L’Antiquité romaine et la poésie française à l’époque parnassienne

L’Antiquité romaine et la poésie française à l’époque parnassienne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 132-166).
L’ANTIQUITÉ ROMAINE
ET
LA POÉSIE FRANÇAISE A L’ÉPOQUE PARNASSIENNE

A l’heure la plus chaude de la grande bataille romantique, un poète impétueux, et d’ailleurs médiocre, s’écriait d’un ton de lassitude irritée :


Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?


Cet appel éploré a-t-il été entendu ? Beaucoup de gens paraissent le penser. A les en croire, grâce précisément aux compagnons de lutte de celui qui proférait cette exclamation, la littérature française aurait enfin, et pour jamais, secoué le poids dont l’accablaient les souvenirs de la Grèce et de Rome ; autant l’influence ancienne avait été primordiale dans notre poésie classique, autant elle serait absente de la poésie moderne ; celle-ci, quant à son inspiration, serait allemande, ou anglaise, ou italienne, ou espagnole, ou médiévale, ou tout simplement « actuelle, » bref, tout ce que l’on voudra, mais gréco-latine, non pas. Cette opinion, — dont on s’autorise souvent pour traiter dédaigneusement la tradition antique, comme une chose périmée qui, depuis plus d’un siècle, « aurait fait son temps, » — cette opinion nous semble on ne peut plus discutable. Il est permis de se demander si les poètes du XIXe siècle, tout en connaissant plus de littératures et de civilisations qu’un Ronsard ou un Racine, ont renié de parti pris celles que, depuis tant d’années, on avait coutume de vénérer ; s’ils ont rompu, ou seulement un peu détendu, le lien qui unissait notre poésie à ses plus lointaines origines ; et s’ils ne doivent rien à cette antiquité tour à tour tant exaltée et tant honnie.

Nous ne nous poserons pas cette question en ce qui concerne les romantiques : elle serait trop complexe, et appellerait des réponses différentes suivant les individus, peut-être même, pour chaque individu, suivant les jours et les heures. Nous avons montré déjà[1] que Victor Hugo, disciple pieux de Virgile, admirateur passionné de Juvénal, imitateur par surcroît de Lucain et d’Horace, ne saurait passer pour un fils ingrat de la Muse latine : pourtant il est assez significatif que, dans l’immense défilé des générations disparues qu’est la Légende des siècles, le monde romain soit à peine mentionné. Même incertitude pour les autres protagonistes du romantisme. Lamartine se souvient de Tibulle dans telle de ses Méditations, et, dans la Chute d’un ange, de Lucrèce, comme ailleurs d’Ossian et de Byron. Musset fait saluer par sa Muse « la Grèce, sa mère, où le miel est si doux, » ce qui ne l’empêche pas de rimer surtout des Contes d’Espagne et d’Italie. Alfred de Vigny décrit, avec une application minutieuse, une scène de mœurs, romaines, et, dans le reste de son œuvre, n’a pas l’air de beaucoup songer à l’antiquité latine, — ce que l’on peut regretter, car qui donc était plus capable que l’auteur de la Mort du Loup de sympathiser avec la grande fierté stoïcienne des Sénèque et des Lucain ? Sainte-Beuve enfin, humaniste et latiniste renforcé, est aussi le traducteur ou l’adaptateur des Lakistes anglais. On dirait vraiment que tous ces écrivains sont à la fois attirés et repoussés par les choses antiques : elles les séduisent par leur recul prestigieux, par la matière qu’elles offrent à l’admiration, à l’émotion ou à la rêverie ; et en même temps ils en ont peur parce qu’ils les croient trop exploitées, vulgarisées à tout jamais. Tant de froides et pâles copies qu’on a prétendu en faire leur en cachent en partie la beauté intrinsèque, — en partie seulement, — et, somme toute, ils ne sont, envers la Grèce et Rome, ni des héritiers dociles, ni des révolutionnaires acharnés.

Mais, après cette génération un peu indécise, une autre vient, qui, plus résolument, se remet à l’école de l’antiquité. Ce mouvement de réaction en faveur des formes d’art gréco-romaines, ce « néo -paganisme, » comme on Fa quelquefois appelé, s’est prolongé jusqu’au dernier quart du XIXe siècle, produisant des conséquences plus ou moins durables selon les cas, mais non négligeables à coup sûr. La Grèce, nous devons l’avouer, en a bénéficié plus que Rome : mais ces deux noms, pour les Néo-Latins que nous sommes, sont bien difficiles à séparer. Comme, disait Sainte-Beuve,


La Muse des Latins, c’est de la Grèce encore.


Ce qui sert l’une profité toujours à l’autre quelque peu. D’ailleurs, Rome aussi, Rome prise en elle-même et non pas seulement comme interprète et continuatrice de la glorieuse Hellas, a attiré bien des regards. Sur l’école parnassienne, par exemple, l’action de l’hellénisme a été plus éclatante, plus profonde aussi ; — et, pour le dire en passant, il serait à souhaiter qu’on se mît à l’étudier avec précision, autrement qu’en répétant de vagues épithètes laudatives, ou en citant quelques vers, toujours les mêmes, d’Hypatie et de Khirôn ; — mais l’influence latine a existé aussi. La déterminer le mieux possible, voir comment les principaux de nos poètes, durant la dernière moitié du XIXe siècle, ont compris et senti Rome, comment ils ont décrit ses spectacles et évoqué son esprit, voilà ce que nous voulons essayer.


I

On nous permettra de remonter jusqu’à un homme qui n’a point fait partie de l’école parnassienne, qui l’a ignorée et en est demeuré peu connu, mais qui en peut être appelé le précurseur, et qui, dans le domaine qui nous intéresse, a donné un exemple très curieux ; nous voulons parler de Louis Bouilhet. « Précurseur, » du reste, Bouilhet l’a été en bien des choses, avec plus de velléités que de réussites parfaites, plus d’idées que de moyens d’art propres à les réaliser. De même qu’il a pressenti l’intérêt que pouvait offrir à des Occidentaux blasés l’art littéraire de l’Extrême-Orient, de même qu’il s’est essayé, un des tout premiers, à la grande poésie scientifique, il a su se rendre compte, à une époque où l’on ne s’en avisait guère, de l’attrait que présenterait une évocation du vieux monde romain : il l’a tentée, — bien ou mal, c’est ce que nous verrons tout à l’heure, — mais enfin il l’a tentée, et c’est ainsi qu’en même temps que l’auteur du Barbier de Pékin ou des Fossiles, il a été celui du Danseur Bathylle et de Melænis. C’est à ce titre que nous allons l’envisager.

Il a d’abord cette originalité de constituer une exception au fait général que nous venons de signaler : il est beaucoup plus latin que grec. Flaubert, dans l’enthousiaste et tendre notice qu’il lui a consacrée, vante sa connaissance profonde de la langue latine : « Il écrivait dans cette langue, dit-il, presque aussi facilement qu’en français. » Flaubert ne dit rien de sa science du grec, par où nous avons le droit de supposer qu’elle devait être, ou peu s’en faut, inexistante. Au surplus, son tempérament personnel, avec ce qu’il avait de vigueur un peu dure et de savoureuse causticité, devait le disposer à mieux comprendre la force romaine que la grâce ionienne ou l’élégance attique. Rappellerons-nous à ce propos que les plus illustres poètes de sa province, Malherbe et Corneille, se sont trouvés bien plus à leur aise dans leur commerce avec l’esprit latin qu’avec le génie grec ? Quoi qu’il en soit de cette analogie, qu’il serait peut-être périlleux de vouloir trop généraliser, il est certain du moins, que la Grèce n’a rien ou presque rien suggéré à Louis Bouilhet, tandis que Rome lui a fourni, outre le conte de Melænis, plusieurs pièces plus courtes, mais non moins probantes, éparses dans Festons et Astragales et dans les Dernières chansons.

Il faut d’abord reconnaître que, s’étant donné comme objet de ressusciter la civilisation romaine à peu près de la même manière que d’autres avaient ressuscité celle de l’Espagne ou de l’Allemagne du moyen âge, Bouilhet s’est mis à la tâche avec beaucoup de conscience et une très sûre préparation. Ses bonnes études de latiniste, qui l’avaient mis à même de connaître de près les auteurs et les choses de Rome, l’ont préservé presque toujours des fausses notes, si choquantes dans la poésie historique, et des banalités, qui ne sont pas moins désagréables. Quand il nous montre la belle Metella, éprise d’un danseur, marchant au hasard « comme une bacchante en délire, » ne voyons pas dans cette comparaison un pur lieu commun : c’est exactement celle dont se sert Virgile pour dépeindre la folie de Didon ; elle est donc bien d’une tonalité antique. Ou bien encore, lorsqu’il fait dire à Melænis :


Tu saurais ce que vaut la femme furieuse !
Et la torche d’hymen, la torche aux cheveux d’or,
Pourrait prêter sa flamme à ton bûcher de mort !


le premier de ces trois vers est encore une traduction de Virgile, et l’antithèse qu’expriment les deux autres, ce concetto qui semble à première vue d’une ingéniosité si moderne, n’est pas du tout un anachronisme : de telles oppositions entre la torche nuptiale et la torche funèbre sont fréquentes chez Properce et Ovide. Le scénario du ballet cosmographique et mythologique décrit au troisième chant de Melænis est pris dans Apulée. L’allusion au favori de l’Empereur :


………… Que demain, dans la boue et l’affront,
Les portefaix jaloux au Tibre traîneront


est empruntée à Juvénal... Il est superflu de poursuivre le détail de ces réminiscences : le peu que nous en avons dit suffit pour montrer combien la mémoire de Louis Bouilhet est imprégnée de ce qu’il a lu dans ses chers auteurs latins, et combien il est apte, par conséquent, à tracer des mœurs romaines une peinture, non fantaisiste et arbitraire, mais documentée, précise et vraie.

C’est en effet à quoi il s’applique avec une insistance minutieuse, un peu lourdement appuyée peut-être, intéressante pourtant à force de probité. Ce qu’il y a de meilleur dans Melænis, ce qui mérite d’en survivre, malgré les pâles imitations de Musset et les complications grossièrement mélodramatiques de l’intrigue, ce sont les scènes de la vie romaine par lesquelles l’auteur nous fait passer, et dont l’intrigue, à vrai dire, n’est que le prétexte : ici un repas chez un riche édile, et là une orgie vulgaire dans un cabaret de bas étage ; ailleurs un combat de gladiateurs, une fête de banlieue, un cortège nuptial, et ainsi de suite. Et aucun de ces épisodes n’est traité à la légère. Chez l’édile Marcius, le poète note tout ce qui peut arrêter le regard : les statues qui servent de lampadaires, les deux mimes africains


Frappant de leur pied noir les pavés de couleur,


la peinture qui décore le plafond et qui représente une chasse, le nombre et l’attitude des convives :


Stellio, parasite, approuvait de la voix
Deux philosophes grecs qui disputaient sur l’âme,
Des chevaliers causaient de leurs limiers crétois,
Et, près d’un historien fardé comme une femme,
Faisaient étinceler les bagues de leurs doigts.


Mais, qu’il s’agisse d’un festin populacier dans une taverne, il ne dédaigne pas non plus d’enregistrer le menu servi au muletier de Capoue :


Un hachis de raisins et de viande pressée,
Plus un morceau de porc, une andouille épicée,
Et des pois gris nageant parmi des cervelas.


La première fois qu’il nous présente son héroïne Marcia, il n’omet aucune particularité de son costume, pas même les croissans d’émeraude qui ornent ses bottines rouges, quitte à refaire le même travail de description, et aussi complètement, lorsqu’il la représente dans sa toilette de mariée. Le héros du roman, Paulus, se fait gladiateur : aussitôt deux ou trois strophes nous font connaître l’équipement des gladiateurs et leurs diverses catégories. Il va aux bains : excellente occasion pour cataloguer tous les ustensiles dont il se sert, « la fiole en corne de gazelle, » « la ratissoire d’or, » « l’ampoule d’eau glacée, » sans oublier les vases, les trépieds et la grande table de marbre supportée par un léopard d’ivoire. A voir cette exactitude infaillible et inlassable, il semble que le poète se propose d’être instructif : ses œuvres, Melænis surtout, rappellent un peu ces romans historico-archéologiques dont le bon abbé Barthélémy avait jadis donné la formule, et où, depuis, d’ingénieux compilateurs se sont efforcés de dépeindre « Rome au siècle d’Auguste... » ou à tel siècle que l’on voudra. Elles ont plus de relief, à coup sûr, et plus de style ; mais elles n’en diffèrent pas en leur fond. Si nous ne craignions d’exagérer, nous dirions qu’elles font quelquefois l’effet d’un Dictionnaire d’antiquités adroitement découpé et mis en vers, — en beaux vers le plus souvent.

On peut ne pas aimer beaucoup cette poésie de tapissier, de couturier ou de commissaire-priseur. Mais d’abord, les reproches qu’on pourrait faire à Bouilhet ne tombent pas sur lui seul : la plupart des romantiques, au théâtre ou dans le roman, lui avaient donné l’exemple ; et son ami Flaubert n’a guère procédé d’autre manière. Le bric-à-brac romain de Melænis n’est pas plus copieusement étalé ni plus longuement inventorié que le bric-à-brac carthaginois de Salammbô. — De plus, si chacune des scènes, prise à part, laisse trop clairement apercevoir l’intention descriptive et énumérative, toutes, en se rapprochant, finissent par composer un tableau de l’existence à Rome sous Commode, auquel il ne manque pas grand’chose d’essentiel, et qui ne laisse pas d’être pittoresque et vivant. — Enfin, il arrive de temps en temps que le poète ne se contente pas du décor matériel ; il cherche à pénétrer, sous ces apparences extérieures, la réalité morale. Il ne fait pas, il est vrai, de psychologie bien subtile, mais enfin il parvient à montrer, en même temps que les choses de Rome, un peu de l’âme romaine.

Le portrait qu’il en trace n’est pas, en général, très flatteur. Les Romains de l’époque impériale lui apparaissent dominés par toute espèce de vices, mais surtout par deux principaux, la débauche et la cruauté. Débauche, que cet amour excessif du luxe, dont les raffinemens énervans sont décrits presque à chaque page de Melænis. Débauche, que cette passion morbide pour les histrions qui fait le thème du Danseur Bathylle. Débauche, que cette conception anormale de l’amour, indiquée avec une franchise à la fois si hardie et si sobre dans la curieuse pièce intitulée Étude antique. Débauche enfin, que cette prodigieuse gloutonnerie sur laquelle le poète revient sans cesse avec une verve inépuisée, à la hauteur vraiment de l’appétit de ses héros.

Ici, la satire du poète s’atténue d’indulgence, il rit complaisamment aux prouesses de table de ses personnages : il semble que de si bons mangeurs ne puissent être de méchantes gens... Mais que ce gros gourmand de Marcius soit dérangé de son festin, le voilà qui frappe en furieux, à tort et à travers, tuant deux ou trois esclaves au hasard. Ce court épisode, — de même que l’éloge, tout ensemble séduisant et cruel, du métier de gladiateur, — permet de mesurer ce qui subsiste, chez les plus voluptueux raffinés de Rome, de brutalité foncière, de mépris féroce pour la vie humaine. Nous n’avons pas ici à discuter la vérité de cette peinture : il nous suffira d’en remarquer l’accord avec celle que nous offrent les satiriques et les moralistes de l’antiquité latine. La prédication stoïcienne d’un Sénèque, notamment, s’attaque avec éloquence aux défauts que Louis Bouilhet a mis en lumière, à la sensualité sous toutes ses formes, et à la cruauté.

Ce n’est pas à dire, au surplus, que Bouilhet n’ait vu à Rome qu’un peuple de goinfres et de bourreaux : il y a reconnu, encore survivans, quelques vestiges des belles vertus d’autrefois. Il a célébré, dans des vers où l’on retrouve l’écho à peine affaibli de Virgile et de Juvénal, les joies austères et sereines de la vie domestique, et cet admirable type historique de la matrone romaine, de la mater familias :


Elle sera mêlée aux mères sérieuses,
Chaste, grave, et parfois guidant avec fierté
Un beau groupe d’enfans qui saute à son côté.
………………….

Oh ! qui dira la paix et le bonheur tranquille !
La maison reluisante et les baisers d’époux !
Les Pénates, au feu séchant leur corps d’argile,
Et l’essaim des valets, et le cercle immobile
Des aïeux, sur le seuil rongé du temps jaloux !

…………………...

Elles vivaient ainsi, les mères d’Étrurie,
Celles du Latium et du pays sabin,
Gardant comme un trésor, loin du tumulte humain,
Le travail, la pudeur, les dieux et la patrie !


Dans ces fortes et larges strophes, Bouilhet a vraiment ressaisi l’une des plus constantes et des plus nobles inspirations de l’ancienne société romaine : il a traduit toute la poésie de la gens. Celle de la cité ne lui est pas non plus restée étrangère. Oui ne se rappelle le beau poème du Berceau, très concis, et si puissant néanmoins, et ce raccourci vigoureux où, dans le groupe étroit formé par la louve et les deux jumeaux, le poète fait tenir toute la destinée de l’empire futur ?


Rome tressaille à ta mamelle,
L’avenir rugit sous tes flancs !


Les grands écrivains du siècle d’Auguste, poètes ou historiens, Virgile, Horace, Properce, Tite-Live, avoueraient cette glorieuse apothéose de la lupa Martia ; leur lointain disciple a bien su s’approprier la passion qui les animait tous, l’orgueil viril et confiant de l’impérialisme romain.

Quand on le voit exprimer avec tant d’énergie le respect de la famille et celui de la patrie, on ne peut s’empêcher de regretter qu’il ait laissé dans l’ombre un autre sentiment qui n’est pas moins latin, le respect des dieux. La religion, qui tenait tant de place dans la vie antique, n’en occupe aucune dans Melænis. Plus tard, Bouilhet semble s’être aperçu de cette lacune : il a médité, si l’on en croit Flaubert, divers ouvrages, poétiques ou romanesques, sur les païens du Ve siècle ; et il a écrit la Colombe. Ce poème, si émouvant, avec la description du temple en ruines et du vieux prêtre qui vient apporter


Sur le dernier autel la dernière hécatombe,


ce poème n’est pas, à la vérité, plus spécialement romain que grec ; c’est plutôt une évocation de tout le paganisme expirant ; c’est plus encore une méditation, pleine de recueillement, sur la décadence des religions successives. Tel qu’il est, il suffit à nous faire pressentir de quelle main, pieuse sans superstition et hardie sans sacrilège, Louis Bouilhet aurait pu toucher à ces majestueux et mélancoliques problèmes des religions antiques.

Le temps lui en a manqué, plus que le désir ou la claire aperception. Mais, si l’on s’en tient à ce qu’il a pu réaliser, son rôle, du point de vue où nous nous plaçons, est de ceux que l’on ne saurait oublier. Non seulement il a eu l’idée que l’antiquité latine pouvait être, tout aussi bien qu’une autre civilisation, matière de poésie ; mais de cette poésie, il a exprimé quelques aspects. Le décor bigarré, et, comme disent les peintres, « amusant, » des choses romaines, — çà et là, des traits de mœurs qui montrent au vif la corruption de l’époque impériale, — deux ou trois fois, un hommage solennel et pathétique à la grandeur morale de la vieille Rome, — voilà ce qu’il a su trouver dans l’étude, passionnément poursuivie, des textes latins : c’en est assez pour qu’il n’ait pas perdu sa peine.


II

Entre Louis Bouilhet, libre parnassien avant la lettre, et Leconte de Lisle, le chef et le maître de l’école, les ressemblances ne manquent pas, — ne fût-ce que leur commune idée d’une poésie fondée sur l’histoire des âges disparus, et leur commun respect de l’antiquité classique. Cependant une différence les sépare, importante pour l’étude que nous poursuivons ici, importante aussi, croyons-nous, par ce qu’elle nous révèle de leurs deux esprits. Louis Bouilhet, nous avons essayé de le montrer, était beaucoup plus latin que grec : c’est le contraire pour Leconte de Lisle. Il est superflu de redire tout ce qu’il doit à la Grèce, tandis que Rome n’a qu’une faible part dans son œuvre, et une part plus faible encore peut-être dans sa pensée. Si cette disproportion était fortuite, il suffirait de la signaler au passage : mais il vaut la peine d’y insister si, comme il nous semble bien, elle a sa cause première dans certaines tendances, — disons même : dans certaines erreurs, — de l’auteur des Poèmes Antiques.

Ce n’est pas en effet par caprice, ni sans y avoir réfléchi, qu’il s’est décidé à laisser dans l’ombre l’antiquité latine, tandis qu’il projetait sur l’Hellade l’aveuglante lumière de son imagination épique. Il pensait vraiment que cette seconde antiquité était trop inférieure pour mériter son attention. « Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, écrivait-il dans sa préface de 1852, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates. » Il ne dit pas « en fait d’art : » l’hyperbole serait trop paradoxale ; il dit « en fait d’art original ; » le mot prend toute sa valeur si on le rapproche des théories qui régnaient alors dans la critique, et auxquelles Leconte de Lisle avait apporté l’adhésion de son dogmatisme intransigeant. C’était un article de foi pour tous les historiens de la littérature, depuis Voss et Schlegel, qu’une seule forme de poésie, — de poésie épique spécialement, — était digne de ce beau nom : celle qui était « naturelle, » instinctive, spontanée, jaillie subitement de l’inspiration populaire et des entrailles même de la nation. Toutes les œuvres nées ainsi, l’Iliade comme le Ramayana, et la Chanson de Roland comme l’Iliade, étaient infiniment vénérables ; toutes les autres, quelque inégale qu’en fût la valeur d’exécution, étaient rejetées en bloc comme « savantes » et artificielles. Entre l’Enéide et la Henriade, voire la Pucelle de Chapelain, il ne pouvait y avoir qu’une différence de talent : peu de chose en vérité ! Nous sommes un peu revenus de cette simplification outrancière : nous admettons fort bien qu’une épopée puisse être belle sans être le résultat d’une collaboration anonyme et inconsciente, ou, pour mieux dire, nous ne croyons plus guère à cette collaboration ; maints indices, comme ceux qu’a rassemblés M. Bréal dans son étude si spirituelle Pour mieux comprendre Homère, nous font apercevoir, dans les poèmes réputés les plus « primitifs, » des œuvres de réflexion et déjà même d’artifice. Mais en 1852 la distinction qui, de plus en plus, pour nous s’efface, s’imposait encore tyranniquement. Or, à cet égard, la Grèce offrait une riche floraison de poésie dite « primitive, » Rome aucune. l’Iliade et l’Odyssée étaient saluées par les historiens, et par Leconte de Lisle après eux, comme les produits de toute une foule obscure qui avait, eu du génie sans le savoir et le vouloir : chez les Latins, cette littérature « populaire » existait si peu que certains critiques s’étaient résolus à la supposer de toutes pièces ; Niebuhr prétendait qu’il avait dû y en avoir une et qu’elle avait péri, d’autres démontraient qu’elle n’avait pas dû naître ; mais le plus certain était qu’on ne pouvait la trouver nulle part. Nous en prenons volontiers notre parti, mais pour les gens d’alors, c’était une tare ineffaçable, et c’en était déjà assez pour détourner de Rome un poète nourri des doctrines historiques à la mode.

A cela s’ajoutait une autre raison. Pour peu que l’on feuillette les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares, on voit très vite que Leconte de Lisle s’est proposé d’écrire beaucoup moins l’histoire générale de l’humanité que son histoire religieuse. A toute époque et dans toute forme de civilisation, ce sont les croyances et les cultes qui ont le plus sollicité sa curiosité méditative. Sur ce point encore, Rome devait lui paraître peu intéressante ; non que ce ne soit pas une cité religieuse : bien au contraire, la piété y a joué un rôle primordial, que Fustel de Coulanges a magistralement défini ; mais cette piété s’est traduite par des actes, par des habitudes morales et sociales, et de cela Leconte de Lisle n’a cure. Ce qu’il aime, c’est l’instinct religieux en tant qu’il invente et crée, en tant qu’il met en jeu L’imagination humaine, en tant qu’il est poétique. Or nul peuple peut-être n’a eu l’âme moins mythologique que les Romains : leurs rares légendes indigènes du Latium, toutes ternes et sèches, ont été oubliées de très bonne heure lorsqu’ils ont connu les belles fables helléniques. Dès lors, que peuvent-ils fournir à Leconte de Lisle ? Quel nom divin, quel mythe, quel symbole offrent-ils à son évocation ? De quels échantillons imposans, charmans ou bizarres, enrichiraient-ils ce « Musée des religions » que forme le recueil des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares ? On a beaucoup plaisanté l’affectation que mettait Leconte de Lisle à écrire Zeus ou Ares au lieu de Jupiter ou Mars : mais en vérité, il y avait là plus qu’une manie de pédantisme puéril. Par cette réforme du vocabulaire, il donnait à entendre que, pour lui, la religion et la poésie des Latins n’étaient que de pâles reflets de la religion et de la poésie des Hellènes : et qui donc perdrait son temps à épier le reflet quand il peut contempler la source de lumière ?

Avec un tel parti pris, il n’est pas surprenant que Leconte de Lisle n’ait pas emprunté beaucoup de thèmes aux œuvres et aux choses romaines. Les pièces suggérées par l’inspiration latine ne sont guère plus de quatre ou cinq, bien moins nombreuses que les poèmes « indous, » ou « grecs, » ; ou « médiévaux, » à peine plus que les pièces « écossaises » ou « persanes. » Ce sont des exceptions. Encore presque toutes sont-elles des chansons bucoliques, ou des descriptions, dont la couleur n’a rien de très déterminé, de très strictement local. L’Eglogue n’est latine que par les noms de ses personnages, Gallus et Cynthia, qui pourraient tout aussi bien s’appeler Ménalque et Amaryllis ; Fultus hyacintho n’est latin que par son titre, mais, en réalité, contient un tableau franchement grec par la fine précision et la beauté du relief ; Phidyle est sicilienne, grecque par conséquent encore ; et les Eolides éveillent le souvenir de Théocrite au moins autant que de Virgile. Restent les Études Latines, qui procèdent d’Horace, mais d’Horace pris justement là où il est le plus traducteur et imitateur des Grecs, le moins national de cœur, et où sa poésie exhale la moins forte odeur de terroir. Ce choix est donc significatif. A la littérature purement romaine, à l’épopée, au grand lyrisme patriotique ou religieux, Leconte de Lisle n’a rien pris ; il s’est contenté de retraduire Anacréon à travers Horace, et ses Études Latines sont encore des « Études Grecques. »

C’est ce que ferait encore mieux apparaître une confrontation attentive de ces poésies avec leurs modèles. Sans doute, il y aurait quelque pédantisme à rapprocher, vers par vers, le texte latin et la transcription française, quelque injustice aussi, puisque Leconte de Lisle a prétendu faire œuvre d’adaptateur et non de traducteur. Cependant, ù voir ce qu’il conserve et ce qu’il laisse tomber, on discerne sans peine les préférences et les répugnances de sa propre nature. Or, sur une vingtaine d’odes, trois ou quatre seulement correspondent avec une réelle fidélité à celles de l’auteur latin : l’hymne à Apollon et à Diane (qui, chez Horace lui-même, est exclusivement imprégné de mythologie hellénique) et les odelettes à Licymnie, à Glycère et à Lydé. Dans toutes les autres, on relèverait des omissions d’autant plus probantes qu’elles ne peuvent guère ne pas être volontaires. C’est, par exemple, le début de l’ode à Thaliarque, si pittoresque chez le poète romain, avec la vision du Soracte qui se dresse tout blanc d’une épaisse neige. C’est, dans les odes à Néère et à Lydie, les allusions aux guerres actuelles avec les Scythes, les Parthes ou les Cantabres. Leconte de Lisle paraît aussi un peu effarouché par le réalisme, familier ou brutal, qu’Horace garde jusqu’en ses vers lyriques : la Phidyle latine offrait aux dieux une truie en sacrifice ; celle de Leconte de Lisle ne leur apporte plus que de l’encens, des fruits et des bandelettes. À plus forte raison s’abstient-il de transcrire exactement les conseils d’Horace à la vieille Chloris (qu’il appelle du reste Pholoé par suite d’une étourderie) : Horace parle assez crûment à cette pauvre courtisane flétrie par l’âge ; il lui dit qu’elle n’en a pas pour longtemps, qu’elle n’est qu’une « petite vieille, » vetula, et que c’est fini de rire ; chez le poète français, cette image rude et déplaisante est voilée d’une grâce délicate, charmante d’ailleurs, mais bien moins franche :


L’âge vient : il t’effleure en son vol diligent,
Et mêle en tes cheveux semés de fils d’argent
Le pâle asphodèle à tes roses.


D’autre part, les conseils de sagesse, de modération, qu’Horace joint volontiers à ses exhortations amoureuses, disparaissent également (Phyllis) ; son affectation de joie sarcastique à se sentir guéri de l’amour pendant que d’autres en souffrent n’est pas rendue non plus ; et qui enfin reconnaîtrait, dans les « yeux pleins de langueur » de Néère, la « gaminerie délicieuse, » grata protervitas, que l’épicurien latin s’amusait à contempler ? Mais tout cela, cette ironie un peu mordante dans l’expression des choses de l’amour, ces préceptes de moraliste et ces trivialités de réaliste, c’est probablement ce qu’Horace avait ajouté aux odelettes érotiques des lyriques ioniens ou alexandrins ; c’est ce qu’il tenait de son pays et de sa race : il n’est donc pas indifférent de noter combien peu Leconte de Lisle a été séduit par ces côtés d’originalité nationale. A prendre ses Études Latines dans leur ensemble, on peut dire qu’il en a éliminé toute la peinture des sites romains, toutes les mentions des choses romaines, et tous les traits de caractère romain. De ces odes anacréontiques, qui elles-mêmes ne sont pas tout Horace, — qui à son tour n’est pas toute la poésie latine, — il ne donne donc qu’une image incomplète et atténuée, une image plus élégante et plus fine, plus « attique » que nature.

Est-ce à dire que l’influence latine ne se soit pas exercée sur lui ? Nous ne le pensons pas ; elle a, au contraire, été très réelle, à condition qu’on la cherche, non dans les œuvres imitées, dans les thèmes empruntés, mais dans certaines tendances de style et habitudes de facture. On la trouvera alors, non seulement dans les Etudes Latines, mais dans tous les Poèmes Antiques, et peut-être même dans toute l’œuvre de Leconte de Lisle. Cette poésie ferme et forte, un peu dure, un peu roide aussi, cette poésie savante et volontaire, où l’art réfléchi se révèle toujours, et où l’effort se trahit quelquefois, a plus d’affinités avec Rome qu’avec la Grèce : les vrais Hellènes ont plus d’aisance et de souplesse, plus de cette fluidité souriante qui manque assez souvent à l’auteur de Niobé et de Quaïn. Ses vers pleins et précis, ses strophes au contour vigoureusement arrêté, sont d’un homme qui a dû pratiquer dans sa jeunesse Virgile et Horace, Lucain et Juvénal, et qui s’en est souvenu même lorsque sa foi littéraire lui a fait préférer Homère ou Eschyle. Et cela n’a rien d’étonnant. Chacun de nous, alors qu’il croit suivre une doctrine librement choisie, reste malgré lui l’esclave des premières œuvres qui lui ont révélé la beauté. La contradiction n’est donc qu’apparente entre les faits que nous avons observés dans les poèmes de Leconte de Lisle et le caractère général que nous avons cru reconnaître dans son art : disciple avoué, panégyriste enthousiaste, imitateur résolu des Grecs, il a été pourtant aussi le continuateur inconscient des Latins.


III

Cette contradiction ne se retrouve pas chez le plus fidèle et le plus habile de ses disciples, José-Maria de Heredia. Lui aussi a une allure de style qui n’est pas sans rappeler l’art littéraire romain : si l’on nous disait que c’est en lisant beaucoup de vers latins, en en faisant aussi sans doute, qu’il s’est créé cette forme pleine et concise, nous n’en serions pas autrement surpris. Du moins peut-on supposer que si, du séjour d’éternelle gloire où ils reposent,


…………………. parmi
Les Ombres que la Lyre a faites fraternelles,


les bons poètes de Rome ont eu connaissance des Trophées, ils ont dû les aimer à plus d’un titre : Horace, pour l’exacte symétrie de leur architecture ; Properce, pour la vigueur condensée de leurs phrases ; Lucain, pour leur fierté héroïque et sonore. Même le défaut qu’on a quelquefois reproché à Heredia, l’ingéniosité trop subtilement artificieuse de l’élocution et de l’arrangement, fait songer à certains auteurs de la décadence latine, à un Martial ou à un Stace. Et quant à sa qualité maîtresse, le soin minutieux et persévérant servi par d’heureuses trouvailles, comment la mieux caractériser que par ce mot d’un critique romain sur un poète romain, curiosa félicitas ? Seulement, à la différence de Leconte de Lisle, Heredia ne se contente pas de ressembler naturellement aux maîtres Latins : il va aussi vers eux par un libre choix de sa volonté, non pas toujours certes, mais assez souvent. Il n’a aucun parti pris, pas plus contre eux que contre tout autre groupe d’écrivains. Son objectivité tranquille de poète historien ne connaît ni préférences passionnées, ni préjugés de doctrine : pourvu qu’une civilisation ou une littérature puisse lui offrir l’occasion de quelques miniatures épiques comme il aime à en peindre, tout lui est bon. De fait, Rome figure en belle place dans les Trophées : plus de vingt sonnets lui sont consacrés, moins, il est vrai, qu’à « la Grèce et la Sicile, »-mais autant qu’au « moyen âge et à la Renaissance, » et bien plus qu’à « l’Orient et aux Tropiques. » L’élève de Leconte de Lisle comble ainsi la lacune que son maître avait laissé subsister.

Il la comble d’autant mieux que ses sonnets romains, s’ils ne sont pas extrêmement nombreux, sont assez divers pour pouvoir, par leur juxtaposition, constituer un miroir exact et complet de l’antiquité latine. Voulons-nous pénétrer dans la vie familière, rustique et humble, des petites gens des faubourgs ou de la campagne ? Villula et surtout les cinq pièces de Hortorum deus nous en feront connaître les plaisirs et les préoccupations. Mais tout à côté, par un contraste adroitement ménagé, Le tepidarium nous montrera le luxe morbide et les voluptés alanguissantes des classes raffinées. Sommes-nous séduits par les grands souvenirs historiques, par l’inégalable épopée de la conquête universelle ? Deux des épisodes les plus frappans en revivront à nos yeux, la guerre punique dans La Trebbia et Après Cannes, la dernière guerre civile dans le triptyque d’Antoine et Cléopâtre. Mais il ne faut pas que la prestigieuse majesté de la Ville Eternelle nous fasse oublier les peuples si variés qui s’abritent sous l’autorité de l’Empire : les Sonnets épigraphiques, issus d’une promenade aux Pyrénées, nous remettront en mémoire tous ceux qu’autrefois ces montagnes virent passer, Garumnes à demi romanisés ou Romains en exil, Hunnu, fils d’Ulohox, l’esclave fugitif Geminus, et la « triste Sabinula. » De toutes les parties de la société latine, il n’en est pour ainsi dire pas une sur laquelle le poète ne jette au moins un rapide coup d’œil.

Rapide, mais décisif et pénétrant. Son désir de tout voir n’exclut pas le souci d’approfondir. L’image qu’il donne des choses romaines en ses brèves évocations ne peut sembler superficielle qu’à des lecteurs superficiels eux-mêmes ; elle nous parait au contraire posséder deux qualités qui vont rarement ensemble, mais qui, lorsqu’elles s’unissent comme ici, se font réciproquement valoir : d’un côté, la précision technique des détails matériels, d’autre part, l’intelligence de ce qui est essentiel et fondamental. La peinture tracée dans Villula, par exemple, est très latine par les particularités extérieures, par le lieu, le site, la faune ou la flore, mais, — et nous avouons que ceci nous intéresse davantage, — elle est latine aussi par l’âme. Ce vieux paysan qui se contente de son étroite maisonnette héréditaire et de son petit bois, joyeux de brûler un ou deux fagots tous les hivers et de manger quelques grives l’été, attaché profondément à la terre qui l’a vu naître, sans poésie, sans rêve, sans grand idéal, mais sans regrets stériles, c’est un type d’humanité fréquent jadis, dont la sagesse un peu courte n’a été ni sans utilité, ni sans mérite : les deux sentimens primordiaux qui le composent, modération et fidélité à la tradition, ont été maintes fois exaltés par les poètes de Rome, et le talent de l’auteur est de les faire apercevoir tout entiers, reflétés par cette petite destinée individuelle, comme tout le ciel se reflète dans une goutte d’eau. Pareillement, dans Hortorum deus, Heredia multiplie les traits spéciaux et locaux : il énumère les fruits que protège le Priape rustique, « les raisins, l’olive et l’aubergine, » et les dons que lui offrent ses pauvres adorateurs, la violette, les pavots, les verts épis de l’orge, et, deux fois par an,


Le sang d’un jeune bouc impudique et barbu.


Il n’omet pas non plus les incidens amusans, comme la menace du dieu aux enfans maraudeurs :


Vos reins sauront alors tout ce que pèse un Dieu
De bois dur emmanché d’un bras d’homme qui frappe.


Mais ces petites choses pittoresques, anecdotiques, un peu comiques même, ne l’empêchent pas de voir plus avant dans les mœurs latines, d’en noter les tendances et les vertus capitales :


Les fils sont beaux, la femme est vertueuse, et l’homme,
Chaque soir de marché, fait tinter dans sa main
Les deniers d’argent clair qu’il rapporte de Rome.


Ce procédé est peut-être encore plus remarquable, parce qu’il est plus difficile à appliquer, dans les sonnets franchement historiques, sur la Trebbia ou Cannes. Là, il s’agit de nous donner l’impression, dans un cadre exigu, de quelque chose d’immense, l’âme et la vie d’un peuple entier au moment le plus tragique de sa destinée. Le poète sait bien que c’est là son véritable objet, et ne s’en laisse pas détourner par tout ce qu’il peut rencontrer de curieux sur la route. Sans doute il ne néglige pas de recueillir quelques menus détails archéologiques, surtout lors- qu’ils lui fournissent un prétexte à de jolis tours de force de versification, comme le « lectisterne » qui rime si curieusement avec « Lin terne » et « consterne, » ou l’ « ergastule » avec « Gétule. » Sans doute aussi il met en bonne place, à la fin d’un quatrain ou d’un tercet, des vers qui sont uniquement descriptifs, très heureusement descriptifs du reste, de ces vers qui enferment tout un tableau, achevé, mais à peu près sans pensée :


Partout sonne l’appel clair des buccinateurs.
……………….

Le piétinement sourd des légions en marche.
……………….

Le chef borgne monté sur l’éléphant Gétule.


Et enfin, peintre attentif de la vérité la plus particulière, la plus strictement propre à une époque déterminée, il ne manque pas de mentionner certains faits qui importent surtout à la couleur locale, comme les prodiges dont s’alarme la crédulité des vaincus et dont il copie presque la liste chez Tite-Live,


La foudre au Capitolin
Tombe, le bronze sue, et le ciel rouge est terne.


Mais, en même temps que l’artiste, en lui, se complaît au spectacle des réalités disparues, le psychologue sait démêler les sentimens par lesquels ses personnages sont assez près de nous pour que nous puissions encore sympathiser avec eux. La confiance outrecuidante des Romains au début de la guerre, leur élan irréfléchi contre un ennemi beaucoup plus rusé qui, « pensif et triomphant, » savoure déjà sa victoire, puis, après les premières défaites, leur attente angoissée d’une défaite pire encore, le deuil, la supplication exhalée vers les dieux, toute cette crise morale, dont Tite-Live nous a déroulé longuement les agitations terribles, apparaît ici résumée en quelques phrases d’une brièveté pleine de sens et de force.

Il faudrait interpréter de même les trois sonnets sur Antoine et Cléopàtre. Ce serait en restreindre fâcheusement la portée que de n’y voir, comme on le fait souvent, que des sortes de panneaux décoratifs. On peut les prendre comme tels, certainement, et ils sont admirables pour le relief du dessin et la magie chatoyante des tonalités. Mais pour qui se rappelle l’évolution de la société romaine, cette histoire, qui n’a d’abord l’air que d’être une histoire d’amour dans un cadre d’une somptuosité voluptueuse, prend une valeur symbolique extraordinaire. Qu’est-ce que cet Antoine, « guerrier désarmé, » ivre de parfums et de caresses, qui retrouve un instant, un « soir de bataille, » sa vigueur d’autrefois, mais qui très vite retourne à son esclavage sensuel, se consolant de sa défaite et de l’empire à jamais perdu, pourvu qu’il puisse bercer le sommeil d’une enfant lascive ? qu’est-ce, sinon un exemplaire remarquable de la vieille âme romaine, positive et militaire, forte et brutale même, qui s’est laissé peu à peu captiver et dissoudre par la mollesse perfide de l’Asie ? Tous les moralistes anciens ont déploré cette conquête corruptrice des vainqueurs par les vaincus ; tous les historiens modernes, de Michelet à Ferrero, en ont savamment disserté : Heredia nous la fait sentir, loucher presque, en une vision aussi suggestive pour la pensée que vivante pour les yeux.

Jusque dans les Sonnets épigraphiques, — bien que l’inspiration en soit plus occasionnelle et en paraisse plus mince, — on retrouverait ce don d’envelopper dans la description des réalités contingentes quelque réflexion plus profonde. Voici, par exemple La source. En nous représentant le pâtre nomade qui verse sur la dalle de la voie romaine un peu de l’eau qu’il a puisée dans le creux de sa main, croit-on que le poète ait seulement cédé au désir de noter une altitude pittoresque ? Non, il a voulu nous faire mesurer la puissance cachée des vieilles superstitions indigènes que le paganisme gréco-latin recouvre sans les anéantir, — et même, pourquoi ne pas généraliser davantage ? — la durée pour ainsi dire indéfinie des rites primitifs au milieu de croyances plus évoluées. Tout ce que les historiens, exégètes, sociologues et anthropologistes ont pu dire des « survivances » religieuses est condensé dans ce beau vers :


Il a fait malgré Lui le geste héréditaire.


Voici encore le sonnet Aux montagnes divines, et celui de l’Exilée. Nous y rencontrons quelques-uns de ces vers « archéologiques, » si l’on peut dire, qui séduisent surtout l’érudit ou l’artiste :


Ayant fui l’ergastule et le dur municipe.
………………..

Et le Flamine rouge avec son blanc cortège.


Mais le cas de l’esclave Geminus ou celui de Sabinula, bannie par César, servent surtout à nous rappeler les bases d’injustice et de violence sur lesquelles a reposé l’édifice romain. Le dernier sonnet en particulier est merveilleux par l’art de reconstituer toute une existence, toute une âme, en partant d’un simple et bref indice, et cela sans fiction, sans roman, rien que par la méditation réfléchie de la vie antique. Ce sonnet de Sabinula n’est pas seulement, comme M. Jules Lemaître l’en a loué, le plus émouvant du recueil, c’en est aussi peut-être le plus magistralement et profondément historique.

En somme, c’est dans cette alliance entre la large synthèse et l’exactitude minutieuse, que réside l’heureuse originalité de Heredia. Sans les détails matériels qu’il nous donne sur eux, et qui nous permettent de nous représenter très positivement les plus petites choses de leur existence, ses personnages risqueraient d’être de vagues abstractions conventionnelles, un peu comme le « Romain en soi » dont on a tant disserté au XVIIe siècle et au XVIIIe. Réciproquement, si ces indications précises de costume, de mobilier, d’institutions, de mœurs, n’étaient pas vivifiées par une intention de peinture psychologique et profondément humaine, elles dégénéreraient vite en une froide érudition, amusante pour les seuls spécialistes, dépourvue de toute vaste portée. Entre ces deux dangers, Heredia se tient très fermement à égale distance. Ne sacrifiant ni la couleur locale ni la vérité morale, il concilie, par le plus parfait équilibre, l’interprétation classique et l’interprétation réaliste de l’antiquité romaine.


IV

Un tel équilibre n’est pas très facile à garder, et l’on peut se demander si tel des émules de Heredia, M. Richepin par exemple, a toujours réussi à s’y maintenir. M. Richepin est certainement parmi les poètes de la fin du XIXe siècle, un de ceux qui connaissent le mieux les hommes, les choses et les œuvres de la vieille Rome. Sa solide éducation de très bon élève et de très brillant normalien, fort en thème, en discours et en vers latins, a survécu à ses révoltes de « gueux » et de « Touranien, » à ses aventures de romanichel, et à toutes les crises intellectuelles, esthétiques, morales et sentimentales par lesquelles il est passé. Beaucoup plus encore que Leconte de Lisle ou Heredia, il a reçu de l’antiquité latine sa forme d’art personnelle, avec toutes ses qualités, ses excès et ses lacunes. « Il est, écrivait M. Jules Lemaître il y a une quinzaine d’années, le plus latin de nos poètes français. Nul n’est plus nourri du lait fort de la Louve. Il a, du latin, la ferme syntaxe, la précision un peu dure, la couleur en rehauts, la sonorité pleine et rude ; jamais de vague ni de demi-teintes. » Rien n’est plus vrai, et l’on pourrait ajouter que les caractères les plus romantiques en apparence de M. Richepin, la surabondance du développement, la brutalité des images, l’outrance des hyperboles, lui viennent peut-être autant des poètes latins, — de certains poètes latins du moins, — que de Victor Hugo lui-même. Devant les formidables et truculentes invectives des Blasphèmes, Virgile, Horace même, seraient certes effarouchés, mais Lucain et Juvénal y reconnaîtraient sans peine l’application exagérée de leurs procédés d’amplification oratoire. D’autre part, dans ce même recueil des Blasphèmes, comment oublier que les plus beaux vers sont encore des traductions de Lucrèce ? c’est la définition du changement universel :


Chaque chose paraît quand elle (la Nature) forme un être
Et s’en va quand le sort de l’être est résolu.
Mais tout naît pour mourir et tout meurt pour renaître.
Rien de ce qui devient ne devient absolu.


ou, ailleurs, la lamentation sur le sort misérable de l’homme naissant :


Bleui, couvert de sang et d’ordure, il arrive
Comme un marin noyé rejeté sur la rive.
Où sont donc tes bontés pour lui dans ce moment ?
Aussi, son premier cri, c’est un vagissement
Lugubre, comme si dans les choses futures
Il voyait ce qu’il doit endurer de tortures.


Dans les passages les plus graves, comme dans les plus violens, la rhétorique poétique de M. Richepin se ressent toujours de son origine latine. Il doit donc beaucoup à l’antique Rome, et il a essayé de lui payer sa dette en nous en restituant quelques coins fort curieux, non pas dans de courts poèmes à la façon de Leconte de Lisle et de Heredia, mais dans son drame de La Martyre et dans ses Latineries en prose. Que vaut, ici et là, l’image qu’il nous en offre ?

La couleur proprement romaine, au début de La Martyre, est à la fois assez exacte et assez piquante. Certains vers sonnent d’une façon vraiment latine aux oreilles des humanistes, comme ceux où le vieux philosophe Zythophanès félicite le poète Glaucus de savoir si bien


Croiser le lourd spondée et l’allègre dactyle,


et exprime son désir de pouvoir, sans souffler un mot,


Ouïr des balatrons et voir des funambules,


ou bien comme celui du cuisinier Bdella présentant son nouveau gâteau :


Artologanus triple à la pulpe de zomphe.


Citerons-nous aussi, au deuxième acte, la mise en scène bruyante de la « popine » dans le quartier de Suburre, la gaité populacière et gloutonne des buveurs, les hoquets, les gros mots, les coups de gueule et les coups de poing, et, dans une salle voisine, les plaintes des gueux affamés ou infirmes que tout à l’heure l’apôtre chrétien viendra consoler ? Il y a là comme une suite de gravures, franches et nettes, vraies par le ton de l’ensemble et par la plupart des particularités, où visiblement s’est complu un bon érudit bien documenté sur les bas-fonds de Rome.

Peut-être y a-t-il même quelque excès en ce sens : pour apprécier ces petites scènes, il faut être, comme l’auteur, passablement au courant des données de l’érudition. Une connaissance sommaire des mœurs antiques, telle qu’elle se rencontre chez beaucoup d’esprits cultivés, ne suffit ni pour bien juger du mérite des descriptions de M. Richepin, ni pour pénétrer le sens de tout ce qu’elles contiennent.


Il faut, pour les comprendre, avoir fait ses études,


des études assez spéciales même, et poussées assez loin. En outre, de cette humanité grouillante, le poète ne nous rend guère que l’extérieur : nous voyons bien ce que mangent ces gens-là et ce qu’ils boivent, comment ils se divertissent et comment ils se battent, nous savons moins bien ce qu’ils peuvent être en leur tréfond. Au surplus, M. Richepin ne nous retient pas fort longtemps en leur compagnie. La peinture de la vie plébéienne n’a dans sa pensée qu’une valeur épisodique : très développée, très circonstanciée surtout, tant que le drame n’est pas noué, elle s’atténue aussitôt que l’action capitale s’engage, et il ne reste plus que les protagonistes, les deux chrétiens Johannès et Aruns, la patricienne Flammeola et le philosophe Zythophanès.

De ceux-ci la vérité historique mérite davantage d’être discutée. Une chose notamment est très bien vue : c’est l’antithèse, personnifiée dans Aruns et Johannès, entre deux groupes ou deux familles d’esprits chrétiens, les forts et les doux, les violens et les tendres. Cette opposition a existé en fait dans les premiers siècles de l’Eglise, comme toujours et comme partout : les noms de Tertullien et de saint Cyprien, si l’on veut, peuvent symboliser les deux tendances contraires et coexistantes. Aruns dans sa prédication rigoriste, dans l’intransigeance de sa doctrine, l’âpreté de ses reproches et la férocité de ses imprécations, reproduit bien le type des puritains de la primitive Eglise, d’un Tertullien, d’un Commodien, d’un saint Jérôme. Johannès est d’une vraisemblance plus discutable. Ce qu’il y a d’essentiel en lui, et de meilleur, la pitié fraternelle pour les maux du corps et pour ceux de l’âme, est un sentiment que les chrétiens du IIe siècle n’ont pas ignoré ; mais, en général, ils ne l’ont pas exprimé avec des recherches d’esthètes raffinés, et ils n’y ont mêlé ni les élans d’enthousiasme éperdu, ni, encore moins, les troubles de sensualité presque maladive que l’on peut démêler dans la dévotion du héros de M. Richepin. Qu’on lise, — puisque tout à l’heure nous prononcions son nom, — les lettres de saint Cyprien : la bonté y est ferme, la tendresse virile, la piété raisonnable, le mysticisme même sain et équilibré. Voilà le vrai christianisme latin, auprès duquel les extases de Johannès paraissent d’une « religiosité » bien moderne. Elles n’en sont peut-être pas moins intéressantes : il est probable que, sur le théâtre, un vrai saint du IIe siècle, d’une austérité prudente et grave, ne séduirait pas autant que le poète tour à tour séraphique et charnel que nous a présenté M. Richepin. — Il a sans doute cédé à un besoin analogue de rajeunissement en concevant comme il l’a fait sa Flammeola : malgré son nom, déniché dans quelque inscription des Catacombes, elle est surtout une femme de nos jours, blasée, curieuse, coquette, perverse un peu, avec un arrière-fond de sincérité ingénue, personnage très vivant en soi et très captivant, mais que l’on situerait plus volontiers dans un salon de] la plaine Monceau que dans un palais du Cœlius ou de l’Aventin. — Son cher Zythophanès, lui aussi, est très voisin de nous : par sa souplesse de dialectique, son scepticisme fuyant et sa parole fleurie, il ressemble plus à un Renan ou à un Anatole France qu’aux philosophes lourdement consciencieux qu’Aulu-Gelle nous fait connaître dans ses Nuits Attiques. — Bref, l’exactitude de la reconstitution historique, très complète dans les scènes épisodiques, est plus mêlée quand il s’agit des caractères principaux, et ne pouvait pas ne pas l’être. Pour retenir l’attention du public sur ce conflit, — éternel et si beau, — entre l’amour humain et l’amour divin, un poète du XIXe siècle ne pouvait pas mettre en jeu des person nages qui fussent exclusivement du n c ; il lui fallait unir, à des traits de mœurs antiques, des passions que nos contemporains pussent comprendre, parce qu’au fond elles sont les leurs.

Libre de la forme dramatique dans ses Contes de la décadence romaine, M. Richepin a pu être plus strictement fidèle à la couleur locale. « En une prose aux cadences latines, » comme il le dit lui-même, avec une harmonie de périodes, une abondance de développement, un luxe de métaphores et une habileté d’arrangement des mots où les rhéteurs romains reconnaîtraient une prestigieuse application de leurs préceptes, il a raconté un certain nombre d’anecdotes fictives, mais où tout est, sinon puisé chez les auteurs anciens, du moins conforme à ce qu’ils nous apprennent. Le mérite archéologique de ces contes, comme leur mérite de style, est très précieux, et peut faire les délices des connaisseurs, mais de ceux-là seulement. Leur valeur est encore restreinte en un autre sens ; nous voulons dire qu’ils ne sont pas très variés de sujet. A part un ou deux, tous roulent sur des histoires de magiciennes, de gladiateurs ou de « monstres. » Que M. Richepin se soit passionné pour cette classe de la société romaine, qui lui rappelait les objets de sa plus chère admiration, saltimbanques, lutteurs et « phénomènes » de foire, on n’en sera point étonné sans doute. Qu’il ait même eu raison, en tant qu’historien, de noter le goût très vif des Romains de l’Empire pour les spectacles du cirque et de l’amphithéâtre, cela ne fait pas de doute : ce goût a existé, attesté par maint satirique, poussé jusqu’à la maladie, à la folie. Mais, dans la décadence même, et dans les temps les plus pourris, il y a eu autre chose. A nous narrer avec tant de volupté comment Publius Metellus Scaurus donna en mariage sa fille unique à un homme-tronc de Libye, ou comment Labrax le père tua Labrax le fils pour l’honneur de la gladiature, et vingt autres anecdotes du même genre, l’auteur s’expose à nous donner du siècle où il nous transporte une idée incomplète et par suite fausse. Par goût ou par système, il ne voit du monde romain qu’un seul aspect, toujours le même, l’aspect le plus extraordinaire, le plus propre à provoquer notre étonnement et à chatouiller notre curiosité, il est vrai, mais aussi le plus déconcertant, tour à tour le plus atroce ou le plus répugnant, et en dernière analyse le moins humain. On ne peut qu’être ébloui par la force et l’adresse qu’il emploie à décrire ces bizarreries, mais on ne doit pas oublier que même alors c’étaient des bizarreries, et non le jeu normal de la vie quotidienne. Après avoir lu ces Contes, — ou encore les Latineries imitées de Juvénal, de Martial ou de Pétrone, si savoureuses, mais si scabreuses ! — on reconnaîtra en M. Richepin, croyons-nous, le peintre le plus savant et le plus vivant à la fois de la Rome impériale, mais dans un domaine tout limité et exceptionnel.


V

M. Richepin n’est pas Je seul poète de la fin du XIXe siècle qui ait eu l’idée de faire représenter un drame à sujet « romain ; » déjà, une vingtaine d’années auparavant, la Comédie Française avait représenté la Rome vaincue de M. Alexandre Parodi, une pièce qui s’intitulait courageusement « tragédie, » et à laquelle cette étiquette vieillie ne devait pas porter malheur, puisque le succès s’en est prolongé jusqu’à l’heure présente.

Si la mode était encore aux parallèles, il serait aisé d’en esquisser un entre Rome vaincue et la Martyre : celle-là aussi simple, nue et sévère de ton que celle-ci est bariolée et chatoyante ; la première, vraie « tragédie » en effet, avec une sobriété d’action, une gravité d’éloquence, une hauteur de sentimens, un goût pour les discussions morales et politiques, qui rappellent le théâtre cornélien, la seconde, toute fleurie de détails pittoresques et de joliesses de style ; l’une, enfin, pour reprendre les termes jadis consacrés, inspirée par le spectacle de la « grandeur » des Romains et de leurs fortes vertus primitives, l’autre suggérée par leur « décadence, » par les excès et les vices de la corruption impériale, et par le déséquilibre mental qui en a été la conséquence. Dirons-nous que l’auteur de Rome vaincue s’est abstenu de prêter à ses personnages ces sentimens modernes dont nous signalions tout à l’heure l’intrusion dans les rôles de Johannès et de Flammeola ? Pas complètement peut-être : en mettant sur la scène, à cette date de 1876, la défaite et le relèvement d’une grande nation, il était bien difficile qu’un Français de cœur et d’adoption, comme l’était M. Parodi, ne songeât pas à une autre « vaincue... » Et qui donc, dans le public d’alors, aurait pu entendre parler de Cannes sans se rappeler Sedan, et sans s’approprier les belles leçons de courage et de constance données par les héros de la tragédie ? Le poète, d’ailleurs, ne se défendait point de cette allusion si reconnaissable. Il la proclamait au contraire dans la très curieuse dédicace au Pic Martial qui sert d’épilogue à sa pièce :


J’ai chanté les Français en chantant les Romains,
On peut un jour les vaincre : on ne peut de leurs mains
Arracher le grand sceptre.


Mais cette préoccupation actuelle et patriotique, si elle a donné à l’œuvre plus d’ardeur passionnée, n’en a point faussé la couleur. M. Parodi a pensé aux Français, il a voulu les consoler et les glorifier : mais ce ne sont pas des Français qu’il a représentés, ni des modernes, ce sont bien des Romains, un peu embellis et grandis peut-être, tels du moins qu’ils voulaient se montrer, tels que les voyaient leurs descendans, tels, par exemple, que les a dépeints la piété d’un Tite-Live.

Rien n’est invraisemblable historiquement dans cette noble tragédie. Le thème sur lequel elle repose, — la colère des dieux déchaînée contre Rome par le sacrilège d’une Vestale et apaisée par la punition de la prêtresse infidèle, — est tiré des croyances les plus habituelles de la Rome archaïque : les annales fourniraient vingt exemples de sacrifices expiatoires de cette espèce. Les sentimens que cette aventure met en jeu sont aussi de la plus parfaite vérité : l’émoi des hommes d’Etat patriciens devant une catastrophe pour eux inexplicable, leur chagrin à l’idée qu’une de leurs filles a pu violer ses sermens, mais en même temps leur résolution de châtier la coupable quelle qu’elle soit, — l’énergie de Fabius, obligé de prononcer lui-même la sentence contre sa fille adoptive, — la résignation de la victime, consentant au supplice pour le transformer en expiation volontaire et méritoire, — la tristesse de ses bourreaux, qui ne les empêche pas d’aller jusqu’au bout de leur mission terrible, — et, dominant tout cela, pénétrant tout cela, un irrésistible amour de cette patrie romaine à laquelle tous doivent s’immoler, — ces divers états d’âme sont bien ceux que la lecture des historiens latins nous a rendus familiers. M. Parodi n’a pas voulu, cédant au goût de notre époque, multiplier les touches de prétendue « couleur locale : » il a mis dans sa pièce juste assez de particularités de costume et de vocabulaire, de gestes et de rites, pour la dater précisément, juste assez et pas davantage, mais, ce qui est bien plus important, il a ressaisi les principes même de la vie romaine, la conception morale qui présidait aux actes des Latins du temps d’Hannibal.

Cette attention respectueuse du poète à la vérité des mœurs apparaît surtout dans les endroits où il pourrait le plus être tenté de s’en départir. Une scène très frappante, à cet égard, est celle où Fabius et le poète Ennius discutent sur le sacrifice humain qui va s’accomplir, Ennius en contestant la légitimité au nom de la raison et de la nature, Fabius lui répondant par l’intérêt de l’Etat et la fidélité au mos majorum : très beau sujet de controverse, éternel en sa substance, et susceptible de s’élargir à l’infini. Là justement est le danger. Sur cette opposition entre la tradition et le progrès, entre l’autorité religieuse et le libre examen, entre l’utilité sociale et les droits de l’homme, il serait facile d’écrire une scène de pièce à thèse d’un accent tout actuel. M. Parodi s’en est bien gardé. Sans doute il n’a pas dissimulé l’importance profonde et durable de ces grandes questions ; elle éclate à la fin du dialogue, dans un brusque et puissant échange de répliques :


La Patrie avant tout ! — Non, non ; avant tout, l’homme !


Mais ces idées très générales sont revêtues dans sa pièce d’une forme franchement antique. Tel vers de Fabius est imprégné de la plus pure moelle de la morale latine :


Ce qu’ont fait les aïeux doit être respecté ;


et quant à Ennius, le poète lui fait tenir si peu le langage d’un libre penseur ou d’un humanitariste du XIXe siècle, qu’une bonne partie des argumens qu’il lui prête sont copiés sur les fragmens authentiques que nous avons conservés du vieil auteur latin. Là mieux qu’ailleurs, croyons-nous, on peut apercevoir ce qui est la marque distinctive de Rome vaincue, ce qui en fait, — malgré quelque rudesse et gaucherie d’exécution, — une œuvre digne de vivre : l’union d’une très forte sincérité morale et d’une très loyale conscience historique.


VI

Cette probité dans l’étude de l’antique que nous avons rencontrée chez Heredia, dans les meilleures pages de Richepin, et dans la tragédie de M. Parodi, nous la retrouvons dans les poèmes « romains » qui sont peut-être ce qu’il y a de plus achevé dans l’œuvre de M. Frédéric Plessis. On ne peut, il est vrai, dire que cette œuvre soit tout entière d’inspiration romaine : on y saisit la trace d’une vive admiration pour la Grèce héroïque et pour la Renaissance italienne, d’un attachement obstiné aux paysages familiers, bretons ou normands, des préoccupations contemporaines enfin et des passions patriotiques et politiques les plus actuelles. Cependant, quelle que soit la diversité des thèmes qu’il a traités dans ses poèmes, M. Plessis n’a pas craint de les mettre tous sous la protection de Rome, d’évoquer dans sa pièce liminaire, comme on eût dit jadis, « l’ombre de Gallus » et « l’âme de Virgile, » et de se promettre que ses vers


Revivront dans la vie éternelle de Rome
Et dans l’écho sacré des chants virgiliens.


Cet hommage est une indication que la critique ne saurait négliger. On sait au surplus que M. Plessis est latiniste en même temps que poète, latiniste, à l’ancienne mode et à la nouvelle tout ensemble, avec le goût délicat des humanistes du XVIIe siècle et la précision documentaire des érudits du XIXe : sa double personnalité s’est récemment affirmée dans un très bon livre sur la Poésie latine, qui possède cette originalité, rare aujourd’hui, que des poètes y sont jugés par un poète après avoir été commentés par un philologue ; mais déjà les recueils de vers de M. Plessis laissaient apparaître cette exceptionnelle et féconde union.

Si on les parcourt, suivant le dessein que nous nous sommes assigné, pour y relever les vestiges de l’influence latine, on remarque d’abord, comme il est naturel, un assez grand nombre de traductions ou d’adaptations presque littérales, dans lesquelles l’exactitude du sens ne fait nul obstacle à la ferme et souple aisance de la langue. On s’aperçoit en particulier que le traducteur semble porté, par un attrait tout spécial de « connaisseur, » vers les parties les moins connues et les plus curieuses de la poésie romaine. De Properce, par exemple, qui passe non sans raison pour l’un des auteurs latins les plus difficiles à entendre, M. Plessis a transposé quelques-unes des plus belles élégies : sur l’humilité des débuts de Rome comparée à sa future grandeur, sur le chaste amour d’Ælia Galla, sur l’ombre de Cornélie, etc. Il a aussi mis en vers français quelques épitaphes versifiées que nous ont conservées des inscriptions latines. Et, comme celles-ci sont extraites d’un recueil érudit publié par lui-même et par quelques-uns de ses élèves, comme Properce a été le sujet de sa thèse de doctorat, nous prenons ici sur le vif son intention de faire marcher d’un même pas les deux travaux auxquels il a voué sa vie, afin que sa Muse française puisse bénéficier de ses recherches sur la Muse romaine.

Quelquefois, s’accordant un peu plus de liberté, il s’arrête pour considérer, non plus la lettre du texte des poètes anciens, mais l’esprit qui se dégage de leurs ouvrages : la traduction fait place à l’évocation. Il essaie de faire revivre quelques scènes, quelques épisodes de l’histoire romaine, la vieillesse attristée d’Orbilius, le maître d’Horace, ou la rude et belle mort de l’empereur Septime-Sévère dans Eboracum. Ce dernier tableau, notamment, est d’une touche énergique et puissamment vraie : en retraçant la vie de ce dur batailleur, vainqueur de tant de rivaux, défenseur acharné des frontières de l’empire, terrassé à la fin par la vieillesse et assombri par la prévision des crimes que commettra son fils, M. Plessis réussit à représenter en lui, non seulement ce qu’il a réellement été, mais tout un aspect de l’histoire romaine, cet âpre effort du monde romain que toutes les menaces attaquent, qui résiste et ne veut pas périr, et périt pourtant, moins par les chocs du dehors que par les vices intérieurs. L’Antoine de Heredia synthétisait la force romaine paralysée par la mollesse asiatique : le Septime-Sévère de M. Plessis incarne la lente, laborieuse et stoïque agonie de l’empire romain. Et voici, avec plus de généralisation encore, dans Itala tellus, une sorte de résumé du rôle joué dans le monde par le peuple roi : avec beaucoup d’éloquence, — avec beaucoup de justesse aussi, croyons-nous, — comme s’il voulait s’élever contre le préjugé qui a si souvent fait prendre les Romains pour des Barbares à peine dégrossis, M. Plessis les loue d’avoir aimé d’un amour égal la puissance matérielle et celle de l’intelligence. Il salue en Rome la « mère des poètes » autant que la « mère des généraux. »


C’est toi qui nous menas aux bords de la lumière,
Car tu vivifiais la force par l’esprit.
Tu sauvas l’Occident de sa torpeur première :
Ce qu’il connut de bien, c’est de toi qu’il l’apprit.


Enfin, dans quelques pièces, renouvelant un essai des poètes de la Renaissance, M. Plessis ne demande guère à ses chers Latins qu’un cadre pour y insérer des pensées toutes personnelles et toutes modernes. C’est ainsi qu’il se sert d’une fiction empruntée à Properce, — un dialogue entre un astrologue et un poète, — pour raconter sa vie et méditer sur son avenir. Un sonnet sur Marcellus, le Marcellus de Virgile, se termine par une évidente et mélancolique allusion au Prince impérial :


Du moins, c’est entouré des tiens que tu mourus !
Tu n’as pas, sous les coups du Cantabre ou du Mède,
Appelé vainement tes compagnons à l’aide !


Un mot d’Horace, quid debeas, Roma, Neronibus, suggère toute une série de sonnets sur la destinée des Bonaparte. Et, sous les traits de l’épicurien Fuscus, ce que M. Plessis raille et flétrit, c’est l’égoïsme dédaigneux des prétendus « intellectuels, » leur mépris pour les hommes d’action militaire ou politique. Qu’il y ait dans tous ces petits poèmes quelque chose d’hybride, noua en convenons volontiers. Du moins y peut-on voir une dernière expression du goût de M. Plessis pour la poésie romaine Dans la mêlée de nos agitations, il n’a pu oublier ses vieux maîtres. Et il lui a plu, sans doute, en abritant sous le patronage de Properce ou d’Horace sa foi d’homme de parti, de démontrer qu’on peut tout trouver chez les Latins…, même les plus « réactionnaires » de nos doctrines politiques.

La partie de la Lampe d’argile qui a pour sous-titre Retour vers l’Antique est dédiée à M. Anatole France, et ceci peut nous être une occasion de regretter que l’élégant auteur des Noces corinthiennes n’ait pas daigné regarder l’antiquité latine aussi attentivement que l’antiquité grecque. Il ne lui a guère consacré qu’un sonnet suggéré par un tableau de Gérôme, Un sénateur romain, et aussi, si l’on veut, le petit poème de Leuconoé : encore son héroïne, sensuelle et mystique, « violette de Zanthe » transportée aux bords italiens, perpétuellement enivrée par les cultes orgiaques d’Adonis, d’Atys, d’Isis eu de Mithra, est-elle bien orientale pour représenter vraiment l’âme romaine à la veille du christianisme ? En réalité, dans ce petit groupe de poètes érudits qu’a pendant quelque temps unis une amitié si tendre et une si fervente communion dans l’humanisme, M. Anatole France s’est porté de préférence vers la Grèce, M. de Nolhac vers la Renaissance italienne et française, Rome a été le domaine de M. Plessis, et nous venons de voir comment il l’a cultivé.


VII

Que l’érudition, si reconnaissant chez un Richepin ou un Plessis, n’ait pas autant de place dans l’œuvre d’un Sully Prudhomme, on ne saurait s’en étonner. Mais ou ne peut être surpris non plus que cette haute et forte intelligence se soit arrêtée à méditer quelques instans sur l’empire romain comme sur toutes les grandes choses, et ait tenu à en dire son opinion. Cette opinion se résume dans une de ces formules que Sully Prudhomme a su si bien créer, formules pleines et ramassées d’algébriste autant que de styliste :


J’aime la grâce attique et la force romaine.


La force, voilà pour lui la marque distinctive de la Ville Éternelle, de tout ce qu’elle a fait et de tout ce qu’elle a laissé, du rôle qu’elle a joué dans le monde. Et tout de suite, quand on connaît l’âme infiniment délicate et tendre de Sully Prudhomme, on peut prévoir que cette définition n’ira pas sans impliquer quelque blâme. En effet, devant les ruines prodigieuses du Colisée, le poète est frappé de la grandeur latine, mais non conquis par elle :


Je n’ai rien éprouvé qui m’ait subjugué l’âme,


dit-il un peu surpris, mais bientôt il s’explique cette indifférence, ou, pour mieux dire, cette hostilité envers le monument gigantesque de la puissance impériale ; c’est qu’il n’y a pas senti ce qu’il estime plus que tout, une intention morale, un appel de justice et de fraternité humaine :


Ces hommes étaient forts ! Que m’importe, après tout ?
Quand même ils auraient pu faire tenir debout
Un viaduc allant de Rome à Babylone...
Je ne saluerais pas la force sans l’amour !


Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si ce jugement sur la domination romaine n’est pas un peu bien sommaire, si les conquérans de l’univers, éclairés par la pensée grecque, n’ont pas mis dans l’exercice de leur pouvoir plus d’équité généreuse que Sully Prudhomme ne paraît le croire, s’il n’oublie pas injustement les belles devises, — qui n’ont pas été seulement de vaines paroles, — de pax romana et de caritas generis humani. Fondée ou non historiquement, cette protestation contre la dureté excessive de l’autorité romaine décèle une conscience trop noble, trop scrupuleuse, trop émue par les maux humains, pour que l’on n’en sache pas gré au poète, même si l’on refuse de s’y associer complètement.

Elle n’est au reste qu’une réserve, une précaution en quelque sorte, comme si Sully Prudhomme avait peur de s’aventurer au delà des limites permises en admirant les Romains : mais, d’une manière générale, il les admire. Il rappelle avec enthousiasme


Que le beau, c’est l’honnête en langage romain.


Il exalte « l’orgueil du droit, l’âpreté du vouloir, la prudence économe, » qui siégeaient sur le front de Caton. Il vante les tombeaux de la Voie Appienne, expressions d’une si sereine conception de la mort, et si éloignée des angoisses modernes, et quand il rappelle quel abri solide ces massives constructions promettaient. « au vieux nom de famille, » il parait bien être entré dans la façon de penser et de sentir des Métellus et des Scipions. Cette vieille morale des sénateurs latins, s’il la juge un peu trop rude envers les vaincus, il en comprend du moins la virilité grave et majestueuse, et il lui rend hommage.

Il apprécie encore mieux cette « force » du génie romain quand elle se met au service de la raison, de ce qu’il considère comme la vérité, et c’est ce qu’il trouve chez Lucrèce. Lucrèce a certainement été pour Sully-Prudhomme ce que Virgile et Juvénal avaient été pour Hugo, un des principaux éveilleurs d’idées et d’inspirations poétiques. Combien il l’a assidûment pratiqué, nous le savons par la traduction qu’il a donnée du premier livre du De rerum natura, et par les confidences qu’il a faites à ce propos : il proclame qu’il est sans cesse revenu à l’œuvre lucrétienne « comme au meilleur gymnase », toutes les fois qu’il avait besoin de retremper ses forces, qu’il a demandé « au plus robuste et au plus précis des poètes, » — on notera au passage ces deux épithètes, qui conviennent si bien à Lucrèce en particulier, mais qui caractériseraient très bien aussi l’esprit latin dans son ensemble, — qu’il lui a demandé « le secret d’assujettir le vers à l’idée. » Voilà certes un beau témoignage de reconnaissance : nous ne savons pourtant s’il n’est pas encore insuffisant, et si Sully Prudhomme ne doit pas à Lucrèce quelque chose de plus que ce qu’il déclare ici. Les qualités de style et de facture ne sont pas les seules qu’il ait acquises au contact du poète-philosophe latin : en le traduisant, il a appris à écrire, mais en le lisant il a appris à penser, ou tout au moins sa pensée a pris ainsi une direction où elle ne se serait sans doute pas engagée sans Lucrèce.

S’il n’avait pas connu le De rerum natura, on peut douter qu’il eût osé aborder la véritable poésie philosophique ; — entendons par là, non pas ces vagues méditations de métaphysique nuageuse, où la plupart des romantiques s’élançaient à corps perdu, mais ces dissertations méthodiques et rigoureuses, où les problèmes sont nettement posés et logiquement débattus, et où la pensée s’appuie sur les plus sûres données de la science et de la psychologie. Parler en vers de l’habitude ou de la mémoire, de la chimie, de la télégraphie sous-marine, du kantisme ou du darwinisme, c’était une entreprise qui, vers 1870, pouvait paraître singulièrement hardie : avec sa docilité un peu effacée, — et aussi avec ses troubles sentimentaux, — Sully Prudhomme n’aurait sans doute pas risqué cette tentative, s’il n’avait eu un exemple glorieux et cher pour se rassurer. Mais il avait Lucrèce. Lucrèce lui attestait qu’on peut faire de beaux vers sur les sujets les plus abstraits et les plus techniques, à la condition de s’y intéresser de toute son âme. Lucrèce lui attestait que la poésie, loin de perdre à suivre la science, ne peut qu’y gagner, attendu que la vérité est plus belle que n’importe quelle fiction : ne sont-ils pas intimement lucrétiens, ces vers admirables qui terminent le Lever du soleil ?


Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien,
Et depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien,
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.


Que dis-je ? être précis et savant, consacrer son talent à la vérité, — et, par là même, à l’utilité des autres hommes, — prouver, au lieu de rêver, ce n’est pas seulement un droit pour le poète, c’est un devoir, le devoir le plus impérieux : voilà encore ce que lui criait son maître, et ce qu’il a entendu. Si jamais il a été tenté de s’hypnotiser dans la contemplation dissolvante de ses douleurs, il a été rappelé par le souvenir du De rerum natura à une conception plus virile de son rôle. Relisons cette noble, cette éloquente et vibrante Lettre à Alfred de Musset où il oppose, à l’égoïste plainte du romantisme, la poésie qu’il veut créer, scientifique et sociale, toute pratique et positive : il ne nomme personne pour la symboliser, mais à qui songe -t-il, sinon à Lucrèce, et aussi sans doute à ce Chénier qu’il invoquera plus tard, mais qui lui-même avait puisé dans Lucrèce l’idée de son Hermès ? Otez l’influence lucrétienne, Sully Prudhomme aurait été sans doute le délicieux et douloureux élégiaque des Solitudes et des Vaines Tendresses, mais il n’aurait écrit ni La roue, ni Dans l’abîme, ni Le rendez-vous, ni le Zénith, ni peut-être même la Justice ou le Bonheur<ref> On nous objectera peut-être que nous faisons la part bien belle à Lucrèce, qu’il n’est pas à lui seul toute la poésie philosophique, et que Sully Prudhomme a donc pu être guidé par d’autres modèles. Mais lesquels ? la poésie philosophique des Grecs a péri ; et celle des modernes, chez un Voltaire ou un Chénier, est elle-même une imitation du De rerum natura. En fait, toutes les fois que nos poètes veulent exprimer avec précision quelque doctrine philosophique ou quelque découverte scientifique, ils reviennent à Lucrèce. On en trouverait au besoin la preuve dans quelques belles strophes des Parques, où M. Ernest Dupuy a si vigoureusement retracé toutes les conquêtes de la science humaine, et dont la poésie sobre et concise, si forte de pensée autant que de couleur, révèle à n’en pas douter une influence lucrétienne. </<ref>.

S’il a reçu de Lucrèce la confirmation de sa vocation philosophique, il lui a dû aussi non pas toute sa philosophie, mais une partie de ses doctrines ou de ses tendances. Ne retrouve-t-on pas l’accent du disciple d’Epicure dans cette explosion de joie triomphante, au début du Zénith, devant les conquêtes de l’intelligence humaine et les défaites de la religion ?


Saturne, Jupiter, Vénus n’ont plus de prêtres...
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussière,
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.


Ce cri, et cette métaphore, pourraient être de Lucrèce, et toute cette incrédulité fière et hautaine, grave pourtant et en un sens religieuse, point légère et persifleuse à la manière voltairienne. Et, dans les stances Sur la mort, ou dans les Destins, voici encore un sentiment que Lucrèce a bien connu, la résignation du savant au déterminisme impassible de la nature :


Dans l’éternel retour des fins aux origines,
Je m’abandonne en proie aux lois de l’univers.
………………….

Rien n’est bon, ni mauvais ; tout est rationnel.


Assurément, Sully Prudhomme ne s’en tient pas là : au-dessus de cette acceptation passive, il a l’adhésion volontaire à l’ordre général, — qui rappelle plutôt le stoïcisme, — et, plus haut encore, il a l’élan chrétien, mystique, vers le sacrifice qui sera « le suprême essor. » Sa pensée est trop complexe, trop inquiète aussi, pour tenir à l’aise dans le cadre étroit de la doctrine épicurienne. Mais celle-ci, interprétée par l’âme ardente de Lucrèce, est au moins un des élémens qui ont nourri son intelligence. C’est pour la poésie philosophique latine, un honneur non médiocre que d’être pour quelque chose dans la formation du plus pénétrant de nos poètes philosophes.


Il serait oiseux de prolonger cette étude ; il serait dangereux surtout de la pousser jusqu’à une date plus proche de nous. Les poètes dont nous avons parlé, plus ou moins érudits de leur métier, avaient tous ceci de commun qu’ils avaient fait de fortes études classiques, de celles que l’on ne peut oublier à travers tous les hasards de la vie. La génération plus récente, élevée autrement, ne peut évidemment avoir subi les mêmes influences : l’autres sont venues, très puissantes, très bienfaisantes souvent, mais dissemblables. L’action du génie latin sur la poésie française est-elle épuisée ? Renaîtra-t-elle jamais ? Du moins, dans ces œuvres du XIXe siècle finissant que nous avons interrogées, nous a-t-elle semblé s’exercer avec éclat. Une bonne partie des mérites de la poésie historique, voire de la poésie philosophique, entre 1850 et 1900, vient de là Si c’est le dernier service que Rome ait rendu à notre littérature, ce n’est pas le plus méprisable.


RENE PICHON.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1911.