L’Antéchrist (Renan)/I. Paul captif à Rome

Michel Lévy (p. 1-25).


CHAPITRE PREMIER.


PAUL CAPTIF À ROME.


Les temps étaient étranges, et jamais peut-être l’espèce humaine n’avait traversé de crise plus extraordinaire. Néron entrait dans sa vingt-quatrième année. La tête de ce malheureux jeune homme, placé à dix-sept ans par une mère scélérate à la tête du monde, achevait de s’égarer. Depuis longtemps bien des indices avaient causé de l’inquiétude à ceux qui le connaissaient. C’était un esprit prodigieusement déclamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, légère, vaniteuse ; un composé incroyable d’intelligence fausse, de méchanceté profonde, d’égoïsme atroce et sournois, avec des raffinements inouïs de subtilité. Pour faire de lui ce monstre qui n’a pas de second dans l’histoire et dont on ne trouve l’analogue que dans les annales pathologiques de l’échafaud, il fallut cependant des circonstances particulières[1]. L’école de crime où il avait grandi, l’exécrable influence de sa mère, l’obligation où cette femme abominable le mit presque de débuter dans la vie par un parricide, lui firent bientôt concevoir le monde comme une horrible comédie, dont il était le principal acteur. À l’heure où nous sommes, il s’est détaché complètement des philosophes, ses maîtres ; il a tué presque tous ses proches, mis à la mode les plus honteuses folies ; une partie de la société romaine, à son exemple, est descendue au dernier degré de la dépravation. La dureté antique arrivait à son comble ; la réaction des justes instincts populaires commençait. Vers le moment où Paul entra dans Rome, la chronique du jour était celle-ci :

Pedanius Secundus, préfet de Rome, personnage consulaire, venait d’être assassiné par un de ses esclaves, non sans qu’on pût alléguer en faveur du coupable des circonstances atténuantes. D’après la loi, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient habité sous le même toit que l’assassin devaient être mis à mort. Près de quatre cents malheureux étaient dans ce cas. Quand on apprit que l’atroce exécution allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort sous la conscience du peuple le plus avili se révolta. Il y eut une émeute ; mais le sénat et l’empereur décidèrent que la loi devait avoir son cours[2].

Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immolés en vertu d’un droit odieux, y avait-il plus d’un chrétien. On avait touché le fond de l’abîme du mal ; on ne pouvait plus que remonter. Des faits moraux d’une nature singulière se passaient jusque dans les rangs les plus élevés de la société[3]. Quatre ans auparavant, on s’était fort entretenu d’une dame illustre, Pomponia Græcina, femme d’Aulus Plautius, le premier conquérant de la Bretagne[4]. On l’accusait de « superstition étrangère ». Elle était toujours vêtue de noir et ne sortait pas de son austérité. On attribuait bien cette mélancolie à d’horribles souvenirs, surtout à la mort de Julie, fille de Drusus, son amie intime, que Messaline avait fait périr ; un de ses fils paraît aussi avoir été victime d’une des monstruosités les plus énormes de Néron[5] ; mais il était clair que Pomponia Græcina portait au cœur un deuil plus profond et peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut remise, selon l’ancienne coutume, au jugement de son mari. Plautius assembla les parents, examina l’affaire en famille et déclara sa femme innocente. Cette noble dame vécut longtemps encore, tranquille sous la protection de son mari, toujours triste, et fort respectée. Il semble qu’elle ne dit son secret à personne[6]. Qui sait si les apparences que des observateurs superficiels prenaient pour une humeur sombre n’étaient pas la grande paix de l’âme, le recueillement calme, l’attente résignée de la mort, le dédain d’une société sotte et méchante, l’ineffable joie du renoncement à la joie ? Qui sait si Pomponia Græcina ne fut pas la première sainte du grand monde, la sœur aînée de Mélanie, d’Eustochie et de Paula[7] ?

Cette situation extraordinaire, si elle exposait l’Église de Rome aux contre-coups de la politique, lui donnait en retour une importance de premier ordre, quoiqu’elle fût peu nombreuse[8]. Rome, sous Néron, ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque aspirait à une grande action devait y venir. Paul avait, à cet égard, une sorte d’instinct profond qui le guidait. Son arrivée à Rome fut dans sa vie un événement presque aussi décisif que sa conversion. Il crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et se rappela sans doute le rêve où, après une de ses journées de lutte, Christ lui apparut et lui dit : « Courage ! comme tu m’as rendu témoignage à Jérusalem, tu me rendras témoignage à Rome[9]. »

Dès qu’on fut près des murs de la ville éternelle, le centurion Julius conduisit ses prisonniers aux castra prætoriana, bâtis par Séjan, près de la voie Nomentane, et les remit au préfet du prétoire[10]. Les appelants à l’empereur étaient, en entrant dans Rome, tenus pour prisonniers de l’empereur, et comme tels confiés à la garde impériale[11]. Les préfets du prétoire étaient d’ordinaire au nombre de deux ; mais à ce moment il n’y en avait qu’un[12]. Cette charge capitale était depuis l’an 51 entre les mains du noble Afranius Burrhus[13], qui, un an après, devait expier par une mort pleine de tristesse le crime d’avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal. Paul n’eut sans doute aucun rapport direct avec lui. Peut-être cependant la façon humaine dont l’apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l’influence que cet homme juste et vertueux exerçait autour de lui. Paul fut constitué à l’état de custodia militaris, c’est-à-dire confié à un frumentaire prétorien[14], auquel il était enchaîné, mais non d’une façon incommode ou continue. Il eut la permission de vivre dans une pièce louée à ses frais, peut-être dans l’enceinte des castra prætoriana, où tous venaient librement le voir[15]. Il attendit deux ans en cet état l’appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62 ; il fut remplacé par Fenius Rufus et par l’infâme Tigellin, le compagnon de débauches de Néron, l’instrument de ses crimes. Sénèque, à partir de ce moment, se retire des affaires. Néron n’a plus pour conseils que les Furies.

Les relations de Paul avec les fidèles de Rome avaient commencé, nous l’avons vu, pendant le dernier séjour de l’apôtre à Corinthe. Trois jours après son arrivée, il voulut, comme il en avait l’habitude, se mettre en rapport avec les principaux hakamim. Ce n’est pas au sein de la synagogue que la chrétienté de Rome s’était formée ; c’étaient des croyants débarqués à Ostie ou à Pouzzoles qui en se groupant avaient constitué la première Église de la capitale du monde ; cette Église n’avait presque aucune liaison avec les diverses synagogues de la même ville[16]. L’immensité de Rome et la masse d’étrangers qui s’y rencontraient[17] étaient cause que l’on s’y connaissait peu et que des idées fort opposées pouvaient s’y produire côte à côte sans se toucher. Paul fut donc amené à se comporter selon la règle qu’il suivait, lors de sa première et de sa seconde mission, dans les villes où il apportait le germe de la foi. Il fit prier quelques-uns des chefs de synagogue de venir le trouver. Il leur présenta sa situation sous le jour le plus favorable, protesta qu’il n’avait rien fait et ne voulait rien faire contre sa nation, qu’il s’agissait de l’espérance d’Israël, c’est-à-dire de la foi en la résurrection. Les juifs lui répondirent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de lui, ni reçu de lettre de Judée à son sujet, et exprimèrent le désir de l’entendre exposer lui-même ses opinions. « Car, ajoutèrent-ils, nous avons ouï dire que la secte dont tu parles provoque partout de vives contradictions. » On fixa l’heure de la discussion, et un assez grand nombre de juifs se réunirent dans la petite chambre occupée par l’apôtre pour l’entendre. La conférence dura une journée presque entière ; Paul énuméra tous les textes de Moïse et des prophètes qui prouvaient, selon lui, que Jésus était le Messie. Quelques-uns crurent ; le plus grand nombre resta incrédule. Les juifs de Rome se piquaient d’une très-exacte observance[18]. Ce n’est pas là que Paul pouvait avoir beaucoup de succès. On se sépara en grand discord ; Paul, mécontent, cita un passage d’Isaïe[19], très-familier aux prédicateurs chrétiens[20], sur l’aveuglement volontaire des hommes endurcis qui ferment leurs yeux et bouchent leurs oreilles pour ne voir ni entendre la vérité. Il termina, dit-on, par sa menace ordinaire de porter aux gentils, qui le recevraient mieux, le royaume de Dieu, dont les juifs ne voulaient pas.

Son apostolat parmi les païens fut, en effet, couronné d’un bien plus grand succès. Sa cellule de prisonnier devint un foyer de prédication ardente. Pendant les deux ans qu’il y passa, il ne fut pas gêné une seule fois dans l’exercice de ce prosélytisme[21]. Il avait près de lui quelques-uns de ses disciples, au moins Timothée et Aristarque[22]. Il semble que tour à tour ses amis demeuraient avec lui et partageaient sa chaîne[23]. Les progrès de l’Évangile étaient surprenants[24]. L’apôtre faisait des miracles, passait pour disposer de la puissance céleste et des esprits[25]. La prison de Paul fut ainsi plus féconde que ne l’avait été sa libre activité. Ses chaînes, traînées au prétoire et qu’il montrait partout avec une sorte d’ostentation, étaient à elles seules comme une prédication[26]. À son exemple, et animés par la façon dont il supportait la captivité, ses disciples et les autres chrétiens de Rome prêchaient hardiment.

Ils ne rencontrèrent d’abord aucun obstacle[27]. La Campanie même et les villes du pied du Vésuve reçurent, peut-être de l’Église de Pouzzoles, les germes du christianisme, qui trouvait là les conditions où il avait accoutumé de croître, je veux dire un premier sol juif pour le recevoir[28]. D’étranges conquêtes se firent. La chasteté des fidèles était un attrait puissant ; ce fut par cette vertu que plusieurs dames romaines furent amenées au christianisme[29] ; les bonnes familles, en effet, conservaient encore pour les femmes une solide tradition de modestie et d’honnêteté. La secte nouvelle eut des adeptes jusque dans la maison de Néron[30], peut-être parmi les juifs, qui étaient nombreux[31] dans les rangs inférieurs du service, parmi ces esclaves et ces affranchis, constitués en collèges, dont la condition confinait à ce qu’il y avait de plus infime et de plus élevé, de plus brillant et de plus misérable[32]. Quelques vagues indices feraient croire que Paul eut des relations avec des membres ou des affranchis de la famille Annæa[33]. Une chose hors de doute, en tout cas, c’est que dès cette époque la distinction nette des juifs et des chrétiens se fit à Rome pour les personnes bien informées. Le christianisme parut une « superstition » distincte, sortie du judaïsme, ennemie de sa mère et haïe de sa mère[34]. Néron, en particulier, était assez au courant de ce qui se passait, et s’en faisait rendre compte avec une certaine curiosité. Peut-être déjà quelqu’un des intrigants juifs qui l’entouraient enflammait-il son imagination du côté de l’Orient, et lui avait-il promis ce royaume de Jérusalem qui fut le rêve de ses dernières heures, sa dernière hallucination[35].

Nous ne savons avec certitude le nom d’aucun des membres de cette Église de Rome du temps de Néron. Un document de valeur douteuse énumère, comme amis de Paul et de Timothée, Eubule, Pudens, Claudia et ce Linus que la tradition ecclésiastique présentera plus tard comme le successeur de Pierre dans l’épiscopat de Rome[36]. Les éléments nous manquent également pour apprécier le nombre des fidèles, même d’une manière approximative[37].

Tout semblait aller au mieux ; mais l’école acharnée qui avait pris pour tâche de combattre jusqu’au bout du monde l’apostolat de Paul ne s’était pas endormie. Nous avons vu les émissaires de ces ardents conservateurs le suivre en quelque sorte à la piste, et l’apôtre des gentils laisser derrière lui dans les mers où il passe un long sillage de haine. Paul, présenté sous les traits d’un homme funeste, qui enseigne à manger des viandes sacrifiées aux idoles et à forniquer avec des païennes, est signalé d’avance et désigné à la vindicte de tous. On a peine à le croire, mais on n’en peut douter, puisque c’est Paul lui-même qui nous l’apprend[38]. Même à ce moment solennel, décisif, il trouva encore devant lui de mesquines passions. Des adversaires, des membres de cette école judéo-chrétienne que depuis dix ans il rencontrait partout sous ses pas, entreprirent pour lui faire pièce une sorte de contre-prédication de l’Évangile. Envieux, disputeurs, acariâtres, ils cherchaient les occasions de le contrarier, d’aggraver la position du prisonnier, d’exciter les juifs contre lui, de rabaisser le mérite de ses chaînes. La bonne volonté, l’amour, le respect que lui témoignaient les autres, leur conviction hautement proclamée que les chaînes de l’apôtre étaient la gloire et la meilleure défense de l’Évangile, le consolaient de tous ces déboires. « Qu’importe, d’ailleurs ? » écrivait-il vers ce temps[39]……

Pourvu que le Christ soit prêché, que le prédicateur soit sincère ou que la prédication soit pour lui un prétexte, je me réjouis et je me réjouirai toujours. Quant à moi, j’ai le ferme espoir que cette fois-ci encore les choses tourneront à mon plus grand bien, à la liberté de l’Évangile, et que mon corps, soit que je vive, soit que je meure, servira à la gloire de Christ. D’un côté, Christ est ma vie, et mourir est pour moi un avantage ; de l’autre, si je vis, je verrai fructifier mon œuvre ; aussi ne sais-je lequel choisir. Je suis comprimé entre deux désirs contraires : d’une part, quitter ce monde et aller rejoindre Christ ; de l’autre, rester avec vous. Le premier serait meilleur pour moi ; mais le second vaut mieux pour vous.

Cette grandeur d’âme lui donnait une assurance, une gaieté, une force merveilleuses. « Si mon sang, écrit-il à une de ses Églises, est la libation dont doit être arrosé le sacrifice de votre foi, tant mieux, tant mieux ! Et vous aussi, dites : tant mieux ! avec moi[40]. » Il croyait cependant plus volontiers à son acquittement, et même à un prompt acquittement[41] ; il y voyait le triomphe de l’Évangile, et partait de là pour de nouveaux projets. Il est vrai qu’on ne voit plus sa pensée se diriger vers l’Occident. C’est à Philippes, c’est à Colosses qu’il songe à se retirer jusqu’au jour de l’apparition du Seigneur. Peut-être avait-il acquis une connaissance plus précise du monde latin, et avait-il vu que, hors de Rome et de la Campanie, pays devenus par l’immigration syrienne fort analogues à la Grèce et à l’Asie Mineure, il rencontrerait, ne fût-ce qu’à cause de la langue, de grandes difficultés. Il savait peut-être un peu de latin[42] ; mais il n’en savait pas assez pour une prédication fructueuse. Le prosélytisme juif et chrétien, au premier siècle, s’exerça peu dans les cités vraiment latines ; il se renferma dans des villes telles que Rome, Pouzzoles, où, par suite des constants arrivages d’Orientaux, le grec était très-répandu. Le programme de Paul était suffisamment rempli ; l’Évangile avait été prêché dans les deux mondes[43] ; il avait atteint, selon les larges images du langage prophétique[44] les extrémités de la terre, toutes les nations qui sont sous le ciel. Ce que Paul rêvait maintenant, c’était de prêcher librement à Rome[45], puis de revenir vers ses Églises de Macédoine et d’Asie[46], et d’attendre patiemment avec elles, dans la prière et l’extase, la venue du Christ.

En somme, peu d’années dans la vie de l’apôtre furent plus heureuses que celles-ci[47]. D’immenses consolations venaient de temps en temps le trouver ; il n’avait rien à craindre de la malveillance des juifs. Le pauvre logement du prisonnier était le centre d’une étonnante activité. Les folies de la Rome profane, ses spectacles, ses scandales, ses crimes, les ignominies de Tigellin, le courage de Thraséas, l’horrible destin de la vertueuse Octavie, la mort de Pallas touchaient peu nos pieux illuminés. La figure de ce monde passe, disaient-ils. La grande image d’un avenir divin leur faisait fermer les yeux sur la boue pétrie de sang où leurs pieds étaient plongés. Vraiment, la prophétie de Jésus était accomplie. Au milieu des ténèbres extérieures, où règne Satan, au milieu des pleurs et des grincements de dents, est fondé le petit paradis des élus. Ils sont là, en leur monde fermé, revêtu à l’intérieur de lumière et d’azur, dans le royaume de Dieu leur père. Mais au dehors, quel enfer !… O Dieu, qu’il est affreux de demeurer dans ce royaume de la Bête, où le ver ne meurt pas, où le feu ne s’éteint pas !

Une des plus grandes joies que Paul ressentit à cette époque de sa vie fut l’arrivée d’un message de sa chère Église de Philippes[48], la première qu’il eût fondée en Europe, et où il avait laissé tant d’affections dévouées. La riche Lydie, celle qu’il appelait « sa vraie épouse[49] », ne l’oubliait pas. Épaphrodite, envoyé de l’Église, apportait une somme d’argent[50], dont l’apôtre devait avoir grand besoin, vu les frais qu’entraînait son nouvel état. Paul, qui avait toujours fait une exception pour l’Église de Philippes, et reçu d’elle ce qu’il ne voulait devoir à aucune autre[51], accepta encore cette fois avec bonheur. Les nouvelles de l’Église étaient excellentes. À peine quelques petites querelles entre les deux diaconesses Evhodie et Syntyché étaient-elles venues troubler la paix[52]. Des tracasseries suscitées par des malveillants, et d’où il résulta quelques emprisonnements, ne servirent qu’à montrer la patience des fidèles[53]. L’hérésie des judéo-chrétiens, la prétendue nécessité de la circoncision, rôdait autour d’eux sans les entamer[54]. Quelques mauvais exemples de chrétiens mondains et sensuels, dont l’apôtre parle avec larmes[55], ne venaient pas, à ce qu’il semble, de leur Église. Épaphrodite resta quelque temps auprès de Paul et fit une maladie, conséquence de son dévouement, qui faillit le conduire à la mort. Un vif désir de revoir Philippes s’empara de cet homme excellent ; il souhaita calmer lui-même les inquiétudes que concevaient ses amies. Paul, de son côté, voulant faire cesser au plus vite les craintes des pieuses dames, le congédia promptement[56], en lui remettant pour les Philippiens une lettre pleine de tendresse[57], écrite de la main de Timothée. Jamais il n’avait trouvé de si douces expressions pour rendre l’amour qu’il portait à ces Églises toutes bonnes et toutes pures, qu’il portait en son cœur.

Il les félicite, non-seulement de croire au Christ, mais d’avoir souffert pour lui. Ceux d’entre eux qui sont en prison doivent être fiers de subir le traitement qu’ils ont vu autrefois infliger à leur apôtre et auquel ils savent qu’il est actuellement soumis. Ils sont comme un petit groupe élu d’enfants de Dieu au milieu d’une race corrompue et perverse, comme des flambeaux au milieu d’un monde obscur[58]. Il les prémunit contre l’exemple des chrétiens moins parfaits[59], c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas dégagés de tout préjugé juif[60]. Les apôtres de la circoncision sont traités avec la plus grande dureté[61] :

Gare aux chiens, aux mauvais ouvriers, à tous ces mutilés ! C’est nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui adorons selon l’esprit de Dieu, qui mettons notre gloire et notre confiance en Christ Jésus, non en la chair. Si je voulais me relever par ces distinctions charnelles, je le pourrais à meilleur droit que personne ; moi, circoncis le huitième jour, de la pure race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreux, ancien pharisien, ancien persécuteur, ancien observateur zélé des justices légales. Eh bien, tous ces avantages, je les tiens au point de vue du Christ pour des infériorités, pour des ordures, depuis que j’ai appris ce qu’a de transcendant la connaissance du Christ Jésus. Pour gagner Christ, j’ai perdu tout le reste ; j’ai échangé ma propre justice, venant de l’observation de la Loi, contre la vraie justice selon Dieu, qui vient de la foi en Christ, afin de participer à sa résurrection et de ressusciter, moi aussi, d’entre les morts, comme j’ai participé à ses souffrances, et comme j’ai pris sur moi l’image de sa mort. Je suis loin d’avoir atteint ce but ; mais je le poursuis. Oubliant ce qui est en arrière, toujours tendu vers ce qui est en avant, j’aspire comme le coureur au prix de la victoire placé à l’extrémité de la carrière. Tel est le sentiment des parfaits.

Et il ajoute :

Notre patrie est dans le ciel, d’où nous attendons pour sauveur le Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps misérable et le rendra semblable à son corps glorieux, par l’étendue de sa puissance et grâce au décret divin qui lui a soumis toute chose. Voilà, frères que j’aime et regrette de ne plus voir, vous, ma joie et ma couronne, voilà la doctrine à laquelle il faut nous tenir, mes bien-aimés[62].

Il les exhorte surtout à la concorde et à l’obéissance. La forme de vie qu’il leur a donnée, la façon dont ils l’ont vu pratiquer le christianisme est la bonne ; mais, après tout, chaque fidèle a sa révélation, son inspiration personnelle, qui vient aussi de Dieu[63]. Il prie « sa vraie épouse » (Lydie) de réconcilier Evhodie et Syntyché, de leur venir en aide, de les seconder dans leur office de servantes des pauvres[64]. Il veut qu’on se réjouisse[65] : « le Seigneur est proche[66]. » Son remercîment pour l’envoi d’argent que lui ont fait les riches dames de Philippes est un modèle de bonne grâce et de vive piété :

J’ai éprouvé une grande joie dans le Seigneur à propos de cette refloraison tardive de votre amitié, qui vous a fait enfin penser à moi ; vous y pensiez bien ; mais vous n’aviez pas d’occasion. Je ne dis pas cela pour insister sur ma pauvreté ; j’ai appris à me contenter de ce que j’ai. Je sais être dans la pénurie et je sais avoir du superflu ; je suis habitué à tout, à être rassasié et à souffrir la faim, à surabonder et à manquer du nécessaire. Je puis tout en celui qui me fortifie. Mais vous, vous avez bien fait de contribuer à soulager ma détresse. Ce n’est pas au don que je regarde, mais au profit qui en résulte pour vous. J’ai tout ce qu’il me faut, je surabonde même, depuis que j’ai reçu par Épaphrodite votre offrande, sacrifice de bonne odeur, hostie bien accueillie, agréable à Dieu[67] !

Il recommande l’humilité, qui nous fait regarder les autres comme supérieurs à nous, la charité, qui nous fait songer aux autres plus qu’à nous, selon l’exemple de Jésus. Jésus avait en lui toute la divinité en puissance ; il aurait pu, durant sa vie terrestre, se montrer dans sa splendeur divine ; mais l’économie de la rédemption eût alors été renversée. Aussi s’est-il dépouillé de son éclat naturel, pour prendre l’apparence d’un esclave. Le monde l’a vu semblable à un homme ; à ne regarder que les dehors, on l’eût pris pour un homme. « Il s’est humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. Voilà pourquoi Dieu l’a exalté, et lui a donné un nom au-dessus de tout autre, voulant qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse le Seigneur Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père[68]. »

Jésus, on le voit, grandissait d’heure en heure dans la conscience de Paul. Si Paul n’admet pas encore sa complète égalité avec Dieu le Père, il croit à sa divinité et présente toute sa vie terrestre comme l’exécution d’un plan divin, réalisé par une incarnation. La prison faisait sur lui l’effet qu’elle produit d’ordinaire sur les fortes âmes. Elle l’exaltait, et provoquait dans ses idées de vives et profondes révolutions. Peu après avoir expédié la lettre aux Philippiens, il leur envoya Timothée, pour s’informer de leur état et leur porter de nouvelles instructions[69]. Timothée dut revenir assez promptement[70]. Luc paraît aussi vers ce temps avoir fait une absence de courte durée[71].

  1. Voir la réflexion de Pausanias, VII, xvii, 3.
  2. Tac., Ann., XIV, 42 et suiv.
  3. Tertullien, Apolog., 1.
  4. Voir Borghesi. Œuvres compl., t. II, p. 17-27 ; Ovide, Pontiques, I, vi ; II, vi ; IV, ix. Cf. Tacite, Agricola, 4.
  5. Suétone, Néron, 35.
  6. Tac., Ann., XIII, 32.
  7. La famille des Pomponius Græcinus, selon certaines hypothèses, aurait eu, durant des siècles, une grande importance dans l’Église de Rome ; ce nom figurerait au cimetière de Saint-Calliste (inscription du iiie ou ive siècle, d’une restitution douteuse : de Rossi, Roma sotterranea, I, p. 306 et suiv. ; II, p. 360 et suiv. ; inscr. tav. xlix-l, no 27), L’identification de Pomponia Græcina avec la Lucina dont le souvenir est rattaché aux plus anciennes sépultures chrétiennes nous paraît plus que hasardée. Il n’y a eu qu’une seule Lucina, celle du IIIe siècle.
  8. Act., xxviii, 21 et suiv.
  9. Act., xxiii, 11. Cf. xix, 21 ; xxvii, 24.
  10. Phil., i, 13 ; Act., xxviii, 16 ; Suétone, Tibère, 37.
  11. Comp. Pline, Epist., X, 65 ; Jos., Ant., XVIII, vi, 6, 7 ; Philostrate, Soph., II, xxxii, 1.
  12. V. Tillemont, Hist. des emp., I, p. 702.
  13. Cf. Jos., Ant., XX, viii, 9.
  14. Act., xxviii, 20. Comp. Saint Paul, p. 536 ; Jos., Ant., XVIII, vi, 7 ; Sénèque, De tranq. animæ, 10. On trouve des frumentaires appartenant à tous les corps [Renier].
  15. Act., xxviii, 16, 17, 20, 23, 30 ; Phil., i, 7, 13, 14, 17, 30 ; Col., iv, 3, 4, 18 ; Eph., ii, 1 ; iii, 1 ; vi, 19-20.
  16. Act., xxviii, 21 et suiv.
  17. La population juive de Rome pouvait être de vingt ou trente mille âmes, en comptant les femmes et les enfants. Jos., Ant., XVII, xi, 1 ; XVIII, iii, 5 ; Tacite, Ann., II, 85. Le passage célèbre du Pro Flacco suppose à peu près le même chiffre.
  18. Φιλέντολοι. Voir Saint Paul, p. 104 et suiv.
  19. Is., vi, 6 et suiv.
  20. Matth., xiii, 14 ; Marc, xiv, 12 ; Luc, viii, 10 ; Jean, xii, 40 ; Rom., xi, 8.
  21. Act., xxviii, 30-31 ; Phil., i, 7.
  22. Phil., i, 1 ; ii, 19 et suiv. ; Col., iv, 10 ; Philem., 24. Luc dut faire une absence ; car Paul n’envoie pas son salut aux Philippiens.
  23. Col., iv, 10 ; Philem., 13, 23.
  24. Phil., i, 12.
  25. Rom., xv, 18-19, mis en rapport avec la légende de Simon le Magicien.
  26. Phil., i, 13.
  27. Ibid., i, 14.
  28. Garrucci, dans le Bullettino archeologico napolitano, nouv. série, 2e année, p. 8 ; de Rossi, Bull.di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv., 92 et suiv. ; Zangemeister, Inscr. parietariæ, no 679. Pour les juifs à Pouzzoles, voir Minervini, dans le Bullettino archeologico napolitano, nouv. série, 3e année, p. 105. Pour les juifs à Pompéi, voir Garrucci, même recueil, 2e année, p. 8 (Questioni pompeiane, p. 68). Sur les Tyriens, Syriens, Nabatéens, Alexandrins, Maltais de Pouzzoles, voir Saint Paul, p. 414 ; Mommsen, Inscr. regni neapol., no 2462 ; Fiorelli, Iscr. lat. del museo di Nap., nos 691, 692, 693 ; Minervini, Monum. antichi inediti, I (Naples, 1852), p. 40-43 ; append., p. vii-ix ; Zeitschrift der d. m. G., 1869, 150 et suiv. ; Journal asiatique, avril 1873. Cf. Gervasio dans les Mem. della R. Accad. Ercolanese, t. IX ; Scherillo, La venuta di S. Pietro in Napoli (Naples, 1859), p. 97-149. Notez Tertullien, Apol., 40.
  29. Cette idée sert de base aux Actes de Pierre, tels qu’ils sont rapportés par le Pseudo-Lin.
  30. Phil., iv, 22 (cf. Philosophumena, IX, 12 ; Gruter, 642, 8 ; Cardinali, Dipl., p. 221, no 410). Ce que disent saint Jean Chrysostome (Opp., I, p. 48 ; II, p. 168 ; IX, p. 349 ; XI, p. 673, 722, édit. Montfaucon), saint Astère (édit. Combefis, p. 168), Théophylacte (in II Tim., iv, 16), Glycas (Ann., p. 236, édit. de Paris) des rapports de Paul avec une des maîtresses et avec un domestique favori de Néron provient d’anciens actes de Pierre et Paul. Comp. les Passions apocryphes de Pierre et de Paul attribuées à saint Lin, dans Bibl. patrum maxima, t. II, 1re part., p. 67 et suiv. ; les actes de saint Tropez, dans Acta SS. Maii, IV, 1re part., p. 6 (où l’expression d’Adon, magnus in officio Cæsaris Neronis, est notable ; cf. Gruter, 599, 6 ; Rhein. Museum, nouv. série, t. VI, p. 16) ; Acta Petri et Pauli, publiés par Tischendorf (Acta apost. apocr.), § 31, 80, 84 (ms. de Paris). C’est sans motif qu’on a identifié cette courtisane légendaire avec Acté. Cependant l’inscription, Orelli, 735, n’est pas une objection. Cette inscription n’est pas l’épitaphe d’Acté, ainsi qu’on l’a cru. Greppo, Trois mémoires (Paris, 1840), 1er mém. et additions.
  31. Voir ci-après, p. 157 et suiv. Rappelons la juive Acmé, servante de Livie ; le samaritain Thallus, affranchi de Tibère (Jos., Ant., XVII, v, 7 ; XVIII, vi, 4 ; B. J., I, xxxiii, 6 ; xxxiii, 7.)
  32. Tac., Hist., II, 92.
  33. On a découvert il y a quelques années à Ostie l’inscription suivante, laquelle paraît du IIIe siècle :
    D M

    M·ANNEO·

    PAVLO·PETRO·

    M·ANNEVS·PAVLVS·

    FILIO·CARISSIMO·


    (De Rossi, Bull., 1867, p. 6 et suiv. ; cf. Denys d’Alex., dans Eusèbe, Hist. eccl., VII, xxv, 14 ; dès le IIIe siècle, il y a de nombreux Pierre : Pierre de Lampsaque, Pierre d’Alexandrie, Pierre qu’on associe à Marcellin ; les Paul sont plus nombreux encore : Paul de Samosate, etc.) À partir du IVe siècle, l’opinion de rapports entre Sénèque et saint Paul est reçue, et amène la fabrication d’une correspondance apocryphe (saint Jérôme, De viris ill., 12 ; Augustin, Epist., cliii, ad Macedon., 14 ; cf. Pseudo-Lin, p. 70-71). Cette opinion venait de ressemblances qu’on avait cru remarquer entre les doctrines du philosophe et celles de l’apôtre (Tertullien, De anima, 20), ressemblances qui ne supposent nullement un emprunt. Paul eut des rapports avec Gallion, frère de Sénèque, et des relations officielles (non peut-être personnelles) avec Burrhus, ami de Sénèque ; mais le peu de souci que ces gens d’esprit avaient des superstitions populaires (Act., xviii, 12 et suiv.) ne nous laisse pas le droit de supposer a priori que la curiosité de Sénèque ait été le moins du monde éveillée sur Paul. L’opinion d’après laquelle Sénèque aurait dû, comme consul du second semestre de l’an 57 (de Rossi, Bull., 1866, p. 60, 62), juger de l’appel de saint Paul repose sur une chronologie insoutenable de la vie de l’apôtre. Dans son livre perdu Contre les superstitions, Sénèque parlait des juifs, non des chrétiens (saint Augustin, De civit. Dei, VI, 11). L’antipathie qu’il avait contre les juifs (saint Augustin, loc. cit.) lui eût fait mal accueillir saint Paul et les chrétiens, s’il avait été en rapport avec eux. Un homme qui parle du judaïsme comme il le fait n’a pu être disciple de Paul.

  34. « Has superstitiones, licet contrarias sibi, iisdem tamen auctoribus profectas ; christianos ex judæis exstitisse. » Phrase de Tacite, conservée par Sulpice Sévère. Bernays, Ueber die Chronik des Sulpicius Severus (Berlin, 1861), p. 57. Cf. Tac., Ann., XV, 44.
  35. Suétone, Néron, 40.
  36. II Tim., iv, 21. Ce passage a servi plus tard de base aux légendes relatives au sénateur Pudens et à sa famille. Sur le nom de Linus, voir Le Bas, Inscr., III, no 1081. Ces noms grecs à Rome indiquent, en général, des esclaves ou des affranchis. Cf. Suétone, Claude, 25 ; Galba, 14 ; Tacite, Hist., I, 13. Le cognomen gentilitium des affranchis pouvait seul être latin. Pour Claudia, comp. Claudia Aster (ci-après, p. 158-159), Κλαυδία πιστή (inscr. à Rome, Orelli, I, p. 367). Notez aussi, parmi les affranchis d’Acté, Claudia (Orelli, no 735 ; Fabretti, Inscr., p. 124-126). Sur Rom., xvi, voir Saint Paul, p. lxv et suiv.
  37. Pour le chiffre de la population juive de Rome, voir ci-dessus, p. 7, note 2. La population chrétienne n’était sans doute qu’une faible fraction de la population juive.
  38. Phil., i, 15-17 ; ii, 20-21.
  39. Ibid., i, 18 et suiv.
  40. Phil., ii, 17-18.
  41. Phil., i, 25 ; ii, 24 ; Col., iv, 3-4 ; Philem., 22.
  42. Le trait rapporté par Dion Cassius, LX, 17, porterait à le croire par induction.
  43. Act., i, 8 ; xxiii, 11 ; Col., i, 23.
  44. Comp. Rom., xv, 19.
  45. Col., iv, 3-4.
  46. Phil., i, 26-27 ; ii, 24 ; Philem., 22.
  47. Phil., i, 7.
  48. Phil., i, 13, et ii, 23, semblent indiquer que ceci eut lieu peu de temps après l’arrivée de Paul à Rome.
  49. Voir dans Saint Paul, p. 148-149, les doutes qui restent sur ce point.
  50. Phil., ii, 25, 30 ; iv, 10 et suiv.
  51. Voir Saint Paul, p. 148.
  52. Phil., i, 27 ; ii, 2 et suiv. ; iv, 2.
  53. Phil., i, 28-30. Comp. Act., xvi, 23.
  54. Phil., III, 2 et suiv.
  55. Ibid., iii, 18-19.
  56. Phil., ii, 25 et suiv.
  57. On a supposé que l’épître aux Philippiens telle que nous l’avons se compose de deux épîtres cousues ensemble, et dont la première finirait aux mots : τὸ λοιπὸν ἀδελφοί μου, χαίρετε ἐν κυρίῳ (iii, 1), le préambule de la deuxième ayant été supprimé. Τὰ αὐτά semble en effet se rapporter à une épître antérieure, et Polycarpe admet qu’il y eut plusieurs épîtres de Paul aux Philippiens (Ad Phil., 3).
  58. Phil., i, 29-30 ; ii, 12-18.
  59. Ibid., iv, 18-19.
  60. Ibid., iii, 15-17.
  61. Ibid., iii, 2 et suiv.
  62. Phil., iii, 20, 21 ; iv, 1.
  63. Ibid., iii, 15-17.
  64. Ibid., iv, 2-3.
  65. Ibid., ii, 1, 18 ; iii, 1 ; iv, 4.
  66. Phil., iv, 5.
  67. Ibid., iv, 10-18.
  68. Phil., ii, 1-11.
  69. Phil., ii, 19-23. Il n’est pas sûr cependant que Paul ait exécuté le projet qu’il énonce dans ce passage.
  70. Il est près de Paul, en effet, quand celui-ci écrit aux Colossiens et à Philémon.
  71. Il ne figure pas dans l’épître aux Philippiens, et il figure dans les épîtres aux Colossiens et à Philémon.