L’Antéchrist (Renan)/Appendice

Michel Lévy (p. 551-569).


APPENDICE


DE LA VENUE DE SAINT PIERRE À ROME ET DU SÉJOUR
DE SAINT JEAN À ÉPHÈSE.


Tout le monde convient que, dès la fin du second siècle, la croyance générale des Églises chrétiennes était que l’apôtre Pierre souffrit le martyre à Rome, et que l’apôtre Jean vécut à Éphèse jusqu’à un âge avancé. Les théologiens protestants, dès le XVIe siècle, se prononcèrent vivement contre le voyage de saint Pierre à Rome[1]. Quant à l’opinion du séjour de Jean à Éphèse, c’est seulement de nos jours qu’elle a trouvé des contradicteurs.

La raison pour laquelle les protestants attachèrent tant d’importance à nier la venue de Pierre à Rome est facile à saisir. Durant tout le moyen âge, la venue de Pierre à Rome fut la base des prétentions exorbitantes de la papauté. Ces prétentions se fondaient sur trois propositions qu’on tenait pour être de foi : 1o Jésus conféra lui-même à Pierre une primauté dans son Église ; 2o cette primauté a dû se transmettre aux successeurs de Pierre ; 3o les successeurs de Pierre sont les évêques de Rome, Pierre, après avoir résidé à Jérusalem, puis à Antioche, étant venu définitivement fixer son séjour à Rome. — Ébranler ce dernier fait, c’était donc renverser de fond en comble l’édifice de la théologie romaine. On y dépensa beaucoup de savoir ; on montra que la tradition romaine n’était pas appuyée sur des témoignages directs bien solides ; mais on traita légèrement les preuves indirectes ; on s’engagea surtout dans une voie fâcheuse à propos du passage I Petri, v, 13. Que Βαϐυλών en ce passage désigne réellement Babylone sur l’Euphrate, c’est là une thèse insoutenable, d’abord parce que vers cette époque « Babylone », dans le style secret des chrétiens, désigne toujours Rome ; en second lieu, parce que le christianisme au ier siècle sortit à peine de l’empire romain et se répandit fort peu chez les Parthes.

Pour nous, la question a bien moins d’importance qu’elle n’en avait pour les premiers protestants[2], et elle est plus facile à résoudre avec impartialité. Nous ne croyons nullement que Jésus ait eu le dessein d’établir un chef dans son Église, ni surtout d’attacher cette primauté à la succession épiscopale d’une ville déterminée. L’épiscopat, d’abord, n’existait guère dans la pensée de Jésus ; en outre, s’il fut une ville au monde, parmi celles dont Jésus connut le nom, à laquelle il ne pensa pas pour y attacher la série des chefs de son Église, c’est sans doute Rome. On lui eût probablement fait horreur, si on lui eût dit que cette ville de perdition, cette cruelle ennemie du peuple de Dieu, se targuerait un jour de sa royauté satanique pour réclamer le droit d’hériter du nouveau titre de puissance fondé par le Fils. Que Pierre ait été à Rome, ou qu’il n’y ait pas été, cela n’a donc pour nous aucune conséquence morale ou politique ; c’est là une curieuse question d’histoire ; il n’y faut chercher rien de plus.

Disons d’abord que les catholiques se sont exposés aux objections les plus péremptoires de la part de leurs adversaires avec leur malheureux système de la venue de Pierre à Rome en l’an 42, système emprunté à Eusèbe et à saint Jérôme, et qui porte la durée du pontificat de Pierre à vingt-trois ou vingt-quatre ans. Rien de plus inadmissible. Il suffit, pour ne garder aucun doute à cet égard, de considérer que la persécution dont Pierre fut l’objet à Jérusalem de la part d’Hérode Agrippa I (Act., xii) eut lieu l’année même où mourut Hérode Agrippa, c’est-à-dire en l’an 44 (Jos., Ant., XIX, viii, 2)[3] Apollonius l’anti-montaniste[4] (fin du IIe siècle), Lactance[5](commencement du ive), ne croyaient pas non plus certainement que Pierre eût été à Rome en 42, le premier, quand il affirme avoir appris par tradition que Jésus-Christ avait défendu à ses apôtres de sortir de Jérusalem avant douze ans révolus depuis sa mort ; le second, quand il dit que les apôtres employèrent les vingt-cinq années qui suivirent la mort de Jésus-Christ à prêcher l’Évangile dans les provinces, et que Pierre ne vint à Rome qu’après l’avènement de Néron. Il serait superflu de combattre longuement une thèse qui ne peut plus avoir un seul défenseur raisonnable. On peut aller beaucoup plus loin, en effet, et affirmer que Pierre n’était pas encore venu à Rome quand Paul y fut amené, c’est-à-dire en l’an 61. L’épître de Paul aux Romains, écrite vers l’an 58, ou du moins qui n’a pas pu être écrite plus de deux ans et demi avant l’arrivée de Paul à Rome, est ici un argument très-considérable ; on ne concevrait guère saint Paul écrivant aux fidèles dont saint Pierre était le chef, sans qu’il fît la moindre mention de ce dernier. Ce qui est encore plus démonstratif, c’est le dernier chapitre des Actes des apôtres. Ce chapitre, surtout les versets 17-29, ne se comprennent pas, si Pierre était à Rome quand Paul y arriva. Tenons donc pour absolument certain que Pierre ne vint pas à Rome avant Paul, c’est-à-dire avant l’an 61, à peu près.

Mais n’y vint-il pas après Paul ? Voilà ce que les critiques protestants n’ont jamais réussi à prouver. Non-seulement ce voyage tardif de Pierre à Rome n’offre aucune impossibilité, mais de fortes raisons militent en sa faveur. Je crois que les personnes qui liront notre récit avec suite trouveront que tout s’arrange assez bien dans cette hypothèse. Outre que les témoignages des Pères du iie et du IIIe siècle ne sont pas sans valeur dans la question, voici trois raisonnements dont la force ne me paraît pas à dédaigner.

1o Une chose incontestable, c’est que Pierre est mort martyr. Les témoignages du quatrième Évangile, de Clément Romain, du fragment qu’on appelle Canon de Muratori, de Denys de Corinthe, de Caïus, de Tertullien ne laissent aucun doute à cet égard[6]. Que le quatrième Évangile soit apocryphe, que le xxie chapitre y ait été ajouté postérieurement ; n’importe. Il est clair que nous avons, dans les versets où Jésus annonce à Pierre qu’il mourra du même supplice que lui, l’expression d’une opinion établie dans les Églises avant l’an 120 ou 130, et à laquelle on faisait des allusions comme à une chose connue de tous. Or on ne se figure pas que saint Pierre soit mort martyr ailleurs qu’à Rome. Ce n’est guère qu’à Rome, en effet, que la persécution de Néron eut de la violence. À Jérusalem, à Antioche, le martyre de Pierre s’explique beaucoup moins bien.

2o Le second raisonnement se tire du verset v, 13, de l’épître attribuée à Pierre. « Babylone, » en ce passage, désigne évidemment Rome. Si l’épître est authentique, le passage est décisif. Si elle est apocryphe, l’induction qui se tire dudit passage n’est pas moins forte. L’auteur, en effet, quel qu’il soit, veut faire croire que l’ouvrage en question est bien l’ouvrage de Pierre. Il a dû par conséquent, pour donner de la vraisemblance à sa fraude, disposer les circonstances de lieu d’une façon conforme à ce qu’il savait et à ce que l’on croyait de son temps sur la vie de Pierre. Si, dans une telle disposition d’esprit, il a daté la lettre de Rome, c’est que l’opinion reçue au temps où cette lettre fut écrite était que saint Pierre avait résidé à Rome. Or, en toute hypothèse, la Iª Petri est un ouvrage fort ancien, et qui jouit très-vite d’une haute autorité[7]

3o Le système qui sert de base aux Actes ébionites de saint Pierre est aussi bien digne de considération. Ce système nous montre saint Pierre suivant partout Simon le Magicien (entendez par là saint Paul) pour combattre ses fausses doctrines. M. Lipsius[8] a porté dans l’analyse de cette curieuse légende une admirable sagacité de critique. Il a montré que la base des rédactions diverses qui nous en sont arrivées fut un récit primitif, écrit vers l’an 130, récit dans lequel Pierre venait à Rome pour vaincre Simon-Paul au centre de sa puissance, et trouvait la mort, après avoir confondu ce père de toutes les erreurs. Il paraît difficile que l’auteur ébionite, à une date aussi reculée, eût pu donner tant d’importance au voyage de Pierre à Rome, si ce voyage n’avait pas eu quelque réalité. Le système de la légende ébionite doit avoir un fond de vérité, malgré les fables qui s’y mêlent. Il est très-admissible que saint Pierre soit venu à Rome, comme il vint à Antioche, à la suite de Paul et en partie pour neutraliser son influence. La communauté chrétienne, vers l’an 60, était dans un état d’âme qui ne ressemblait en rien à la tranquille attente des vingt années qui suivirent la mort de Jésus. Les missions de Paul et les facilités que les Juifs trouvaient dans leurs voyages avaient mis à la mode les expéditions lointaines. L’apôtre Philippe est de même désigné par une tradition ancienne et persistante comme étant venu se fixer à Hiérapolis.

Je regarde donc comme probable la tradition du séjour de Pierre à Rome ; mais je crois que ce séjour a été de courte durée, et que Pierre souffrit le martyre peu de temps après son arrivée dans la ville éternelle. Une coïncidence favorable à ce système est le récit de Tacite, Annales, XV, 44. Ce récit offre une occasion toute naturelle pour y rattacher le martyre de Pierre. L’apôtre des judéo-chrétiens fit sans doute partie de la catégorie des suppliciés que Tacite désigne par crucibus affixi, et ce n’est pas sans raison que le Voyant de l’Apocalypse place « les apôtres[9] » parmi les saintes victimes de l’an 64, qui applaudissent à la destruction de la ville qui les a tués.

La venue de Jean à Éphèse, ayant une valeur dogmatique bien moins considérable que la venue de Pierre à Rome, n’a pas excité d’aussi longues controverses. L’opinion généralement reçue jusqu’à ces derniers temps était que l’apôtre Jean, fils de Zébédée, mourut très-vieux dans la capitale de la province d’Asie. Même ceux qui refusaient de croire que durant ce séjour l’apôtre eût écrit le quatrième Évangile et les épîtres qui portent son nom, même ceux qui niaient que l’Apocalypse fût son ouvrage, continuaient de croire à la réalité du voyage attesté par la tradition. Le premier, Lützelberger, en 1840, éleva sur ce point des doutes raisonnés ; mais il fut peu écouté. Des critiques auxquels on ne peut pas reprocher un excès de crédulité, Baur, Strauss, Schwegler, Zeller, Hilgenfeld, Volkmar, tout en faisant une large part à la légende dans les récits sur le séjour de Jean à Éphèse, persistèrent à regarder comme historique le fait même de la venue de l’apôtre en ces parages. C’est en 1867, dans le premier volume de sa Vie de Jésus[10], que M. Keim a dirigé contre cette opinion traditionnelle une attaque tout à fait sérieuse. La base du système de M. Keim est qu’on a confondu Presbyteros Johannes avec Jean l’apôtre, et que les récits des écrivains ecclésiastiques sur celui-ci doivent s’entendre du premier. Il fut suivi par MM. Wittichen et Holtzmann. Plus récemment M. Scholten, professeur à l’université de Leyde, dans un travail étendu, s’est efforcé de ruiner les unes après les autres toutes les preuves de la thèse autrefois reçue, et de démontrer que l’apôtre Jean n’a jamais mis les pieds en Asie[11].

L’opuscule de M. Scholten est un vrai chef-d’œuvre d’argumentation et de méthode. L’auteur passe en revue, non-seulement tous les témoignages qu’on allègue pour ou contre la tradition, mais encore tous les écrits où il pourrait et, selon lui, où il devrait en être question. Le savant professeur de Leyde avait été autrefois d’un avis différent. Dans ses longues argumentations contre l’authenticité du quatrième Évangile, il avait fortement insisté sur le passage où Polycrate d’Éphèse, vers la fin du second siècle, présente Jean comme ayant été en Asie une des colonnes du parti juif et quartodéciman. Mais ce n’est pas à un ami de la vérité qu’il en coûte, dans ces difficiles questions, de se modifier et de se réformer.

Les arguments de M. Scholten ne m’ont pas convaincu. Ils ont mis le voyage de Jean en Asie au nombre des faits douteux ; ils ne l’ont pas mis au nombre des faits certainement apocryphes ; je trouve même que les chances de vérité sont encore en faveur de la tradition. Moins probable, selon moi, que le séjour de Pierre à Rome, la thèse du séjour de Jean à Éphèse garde sa vraisemblance, et je pense que, dans plusieurs cas, M. Scholten a fait preuve d’un scepticisme exagéré. Comme je me suis plus d’une fois permis de le dire, un théologien n’est jamais un critique parfait. M. Scholten a l’esprit trop élevé pour se laisser jamais dominer par des vues d’apologétique ou de dogmatique ; mais le théologien est si habitué à subordonner le fait à l’idée, que rarement il se place au simple point de vue de l’historien. Depuis vingt-cinq ans, en particulier, nous voyons l’école protestante libérale se laisser emporter à des excès de négation, où nous doutons que la science laïque, qui ne voit en ces études que de simples recherches intéressantes, doive la suivre. La situation religieuse en est venue à ce point qu’on croit rendre la défense des croyances surnaturelles plus facile en faisant bon marché des textes et en les sacrifiant largement qu’en maintenant leur authenticité. Je suis persuadé qu’une critique dégagée de toute préoccupation théologique trouvera un jour que les théologiens protestants libéraux de notre siècle ont été trop loin dans le doute, et qu’elle se rapprochera, non certes pour l’esprit, mais pour quelques résultats, des anciennes écoles traditionnelles.

Entre les écrits passés en revue par M. Scholten, l’Apocalypse tient naturellement le premier rang. C’est ici le point où l’illustre critique se montre le plus faible. De trois choses l’une : ou l’Apocalypse est de l’apôtre Jean, — ou elle est d’un faussaire qui a eu l’intention de la faire passer pour un ouvrage de l’apôtre Jean, — ou elle est d’un homonyme de l’apôtre Jean, tel que Jean-Marc ou l’énigmatique Presbyteros Johannes. Dans la troisième hypothèse, il est clair que l’Apocalypse n’a rien à voir avec le séjour de l’apôtre Jean en Asie ; mais cette hypothèse est bien peu plausible, et en tout cas, ce n’est pas celle qu’adopte M. Scholten. M. Scholten est pour la seconde hypothèse. Il croit l’Apocalypse apocryphe à la manière du livre de Daniel ; il pense que le faussaire a voulu, selon un procédé très-ordinaire chez les juifs du temps, se couvrir du prestige d’un personnage respecté, qu’il a choisi l’apôtre Jean comme une des colonnes de l’Église de Jérusalem, et qu’il s’est présenté aux Églises d’Asie sous ce nom vénérable. Un tel faux ne se concevant guère du vivant de l’apôtre, M. Scholten admet que Jean était mort avant 68. Mais ce système renferme de vraies impossibilités. Quoi qu’il en soit de l’authenticité de l’Apocalypse, j’ose dire que les arguments qu’on tire de cet écrit pour établir la vérité d’un séjour de Jean en Asie sont aussi forts dans la seconde des hypothèses ci-dessus énoncées que dans la première. Il ne s’agit pas ici d’un livre se produisant comme le livre de Daniel, des siècles après la mort de l’auteur à qui on l’attribue. L’Apocalypse fut répandue parmi les fidèles d’Asie dans l’hiver de 68-69, pendant que les grandes luttes entre les généraux pour la compétition de l’empire et l’apparition du faux Néron de Cythnos tenaient tout le monde dans une attente fiévreuse. Si l’apôtre Jean était mort, comme le veut M. Scholten, c’était depuis peu ; en tout cas, dans l’hypothèse de M. Scholten, les fidèles d’Éphèse, de Smyrne, etc., savaient parfaitement à cette date que l’apôtre Jean n’avait jamais visité l’Asie. Quel accueil durent-ils faire au récit d’une vision donnée comme ayant eu lieu à Patmos, à quelques lieues d’Éphèse, récit adressé aux sept principales Églises d’Asie par un homme qui est censé connaître les replis cachés de leur conscience, qui distribue aux unes les plus durs reproches, aux autres les éloges les plus exaltés, qui prend avec elles le ton d’une autorité incontestée, qui se présente comme ayant été le copartageant de leurs souffrances, si cet homme n’avait jamais été ni à Patmos ni en Asie, si leur imagination se l’était toujours représenté sédentaire à Jérusalem ? Il faut supposer le faussaire doué de bien peu de sens pour avoir créé de gaieté de cœur à son livre de telles raisons de défaveur. Pourquoi place-t-il à Patmos la scène de la prophétie ? Cette île n’avait eu jusque-là aucune importance, aucune signification. On n’y abordait jamais que quand on allait d’Éphèse à Rome ou de Rome à Éphèse. Pour ces sortes de traversées, Patmos offrait un très-bon port de relâche, à une petite journée d’Éphèse. C’était la première ou la dernière escale, selon les règles de la petite navigation décrite dans les Actes, et dont le principe essentiel était de s’arrêter autant que possible tous les soirs. Patmos ne pouvait être un but de voyage ; un homme allant à Éphèse ou venant d’Éphèse a seul pu y toucher. Même en admettant la non-authenticité de l’Apocalypse, les trois premiers chapitres de ce livre constituent donc une forte probabilité en faveur de la thèse du séjour de Jean en Asie, de la même manière que la Iª Petri, même apocryphe, est un très-bon argument pour le séjour de Pierre à Rome. Le faussaire, quelle que soit la crédulité du public auquel il s’adresse, cherche toujours à créer pour son écrit des conditions où il soit acceptable. Si l’auteur de la Iª Petri se croit obligé de dater son écrit de Rome ; si l’auteur de l’Apocalypse se figure donner un bon exorde à sa vision en la faisant écrire au seuil de l’Asie, presque en face d’Éphèse, et en l’adressant avec des conseils qui rappellent ceux d’un directeur de conscience aux Églises d’Asie, c’est que Pierre a été à Rome, c’est que Jean a été en Asie. Denys d’Alexandrie, dès la fin du IIIe siècle, sentit parfaitement ce que la question ainsi posée avait d’embarrassant[12]. Éprouvant contre l’Apocalypse cette antipathie que ressentirent tous les Pères grecs possédés du véritable esprit hellénique, Denys accumule les objections contre l’attribution d’un pareil écrit à l’apôtre Jean ; mais il reconnaît que l’ouvrage ne peut avoir été composé que par un personnage ayant vécu en Asie, et il se rabat sur les homonymes de l’apôtre ; tant ressort avec évidence cette proposition que l’auteur vrai ou supposé de l’Apocalypse s’est trouvé en rapport avec l’Asie.

La discussion de M. Scholten, relative au texte de Papias, est très-importante. Ç’a été le sort de cet ἀρχαῖος ἀνήρ d’être mal compris, depuis Irénée, qui en fait à tort certainement un auditeur de l’apôtre Jean, jusqu’à Eusèbe, qui suppose à tort aussi qu’il a connu directement Presbyteros Johannes. M. Keim avait déjà montré que le texte de Papias bien entendu prouve plutôt contre que pour le séjour de l’apôtre Jean en Asie. M. Scholten va plus loin ; il conclut du passage en question que même Presbyteros Johannes n’a pas demeuré en Asie. Il croit que ce personnage, distinct pour lui de l’apôtre Jean, demeurait en Palestine et était contemporain de Papias. Nous convenons avec M. Scholten que, si le passage de Papias est correct, il est une objection contre le séjour de l’apôtre en Asie. Mais est-il correct ? Les mots ἢ τί Ἰωάννης ne sont-ils pas une interpolation ? À ceux qui trouveraient ce retranchement arbitraire, je répondrai que, si l’on maintient ἢ τί Ἰωάννης, les mots οἱ τοῦ κυρίου μαθηταί, placés après Ἀριστίων καὶ ὁ πρεσϐύτερος Ἰωάννης, font de la phrase de Papias un ensemble bizarre et incohérent. Ce qui confirme pourtant les doutes de M. Scholten, c’est un passage de Papias cité par Georges Hamartolus[13], et d’après lequel Jean aurait été tué par les Juifs. Cette tradition paraît avoir été créée pour montrer la réalisation d’une parole du Christ (Matth., xx, 23 ; Marc, x, 39) ; elle n’est pas conciliable avec le séjour de Jean à Éphèse, et si Papias l’a vraiment adoptée[14], c’est qu’il n’avait pas la moindre notion de la venue de Jean dans la province d’Asie. Or il serait bien surprenant qu’un homme zélé comme Papias pour la recherche des traditions apostoliques eût ignoré un fait aussi capital, qui se serait passé dans le pays même qu’il habitait.

L’omission de toute mention relative au séjour de Jean en Asie dans les épîtres attribuées à saint Ignace et dans Hégésippe donne certainement à réfléchir. À partir de l’an 180, au contraire, la tradition est définitivement fixée. Apollonius l’anti-montaniste, Polycrate, Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène n’ont pas un doute sur l’honneur insigne dont la ville d’Éphèse a joui. Parmi les textes qu’on peut alléguer[15] deux sont surtout remarquables : celui de Polycrate, évêque d’Éphèse (vers 196) et celui d’Irénée (même temps), dans sa lettre à Florinus. M. Scholten se débarrasse trop légèrement du texte de Polycrate. Il est grave de trouver à Éphèse au bout d’un siècle la tradition si nettement affirmée. « Le peu d’esprit critique de Polycrate, dit M. Scholten, ressort de cette circonstance qu’il nous présente Jean comme orné du πέταλον, faisant ainsi remonter par anachronisme jusqu’à l’âge apostolique l’usage existant déjà de son temps de reporter à l’évêque chrétien la dignité de grand prêtre. » Autrefois M. Scholten n’en jugeait pas ainsi ; il voyait dans ce πέταλον, et dans le titre de ἱερεύς donné à l’apôtre Jean par Polycrate, la preuve que l’apôtre fut en Asie le chef du parti judéo-chrétien. Il avait raison. Le πέταλον, loin d’être un insigne épiscopal du second siècle, n’est attribué qu’à deux personnages, et à deux personnages du ier siècle, savoir à Jacques et à Jean, tous deux appartenant au parti judéo-chrétien, et que ce parti crut exalter en leur attribuant les prérogatives des grands prêtres juifs. M. Keim et M. Scholten reprochent également à Polycrate de croire que le Philippe qui vint se fixer à Hiérapolis avec ses filles prophétesses est l’apôtre Philippe. Je crois que Polycrate a raison, et que, si l’on compare attentivement le verset Actes, xxi, 8, aux passages de Papias, de Proclus, de Polycrate, de Clément d’Alexandrie, sur Philippe et ses filles résidant à Hiérapolis[16] on se convaincra que c’est de l’apôtre qu’il s’agit. Le verset des Actes a tout l’air d’une interpolation. M. Holtzmann[17] semble adopter sur ce point l’hypothèse que j’avais proposée dans mes Apôtres ; j’y tiens plus que jamais.

Le passage le plus curieux des Pères de l’Église sur la question qui nous occupe est le fragment de l’épître d’Irénée à Florinus, qu’Eusèbe nous a conservé[18]. C’est une des belles pages de la littérature chrétienne au second siècle : « Ces opinions-là, Florinus, ne sont pas d’une saine doctrine ;… ces opinions ne sont pas celles que te transmirent les anciens qui nous ont précédés et qui avaient connu les apôtres. Je me souviens que, quand j’étais enfant, dans l’Asie inférieure, où tu brillais alors par ton emploi à la cour, je t’ai vu près de Polycarpe, cherchant à acquérir son estime. Je me souviens mieux des choses d’alors que de ce qui est arrivé depuis, car ce que nous avons appris dans l’enfance croît avec l’âme, s’identifie avec elle ; si bien que je pourrais dire l’endroit où le bienheureux Polycarpe s’asseyait pour causer, sa démarche, ses habitudes, sa façon de vivre, les traits de son corps, sa manière d’entretenir l’assistance, comment il racontait la familiarité qu’il avait eue avec Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur. Et ce qu’il leur avait entendu dire sur le Seigneur, et sur ses miracles, et sur sa doctrine, Polycarpe le rapportait, comme l’ayant reçu des témoins oculaires du Verbe de vie, le tout conforme aux Écritures. Ces choses, grâce à la bonté de Dieu, je les écoutais dès lors avec application, les consignant non sur le papier, mais dans mon cœur, et toujours, grâce à Dieu, je les recorde authentiquement. Et je peux attester, en présence de Dieu, que si ce bienheureux et apostolique vieillard eût entendu quelque chose de semblable à tes doctrines, il aurait bouché ses oreilles et se serait écrié selon sa coutume : « O bon Dieu, à quels temps m’as-tu réservé, pour que je doive supporter de tels discours ! » et il eût pris la fuite de l’endroit où il les aurait ouïs. »

On voit qu’Irénée ne fait point ici appel, comme dans la plupart des autres passages où il parle du séjour de l’apôtre en Asie, à une tradition vague ; il retrace à Florinus des souvenirs d’enfance sur leur maître commun Polycarpe ; un de ces souvenirs est que Polycarpe parlait souvent de ses relations personnelles avec l’apôtre Jean. M. Scholten a bien vu qu’il faut ou admettre la réalité de ces rapports, ou déclarer apocryphe l’épître à Florinus. Il se décide pour ce second parti. Ses raisons m’ont paru faibles. Et d’abord, dans le livre Contre les hérésies[19] Irénée s’exprime presque de la même manière que dans la lettre à Florinus. La principale objection de M. Scholten se tire de ce que, pour expliquer de telles relations entre Jean et Polycarpe, il faut supposer à l’apôtre, à Polycarpe, à Irénée une extraordinaire longévité. Je ne suis pas très-frappé de cela. Jean peut n’être mort que vers l’an 80 ou 90. Irénée écrivait vers 180. Irénée était donc à la même distance des dernières années de Jean que nous le sommes des dernières années de Voltaire. Or, sans aucun miracle de longévité, notre confrère et ami M. de Rémusat a parfaitement connu l’abbé Morellet, qui lui parlait longuement de Voltaire. La difficulté que l’on croit trouver dans le fait rapporté par Irénée vient de ce que l’on place le martyre de Polycarpe en 166, 167, 168 ou 169, sous Marc-Aurèle. Polycarpe avait à ce moment-là quatre-vingt-six ans ; il serait donc né l’an 80, 81, 82 ou 83, ce qui le ferait bien jeune à la mort de Jean. Mais la date du martyre de Polycarpe doit être réformée. Ce martyre eut lieu sous le proconsulat de Quadratus. Or M. Waddington a démontré d’une façon qui ne laisse guère de place au doute que le proconsulat de Quadratus en Asie doit être placé en 154-155, sous le règne d’Antonin le Pieux[20]. Polycarpe serait donc né en 68 ou 69 ; si l’apôtre a vécu jusqu’en 90, ce à quoi rien ne s’oppose (il pouvait avoir une dizaine d’années de moins que Jésus), il n’est pas invraisemblable que Polycarpe ait eu dans son enfance des entretiens avec lui. Ce ne sont pas les Actes du martyre de Polycarpe qui assignent pour date à ce martyre le règne de Marc-Aurèle ; c’est Eusèbe qui, par un calcul erroné, dont M. Waddington rend très-bien compte, a cru que le proconsulat de Quadratus tomba sous ce règne.

Une difficulté au système chronologique que nous venons d’exposer est le voyage que Polycarpe fit à Rome sous le pontificat d’Anicet[21]. Anicet, selon la chronologie reçue, devint évêque de Rome en l’an 154 au plus tôt. On est donc un peu serré pour trouver une place au voyage de Polycarpe. Les résultats de M. Waddington paraissant décisifs, s’il fallait, pour être conséquent à ces résultats, reculer un peu l’arrivée d’Anicet au pontificat, on ne devrait pas hésiter, vu surtout que les listes pontificales offrent un trouble à cet endroit, et que plusieurs listes mettent Anicet avant Pius. Il est regrettable que M. Lipsius, qui a donné récemment un très-bon travail sur la chronologie des évêques de Rome jusqu’au IVe siècle, n’ait pas connu le mémoire de M. Waddington ; il y eût trouvé la matière d’une importante discussion.

« Est-il vraisemblable, dit M. Scholten, qu’un vieillard déjà presque centenaire ait entrepris un tel voyage, et cela dans un temps où il était plus pénible de voyager que de nos jours ? » — Les voyages d’Éphèse ou de Smyrne à Rome étaient ce qu’il y avait de plus facile. Un négociant d’Hiérapolis nous apprend dans son épitaphe[22] qu’il a fait soixante-douze fois le voyage d’Hiérapolis en Italie en doublant le cap Malée ; ce négociant continua par conséquent ses traversées jusqu’à un âge aussi avancé que celui où Polycarpe fit son voyage de Rome. De telles navigations en été (on voyageait très-peu pendant l’hiver) n’entraînaient aucune fatigue. Il est possible que Polycarpe ait exécuté son voyage à Rome pendant l’été de 154, et ait souffert le martyre à Smyrne le 23 février 155[23]. L’hypothèse de M. Keim[24] d’après laquelle le Jean qu’aurait connu Polycarpe ne serait pas Jean l’apôtre, mais Presbyteros Johannes, est pleine d’invraisemblances. Si ce Presbyteros fut, comme nous le croyons, un personnage secondaire, disciple de Jean l’apôtre, florissant de l’an 100 à l’an 120 à peu près, la confusion de Polycarpe ou d’Irénée serait inconcevable. Que le Presbyteros ait été vraiment un homme de la grande génération apostolique, un égal des apôtres, qu’on ait pu confondre avec eux, nous avons dit ailleurs nos objections contre ce système[25]. Ajoutons que même alors l’erreur de Polycarpe ne serait pas beaucoup plus facile à expliquer.

Une des parties les plus curieuses de l’opuscule de M. Scholten est celle où il revient sur la question du quatrième Évangile, qu’il a déjà traitée avec tant de développement, il y a quelques années. Non-seulement M. Scholten n’admet pas que cet Évangile soit l’œuvre de Jean ; mais encore il lui refuse toute relation avec Jean ; il nie que Jean soit le disciple nommé plusieurs fois dans cet Évangile avec mystère et désigné comme « le disciple que Jésus aimait ». Selon M. Scholten, ce disciple n’est pas un personnage réel. Le disciple immortel qui, en opposition avec les autres disciples du maître, doit vivre jusqu’à la fin des siècles par la force de son esprit, ce disciple dont le témoignage, reposant sur la contemplation spirituelle, est d’une authenticité absolue, ne doit être identifié avec aucun des apôtres galiléens ; c’est un personnage idéal. Il m’est tout à fait impossible d’admettre cette opinion. Mais ne compliquons pas une question difficile par une autre plus difficile encore. M. Scholten a ébranlé plusieurs des étais sur lesquels on appuyait autrefois l’opinion du séjour de l’apôtre Jean en Asie ; il a prouvé que ce fait ne sort pas de la pénombre où nous entrevoyons presque tous les faits de l’histoire apostolique ; en ce qui concerne Papias, il a soulevé une objection à laquelle il n’est pas facile de répondre ; néanmoins, il n’a pas réfuté tous les arguments qu’on peut alléguer en faveur de la tradition. Les premiers chapitres de l’Apocalypse, la lettre d’Irénée à Florinus, le passage de Polycrate restent trois bases solides, sur lesquelles on ne saurait édifier une certitude, mais que M. Scholten, malgré sa dialectique pressante, n’a pas renversées.

  1. La première thèse à cet égard est de 1520. Luther ne l’approuva pas. Flacius Illyricus, Saumaise rendirent l’opinion dont il s’agit classique dans l’école protestante.
  2. La dernière et la plus savante forme des doutes protestants sur ce point se trouve dans les deux essais de M. Lipsius : Chronologie der rœmischen Bischöfe bis zur Mitte des vierten Jahrhunderts (Kiel, 1869) Die Quellen der rœmischen Petrussage (Kiel, 1872).
  3. Voir les Apôtres, p. 249.
  4. Cité par Eusèbe, H. E., V, xviii, 11.
  5. De mortibus persecutorum, 2.
  6. Voir ci-dessus, p. 186 et suiv.
  7. Voir l’introduction en tête de ce volume, p. vii.
  8. Rœmische Petrussage, p. 13 et suiv., surtout p. 16, 18, 41-42. Cf. Recognit., I, 74 ; III, 65 ; Épître apocryphe de Clément à Jacques, en tête des Homélies, ch. 1.
  9. Apoc., xviii, 20.
  10. Pages 161-167. Comparez tome III (1871-72), p. 44-45, 477, notes.
  11. De apostel Johannes in Klein-Azië. Leyde, 1871. M. Holtzmann a repris la question dans sa Kritik der Eph. und Kolosserbriefe (Leipzig, 1872), p. 314-324.
  12. Cf. Eusèbe, H. E., VII, 25.
  13. Publié pour la première fois par M. l’abbé Nolte, dans la Theol. Quartalschrift (journal de théologie catholique de Tubingue), 1862, p. 466. Cf. Holtzmann, Kritik der Eph. und Kol., p. 322 ; Keim, Gesch. Jesu von Nazara. III, p. 44-45, note ; et les nouvelles observations de M. Scholten, Theologisch Tijdschrift (Amsterdam et Leyde), 1872, p. 325 et suiv.
  14. Il reste sur ce point quelque doute. Georges Hamartolus ajoute qu’Origène était également de cet avis ; ce qui est tout à fait faux. Voir Origène, In Matth., tomus XVI, 6. Héracléon met aussi Jean parmi les apôtres martyrs. Clém. d’Alex., Strom., IV, 9. Des faits comme le miracle de l’huile bouillante et le passage Apoc., i, 9, suffisaient pour justifier de telles assertions.
  15. Voir ci-dessus, p. 207-208, note.
  16. Voir ci-dessus, p. 342-344, et les Apôtres, p. 151, note.
  17. Judenthum und Christenthum, p. 719.
  18. Hist. eccl., V, 20.
  19. Adv. hær., III, iii, 4.
  20. Dans les Mém. de l’Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXVI 2e partie (1867), p. 232 et suiv. Comp. Waddington, Fastes des provinces asiatiques (1872), 1re partie, p. 219-221.
  21. Eusèbe, Hist. eccl., iv, 14 ; Chron., à l’année 155.
  22. Corpus inscr. græcarum, no 3920.
  23. Mém. de l’Acad., vol. cité, p. 240.
  24. Geschichte Jesu von Nazara, I, p. 101 et suiv.
  25. Voir l’Introduction en tête de ce volume, p. xxiii-xxvi.