle était, si elle était chrétienne et depuis quand, ou choses semblables. Puis, s’il y avait en elle quelque grâce ou beauté naturelle, il l’en louait devant son maître, disant qu’elle semblait être Portugaise et que les enfans qu’il avait eus d’elle méritaient bien d’être estimés Portugais. « Qu’est-ce donc, disait-il, qui empêche que vous vous mariiez ensemble ? Quelle plus belle et plus honnête femme sauriez-vous désirer ? Si vous me croyez, vous l’épouserez tant pour obvier à l’infamie de vos enfans qu’au déshonneur de cette pauvre créature ; car en cela vous montrerez si vous l’aimez ou non. » Ces propos ne tombaient pas d’ordinaire enterre ; ainsi advenait souvent que là même, et en la présence du Père, ils s’épousaient.


Il mettait ainsi un peu d’ordre dans la cité ; et comme à Lisbonne, il renouvelait chez les Chrétiens assoupis le désir des sacremens. Les pauvres et les indigènes baptisés se pressaient à ses prédications ; et toute la foule accourait dès qu’elle entendait sa clochette dans les rues et dans les carrefours et son appel ; « Fidèles chrétiens, amis de Jésus-Christ, envoyez vos fils et vos filles, vos hommes et vos femmes esclaves, à la sainte doctrine, pour l’amour de Dieu ! » Il y eut vraiment, pendant quelque temps, quelque chose de changé à Goa. Il avait réveillé le clergé portugais. Les exercices du catéchisme, dont il avait donné le modèle à la chapelle de Notre-Dame, étaient maintenant pratiqués dans toutes les églises. Mais la façon d’agir de François était si originale qu’on pouvait appréhender que l’efficacité n’en diminuât avec la nouveauté. Les cœurs se seraient peu à peu prémunis contre les surprises et les pièges que leur tendait ce voleur de plaisirs. D’autre part, il n’était pas venu dans l’Inde pour diriger le collège de Sainte-Foi. Son titre de nonce apostolique et sa vocation d’apôtre lui commandaient de parcourir l’immense diocèse de Goa, le plus immense de la Chrétienté, puisqu’il s’étendait d’Ormuz et de Mascate jusqu’aux iles Moluques. Toutes ensemble, les possessions des Portugais, qui, hormis à Goa, n’excédaient pas les limites de leurs forteresses, auraient tenu clans une de nos provinces ; mais elles étaient disséminées sur des milliers de lieues. Le nonce devait les visiter et, sur chacun de ces points, allumer ou rallumer un foyer de lumière. Nous ne sommes donc point surpris que François ne soit pas demeuré à Goa. Mais nous le sommes un peu qu’il n’y soit pas resté le temps de se familiariser avec la langue des pays où il se rendait. Son départ a quelque chose de précipité. Il avait laissé à Mozambique Paul de Camerino et Mansilhas. D’un jour à l’autre, la flotte allait arriver. Il ne les attend pas. Et pourtant ils auraient eu besoin de ses conseils. Dès maintenant, il faut s’y résigner : durant les dix années où nous le verrons passer de Goa à Cochin, de Cochin à Tuticorin, de Tuticorin à Malaca, de Malaca aux Moluques, des Moluques à Goa, puis au Japon, puis encore à Goa, puis en Chine, et où il traitera les Océans comme il eût fait du lac de Genève, nous serons plus d’une fois réduits aux conjectures sur les mobiles qui ont décidé de ses départs. Derrière lui, aux rivages, d’où son ombre nimbée s’élance et court les mers, nous soupçonnerons bien des rivalités et des complications qu’il ne nous a pas dites. Il s’éloignait donc de Goa au bout de cinq mois. Il emportait, en guise de bagage, les uns disent un parasol, les autres du cuir pour se faire de nouvelles gamaches quand les siennes seraient usées. Peut-être l’exemple contagieux de la magnificence goanaise le poussa-t-il à emporter l’un et l’autre. Et il n’était accompagné que de trois clercs indigènes dont il n’eut point à se louer.


V. — LES PREMIÈRES SEMAILLES

François descendit la côte occidentale de l’Inde. Il longea les lagunes du Malabar, où l’étrange ville de Calicut s’était ouverte aux premiers navigateurs portugais, puis refermée ; il passa devant Cochin, d’où les vaisseaux retournaient en Europe chargés de cannelle et d’épices jusqu’au mitan du mât, et devant le royaume de Travancore. Enfin il débarqua au cap Comorin, chez les pêcheurs de perles, les Paravers.

Les Paravers avaient été, huit ans auparavant, évangélisés par Michel Vaz : ils l’avaient oublié. Mais leur reconnaissance était provisoirement acquise à Sousa qui, du temps qu’il guerroyait dans l’Inde avant d’y retourner comme vice-roi, les avait délivrés de la flibuste maure. Ils formaient une caste qui ne se considérait point comme inférieure. Leur métier, si dangereux à cause des requins, procurait à beaucoup d’entre eux l’aisance. à quelques-uns la richesse. Sans doute partageaient-ils les privilèges de tous les pêcheurs qui pouvaient donner de l’eau à des gens d’une caste plus élevée, leur pétrir du pain, et goûter aux alimens interdits sans en garder la souillure. Ils avaient le droit de boire de l’arack et du toddy ou jus de palmier ; et ils ne s’en privaient point ; leurs femmes non plus. Ils étaient éparpillés sur vingt à trente lieues de côtes en face des rivages de Ceylan, mêlés aux autres castes, mais sous l’autorité d’un roi qui résidait dans une paillote de Tuticorin et de qui dépendaient les chefs de leurs villages. En 1838, ce Roi, dont la royauté avait survécu à des dynasties plus puissantes, portait comme un manteau à traîne le nom de Don Gaspar Antonio da Cruzvas Gorreyo. A l’époque de François, on n’était pas encore si Portugais chez les Paravers ; mais on y était prévenu en faveur des Portugais. Et l’on y avait de toute éternité les défauts des Hindous : l’amour du mensonge, la ruse, la couardise et la vanité, une vanité qui se communique de caste en caste comme l’eau, dont on lave les dalles sacrées du temple, tombe de marche en marche jusqu’au bas de l’escalier.

La côte de la Pêcherie est basse, sablonneuse, hérissée de cocotiers, mortellement chaude, même quand la mousson du Nord-Est descend du golfe de Bengale et l’arrose de ses ondées. Un pays implacable ! Le touriste en supporte un instant l’inhospitalité par égard pour l’exotisme. Il s’assied au pied d’un arbre. Là-bas, derrière des palmiers en éventail, quelques paillotes soulèvent leurs murs de terre. Devant une porte, un homme nu se verse sur la tête l’eau d’un vase de cuivre qu’un rais de soleil fait resplendir. Des colporteurs se hâtent d’un pas rythmique, leurs deux paniers en balance. Des vieillards à barbe grise, le torse nu, cheminent, enveloppés jusqu’au-dessous du genou d’une étoffe jaune, blanche ou rose. La barbe grise convient à ces visages d’une couleur de pain d’épices : elle ne les vieillit point ; elle les éclaircit et atténue l’expression un peu farouche que leur donne le blanc trop vif de l’œil autour des prunelles sombres. Parfois un maigre mendiant s’avance en haillons comme un spectre de famine recouvert de toiles d’araignées. Les enfans entièrement nus jouent sur l’herbe courte avec une souplesse féline. Les petites filles ont souvent la grâce des statuettes de bronze. Mais les femmes, en général lourdes et tassées, semblent se tramer comme des esclaves sous les cercles d’or qui distendent le lobe de leurs oreilles et qui surchargent leurs poignets et leurs chevilles. La simple bande de toile dont elles sont vêtues forme une étroite jupe, qui tombe par devant jusqu’à leurs pieds et qui, relevée par derrière, découvre leurs jarrets. Les plus élégantes le sont moins encore que ces Brahmes qui vont le front haut, les regards au-dessus de toutes les têtes, éventant leur menton d’une feuille de palmier. Tous ces êtres passent sans bruit. La plupart sont pieds nus : les sandales des autres ne s’entendent point. Le sable ne crie que sous les roues des petites charrettes attelées de zébus. La marche épuise vite l’Européen. Des villages d’une vingtaine de chaumières se succèdent. On arrive à une ville qui n’est qu’une agglomération de villages, mais populeux et bruyans. Les marchands accroupis au milieu de leurs épices, les pâtissiers au milieu des mouches lancent leurs appels. Le cuivre retentit sous le marteau du ciseleur, et le fer sur l’enclume du forgeron. Les porteurs de palanquin crient. Des files de chameaux et des éléphans refoulent la multitude ondoyante. Et que de prêtres ! Que de pèlerins ! Nous sommes dans une des régions les plus superstitieuses et les plus miraculeuses de l’Inde. Un des cinq plus grands sanctuaires, dédié à Siva, celui dont on rapporte une céleste béatitude, s’élève à Ramesvaram sur le chapelet de récifs qui relie Ceylan à la péninsule. Les temples et les monastères écrasent les fau- bourgs avec leurs coupoles, leurs portes pyramidales, leurs escaliers de granit usés par des millions de pieds nus et qui mènent à des dieux et à des monstres barbouillés de cinabre. Mais partout, on rencontre de petits pagotins qui ressembleraient à nos chapelles rustiques si, à travers leurs barreaux, n’apparaissait la figure animale d’un dieu. La nuit, les gens ont peur. L’Hindou redoute les ténèbres qui s’abattent si rapidement sur lui. Les nuits de l’Inde ont parfois une splendeur de pierreries et souvent une noirceur d’encre.

C’est dans cette contrée que François erra pendant plus de deux ans. Sa vie fut plus dure que celle d’aucun des missionnaires qui vinrent après lui et dont pourtant les labeurs nous remplissent d’admiration. Il allait à pied sans faire cas des rayons du soleil. Il se nourrissait d’un peu de riz qu’il cuisait lui-même et qu’il assaisonnait d’eau du poivre, d’un peu de poisson quelquefois, et, les jours de gala, il buvait un peu de lait aigre-doux. Il couchait dans de misérables paillotes dont l’air nauséabond sentait le rat et la chauve-souris, au milieu des serpens. Ses vêtemens étaient rongés par les fourmis blanches qui dévorent tout, les morts et les bardes des vivans. Il était exposé aux piqûres des moustiques, plus redoutables que les rats et les serpens, car ils sont toujours d’attaque et tuent votre sommeil. Il dormait à peine deux heures par nuit. Et il avait de pires souffrances, et la pire de toutes était celle de ne pouvoir s’exprimer. Cet amour des âmes qui lui gonflait le cœur ne trouvait point de mots ou n’en trouvait que d’étrangers aux hommes vers qui ses bras se tendaient. Les clercs indigènes qui l’accompagnaient ne parlaient pas le malabar. Il y a, dans la longue lettre qu’il écrivit quatorze mois plus tard et où il raconte ses labeurs, un passage d’une exquise tristesse. « La langue de ce pays, dit-il, est le malabar ; la mienne, le basque. » On s’est demandé pourquoi il n’avait pas mis le castillan ou le portugais. Mais il sourit en écrivant ces mots, et d’un sourire mélancolique. Il ne serait pas plus dénué devant les Hindous, s’il n’avait jamais parlé d’autre langue que celle de son village natal. Son ignorance le replace dans la condition d’un petit enfant. Il faut qu’il refasse son éducation, qu’il réapprenne à assembler des syllabes ; et, tout naturellement, le souvenir de sa langue basque lui revient à la mémoire.

Il réunit plusieurs habitans qui comprenaient quelques mots de Frangui ; et, non sans beaucoup de mal, on traduisit les prières, qu’il se récita jusqu’à ce qu’il les sût par cœur. Il devait en être de ces traductions comme de celle du premier catéchisme, où les missionnaires indianistes relevèrent plus tard des contresens effarans. Le mot de gloire céleste y était rendu par un terme qui signifiait un état passager de bonheur et de volupté sur les bords du Gange. « D’où il est arrivé, dira au XVIIe siècle le Père de Nobili, qu’un poète païen, ayant, à la prière des chrétiens, composé un poème à la louange de ce paradis, ne manqua pas d’y placer des troupes de concubines, et, comme aucun de nos Pères ne comprend les vers tamouls, ce poème est resté en grand honneur sur toute la côte de la Pêcherie. » Une foule d’expressions n’étaient usitées que dans les castes les plus viles ; d’autres étaient absolument barbares, comme celle de misei, employée pour désigner la messe et qui voulait dire en tamoul les moustaches. Enfin la question : Veux-tu embrasser la religion chrétienne ? se traduisait par : Veux-tu entrer dans la caste des Frangui ? ou, si vous aimez mieux : Veux-tu entrer dans la caste des gens impurs ? C’était avec ce truchement que François tentait les approches des cœurs.

II s’installait pendant un mois dans un petit groupe de hameaux ; et, deux fois par jour, au son de sa clochette, il appelait les enfans et leurs parens. On commençait par le Credo. François disait les premières paroles, et tous suivaient. Le Credo achevé, il le répétait, lui seul, article par article. Il leur expliquait, dans un commentaire appris par cœur, que l’on est chrétien si l’on croit fermement les douze articles, et, après chacun d’eux, il leur demandait : « Le croyez-vous ? » Et tous, les bras en croix sur la poitrine, répondaient : « Oui. » Et l’on passait aux dix commandemens. Il leur faisait remarquer, soit en des phrases toutes préparées, soit avec l’aide d’un interprète, combien la loi du Christ est conforme à la raison naturelle. Et c’est là qu’il devait endurer le plus impatiemment son impuissance à se communiquer par la parole. Son cœur n’était plus qu’une prison douloureuse où s’agitaient des pensées muettes. A ces momens-là, son visage s’inondait de sueur. Cependant ses auditeurs, qui n’avaient jamais envisagé la possibilité de rien savoir des sciences divines, étaient stupéfaits d’apprendre tout à coup que ces sciences se réduisaient à des principes si clairs et que Dieu les avait dès l’origine déposées dans leur âme. Cette connaissance de leur propre richesse les remplissait d’autant de joie qu’Adam et Eve le furent de confusion quand ils connurent qu’ils étaient nus. Alors il reprenait le premier article du Credo ; et tous avec lui suppliaient Jésus et la Vierge de leur faire la grâce d’y croire ; et ainsi des douze articles. Puis il reprenait le premier commandement ; et tous avec lui suppliaient Jésus et Marie de leur faire la grâce de pouvoir l’observer ; et ainsi des dix commandemens. Méthode admirable par sa simplicité et sa patience, et parce qu’elle convenait à l’humeur des Orientaux, si sensibles au charme des litanies.

Ce n’était qu’une partie de sa tâche. Les prières terminées, on l’interrogeait ; on ne se lassait point de lui poser des questions, les mêmes dont on fatigue encore le missionnaire, car les hommes se transmettent leur ignorance et leurs curiosités. Votre pays est-il bien éloigné ? Avez-vous vu le Pape ? Comment est-il fait, et de quelle caste ? Y a-t-il des païens en Europe ? Y a-t-il des hommes noirs ? « Quand on leur répond que non, écrivait le Père Garnier en 4839, ils se mettent la main devant la bouche, se regardent et rient d’étonnement. » François était harcelé. Puis il y avait les malades. On venait le chercher. Chez les Hindous, dès que la mort approchait, on apportait au moribond, pour le purifier, de l’eau lustrale et de la bouse de vache, et l’on récitait sur lui la formule du prêtre ou gourou. Il fallait substituer à cette purification matérielle celle dont la source est en nous-mêmes. Il accourait, le cœur compatissant, avec son crucifix et son rosaire. Une douceur inconnue pénétrait sous ces toits de chaume. Les malades renaissaient. Aussi nul ne s’alitait qu’il ne voulût avoir le Père près de sa natte. Et François n’en pouvait plus. Heureusement il avait toujours une escorte d’enfans. Là où la nubilité est si précoce, l’intelligence devance les années. Je ne crois pas qu’il y ait nulle part d’enfans plus intelligens que dans ces pays d’Orient où le nombre des hommes imbéciles est plus grand qu’ailleurs. François chérissait les petits propagateurs de la foi chrétienne, si ardens à renverser les idoles : ils étaient le monde de demain, l’Inde nouvelle illuminée par le Christ. Il remettait à ces jeunes « centurions » son crucifix et son rosaire et les envoyait près de ceux qui souffraient, si bien que ce rosaire et ce crucifix, on ne les voyait presque jamais suspendus à son cou, tant ils voyageaient de cabane en cabane. Et il prenait garde de ne point éveiller les susceptibilités jalouses. On s’enviait l’honneur de le recevoir ; et toutes les rivalités, qui déchirent les hommes et leur obscurcissent la vérité, jouaient leur rôle dans ces villages comme sur les grands théâtres du monde. Enfin, il y avait les morts à ensevelir.

En a-t-il ressuscité ? Sa route d’apôtre a-t-elle été jalonnée de miracles ? Les témoins du procès en canonisation en ont affirmé beaucoup. Nous n’avons point le droit de mettre leur sincérité en doute ; nous ne sommes pas non plus d’humeur à chercher des explications naturelles aux faits qui leur parurent surnaturels. C’est un jeu trop facile. Quand on nous rapporte, par exemple, qu’une prière et un attouchement de lui guérirent des gens de la morsure d’un cobra, nous pourrons toujours nous demander si le serpent n’avait pas mordu une autre victime depuis trop peu de temps pour que le poison se fût reformé dans sa dent et si les signes d’empoisonnement que présentait le malade ne provenaient pas uniquement de son effroi. Peu de miracles résistent à une critique qui se donne des apparences de profondeur à force de conjectures. Pour lui, non seulement il n’a jamais fait la moindre allusion à ses dons de thaumaturge, mais il les a niés avec une vivacité qui, du reste, en prouverait l’existence, car le vrai thaumaturge ensevelit dans un silence de pudeur les miracles qui s’opèrent par son entremise et dont il est lui-même plus effrayé que ravi. Malheureusement, les hagiographes n’ont pas observé sa discrétion. Ils étouffent leur saint sous une végétation de petits miracles qui nous cachent sa figure, et, plus encore, ses souffrances et la sainte stérilité de ses efforts. On raconte d’un célèbre marabout qu’étant dans un misérable état il arriva un soir au bord du Tigre. Comme il désirait traverser le fleuve, les deux rives se rapprochèrent jusqu’à se toucher. Mais il pria Dieu d’éloigner de lui la tentation : « Non, s’écria-t-il, je n’abuserai pas de mon crédit auprès du Seigneur pour économiser un liard ! » Et il traversa le Tigre sur le bac du passeur. Les saints pourraient reprocher souvent à leurs biographes d’avoir été trop économes de leurs liards. Et j’en veux presque à ceux qui, sur la foi de quelques témoins étonnés que François se fit comprendre des indigènes d’une île malaise, lui accordèrent le don des langues, ne fût-ce que par intermittence, quand il ressort de sa correspondance qu’il souffrit toujours de ne pas l’avoir et même d’éprouver tant de difficultés à les apprendre. D’ailleurs, pendant ces dix années de l’Inde, sauf quelques Asiatiques qui connaissaient le portugais, il n’a jamais confessé aucun indigène. Sa tâche eût été bien aplanie s’il avait eu le don de son prédécesseur saint Thomas ; et les conversions qu’il a faites paraîtraient moins surprenantes. Pourquoi lui retirer un mérite en lui prêtant une faveur divine ? Il tient à tous les clous de sa croix. Ils sont tous joyaux pour lui. Et puis la question est moins de savoir si les miracles qu’on lui attribue sont indiscutables que de savoir pourquoi on y crut. On y crut parce que sa vie était un perpétuel miracle ; et il ne venait à l’esprit d’aucun de ceux qui l’approchaient que cet homme ne fût pas un homme de Dieu, tant il était pur, dévoué aux âmes, tendre envers les malheureux et modeste.

Le soir, les pieds brûlans d’avoir foulé le sable, la bouche sèche d’avoir récité tant de prières, les mains lasses d’avoir tant baptisé, il se retirait en lui-même où il trouvait Dieu, la Vierge, les saints et les anges. Il reprenait haleine en leur rendant compte de sa journée. Autour de lui les pauvres hommes dormaient, mais des milliers d’êtres se réveillaient et se mettaient en chasse, depuis les tigres jusqu’aux reptiles et aux scorpions. Les chacals vagissaient. Il ne les entendait pas. Les chauves-souris effleuraient son front de leurs grandes ailes. Il ne les sentait pas. Des myriades de mouches à feu promenaient leurs petites lampes d’émeraude dans les ténèbres. Il ne les voyait pas, car ses yeux s’ouvraient à une lumière dont les lucioles de l’Inde ne peuvent pas plus donner l’idée que la splendeur du soleil. Et, bien qu’il fût déchaux, ni les rats venimeux, ni les scorpions, ni les serpens ne le mordirent jamais..

On dit qu’à Manapad, il avait coutume d’aller sommeiller et prier dans une grotte creusée par les flots. Il restait là jusqu’à l’heure matinale où la face du soleil surgit sur la mer. Là-bas, pas très loin, l’île de Ceylan qu’il devinait lui faisait battre le cœur. Les chercheurs d’aromates et de pierres précieuses n’ont jamais sondé l’horizon incandescent, où pâlit cette terre promise, d’un regard plus passionné. Mais, en remontant avec le soleil vers les villages, il se disait qu’il était bien seul et que ses bras étaient trop faibles pour embrasser tous ces mondes et pour les tirer hors de l’idolâtrie. Comme le moissonneur solitaire qui du haut de la colline contemplerait d’immenses moissons, qui vont pourrir debout si Dieu ne lui envoie pas des aides, il se sentait défaillir de tristesse. Alors, il songeait à retourner en Europe, à parcourir les Universités et principalement celle de Paris, et là, en pleine Sorbonne, à grands cris, comme un homme hors de sens, il dirait à ces docteurs si riches de science, mais si indifférens au salut des âmes, combien d’âmes, par leur négligence, étaient frustrées de la gloire. Si, tout en étudiant les Lettres, ils s’étudiaient aussi à considérer le compte que Dieu leur en demandera, ne s’écrieraient-ils pas : « Seigneur, me voici. Qu’ordonnez-vous ? Envoyez-moi où il vous plaira et, s’il le faut, jusqu’aux Indes ! » Et, à l’heure de la mort, ils seraient fondés à compter sur la miséricorde divine : « Seigneur, vous m’aviez remis cinq talens ; j’en ai gagné cinq autres : les voici ! » Mais il se rappelait tristement les ambitions de ces jeunes étudians qu’il avait partagées jadis. « Je veux devenir savant pour acquérir un bénéfice, une dignité d’église : arrivé là, j’entends y servir Dieu. » Ils ont si grand’peur que Dieu ne veuille pas ce qu’ils veulent ! Ils commencent par prendre leurs sûretés contre Dieu. Cependant des millions de Gentils se feraient chrétiens, si les ouvriers ne manquaient pas. Et, en agitant ces pensées, il regagnait la ville ou le village caché sous la verdure. Les femmes rapportaient du puits leur cruche d’eau fraîche avec leur petit enfant à califourchon sur leurs hanches ; et sa clochette tintait comme celle du chevrier dans les rues encore désertes et déjà ensoleillées des petites cités espagnoles.

Le nombre grandissant des conversions l’autorisait à croire qu’il suffirait de disperser à travers les Indes un collège de jeunes prêtres pour vider les pagodes. Tout de même les Brahmes l’inquiétaient, ces Brahmes qu’il rencontrait partout et dont il avouait n’avoir converti qu’un seul depuis son arrivée, il les juge sans indulgence : « Ces gens-là ne disent jamais la vérité ; ils s’ingénient à fabriquer des mensonges avec finesse. Ils trompent les peuples simples et ignorans. Ils leur affirment que les idoles exigent telles et telles offrandes : ce sont les offrandes qu’il leur faut, à eux, pour entretenir leurs femmes et leurs enfans. » Il a très bien vu le charlatanisme des Brahmes, comme plus tard celui des Bonzes. Mais il n’a point soupçonné le système philosophique qui justifiait ce charlatanisme ou, du moins, le dépouillait d’une partie de sa cynique insolence. Je suis très loin de révérer un métaphysicien dans chaque Brahme ou dans chaque bonze ; mais tous nos prêtres, et ceux de Goa par exemple, n’étaient point des théologiens. Du défaut d’intelligence et d’instruction que nous constatons chez la plupart des bonzes et des Brahmes, il serait dangereux de conclure à la vanité philosophique de leur religion ou de la réduire à une parade de saltimbanques. François et beaucoup de missionnaires se sont formé des religions asiatiques, si l’on en excepte le caractère démoniaque, la même image superficielle et caricaturale que nos Encyclopédistes de toutes les religions. Ils leur ont fourni des armes. Ils ne comprenaient pas l’âme orientale pour qui les contradictions ne sont point signes d’erreur, ni les mensonges le contraire de la vérité ; ils n’admettaient pas que nos démonstrations par l’absurde pussent ne pas convaincre les Hindous et les supercheries dévoilées de leurs prêtres ne pas les confondre. Ils restaient en somme désarmés devant eux. Le mot de Chateaubriand sur saint Augustin « qu’il poursuivait les sectes païennes leurs livres à la main » ne s’applique point à François ni aux premiers apôtres des Indes. C’est à un de leurs successeurs, au Père de Nobili, un des hommes les plus extraordinaires de la Compagnie de Jésus, débarqué soixante ans après eux sur ce coin de terre, que revient l’honneur d’avoir hardiment pénétré dans les arcanes du Brahmanisme. Il se fit Brahme parmi les Brahmes ; et il établit fortement que ce n’était qu’en les gagnant et en s’appuyant sur eux que le Christianisme avait quelque chance de se répandre par-dessus les barrières. François, trompé par les préjugés des Portugais et par la facilité relative de son premier apostolat, ne devina pas la nécessité du travail intellectuel qu’exigeait l’évangélisation des Hindous. Quand il rêve d’appeler à son secours les étudians et les maîtres de la Sorbonne, ce n’est point qu’il espère de leur science et de leur goût pour la science un éclaircissement des obscurités où se dérobe l’âme de l’Inde : il n’attend d’eux qu’une charité comme la sienne.

Ses rencontres avec la caste maudite ne réformèrent point son opinion. Il nous en raconte une, et, aux détails qu’il nous donne et dont il est d’ordinaire si ménager, on sent qu’elle a marqué dans ses souvenirs. Un jour qu’il passait devant un monastère, nous dit-il, les Brahmes vinrent le voir. L’expression est bien vague. On imagine plutôt qu’ils le prièrent d’entrer et le reçurent dans leur cour. « Dites-moi, leur demanda-t-il, que vous ordonnent vos dieux pour aller au ciel ? » Ils se concertèrent et décidèrent que le plus âgé lui répondrait.


Le vieux, qui avait plus de quatre-vingts ans, me pria d’exposer d’abord ce qu’ordonnait le dieu des Chrétiens. Mais, pénétrant sa finesse, je refusai de parler avant lui. Il fut donc obligé de mettre à jour son ignorance : « Nos dieux, dit-il, pour que nous allions où ils sont, nous commandent deux choses : la première, de ne pas tuer les vaches et de les adorer, eux, en elles ; la seconde, de faire des aumônes aux Brahmes des pagodes. » Ce qu’ayant entendu, et attristé de voir que la puissance des démons allait jusqu’à se faire adorer d’eux, au mépris de Dieu, je ma dressai, disant aux Brahmes de rester assis ; et, de toute ma voix, je récitai en leur langue le Credo et les Commandemens, et, après chaque commandement, je m’arrêtai un peu pour l’expliquer ; puis, en leur langue, je les admonestai... Mon exhortation achevée, ils se levèrent et me firent de grandes caresses, u Vraiment, disaient-ils, le dieu des Chrétiens est le vrai Dieu, puisque ses Commandemens sont si conformes à la raison naturelle. » Ils me demandèrent si l’âme meurt avec le corps comme l’âme des brutes. Dieu Notre-Seigneur m’inspira de leur répondre de telle sorte que mes argumens se trouvèrent adaptés à leur capacité : ils entendirent clairement l’immortalité de l’âme et témoignèrent en ressentir une vive satisfaction. Il faut se garder avec ces pauvres intelligences de recourir aux subtiles considérations de nos docteurs scolastiques. Ils me demandèrent ensuite : a Quand l’homme meurt, par où s’en va son âme ? » Et encore : « Quand il dort et quand il rêve qu’il est avec ses amis (ainsi m’arrive-t-il très souvent d’être avec vous, frères bien-aimés !) l’âme va-t-elle en effet ailleurs et cesse-t-elle d’être unie au corps ? » Ils me prièrent aussi de leur dire si Dieu est blanc ou noir. Il leur semble en effet qu’entre ces diverses couleurs des hommes. Dieu doive faire son choix. Eux, ils n’hésitent pas à dire qu’il est noir, et ils trouvent cette couleur belle parce qu’il n’y a dans le pays que des noirs. De là vient que presque toutes leurs idoles sont noires. Encore les trempent-ils très souvent dans l’huile, de sorte qu’elles ont une odeur infecte et sont laides à faire peur. Je répondis de manière à les. satisfaire et je conclus : « Faites-vous donc chrétiens, puisque vous connaissez la vérité. » Ils répondirent comme beaucoup parmi nous : « Que dira-t-on si nous changeons à ce point et d’état et de vie ? » Sans compter la tentation où les met la pensée qu’une fois chrétiens, ils manqueraient du nécessaire.


La scène est impressionnante. Dans cette cour entourée de portiques, où les colonnes évidées soutiennent toute une ménagerie divine peinte et sculptée, où les chauves-souris, suspendues par leurs griffes au bec de proie des dieux, immobiles, la tête enveloppée de leur membrane comme d’un manteau, attendent que le crépuscule des longues galeries s’assombrisse, la vision de ce prêtre maigre et minable, dressé, le crucifix à la main, au milieu des Brahmes élégamment drapés de mousseline blanche, le front marqué du trident symbolique, serait digne d’inspirer un grand peintre. Mais qu’il prenne garde : sur les beaux visages de ces Hindous, il faut que son pinceau sache diversifier les expressions et mêler aux curiosités attentives les gravités dédaigneuses et la malice et la sournoiserie. Ils ne sont pas tous assis ; les plus jeunes, appuyés aux colonnes, regardent l’étranger avec leurs yeux de femme perverse et leur sourire ambigu. L’emblème rouge et blanc de la force génératrice qui s’épanouit a leur front relève leur langueur d’une insolence de défi.

François ne nous dit pas qu’il était accompagné d’un interprète. Mais il l’était. Et que valait cet interprète ? Ce n’était pas un Brahme. Un Brahme n’eût point consenti à paraître au milieu de ses pairs dans un rôle qui l’eût exposé à leur mépris. Il appartenait donc à une caste inférieure, et, si chrétien qu’il fût, il n’en gardait pas moins le respect de la caste souveraine. Par conséquent, il atténuait tout ce que les paroles de l’apôtre avaient de vif et d’impérieux, et d’autre part, pour le flatter et l’honorer, il ne lui transmettait, dans les paroles des Brahmes, que ce qui pouvait ressembler à une adhésion polie. Les interprètes sont de terribles conciliateurs. Que les Brahmes aient admis l’immortalité de l’âme, nous n’en sommes point surpris ; mais ils n’ont pas dit comment ils l’entendaient, et la distinction qu’ils auraient faite entre l’homme et la bête nous paraît assez étrange et bien plus occidentale qu’orientale. François, convaincu qu’il n’avait en face de lui que des gens aussi peu lettrés que ses Paravers, ne s’est point mis en frais d’explications théologiques que, du reste, son interprète eût été incapable de rendre. Et il est arrivé ce qui arrive toujours en pareil cas : l’entretien s’est abaissé à des curiosités que nous estimons puériles, parce que nous en sommes l’objet, sans songer que la plupart des nôtres le sont tout autant. Quand ils lui ont demandé par où s’en allait l’âme, ils voulaient simplement savoir si c’est l’habitude en Occident, comme dans l’Inde, de briser le crâne du mort afin de la mettre en liberté. Leur question sur la couleur de Dieu n’était naïve qu’en ce sens qu’ils auraient pu deviner, à la blancheur de notre teint, comment nous nous le représentions. Et François, pour qui les divinités hindoues sont aussi hideuses que pour les anciens voyageurs ces montagnes et ces précipices dont nous admirons aujourd’hui la beauté grandiose et mélancolique, François semble oublier que nous avons des statues de bronze et des Vierges Noires. Enfin, il est impossible de voir dans leurs dernières paroles autre chose qu’une fin de non-recevoir enveloppée de courtoisie. Lorsque l’apôtre les quitta, ils portèrent probablement sur lui un jugement analogue à celui qu’il emportait d’eux : une pauvre intelligence avec des lueurs.

Cependant, François rencontra, dans une localité de la côte qu’il ne nomme pas, un Brahme qui lui parut « un peu instruit. » On disait qu’il avait étudié dans des écoles célèbres, probablement à Maduré. « Je trouvai le moyen, raconte-t-il, d’avoir des entrevues avec lui. Il me confia, en grand secret, que la première chose que les maîtres exigent de leurs écoliers, c’est le serment de ne jamais révéler certaines doctrines qui leur seront enseignées. Par amitié, le Brahme me fit connaître, toujours en grand secret, ces choses qu’ils doivent tenir cachées. En voici une : Vous ne direz pas qu’il y a un seul Dieu créateur du ciel et de la terre, lequel est dans les cieux ; mais vous l’adorerez, lui, et non les idoles, qui sont des démons. » L’abbé Dubois rapporte une formule à peu près semblable que le Brahme prononçait devant son fils en l’investissant du cordon brahmanique. Il n’y est point question d’idoles qui seraient des démons, et pour cause : l’abbé Dubois connaît l’Inde, et François l’ignore. Les idoles n’étaient point des démons aux yeux des Hindous, ou plutôt les Hindous ne concevaient point les démons comme des ennemis de Dieu ou comme des êtres s’opposant à Dieu. Du reste, l’abbé Dubois nous avertit que cette formule d’initiation est souvent obscure et peu intelligible, au moins pour l’adolescent qui la reçoit. Et l’on peut douter que lui-même il l’entende très bien, tant l’idée d’un Dieu personnel est le plus souvent étrangère à l’esprit panthéistique des Hindous. François était dupe de vagues analogies et de traductions inexactes. Son Brahme lui dit aussi que ces sages docteurs observaient le dimanche. « Chose à peine croyable ! » s’écrie-t-il. Même genre d’erreurs : la semaine hindoue est identique à la nôtre ; mais le dimanche n’est, pas plus que les autres jours, consacré à la prière. Enfin il apprit, avec un étonnement qui nous prouve combien l’ignorance des Portugais était profonde, que les Brahmes possédaient « quelques livres » où étaient renfermés « des commandemens conformes à la loi naturelle. » Ses relations avec ce Brahme se terminèrent sur une scène curieuse. Le Brahme, après lui avoir confié ainsi les secrets de sa religion, le pria de lui révéler à son tour les mystères de la loi du Christ et lui promit de ne les découvrir à personne. Mais François lui répondit : « Je ne vous les dirai que vous ne m’ayez, au contraire, promis de les proclamer ! » Dans la paillote obscure où s’échangent difficilement leurs pensées, ces deux hommes représentent les esprits religieux de deux mondes. L’un, venu de nuit comme Nicodème, est persuadé que la vérité n’est que le privilège d’une initiation mystérieuse et qu’elle a besoin de la pénombre pour éployer ses ailes ; l’autre est convaincu qu’elle appartient de droit à tous et qu’elle craint si peu la lumière que, là où elle passe, l’ombre devient lumière.

La lettre de François, qui nous donne tous ces détails, la quatrième qu’il écrivait depuis son départ de Lisbonne et la première vraiment intéressante, inaugure un genre épistolaire nouveau, celui des Lettres Édifiantes. Elle produisit une forte impression en Europe ; elle détermina même des conversions. Désormais les missionnaires prendront l’habitude d’écrire ces lettres où d’innombrables lecteurs trouveront, avec le récit des progrès de l’Evangile, un aperçu de la vie des apôtres et un tableau vivant des pays lointains. Elles formeront un des plus riches trésors de notre littérature de voyages ; et elles exerceront une très grande influence sur la pensée et l’imagination occidentales. Mais on ne les lira pas toujours comme elles furent écrites et comme leur titre et François de Xavier, qui en avait donné les premiers modèles, voulaient qu’elles le fussent. Ce sont avant tout des œuvres d’édification. Elles ne racontent pas tout et ne peuvent tout raconter. Elles se taisent sur les peines intimes du missionnaire, sur ses démêlés avec les autorités civiles ou religieuses, sur ses découragemens inévitables, sur les scandales fréquens des convertis, sur certaines corruptions des peuples à convertir. Elles sont volontairement optimistes. Faute de les avoir mises au point, Rousseau idéalisera les sauvages, et Voltaire les Chinois. Ils étaient gens crédules, et, sans qu’on s’en doutât, trop faciles à édifier. Les Jésuites ne se flattaient pas plus d’être historiens complets, que nos soldats des tranchées quand ils écrivaient des lettres qui faisaient le tour des journaux et où respirait tant de confiance et d’héroïsme. Il serait tout aussi injuste de leur reprocher leurs omissions que d’accuser les autres de fourberie pour nous avoir dissimulé leurs souffrances, leurs appréhensions et l’horreur des spectacles qu’ils avaient sous les yeux.

Et cette lettre nous montre encore François à une heure presque douce et heureuse de sa vie d’apôtre. On a remarqué, dans sa conversation avec les Brahmes, ce mot charmant au sujet des voyages de l’âme pendant les rêves : « Ainsi m’arrive-t-il d’être souvent avec vous, mes frères bien-aimés ! » Il termine sur des effusions dont la mélancolie n’a rien d’amer. Son premier séjour chez les Paravers fut l’aimable aurore d’une journée apostolique dont le midi devait être souvent aride, le couchant glorieux et le crépuscule désolé.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1916.