L’Antéchrist (Renan)/IX. Le lendemain de la crise

Michel Lévy (p. 202-225).


CHAPITRE IX.


LE LENDEMAIN DE LA CRISE.


La conscience d’une réunion d’hommes est comme celle d’un individu. Toute impression dépassant un certain degré de violence laisse dans le sensorium du patient une trace qui équivaut à une lésion, et le met pour longtemps, si ce n’est pour toujours, sous le coup d’une hallucination ou d’une idée fixe. Le sanglant épisode d’août 64 avait égalé en horreur les rêves les plus hideux qu’un cerveau malade pût concevoir. Durant plusieurs années, la conscience chrétienne en sera comme obsédée. Elle est en proie à une sorte de vertige ; des songes monstrueux la tourmentent ; une mort cruelle paraît le sort réservé à tous les fidèles de Jésus[1]. Mais cela même n’est-il pas le signe le plus certain de la proximité du grand jour ?… Les âmes des victimes de la Bête étaient conçues comme attendant l’heure sainte sous l’autel divin et criant vengeance. L’ange de Dieu les calme, leur dit de se tenir en repos et d’attendre encore un peu ; le moment n’est pas loin où leurs frères désignés pour l’immolation seront tués à leur tour. Néron s’en chargera. Néron est ce personnage infernal à qui Dieu abandonnera pour un moment sa puissance, à la veille de la catastrophe ; il est ce monstre d’enfer qui doit apparaître comme un effrayant météore à l’horizon du soir des derniers jours[2].

L’air était partout comme imprégné de l’esprit du martyre. L’entourage de Néron semblait animé contre la morale d’une sorte de haine désintéressée ; c’était d’un bout à l’autre de la Méditerranée la lutte à mort du bien et du mal. Cette dure société romaine avait déclaré la guerre à la piété sous toutes ses formes ; celle-ci se voyait réduite à déserter un monde livré à la perfidie, à la cruauté, à la débauche ; il n’y avait pas d’honnêtes gens qui ne courussent des dangers. La jalousie de Néron contre la vertu est arrivée à son comble. La philosophie n’est occupée qu’à préparer ses adeptes aux tortures ; Sénèque, Thraséa, Baréa Soranus, Musonius, Cornutus ont subi ou sont près de subir les conséquences de leur noble protestation. Le supplice paraît le sort naturel de la vertu[3]. Même le sceptique Pétrone, parce qu’il est d’une société polie, ne peut vivre dans un monde où règne Tigellin. Un touchant écho des martyrs de cette Terreur nous est arrivé par les inscriptions de l’île des déportations religieuses, d’où l’on ne revenait pas[4]. Dans une grotte sépulcrale qui se voit près de Cagliari[5], une famille d’exilés, peut-être vouée au culte d’Isis[6], nous a légué sa touchante plainte, presque chrétienne. Dès que ces infortunés arrivèrent en Sardaigne, le mari tomba malade par suite de l’effroyable insalubrité de l’île ; la femme Benedicta fit un vœu, pria les dieux de la prendre au lieu de son mari ; elle fut exaucée.

L’inutilité des massacres se vit du reste clairement en cette circonstance. Un mouvement aristocratique, résidant en un petit nombre de têtes, est arrêté par quelques exécutions ; mais il n’en va pas de même d’un mouvement populaire ; car un tel mouvement n’a pas besoin de chefs ni de maîtres savants. Un jardin où l’on coupe les pieds de fleur n’existe plus ; un pré fauché repousse mieux qu’auparavant. Ainsi le christianisme, loin d’être arrêté par le lugubre caprice de Néron, pullula plus vigoureusement que jamais ; un surcroît de colère monta au cœur des survivants ; tous n’eurent plus qu’un seul rêve, devenir les maîtres des païens, pour les gouverner comme ils le méritaient, avec la verge de fer[7]. Un incendie, bien autre que celui qu’on les accuse d’avoir allumé, dévorera cette ville impie, devenue le temple de Satan. La doctrine de l’embrasement final du monde prenait chaque jour de plus fortes racines. Le feu seul sera capable de purger la terre des infamies qui la souillent ; le feu paraissait la seule fin juste et digne d’un tel amas d’horreurs.

La plupart des chrétiens de Rome que n’atteignit pas la férocité de Néron quittèrent sans doute la ville[8]. Durant dix ou douze ans, l’Église romaine se trouva dans un extrême désarroi ; une large porte fut ainsi ouverte à la légende. Cependant il n’y eut pas d’interruption complète dans l’existence de la communauté. Le Voyant de l’Apocalypse, en décembre 68 ou janvier 69, donne ordre à son peuple de quitter Rome[9]. Même en faisant dans ce passage la part de la fiction prophétique, il est difficile de n’en pas conclure que l’Église de Rome reprit vite son importance. Seuls, les chefs abandonnèrent définitivement une ville où pour le moment leur apostolat ne pouvait porter de fruits.

Le point du monde romain où la vie était alors le plus supportable pour les juifs était la province d’Asie. Il y avait entre la juiverie de Rome et celle d’Éphèse des communications perpétuelles[10]. Ce fut de ce côté que se dirigèrent les fugitifs. Éphèse va être le point où le ressentiment des événements de l’an 64 sera le plus vif. Toutes les haines de Rome vont y être concentrées ; de là partira dans quatre ans l’invective furibonde par laquelle la conscience chrétienne répondra aux atrocités de Néron.

Il n’y a pas d’invraisemblance à placer parmi les notables chrétiens qui sortirent de Rome, pour échapper aux rigueurs de la police, l’apôtre que nous avons vu suivre en tout la destinée de Pierre. Si les récits relatifs à l’incident qu’on plaça plus tard près de la porte Latine ont quelque vérité, il est permis de supposer que l’apôtre Jean, échappé au supplice comme par miracle, aura quitté la ville sans délai ; dès lors on peut trouver naturel qu’il se soit réfugié en Asie. Comme presque toutes les données relatives à la vie des apôtres, les traditions sur le séjour de Jean à Éphèse sont sujettes au doute ; elles ont cependant aussi leur côté plausible, et nous inclinons plutôt à les admettre qu’à les rejeter[11].

L’Église d’Éphèse était mixte ; une partie devait la foi à Paul ; une autre était judéo-chrétienne. Cette dernière fraction dut prendre la prépondérance par l’arrivée de la colonie romaine, surtout si ladite colonie amenait avec elle un compagnon de Jésus, un docteur hiérosolymite, un de ces maîtres illustres devant lesquels Paul lui-même s’inclinait. Jean était, depuis la mort de Pierre et de Jacques, le seul apôtre de premier ordre qui vécût encore ; il était devenu le chef de toutes les Églises judéochrétiennes ; un respect extrême s’attachait à lui ; on se prit à croire (et sans doute l’apôtre lui-même le disait) que Jésus avait eu pour lui une affection particulière. Mille récits se fondaient déjà sur cette donnée ; Éphèse devenait pour un temps le centre de la chrétienté, Rome et Jérusalem étant, par suite de la violence des temps, des séjours presque interdits au culte nouveau.

La lutte fut bientôt vive entre la communauté judéo-chrétienne, présidée par l’ami intime de Jésus, et les familles de prosélytes créées par Paul. Cette lutte s’étendit à toutes les Églises d’Asie[12]. Ce n’étaient que déclamations acerbes contre ce Balaam, qui avait semé le scandale devant les fils d’Israël, qui leur avait appris qu’on pouvait sans crime communier avec les païens, épouser des païennes. Jean, au contraire, était de plus en plus considéré comme un grand prêtre juif[13]. De même que Jacques, il porta le pétalon, c’est-à-dire la plaque d’or sur le front[14]. Il fut le docteur par excellence ; on s’habitua même, peut-être par suite de l’incident de l’huile bouillante, à lui donner le titre de martyr[15].

Il semble qu’au nombre des fugitifs qui vinrent de Rome à Éphèse se trouva Barnabé[16]. Timothée vers le même temps était emprisonné, nous ne savons en quel endroit, peut-être à Corinthe[17]. Au bout de quelques mois, il fut délivré. Barnabé, dès qu’il apprit cette bonne nouvelle, voyant la situation plus calme, forma le projet de regagner Rome avec Timothée, qu’il avait connu et aimé dans la compagnie de Paul[18]. La phalange apostolique dispersée par l’orage de 64 essayait de se reformer. L’école de Paul était la moins consistante ; elle cherchait, privée de son chef, à s’appuyer sur des parties plus solides de l’Église. Timothée, habitué à être conduit, dut être peu de chose après la mort de Paul. Barnabé, au contraire, qui s’était toujours tenu dans une voie moyenne entre les deux partis, et qui n’avait pas une seule fois péché contre la charité, devint le lien des débris épars après le grand naufrage. Cet homme excellent fut ainsi encore une fois le sauveur de l’œuvre de Jésus, le bon génie de la concorde et de la paix.

C’est aux circonstances dont il s’agit qu’il faut, selon nous, rapporter l’ouvrage qui porte le titre, difficile à comprendre, d’Épître aux Hébreux. Cet écrit paraît avoir été composé à Éphèse par Barnabé[19] et adressé à l’Église de Rome[20], au nom de la petite communauté de chrétiens italiotes qui s’était réfugiée dans la capitale de l’Asie. Par sa position, en quelque sorte intermédiaire, au point de croisement de beaucoup d’idées jusque-là non encore associées, l’Épître aux Hébreux revient de droit à l’homme conciliant qui tant de fois empêcha les tendances diverses existant au sein de la jeune communauté d’arriver à une rupture ouverte. L’opposition des Églises de juifs et des Églises de gentils semble, quand on lit ce petit traité, une question résolue ou plutôt perdue dans un flot débordant de métaphysique transcendante et de pacifique charité. Comme nous l’avons dit, le goût des midraschim ou petits traités d’exégèse religieuse, sous forme épistolaire, avait fait de grands progrès. Paul s’était mis tout entier dans son épître aux Romains ; plus tard, l’Épître aux Éphésiens avait été la formule la plus avancée de sa doctrine. L’Épître aux Hébreux paraît un manifeste du même ordre. Aucun livre chrétien ne ressemble autant aux ouvrages de l’école juive d’Alexandrie, en particulier aux opuscules de Philon. Apollos était déjà entré dans cette voie[21]. Paul prisonnier s’y était singulièrement complu. Un élément étranger à Jésus, l’alexandrinisme, s’infusait de plus en plus au cœur du christianisme. Dans les écrits johanniques, nous verrons cette influence s’exerçant d’une façon souveraine. Dans l’Épître aux Hébreux, la théologie chrétienne se montre fort analogue à celle que nous avons trouvée dans les épîtres de la dernière manière de Paul. La théorie du Verbe se développe rapidement. Jésus devient de plus en plus le « Dieu second », le métatrône, l’assesseur de la Divinité, le premier-né de la droite de Dieu, inférieur à Dieu seul. — Sur les circonstances du temps où il écrit, l’auteur ne s’explique qu’à mots couverts. On sent qu’il craint de compromettre le porteur de sa lettre et ceux à qui elle est destinée[22]. Un poids douloureux semble l’oppresser ; son angoisse secrète s’échappe en traits courts et profonds.

Dieu, après avoir autrefois communiqué sa volonté aux hommes par le ministère des prophètes, s’est servi dans ces derniers temps de l’organe du Fils, par lequel il avait créé le monde[23] et qui soutient tout de sa parole. Ce Fils, reflet de la gloire du Père, et empreinte de son essence, que le Père s’est plu à constituer héritier de l’univers, a expié les péchés par son apparition en ce monde, puis est allé s’asseoir dans les régions célestes à la droite de la Majesté[24], avec un titre supérieur à celui des anges. La loi mosaïque a été annoncée par les anges[25] ; elle ne contenait que l’ombre des biens à venir ; la nôtre a été annoncée d’abord par le Seigneur, puis nous a été transmise d’une manière sûre par ceux qui l’avaient entendue de lui, Dieu appuyant leur témoignage par des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles, ainsi que par les dons du Saint-Esprit. Grâce à Jésus, tous les hommes ont été faits fils de Dieu. Moïse a été un serviteur ; Jésus a été le Fils ; Jésus a surtout été par excellence le grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech[26].

Cet ordre est fort supérieur au sacerdoce lévitique, et a totalement abrogé ce dernier. Jésus est prêtre pour l’éternité.


C’était bien un pareil grand prêtre qu’il nous fallait, saint, innocent, immaculé, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux, qui n’a pas besoin chaque jour, comme les autres prêtres, d’offrir des sacrifices, d’abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peuple… La loi ancienne établissait grands prêtres des hommes sujets à faillir ; la loi nouvelle institue le Fils, consommé pour l’éternité… Nous avons ainsi un grand prêtre qui s’est assis dans le ciel à la droite du trône de la Majesté, en qualité de ministre du vrai sanctuaire et du vrai tabernacle que le Seigneur a construit… Christ est le grand prêtre des biens à venir… Si le sang des boucs et des taureaux, si la cendre d’une génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient de manière à leur donner la pureté charnelle ; combien plus le sang de Christ, qui s’est offert lui-même à Dieu, victime sans défaut, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes !… C’est pour cela qu’il est le médiateur d’un nouveau testament ;… pour qu’il y ait testament, en effet, il est nécessaire que la mort du testateur soit constatée, un testament n’ayant pas d’effet tant que le testateur vit. Le premier pacte, lui aussi, fut inauguré avec du sang… C’est au moyen du sang que tout est légalement purifié, et sans effusion de sang il n’y a point de pardon[27].


Nous sommes donc sanctifiés une fois pour toutes par le sacrifice du corps de Jésus-Christ, qui apparaîtra une seconde fois pour sauver ceux qui l’attendent. Les anciens sacrifices n’atteignaient jamais leur but, puisqu’on les recommençait sans cesse. Si le sacrifice expiatoire revenait chaque année à jour fixe, n’est-ce pas la preuve que le sang des victimes était impuissant ? Au lieu de ces perpétuels holocaustes, Jésus a offert son unique sacrifice, qui rend les autres inutiles. De la sorte, il n’est plus question de sacrifice pour le péché[28].

Le sentiment des dangers qui environnent l’Église remplit l’auteur ; il n’a devant les yeux qu’une perspective de supplices ; il pense aux tortures qu’ont endurées les prophètes et les martyrs d’Antiochus[29]. La foi de plusieurs succombait. L’auteur est très-sévère pour ces chutes.


Il est impossible que ceux qui ont été illuminés une fois, qui ont reçu le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la précieuse parole de Dieu et les biens du monde à venir, et qui ensuite sont tombés, de manière à crucifier et à outrager encore une fois le Fils de Dieu, autant qu’il est en eux, soient de nouveau amenés à la repentance. Une terre qui ne donne que des ronces et des chardons est jugée mauvaise et digne d’être maudite ; on finit par y mettre le feu… Certes, Dieu n’est pas injuste ; il n’oubliera pas votre conduite et l’amour que vous avez montré pour son nom, en servant les saints, comme vous l’avez fait et le faites encore… Redoublez de zèle jusqu’à la fin, pour que vos espérances soient accomplies, à l’exemple de ceux qui par la foi et la persévérance ont conquis l’héritage promis[30].


Quelques fidèles mettaient déjà de la négligence à se rendre à l’église pour les réunions[31]. L’apôtre déclare que ces réunions sont l’essence du christianisme, que c’est là qu’on s’exhorte, qu’on s’excite, qu’on se surveille, et qu’il y faut être d’autant plus assidu que le grand jour de l’apparition finale approche.


Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, comme il n’y a plus désormais de sacrifice pour les péchés, il ne nous reste que l’attente terrible du jugement et du feu qui dévorera les rebelles… C’est chose horrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant[32].

Souvenez-vous des jours passés, où, à la suite de votre illumination, vous avez supporté maint combat douloureux, les uns exposés en plein théâtre[33] aux outrages et aux supplices, les autres participant au sort de ceux qui furent ainsi traités. En effet, vous avez montré votre sympathie pour les prisonniers[34], et vous avez accepté avec joie la spoliation de vos biens, sachant que vous en possédez d’autrement excellents et durables… Courage, pour que vous obteniez la récompense qui vous a été promise ! Encore un petit, un tout petit espace de temps, et celui qui doit venir viendra.


La foi résume l’attitude du chrétien[35]. La foi, c’est la ferme attente de ce qui est promis, la certitude de ce qu’on n’a pas vu. C’est la foi qui a fait les grands hommes de l’ancienne loi, lesquels moururent sans avoir obtenu les choses promises, les ayant seulement vues et saluées de loin, se confessant étrangers et passagers sur cette terre, toujours à la recherche d’une patrie meilleure, qu’ils ne trouvaient pas, la céleste. L’auteur cite à ce sujet les exemples d’Abel, d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Sara, d’Isaac, de Jacob, de Joseph, de Moïse, de Rahab la prostituée.


Quoi de plus ? Le temps me manquerait si je voulais parler de Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et des prophètes, qui par la foi vainquirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent des promesses, fermèrent la gueule aux lions, éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant de l’épée, reprirent des forces après la maladie, devinrent puissants dans la guerre, repoussèrent des invasions étrangères,… furent tympanisés[36] et préférèrent à la vie une résurrection meilleure, subirent l’ignominie, la flagellation, les chaînes, le cachot, furent lapidés, sciés[37], tourmentés, moururent frappés du glaive, marchèrent couverts de peaux de chèvres, manquant du nécessaire, opprimés, maltraités (eux dont le monde n’était pas digne !), errant dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre. Tous ces saints personnages, bien que d’une foi éprouvée, n’ont pas vu la réalisation des promesses, Dieu nous réservant un sort plus heureux et ne voulant pas qu’ils arrivassent à l’accomplissement final sans nous. Ayant donc répandue autour de nous une pareille nuée de témoins,… poursuivons avec persévérance la lutte qui nous est proposée, tenant les yeux toujours fixés sur Jésus, chef et conservateur de la foi… Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre combat contre le mal.


L’auteur explique ensuite aux confesseurs que les souffrances qu’ils endurent ne sont pas des punitions, mais qu’elles doivent être prises comme des corrections paternelles, telles qu’un père en administre à son fils et qui sont un gage de sa tendresse. Il les invite à se tenir en garde contre les esprits légers, qui, à l’exemple d’Ésaü, donneraient leur céleste patrimoine en échange d’un avantage terrestre et momentané. Pour la troisième fois, l’auteur revient sur sa pensée favorite[38] qu’après une chute qui vous a mis hors du christianisme, il n’y a plus de retour. Ésaü aussi chercha à ressaisir la bénédiction paternelle ; mais ses larmes et ses regrets furent inutiles. On sent qu’il y avait eu, dans la persécution de 64, quelques renégats par faiblesse[39], lesquels après leur apostasie auraient désiré revenir à l’Église. Notre docteur veut qu’on les repousse. Quel aveuglement, en effet, égale celui du chrétien qui hésite ou renie, « après s’être approché de la montagne sainte de Sion et de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste et des myriades d’anges en chœur, de l’Église de ses aînés inscrits au ciel et de Dieu juge universel, des esprits justes déjà consommés[40] et de Jésus le médiateur de la nouvelle alliance, — après avoir été purifié par le sang de propitiation qui parle mieux que celui d’Abel ?… »

L’apôtre termine en rappelant à ses lecteurs les membres de l’Église qui étaient encore dans les cachots de l’autorité romaine[41], et surtout la mémoire de leurs chefs spirituels qui ne sont plus, de ces grands initiateurs qui leur ont prêché la parole de Dieu et dont la mort a été un triomphe pour la foi. Qu’ils considèrent la fin de ces saintes vies, et ils seront raffermis[42]. Qu’ils prennent garde aux fausses doctrines, surtout à celles qui font consister la sainteté en d’inutiles pratiques rituelles, telles que les distinctions d’aliments[43]. Le disciple ou l’ami de saint Paul se retrouve ici. À vrai dire, l’épître entière est, comme toutes les épîtres de Paul, une longue démonstration de l’abrogation complète de la loi de Moïse par Jésus. Porter l’opprobre de Jésus ; sortir du monde, « car nous n’y avons point de cité permanente, nous cherchons celle qui est à venir » ; obéir aux chefs ecclésiastiques, être pour eux pleins de respect, rendre leur tâche facile et agréable, « puisqu’ils veillent sur les âmes et doivent en rendre compte », voilà pour la pratique. Aucun écrit ne montre peut-être mieux que celui-ci le rôle mystique de Jésus grandissant et finissant par remplir uniquement la conscience chrétienne. Non-seulement Jésus est le Logos qui a créé le monde, mais son sang est l’universelle propitiation, le sceau d’une alliance nouvelle. L’auteur est si préoccupé de Jésus, qu’il fait des fautes de lecture pour le trouver partout. Dans son manuscrit grec[44] des Psaumes, les deux lettres ΤΙ du mot ΩΤΙΑ, au Ps. xl (xxxix), v. 6, étaient un peu douteuses ; il y a vu un Μ, et, comme le mot précédent finit par un Σ, il a lu σῶμα, ce qui lui fournit le beau sens messianique : « Tu n’as plus voulu de sacrifices ; mais tu m’as donné un corps ; alors j’ai dit : « Voilà que je viens[45]… »

Chose singulière ! la mort de Jésus prenait ainsi dans l’école de Paul une bien plus grande importance que sa vie. Les préceptes du lac de Génésareth intéressaient peu cette école, et il semble, qu’elle ne les connaissait guère ; ce qu’elle voyait au premier plan, c’était le sacrifice du fils de Dieu s’immolant pour l’expiation des péchés du monde. Idées bizarres, qui, relevées plus tard dans toute leur rigueur par le calvinisme, devaient faire gravement dévier la théologie chrétienne de l’idéal évangélique primitif ! Les Évangiles synoptiques, qui sont la partie vraiment divine du christianisme, ne sont pas l’œuvre de l’école de Paul. Nous les verrons bientôt éclore de la douce petite famille qui conservait encore en Judée les vraies traditions sur la vie et la personne de Jésus.

Mais ce qu’il y a d’admirable dans les origines du christianisme, c’est que ceux qui tiraient le plus obstinément le char en sens contraire étaient ceux qui travaillaient le mieux pour le faire avancer. L’Épître aux Hébreux marque définitivement, dans l’histoire de l’évolution religieuse de l’humanité, la disparition du sacrifice, c’est-à-dire de ce qui avait fait jusque-là l’essence de la religion. Pour l’homme primitif, le dieu est un être très-puissant, qu’il faut apaiser ou corrompre. Le sacrifice venait de la peur ou de l’intérêt. Pour gagner le dieu[46], on lui offrait un présent capable de le toucher, un beau morceau de viande, de la bonne graisse, une coupe de soma ou de vin. Les fléaux, les maladies étant considérés comme les coups d’un dieu irrité, on s’imagina qu’en substituant une autre personne aux personnes menacées, on détournerait le courroux de l’être supérieur ; peut-être même, se disait-on, le dieu se contentera-t-il d’un animal, si la bête est bonne, utile et innocente. On jugeait le dieu sur le patron de l’homme, et de même qu’aujourd’hui encore, dans certaines parties de l’Orient et de l’Afrique, l’indigène croit gagner la faveur d’un étranger en tuant à ses pieds un mouton, dont le sang coule sur ses bottes et dont la chair servira ensuite à sa nourriture, de même on supposait que l’être surnaturel devait être sensible à l’offrande d’un objet, surtout si par cette offrande l’auteur du sacrifice se privait de quelque chose. Jusqu’à la grande transformation du prophétisme au VIIIe siècle avant J.-C, l’idée des sacrifices ne fut pas chez les Israélites beaucoup plus relevée que chez les autres peuples. Une ère nouvelle commence avec Isaïe, s’écriant au nom de Jéhovah : « Vos sacrifices me dégoûtent ; que m’importent vos chèvres et vos boucs[47]! » Le jour où il écrivit cette page admirable (vers 740 avant J.-C), Isaïe fut le vrai fondateur du christianisme. Il fut décidé ce jour-là que, des deux fonctions surnaturelles qui se disputaient le respect des tribus antiques, le sacrificateur héréditaire et le sorcier, libre inspiré qu’on croyait dépositaire de secrets divins, c’était le second qui déciderait de l’avenir de la religion. Le sorcier des tribus sémitiques, le nabi, devint le « prophète », tribun sacré, voué au progrès de l’équité sociale, et, tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de vanter l’efficacité des tueries dont il profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde. Édictés cependant par d’antiques rituels dont il n’était pas facile de se défaire, et maintenus par l’intérêt des prêtres, les sacrifices restèrent une loi du vieil Israël. Vers le temps où nous sommes, et même avant la destruction du troisième temple, l’importance de ces rites baissait. La dispersion des juifs amenait à envisager comme quelque chose de secondaire des fonctions qui ne pouvaient s’accomplir qu’à Jérusalem[48]. Philon avait proclamé que le culte consiste surtout en hymnes pieux, qu’il faut chanter de cœur plutôt que de bouche ; il osait dire que de telles prières valent mieux que les offrandes[49]. Les esséniens professaient la même doctrine[50]. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains[51], déclare que la religion est un culte de la raison pure. L’Épître aux Hébreux, en développant cette théorie que Jésus est le vrai grand prêtre, et que sa mort a été un sacrifice abrogeant tous les autres, porta le dernier coup aux immolations sanglantes. Les chrétiens, même d’origine juive, cessaient de plus en plus de se croire tenus aux sacrifices légaux, ou ne s’y pliaient que par condescendance. L’idée génératrice de la messe, la croyance que le sacrifice de Jésus se renouvelle par l’acte eucharistique, apparaît déjà, mais dans un lointain encore obscur.

  1. Apoc., vi, 11.
  2. Comp. saint Cyprien, De exhort. martyr., præf.
  3. Sénèque, Lettres 4, 12, 24, 26, 30, 36, 54, 61, 70, 77, 78, 93, 101, 102, à Lucilius.
  4. Tacite, Ann., II, 85.
  5. Corp. inscr. gr., no 5759.
  6. Le nom ou plutôt l’épithète de Benedicta, que porte la femme, ainsi que les sculptures de la grotte, inclinent à le croire.
  7. Apoc., ii, 26-27.
  8. Cela résulte de l’Épitre aux Hébreux, v, 11-14, et surtout xiii, 24. Ces οἱ ἀπὸ τῆς Ἰταλίας paraissent être des fugitifs de l’Église de Rome.
  9. Apoc., xviii, 4.
  10. Nous l’avons montré à propos d’Aquila et de Priscille.
  11. Le principal argument se tire de l’Apocalypse. Si le livre est de Jean l’apôtre, la chose est certaine. Si le livre est de quelqu’un qui a voulu le faire passer pour un ouvrage de Jean l’apôtre (on suppose alors l’apôtre mort avant 68 ; car un tel faux n’est guère admissible de son vivant), on est frappé de la circonstance que la vision de l’apôtre est censée avoir lieu à Patmos, endroit où l’on ne s’arrêtait qu’en allant en Asie ou en revenant d’Asie ; il est remarquable surtout que le faussaire fait parler l’apôtre aux Églises d’Asie comme ayant autorité sur elles et connaissant leurs plus intimes secrets. Conçoit-on l’effet qu’eussent produit les trois premiers chapitres sur des gens qui savaient parfaitement que l’apôtre Jean n’avait jamais été à Patmos ni chez eux ? Denys d’Alexandrie (dans Eus., H. E., VII, 25) a bien vu cela, et pose en principe que l’auteur de l’Apocalypse ne peut être qu’un des hommes apostoliques qui ont été en Asie. Reste l’hypothèse où l’Apocalypse serait l’ouvrage d’un homonyme de l’apôtre Jean, hypothèse de toutes la plus invraisemblable. — Les témoignages directs sur le séjour de Jean à Éphèse sont du dernier quart du second siècle. Apollonius, d’après Eusèbe, H. E., V, 18 ; Polycrate, évèque d’Éphèse (circonstance à noter), dans Eus., III, 31 ; V, 24 ; Irénée, Adv. hær., II, xxii, 5 ; III, i, 1 ; iii, 4 ; xi, 1 ; V, xxvi, 1 ; xxx, 1, 3 ; xxxiii, 4 ; lettre à Victor (Eus., H. E., V, 24), et surtout lettre à Florinus (Eus., H. E., V, 20), morceau capital dans la question, dont l’authenticité n’est guère douteuse, depuis que M. Waddington a fixé le martyre de Polycarpe au 23 février 155 (Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, p. 233 et suiv.) ; Clément d’Alex., Quis dives salvetur, 42 ; Origène, in Matth., t. XVI, 6, et 0pp., II, p. 24 A, édit. Delarue ; Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., VII, 25 ; Eusèbe, H. E., III, 1, 18, 20, 23, 31, 39 ; V, 24 ; Chron., à l’an 98 ; Épiph., hær. lxxviii, 11 ; Mart. de saint Ignace, 1, 3 ; saint Jérôme, De viris ill., 9 ; Adv. Jovin., I, 26, et sur Gal., vi. L’omission de la mention de ce séjour dans Papias (cf. Eus., H. E., III, 39, rectifiant Chron., à l’an 98, contre Irénée), dans Hégésippe et dans les épîtres attribuées à saint Ignace, est sûrement un fait grave. Les confusions qui paraissent avoir été très-anciennement faites entre l’apôtre Jean et un certain Presbyteros Johannes laissent aussi planer des doutes sur tout ceci. Voir l’appendice, à la fin du volume.
  12. V. Saint Paul, p. 367 et suiv.
  13. Ἱερεύς.
  14. Cf. Saint Paul, p. 307. Polycrate, dans Eusèbe, H. E., III, xxxi, 3 ; V, xxiv, 3. Des documents apocryphes attribuent ce même insigne à Marc (Passion de Marc, citée par A. de Valois, dans sa note sur Eusèbe, l. V, ch. xxiv, p. 191). Cf. Suicer, Thes, eccl., au mot πέταλον.
  15. Polycrate, l. c. Μάρτυς καὶ διδάσκαλος. Cf. Matth., xx, 22-23 ; Marc, x, 38-39.
  16. C’est la conséquence de notre système sur l’Épître aux Hébreux. Voir ci-après, p. 211.
  17. Hebr., xiii, 23. Ce n’était ni à Rome ni à Éphèse. L’endroit ne devait pas être bien loin d’Éphèse.
  18. Hebr., xiii, 19, 23.
  19. Voir l’introduction en tête de ce volume.
  20. C’est ce qui explique comment l’Église de Rome a toujours mieux su que les autres Églises de qui cette épître n’était pas. V. Saint Paul, p. lvii. La première épître de Clément, écrite à Rome vers l’an 95, est pleine de réminiscences de l’Épître aux Hébreux.
  21. C’est ce qui a porté beaucoup de critiques à croire que l’Épître aux Hébreux est l’ouvrage d’Apollos.
  22. De là peut-être ce titre vague πρὸς Ἑϐραίους, et aussi l’absence de salutations personnelles et de suscription.
  23. Τοὺς αἰῶνας. Αἰών est pris ici dans le sens de l’hébreu ôlam, du phénicien oulom, de l’arabe âlam (1er verset du Coran), et sert de biais pour introduire les æons gnostiques.
  24. Notez ces commencements du style cabbaliste. Comparez Matth., xxvi, 64.
  25. Cf. Gal., iii, 19 ; Act., vii, 53. La théologie du temps, comme nous le voyons par les versions grecques et chaldéennes de la Bible et par Josèphe, substituait des anges à Dieu dans certains endroits où le texte biblique faisait intervenir visiblement le Très-Haut. Voir la version grecque du Deutér., xxxiii, 2.
  26. Hebr., iv, 14 et suiv.
  27. Hebr., ix, 11 et suiv.
  28. Hebr., ix, 23 et suiv.
  29. Hebr., xi, 32-40 ; xii, 1-11.
  30. Hebr., vi, 4 et suiv.
  31. Hebr., x, 25.
  32. Hebr., x, 26 et suiv.
  33. Θλίψεσιν θεατριζόμενοι peut sans doute n’être qu’une métaphore ; cependant nous préférons voir là une allusion aux horribles jeux du cirque de Néron. Comp. θλίψεις μεγάλας dans Hermas, Pasteur, vis. iii, 2, passage qui se rapporte sûrement aux épreuves de l’an 64. V. ci-après, p. 390, note 3.
  34. Tout le monde est d’accord qu’il faut lire δεσμίοις pour δεσμοῖς μου.
  35. Hebr., xi, 1 et suiv.
  36. Allusion au supplice des martyrs dits Macchabées.
  37. Allusion au genre de mort d’Isaïe, selon la tradition apocryphe.
  38. Comp. vi, 4 et suiv. ; x, 26 et suiv. Ces passages jouèrent plus tard un grand rôle dans la controverse du montanisme et du novatianisme.
  39. Comp. Matth., xxiv, 10.
  40. Hebr., xii, 18 et suiv. L’ἐκκλησία πρωτοτόκων et les δίκαιοι τετελειωμένοι sont probablement les martyrs de la persécution de Néron.
  41. Hebr., xiii, 3.
  42. Hebr., xiii, 7.
  43. Hebr., xiii, 9 ; cf. ix, 10.
  44. Il ne savait guère que le grec. Voir ses raisonnements sur διαθήκη, considéré comme équivalent de ברית.
  45. Hebr., x, 5.
  46. « Tenui propano corruptus Osiris. »
  47. Isaïe. ch. i.
  48. Remarquez Act., xxiv, 17.
  49. Philon, De plantatione Noe, § 25, 28-31. Comp. Théophraste, De pietate, édit. Bernays, Berlin, 1866.
  50. Josèphe. Ant., XVIII, i, 5 ; Philon, Quod omnis probus liber, § 12.
  51. Voir Saint Paul, p. 474.