CHAPITRE II


L’ANTIJUDAÏSME DANS L’ANTIQUITÉ



Les Hyksos. — Aman. — L’antisémitisme dans la société antique. — En Égypte : Manéthon, Chérémon, Lysimaque. — L’antisémitisme à Alexandrie. — Les Stoïciens : Posidonius, Apollonius, Molon. — Appion, Josèphe et Philon : le Traité contre les Juifs, le Contre Appion et la Légation à Caïus. — Les Juifs à Rome. — L’antisémitisme romain. — Cicéron élève d’Appion et le Pro Flacco… — Perse, Ovide et Pétrone. — Pline, Suétone et Juvénal. — Sénèque et les Stoïciens. — Mesures gouvernementales. — L’antisémitisme à Antioche et en Ionie. — Antisémitisme et antichristianisme.


Les antisémites modernes, qui se cherchent des aïeux, n’hésitent pas à reporter aux temps de l’antique Égypte les premières manifestations contre les Juifs. Ils se servent volontiers, pour cela, d’un passage de la Genèse[1] qui dit : « Les Égyptiens ne pouvaient pas manger avec les Hébreux, parce que c’est à leurs yeux une abomination », et de quelques versets de l’Exode[2], entre autres ceux-ci : « Voilà les enfants d’Israël qui forment un peuple plus nombreux et plus puissant que nous. Allons, montrons-nous habiles à son égard, empêchons qu’il ne s’accroisse. »

Il est certain que les fils de Jacob, entrés dans la terre de Goschèn sous le pharaon pasteur Aphobis, furent regardés par les Égyptiens avec autant de mépris que les Hyksos, leurs frères, ceux que les textes hiéroglyphiques appellent les lépreux et qui sont nommés plaie et peste par quelques inscriptions[3]. Ils arrivèrent au moment précis où se manifestait contre les envahisseurs asiatiques, haïs à cause de leurs cruautés, un très vivace sentiment national, qui devait aboutir à la guerre de l’indépendance, à la victoire définitive d’Ahmos Ier et à l’asservissement des Hébreux. Toutefois, et à moins d’être le plus farouche des anti-Juifs, on ne peut voir dans ces turbulences lointaines que les incidents d’une lutte entre conquérants et conquis.

Il n’y a antisémitisme réel que lorsque les Juifs, abandonnant leur patrie, s’installent en colons dans des pays étrangers et se trouvent en contact avec des peuples autochtones ou établis de longue date, peuples de mœurs, de race et de religion opposées à celles des Hébreux.

Dès lors, et les antisémites n’ont pas manqué de le faire d’ailleurs, il faudrait voir l’initial antisémitisme dans l’histoire d’Aman et de Mardochée. Cette conception serait plus juste. Bien qu’il soit difficile de s’appuyer sur la réalité historique du livre d’Esther, il est bon de faire remarquer que l’auteur du livre met dans la bouche d’Aman quelques-uns des griefs qu’invoqueront plus tard Tacite et les écrivains latins : « Il y a, dit Aman au roi, dans toutes les provinces du royaume, un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant pas les lois du roi[4]. » Les pamphlétaires du Moyen Âge, ceux du seizième et du dix-septième siècle, ceux de notre temps ne diront pas autre chose ; et si l’histoire d’Aman est apocryphe, ce qui est infiniment probable, il est incontestable que l’auteur du livre d’Esther a démêlé fort habilement quelques-unes des causes qui, pendant de longs siècles, vouèrent les Juifs à la haine des nations.

Mais il nous faut venir aux temps de l’expansion des Juifs à l’étranger pour pouvoir observer avec certitude cette hostilité qui se manifesta contre eux, et que l’on a nommée de nos jours, par un singulier abus des mots, l’antisémitisme.



Certaines traditions rapportent à l’époque de la première captivité l’entrée des Juifs dans le monde antique. Tandis que Nabou-Koudour-Oussour emmenait en Babylonie une partie du peuple juif, beaucoup d’Israélites, pour échapper au vainqueur, s’enfuyaient en Égypte, en Tripolitaine, et gagnaient les colonies grecques. Les légendes, même, font remonter à cette période la venue des Juifs en Chine et dans l’Inde.

Toutefois, historiquement, l’exode des Juifs à travers le globe commença au quatrième siècle avant notre ère. Dès 331, Alexandre transporta des Juifs à Alexandrie, Ptolémée en envoya en Cyrénaïque, et, à peu près en même temps, Séleucos en conduisit à Antioche. Quand Jésus naquit, les colonies juives étaient partout florissantes, et c’est parmi elles que le christianisme recruta ses premiers adhérents. Il y en avait en Égypte, en Phénicie, en Syrie, en Célésyrie, en Pamphylie, en Cilicie et jusqu’en Bithynie. En Europe, ils s’étaient installés en Thessalie, en Béotie, en Macédoine, dans l’Attique et le Péloponnèse. On en trouvait dans les Grandes-Îles, dans l’Eubée, en Crète, à Chypre et à Rome. « Il n’est pas aisé, disait Strabon, de trouver un endroit sur la terre qui n’ait reçu cette race. »

Pourquoi, dans toutes ces contrées, dans toutes ces villes, les Juifs furent-ils haïs ? Parce que jamais ils n’entrèrent dans les cités comme citoyens, mais comme privilégiés. Ils voulaient avant tout, quoique ayant abandonné la Palestine, rester Juifs, et leur patrie était toujours Jérusalem, c’est-à-dire la seule ville où l’on pouvait adorer Dieu et sacrifier à son temple. Ils formaient partout des sortes de républiques, reliées à la Judée et à Jérusalem, et de partout ils envoyaient de l’argent, payant au grand-prêtre un impôt spécial, le didrachme, pour l’entretien du temple.

De plus, ils se séparaient des habitants par leurs rites et leurs coutumes ; ils considéraient comme impur le sol des peuples étrangers et cherchaient dans chaque ville à se constituer une sorte de territoire sacré. Ils habitaient à part, dans des quartiers spéciaux, s’enfermant eux-mêmes, vivant isolés, s’administrant en vertu de privilèges dont ils étaient jaloux et qui excitaient l’envie de ceux qui les entouraient. Ils se mariaient entre eux et ne recevaient personne chez eux, craignant les souillures. Le mystère dont ils s’entouraient excitait la curiosité et en même temps l’aversion. Leurs rites paraissaient étranges et on les en raillait ; comme on les ignorait, on les dénaturait et on les calomniait.

À Alexandrie, ils étaient très nombreux. D’après Philon[5], Alexandrie était divisée en cinq quartiers. Deux étaient habités par les Juifs. Les droits que leur accorda César, et qu’ils gardaient précieusement, étaient gravés sur une colonne. Ils avaient un sénat s’occupant exclusivement des affaires juives et étaient jugés par un ethnarque. Armateurs, commerçants, agriculteurs, la majorité étaient riches ; la somptuosité de leurs monuments et de leur synagogue en témoignait. Les Ptolémées leur donnèrent la charge de fermier des impôts ; ce fut une des causes de la haine du peuple contre eux. En outre, ils avaient obtenu le monopole de la navigation sur le Nil, l’entreprise des blés et l’approvisionnement d’Alexandrie, et ils étendaient leur trafic à toutes les provinces du littoral méditerranéen. Ils acquirent ainsi de grandes richesses ; dès lors apparut l’Invidia auri Judaïci, et la colère contre ces étranges accapareurs, formant une nation dans la nation, grandit. Des mouvements populaires s’ensuivirent ; souvent on assaillit les Juifs, et Germanicus, entre autres, eut de la peine à les défendre.

Les Égyptiens se vengeaient d’eux par des railleries cruelles, sur leurs coutumes religieuses, sur leur horreur du porc. Ils promenèrent une fois dans la ville un fou, Carabas, orné d’un diadème de papyrus vêtu d’une robe royale, et le saluèrent du nom de roi des Juifs.

Dès les premiers Ptolémées, sous Philadelphe, le grand-prêtre du temple d’Héliopolis, Manéthon, donna un corps aux haines populaires ; il tenait les Juifs pour les descendants des Hyksos usurpateurs, et disait qu’ils furent chassés, tribu de lépreux, pour leurs sacrilèges et leur impiété. Chérémon et Lisymaque répétèrent ces fables.

Mais les Juifs ne furent pas seulement en butte à l’animosité populaire ; ils eurent contre eux les Stoïciens et les Sophistes. Les Juifs, par leur prosélytisme, gênaient les Stoïciens ; il y avait lutte d’influence entre eux, et malgré la communauté de leur croyance à l’unité divine, ils étaient opposés les uns aux autres. Les Stoïciens accusaient les Juifs d’irréligion ; il est vrai de dire qu’ils connaissaient fort mal la religion juive, si nous nous en rapportons aux dires de Posidonius et d’Apollonius Molon. Les Juifs, disent-ils, refusent d’adorer les dieux ; ils ne consentent même pas à s’incliner devant la divinité impériale. Ils ont dans leur sanctuaire une tête d’âne et lui rendent des honneurs ; ils sont anthropophages : tous les ans ils engraissent un homme, ils le sacrifient dans un bois, se partagent sa chair, et, sur elle, font serment de haïr les étrangers. « Les Juifs, dit Apollonius Molon, sont ennemis de tous les peuples ; ils n’ont rien inventé d’utile et ils sont brutaux. » Et Posidonius ajoutait : « Ils sont les plus méchants de tous les hommes. »

Autant que les Stoïciens, les Sophistes détestaient les Juifs. Mais les causes de leur haine n’étaient plus religieuses ; elles étaient plutôt d’ordre littéraire, si je puis dire. Depuis Ptolémée Philadelphe jusqu’au milieu du troisième siècle, les Juifs alexandrins, dans le but de soutenir et de fortifier leur propagande, se livrèrent à un extraordinaire travail de falsification des textes propres à devenir un appui pour leur cause. Des vers d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, de prétendus oracles d’Orphée conservés dans Aristobule et les Stromata de Clément d’Alexandrie, célébraient ainsi le seul Dieu et le sabbat. Des historiens étaient falsifiés. Bien plus, on leur attribuait des œuvres entières, et c’est ainsi que l’on mit sous le nom d’Hécatée d’Abdère une Histoire des Juifs. La plus importante de ces inventions fut celle des oracles sybillins, fabriqués de toutes pièces par les Juifs alexandrins, et qui annonçaient les temps futurs où adviendrait le règne du Dieu unique. Ils trouvèrent là toutefois des imitateurs ; car si la sybille commença à parler au deuxième siècle avant Jésus, les premiers chrétiens la firent parler aussi. Les Juifs prétendirent même ramener à eux la littérature et la philosophie grecques. Dans un commentaire sur le Pentateuque que nous a conservé Eusèbe[6], Aristobule s’efforçait à démontrer comment Platon et Aristote avaient trouvé leurs idées métaphysiques et éthiques dans une vieille traduction grecque du Pentateuque.

Cette façon de procéder avec leur littérature et leur philosophie irritait profondément les Grecs, qui, de leur côté, par vengeance, propageaient sur les Juifs les fantaisies désobligeantes de Manéthon, et, de plus, assimilaient leurs légendes aux récits bibliques, à la grande fureur des Juifs ; ainsi la confusion des langues et le mythe de Zeus enlevant aux animaux leur langage unique. Les Sophistes, particulièrement froissés de la conduite des Juifs, parlaient contre eux dans leur enseignement. Un d’entre eux même, Appion, écrivit un Traité contre les Juifs. Cet Appion était un singulier personnage : menteur et bavard plus qu’il n’était permis à un rhéteur de l’être, bouffi de vanité, à tel point que Tibère l’avait appelé Cymbalum mundi. Ses hâbleries étaient célèbres : il affirmait, dit Pline, avoir évoqué Homère au moyen d’herbes magiques.

Appion répétait, dans son Traité contre les Juifs, les fables de Manéthon qu’avaient déjà redites Cheremon et Lysimaque ; il y ajoutait ce qu’avaient dit Posidonius et Apollonius Molon. Selon lui, Moïse n’était « qu’un séducteur et un enchanteur », et ses lois n’avaient « rien que de méchant et de dangereux[7] ». Quant au sabbat, les Juifs l’appelaient ainsi à cause d’une maladie, sorte d’ulcère, dont ils furent affligés dans le désert, maladie que les Égyptiens appelaient sabbatosim, c’est-à-dire douleur des aines.

Philon et Flavius Josèphe prirent la défense des Juifs et combattirent les sophistes et Appion. Dans le Contre Appion, Josèphe est très dur pour son adversaire : « Appion, dit-il, a une stupidité d’âne et une impudence de chien, qui est un des dieux de sa nation. » Quant à Philon, s’il parle d’Appion dans la Légation à Caius, c’est qu’Appion avait été envoyé à Rome pour combattre les Juifs devant Caligula, et, au reste, il préfère s’attaquer aux Sophistes en général. Dans son Traité de l’Agriculture, il fait d’eux un portrait fort noir et insinue que Moïse a comparé les Sophistes à des porcs. Malgré cela, dans ses autres écrits, il recommande à ses coreligionnaires de ne point les irriter, pour ne pas provoquer d’émeutes, et d’attendre patiemment leur châtiment, qui arrivera le jour où l’Empire juif, celui du salut, sera établi sur le globe.

On n’écoutait pas les injonctions de Philon, et souvent l’exaspération de part et d’autre fut telle que de terribles séditions éclatèrent à Alexandrie, séditions marquées par le massacre des Juifs qui, d’ailleurs, se défendaient avec vigueur[8].

À Rome, les Juifs fondèrent une colonie puissante et riche, aux premières années de l’ère chrétienne. Ils étaient venus dans la cité vers 139 (avant J.-C.), sous le consulat de Popilius Lœnus et de Caius Calpurnius, s’il faut en croire Valère Maxime[9]. Ce qui est certain, c’est qu’en 160 avant J.-C. arriva à Rome une ambassade de Judas Macchabée, pour conclure avec la République un traité d’alliance contre les Syriens ; en 143 et en 139, autres ambassades[10]. Dès ce moment, des Juifs durent s’établir à Rome. Sous Pompée, ils vinrent en nombre, et en 58 leur agglomération était déjà considérable. Très turbulents, très redoutables, ils jouèrent un rôle politique important. César s’appuya sur eux pendant les guerres civiles et les combla de faveurs ; il les exempta même du service militaire. Sous Auguste, on fit retarder pour eux les distributions gratuites de blé quand elles tombaient un samedi. L’Empereur leur donna le droit de recueillir la didrachme pour l’envoyer en Palestine, et il fonda au temple de Jérusalem un sacrifice perpétuel d’un taureau et de deux agneaux. Quand Tibère prit l’Empire, les Juifs étaient 20,000 à Rome, organisés en collèges et en sodalitates.

Excepté les Juifs de grandes familles comme les Hérode et les Agrippa, qui se mêlaient à la vie publique, la masse juive vivait très retirée. Le plus grand nombre habitaient dans la partie la plus sale et aussi la plus commerçante de Rome : le Transtévère. On les voyait près la via Portuensis, l’Emporium et le grand Cirque ; au champ de Mars et dans Subure ; hors la porte Capène ; au bord du ruisseau d’Égérie et proche du bois sacré. Ils faisaient du petit négoce et de la brocante, ceux de la porte Capène disaient la bonne aventure. Le Juif du ghetto est déjà là.

Les mêmes causes qui avaient agi à Alexandrie agirent à Rome. Là aussi les excessifs privilèges des Juifs, les richesses de quelques-uns d’entre eux, comme leur luxe inouï et leur ostentation, provoquèrent la haine du peuple. Cependant, d’autres raisons aggravèrent ces dissentiments, raisons plus profondes et plus importantes, car elles étaient des raisons religieuses; et on peut même affirmer, quelque étrange que cela paraisse, que le motif de l’antijudaïsme romain fut un motif religieux.

La religion romaine ne ressemblait en rien au polythéisme admirable et profondément symbolique des Grecs. Elle était moins mythique que rituelle, elle consistait en coutumes intimement liées, non seulement à la vie de tous les jours, mais encore aux différents actes de la vie publique. Rome faisait corps avec ses dieux, sa grandeur semblait liée à l’observance rigoureuse des pratiques de la religion nationale ; sa gloire était attachée à la piété de ses citoyens, et il semble même que le Romain ait eu, comme le Juif, cette notion d’un pacte intervenu entre les divinités et lui, pacte qui devait être de part et d’autre scrupuleusement exécuté. Quoi qu’il en soit, le Romain était toujours en face de ses dieux ; il ne quittait son foyer, où ils habitaient, que pour les retrouver au Forum, sur les voies publiques, au sénat et aux camps même, où ils veillaient sur la puissance de Rome. En tout temps, en toute occasion, on sacrifiait ; les guerriers et les diplomates se guidaient d’après les augures, et toute magistrature, civile ou militaire, tenait du sacerdoce, car le magistrat ne pouvait remplir sa charge que s’il connaissait les rites et les observances du culte.

C’est ce culte qui, durant des siècles, soutint la République et l’Empire, et les prescriptions en furent jalousement gardées ; quand elles s’altérèrent, quand les traditions s’adultérèrent, quand les règles furent violées, Rome vit pâlir sa gloire et son agonie commença.

Aussi la religion romaine se conserva-t-elle longtemps sans altérations. Certes, Rome connut les cultes étrangers ; elle vit les adorateurs d’Isis et d’Osiris, ceux de la grande Mère et ceux de Sabazios ; mais si elle admit ces dieux dans son Panthéon, elle ne leur donna pas place dans la religion nationale. Tous ces Orientaux étaient tolérés, on permettait aux citoyens d’en pratiquer les superstitions, à la condition qu’elles ne fussent pas nuisibles ; et quand Rome s’aperçut qu’une foi nouvelle pouvait pervertir l’esprit romain, elle fut sans pitié : ainsi lors de la conspiration des Bacchanales ou de l’expulsion des prêtres égyptiens. Rome se gardait de l’esprit étranger ; elle craignait les affiliations aux sociétés religieuses ; elle redoutait même les philosophes grecs et le sénat, en 161, sur le rapport du préteur Marcus Pomponius, leur interdit l’accès de la ville.

Dès lors, on peut comprendre les sentiments des Romains vis-à-vis des Juifs. Grecs, Asiates, Égyptiens, Germains ou Gaulois, s’ils amenaient avec eux leurs rites et leurs croyances, ne faisaient pas de difficultés pour s’incliner devant le Mars du Palatin et même devant Jupiter Latiaris. Ils se conformaient aux exigences de la cité, à ses mœurs religieuses, jusqu’à un certain point ; en tout cas, ils ne s’opposaient pas à elles. Il en était autrement des Juifs. Ils apportaient une religion aussi rigide, aussi ritualiste, aussi intolérante que la religion romaine. Leur adoration de Iahvé excluait toute autre adoration ; aussi refusaient-ils le serment aux aigles, l’aigle étant le numen de la légion, et par là ils choquaient les autres citoyens. Comme leur foi religieuse se confondait avec l’observance de certaines lois sociales, cette foi, par son adoption, devait entraîner un changement dans l’ordre social. Ainsi inquiétait-elle les Romains en s’établissant chez eux car les Juifs étaient très préoccupés de faire des prosélytes.

L’esprit prosélytique des Juifs est attesté par tous les historiens, et Philon a eu raison de dire : « Nos coutumes gagnent et convertissent à elles les barbares et les Hellènes, le continent et les îles, l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Asie, la terre entière d’un bout à l’autre. »

D’ailleurs, les peuples antiques, à leur déclin, étaient profondément séduits par le Judaïsme, par son dogme de l’unité divine, par sa morale ; beaucoup aussi d’entre les pauvres gens étaient attirés par les privilèges accordés aux Juifs. Ces prosélytes étaient divisés en deux grandes catégories ; les prosélytes de la justice, qui acceptaient même la circoncision et entraient ainsi dans la société juive, devenant étrangers à leur famille ; et les prosélytes de la porte, qui, sans se soumettre aux pratiques nécessaires pour entrer dans la communauté, se groupaient néanmoins autour d’elle.

Cet embauchage, qui se faisait par persuasion et parfois par violence, les Juifs riches convertissant leurs esclaves, devait provoquer une réaction. Ce fut cette cause capitale qui, jointe aux causes secondaires dont j’ai parlé : les richesses des Juifs, leur importance politique, leur situation privilégiée, amena les manifestations antijudaïques à Rome. La plupart des écrivains latins et grecs, depuis Cicéron, témoignent de cet état d’esprit.

Cicéron, qui avait été l’élève d’Apollonius Molon, avait hérité de ses préjugés ; il trouva les Juifs sur son chemin : ils étaient du parti populaire contre le parti du sénat, auquel il appartenait. Il les redouta, et, par certains passages du Pro Flacco, nous voyons qu’il osait à peine parler d’eux, tant ils étaient nombreux autour de lui et sur la place publique. Néanmoins, un jour il éclate : « Il faut combattre leurs superstitions barbares », dit-il : il les accuse d’être une nation « portée au soupçon et à la calomnie », et il ajoute qu’ils « montrent du mépris pour les splendeurs de la puissance romaine[11] ». Ils étaient, selon lui, à craindre, ces hommes qui, se détachant de Rome, tournaient les yeux vers la cité lointaine, cette Jérusalem, et la soutenaient des deniers qu’ils tiraient de la République. En outre, il leur reprochait de gagner les citoyens aux rites sabbatiques.

C’est cette dernière accusation qui revient le plus souvent dans les écrits des polémistes, des poètes et des historiens ; de plus, cette religion juive, qui charmait ceux qui en avaient pénétré l’essence, rebutait les autres, ceux qui la connaissaient mal et la regardaient comme un amas de rites absurdes et tristes. Les Juifs ne sont qu’une nation superstitieuse, dit Perse[12] ; leur sabbat est un jour lugubre, ajoute Ovide[13] ; ils adorent le porc et l’âne, affirme Pétrone[14].

Tacite, si renseigné, répète sur le Judaïsme les fables de Manéthon et de Posidonius. Les Juifs, dit-il, descendent des lépreux, ils honorent la tête d’âne, ils ont des rites infâmes. Puis il précise ses accusations, et ce sont celles des nationalistes, si je puis dire : « Tous ceux qui embrassent leur culte, affirme-t-il, se font circoncire, et la première instruction qu’ils reçoivent est de mépriser les dieux, d’abjurer la patrie, d’oublier père, mère et enfants. » Et il s’irrite en disant : « Les Juifs considèrent comme profane tout ce qui chez nous est considéré comme sacré[15]. » Suétone et Juvénal redisent la même chose ; c’est le reproche capital : « Ils ont un culte particulier, des lois particulières ; ils méprisent les lois romaines[16]. » Et c’est encore le grief de Pline : « Ils dédaignent les dieux[17]. » C’est celui de Sénèque ; mais, chez le philosophe, d’autres motifs interviennent.

Sénèque, Stoïcien, était en rivalité avec les Juifs, comme l’avaient été les Stoïciens à Alexandrie. Il leur reprochait moins leur mépris des dieux que leur prosélytisme, qui entravait la propagation de la doctrine stoïcienne. Aussi exhale-t-il sa colère : « Les Romains, dit-il avec tristesse, ont adopté le sabbat[18]. » Et parlant des Juifs : « Cette abominable nation, conclut-il, est parvenue à répandre ses usages dans le monde entier ; les vaincus ont donné des lois aux vainqueurs[19]. »

La République et l’Empire pensèrent, comme Sénèque : l’une et l’autre, à plusieurs reprises, prirent des mesures pour arrêter le prosélytisme juif. En l’an 22, un sénatus-consulte fut rendu, sous Tibère contre les superstitions égyptiennes et judaïques ; et quatre mille Juifs, nous dit Tacite, furent transportés en Sardaigne. Caligula leur infligea des vexations ; il encouragea les agissements de Flaccus en Égypte, et Flaccus, soutenu par l’Empereur, enleva aux Juifs les privilèges que leur avait accordés César ; il leur ravit leur synagogue et décréta qu’on les pouvait traiter comme les habitants d’une ville prise. Domitien frappa d’un impôt les Juifs et ceux qui menaient une vie judaïque, espérant par l’application d’une taxe arrêter les conversions, et Antonin le Pieux interdit aux Juifs de circoncire d’autres que leurs fils.

Et l’antijudaïsme ne se manifesta pas seulement à Rome et à Alexandrie ; partout où il y eut des Juifs on le vit se produire : à Antioche, où on en fit de grands massacres ; dans la Lybie pentapolitaine, où, sous Vespasien, le gouverneur Catullus excita la population contre eux ; en Ionie où, sous Auguste, les villes grecques s’entendirent pour obliger les Juifs, soit à renier leur foi, soit à supporter à eux seuls les charges publiques.

Mais il est impossible de parler des persécutions juives sans parler des persécutions chrétiennes. Longtemps Juifs et chrétiens, ces frères ennemis, furent unis dans le même mépris, et les mêmes causes qui avaient fait haïr les Juifs firent haïr les chrétiens. Les disciples du Nazaréen apportaient dans le monde antique les mêmes principes de mort. Si les Juifs disaient de délaisser les dieux, d’abandonner époux et père et enfant et femme pour venir à Jéhovah, Jésus disait aussi : « Je ne suis pas venu unir, mais séparer. » Les chrétiens, pas plus que les Juifs, ne s’inclinaient devant l’aigle, pas plus qu’eux ils ne se prosternaient devant les idoles. Comme les Juifs, les chrétiens connaissaient une autre patrie que Rome, comme eux ils oubliaient leurs devoirs civiques plutôt que leurs devoirs religieux.

Aussi, aux premières années de l’ère chrétienne, on englobait la Synagogue et l’Église naissante dans la même réprobation. En même temps qu’on chassait de Rome quelques Juifs, on expulsait « un certain chrestus[20] » et ses partisans. Ils se chargèrent mutuellement de démontrer aux hommes qu’on ne les devait pas confondre ; et à peine le christianisme se put-il faire entendre qu’il rejeta à son tour la descendance d’Abraham.

  1. Genèse, XLIII, 32
  2. Exode, I, 8, 9, 10.
  3. Inscription d’Aahmés, chef des nautoniers, citée par Ledrain, Hist. du peuple d’Israël, I, p. 53.
  4. Esther, III, 8.
  5. In Flaccum.
  6. Préparation évangélique.
  7. Josèphe, Contre Appion, l. II, ch. VI.
  8. Philon, In Flaccum.
  9. Valère Maxime, I, 3, 2.
  10. I. Machab VIII, 11, 17-32 ; XII, 1-3 ; XIV, 16-19, 24. — Josèphe, Antiquités judaïques, XII, 10 ; XIII, 5, 7, 9-Mai., Script. vet., t. III, 3e partie, p. 9 98.
  11. Pro Flacco.
  12. Sat., V.
  13. Art d’aimer, I, 75, 76.
  14. Fragment poét.
  15. Tacite, Histoires, V, 4, 5.
  16. Juvénal, Sat. XIV, 96, 104.
  17. Hist. nat., XIII, 4.
  18. Epître XCV.
  19. De la Superstition, Fragm. XXXVI.
  20. Suétone, Claude, 25.