Calmann-Lévy (p. 406-421).


XXVI


Monseigneur Guitrel, évêque de Tourcoing, adressa au président de la République la lettre suivante, dont le texte fut publié in extenso par la Semaine religieuse, la Vérité, l’Étendard, les Études sérieuses, et par plusieurs autres périodiques du diocèse :


« Monsieur le Président,

» Avant de porter à vos oreilles de justes plaintes et des revendications trop bien fondées, laissez-moi jouir, durant un court moment, de la douceur profonde de me sentir en parfait accord avec vous sur un point qui doit en effet nous être commun ; souffrez que, pénétrant les sentiments qui ont dû vous agiter en ces longs jours d’épreuve et de consolation, je m’unisse à vous dans un élan patriotique. Oh ! combien a dû gémir votre cœur généreux, quand vous avez vu cette poignée d’hommes égarés jeter l’injure à l’armée, sous prétexte de défendre la justice et la vérité, comme s’il pouvait y avoir une vérité et une justice en opposition avec l’ordre des sociétés et la hiérarchie des puissances établies par Dieu lui-même sur la terre ! Et de quelle joie ce même cœur a été rempli au spectacle de la nation levée tout entière, sans acception de parti, pour acclamer notre vaillante armée, l’armée de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis, de Godefroy de Bouillon, de Jeanne d’Arc et de Bayard, pour embrasser sa cause et venger ses injures ! Oh ! avec quelle satisfaction n’avez-vous pas contemplé la vigilante sagesse de la nation déjouant les complots des orgueilleux et des méchants !

» Certes, on ne peut nier que l’honneur d’une si louable conduite ne revienne à la France entière ; mais votre regard est trop perspicace, Monsieur le Président, pour n’avoir pas reconnu l’Église et ses fidèles à la tête des soutiens de l’ordre et des puissances. Ils y étaient au premier rang, saluant avec respect, avec confiance, l’armée et ses chefs. Et n’était-ce point là la vraie place des serviteurs de Celui qui a voulu être nommé le Dieu des armées, et qui, selon la forte expression de Bossuet, les a sanctifiées en prenant ce nom ? C’est ainsi que vous trouverez toujours en nous les plus sûrs appuis de la règle et de l’autorité. Et notre obéissance, que nous n’avons pas refusée aux princes nos persécuteurs, ne se lassera jamais. Puisse, en retour, votre gouvernement nous regarder avec des yeux de paix et nous rendre l’obéissance aimable ! Cependant nos cœurs exultent en contemplant cet appareil guerrier, qui nous fait respectables au dehors, et en vous voyant vous-même environné, sur votre siège d’honneur, d’un brillant état-major, à l’exemple du roi Saül, si grand par le courage et le caractère, qui attachait à sa personne les guerriers les plus braves. Nam quemcumque viderat Saul virum fortem et aptum ad prælium, sociabat eum sibi. (I Reg. XIV, 52.)

» Oh ! que je voudrais terminer cette lettre comme je l’ai commencée, par des paroles d’allégresse et de contentement, et qu’il me serait agréable, Monsieur le Président, d’associer votre nom vénéré aux conclusions de la paix religieuse, ainsi que je viens de l’associer aux avantages remportés, sous nos yeux, par l’esprit d’autorité sur l’esprit de discussion ! Mais, hélas ! il n’en saurait aller ainsi. Il faut que je vous présente un grand sujet d’affliction et que je contriste votre âme par le spectacle d’un grand deuil. J’accomplirai un devoir inéluctable en ramenant votre esprit sur une plaie saignante et qu’il faut fermer. Je suis intéressé à vous dire des vérités douloureuses, et vous êtes intéressé à les entendre. Mon devoir pastoral m’oblige à parler. Assis, par la grâce du Souverain Pontife, sur le siège du bienheureux Loup, successeur de tant de saints apôtres et de tant de pasteurs vigilants, serais-je l’héritier légitime de leurs travaux admirables, si je n’osais les continuer ? Alii laboraverunt, et vos in labores eorum introistis. (Ecc. VIII, 9.) Il convient donc que ma voix, si faible, s’élève et monte jusqu’à vous. Il convient aussi que vous prêtiez à mes paroles une oreille attentive, car le sujet dont je vous entretiendrai est digne des méditations d’un chef d’État. Princeps vero ea, quæ digna sunt principe, cogitabit. (Is. XXXII.)

» Mais comment l’aborder, ce sujet, sans se sentir immédiatement envahi par une douleur accablante ? Comment vous exposer, sans verser des larmes, l’état des religieux dont je suis le chef spirituel ? Car c’est d’eux qu’il s’agit, Monsieur le Président. En pénétrant dans mon diocèse, quel spectacle déchirant a frappé mes regards ! Sur le seuil des maisons pieuses consacrées à l’éducation des enfants, à la guérison des malades, au repos des vieillards, à l’instruction de nos lévites, à la méditation des mystères, je n’ai vu que des fronts soucieux et des regards affligés. Là où naguère régnaient la joie de l’innocence et la paix du travail, s’étendait maintenant une sombre inquiétude. Des soupirs montaient vers le ciel, et de toutes les bouches s’échappait le même cri d’angoisse : « Qui recueillera nos vieillards et nos malades ? Que vont devenir nos petits enfants ? Où irons-nous prier ? » Ainsi gémissaient, aux pieds de leur pasteur, en lui baisant les mains, les religieux et les religieuses du diocèse de Tourcoing, dépouillés de leurs biens, qui sont le bien des pauvres, des veuves et des orphelins, le pain des clercs, le viatique des missionnaires. Ainsi nos réguliers exhalaient ces plaintes touchantes, sous le coup de la ruine, attendant que les agents du fisc, violant la clôture de nos vierges et la grille des sanctuaires, vinssent saisir les vases sacrés sur l’autel.

» Tel est l’état où nos communautés religieuses sont réduites par l’application de ces lois d’accroissement et de ces lois d’abonnement, si l’on peut appeler lois les dispositions d’un texte imbécile et criminel. Ces expressions, Monsieur le Président, ne sembleront pas trop fortes, si on examine la situation faite aux religieux par ces mesures spoliatrices auxquelles on prétend donner force de loi. Il suffira pour partager mon sentiment à cet égard, d’une minute d’attention. En effet, les congrégations étant soumises aux impôts de droit commun, il est inique de leur en faire payer d’autres. C’est une première injustice qui saute aux yeux. Je vous en ferai paraître d’autres. Mais, déjà sur ce point, permettez-moi, Monsieur le Président, d’élever une protestation aussi ferme que respectueuse. Je n’ai pas l’autorité suffisante pour parler au nom de l’Église tout entière. Toutefois je suis certain de ne pas m’écarter de la bonne doctrine en proclamant ce principe essentiel du droit, que l’Église ne doit pas l’impôt à l’État. Elle consent à le payer ; elle le paie à titre gracieux, mais elle ne le doit pas. Ses antiques exemptions découlaient de sa souveraineté, car le souverain ne paie pas. Elle peut les revendiquer toujours, à tout moment, et dès qu’il lui conviendra de le faire. Elle ne peut pas plus renoncer au principe de ses exemptions qu’à ses droits et à ses devoirs de reine. Dans le fait, elle montre une admirable abnégation. Voilà tout. Ces réserves étant faites, je poursuis ma démonstration.

» Les congrégations sont soumises en matière de finance :

» 1o Au droit commun, comme je viens de le dire ;

» 2o À la mainmorte ;

» 3o À un impôt de quatre pour cent sur le revenu (lois de 1880 et 1884) ;

» 4o Au droit d’accroissement, dont on a prétendu corriger les effets monstrueux par un droit dit d’abonnement, que le gouvernement prélève annuellement, sur la part présumée des membres décédés. Il est vrai que, par une fausse douceur, qui n’est en réalité qu’un raffinement d’injustice et de perfidie, la loi dispose que les établissements hospitaliers ou scolaires pourront être allégés de cette charge, en raison de leur utilité, comme si les maisons où nos saintes filles prient Dieu de pardonner les crimes de la France et d’éclairer ses maîtres aveugles n’étaient pas aussi utiles et plus utiles encore que des pensionnats et des hôpitaux !

» Mais il fallait diviser les intérêts par la différence des traitements. On espérait ainsi disloquer la résistance. C’est encore dans cet esprit qu’on a fixé à trente centimes par cent francs pour les congrégations reconnues et à quarante centimes pour les congrégations non reconnues la taxe annuelle sur la valeur des biens meubles et immeubles, en sorte que ces dernières, incapables de posséder, sont bonnes pour payer, et même pour payer plus que les autres.

» Je me résume. Aux impôts de droit commun s’ajoutent, pour accabler nos congréganistes, ceux de mainmorte, ceux de quatre pour cent sur le revenu et ceux dits d’accroissement, non point allégés, mais alourdis par ceux dits d’abonnement. Est-ce tolérable ? Y a-t-il un exemple au monde d’une aussi odieuse spoliation ? Non, vous êtes contraint, Monsieur le Président, de reconnaître qu’il n’y en a point.

» Aussi, quand les religieux de mon diocèse ont demandé à leur pasteur ce qu’ils devaient faire dans l’état où ils étaient réduits, pouvais-je leur répondre autrement que par ces seuls mots : « Résistez ! C’est un droit et un devoir que de s’opposer à l’injustice. Résistez. Dites : Nous ne pouvons pas. Non possumus. »

» Ils y sont résolus, Monsieur le Président ; et toutes nos congrégations, autorisées ou non, enseignantes, hospitalières, contemplatives, destinées aux retraites ecclésiastiques ou vouées à la préparation des missions étrangères, toutes, malgré l’inégalité du fisc à leur égard, sont résolues à une égale résistance. Elles ont compris que, sous des aspects divers, le traitement que leur infligent vos prétendues lois est uniformément inique et leur commande une action concertée pour la défense commune. Leur résolution est inébranlable. En l’appuyant après l’avoir préparée, je suis assuré de ne point manquer à l’obéissance que je dois au prince et aux lois et que je vous accorde pleinement, par principe de religion et de conscience ; je suis assuré de ne point méconnaître votre-puissance, qui ne peut s’exercer que dans la justice. Ecce in justitiâ regnabit rex. (Paralip. XXII, 22.)

» Dans son encyclique Diuturnum illud, S. S. Léon XIII a expressément déclaré que les fidèles sont dispensés d’obéir aux pouvoirs civils dès que ceux-ci donnent des ordres manifestement contraires au droit naturel et divin. « Si quelqu’un, est-il dit en cette admirable lettre, se trouvait placé dans l’alternative d’enfreindre ou les ordres de Dieu ou ceux du prince, il devrait suivre les préceptes de Jésus-Christ et répondre, à l’exemple des apôtres : — Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes. — Agir ainsi, ce n’est pas mériter le reproche d’être désobéissant ; car les princes, dès que leur volonté est en opposition avec la volonté et les lois divines, excèdent leur pouvoir et corrompent la justice. Dès lors, leur autorité est sans force, parce que, là où elle n’est plus juste, elle n’est plus. »

» Ce n’est pas, croyez-le bien, sans de longues méditations que j’ai encouragé mes religieux dans la résistance nécessaire. J’ai considéré les dommages temporels qui pourraient en résulter pour eux. Ces considérations ne m’ont point arrêté. Quand nous dirons à vos publicains : Non possumus, vous tenterez de vaincre notre constance par la force. Mais que faire pour cela ? Saisir les congrégations reconnues ? L’oserez-vous ? Les congrégations non reconnues ? Le pourrez-vous ?

» Aurez-vous le triste courage de vendre nos meubles et les objets consacrés au culte ? Et s’il est vrai pourtant que ni l’humilité des premiers ni la sainteté des seconds ne puisse les soustraire à votre rapacité, il faut que vous sachiez, il faut que les femmes et les enfants de vos collaborateurs sachent que, du fait de procéder à une telle vente, on encourt l’excommunication dont les effets terribles effrayent même les pécheurs endurcis. Il faut que tous ceux qui consentiraient à acheter quelque objet provenant de ces ventes illicites sachent qu’ils s’exposeraient à la même peine.

» Et si même nous sommes dépouillés de nos biens, chassés de nos demeures, le dommage n’en sera point pour nous, mais pour vous qui vous couvrirez des hontes d’un scandale inouï. Vous pourrez exercer contre nous les plus cruelles représailles. Nulle menace ne saurait nous intimider. Nous ne craignons ni la prison ni les liens. Ce sont les bras chargés de chaînes des pontifes et des confesseurs qui ont délivré l’Église. Quoi qu’il arrive, nous ne paierons pas. Nous ne le devons pas, nous ne le pouvons pas. Non possumus.

» Avant d’en arriver à cette extrémité, j’ai cru devoir, Monsieur le Président, vous faire connaître la situation, dans l’espoir que vous l’examinerez avec ce zèle du cœur et cette fermeté de l’âme que Dieu communique aux puissants de la terre qui se fient en lui. Puissiez-vous, avec son aide, remédier aux maux intolérables que j’ai exposés à vos yeux ! Dieu veuille, Monsieur le Président, Dieu veuille que, quand vous examinerez l’injustice du fisc à l’égard de nos religieux, vous vous inspiriez moins de vos conseillers que de vous-même ! Car si le chef peut prendre des avis, c’est le sien qu’il doit suivre. Selon la parole profonde de Salomon, le conseil est dans le cœur de l’homme, comme une eau profonde. Sicut aqua profunda, sic consilium in corde viri. (Prov. XX, 5.)

» Daignez agréer, Monsieur le Président, le profond respect avec lequel, etc.

» † joachim,
» Évêque de Tourcoing. »


La lettre de Sa Grandeur Monseigneur l’évêque de Tourcoing avait été rendue publique le 14 janvier.

Le 30 du même mois, l’Agence Havas communique aux journaux l’information suivante :

« Le conseil des ministres s’est réuni hier à l’Élysée.

» Il a été décidé, dans ce conseil, que le ministre des cultes formerait, devant le Conseil d’État, un recours pour abus contre Monseigneur Guitrel, évêque de Tourcoing, au sujet de sa lettre au président de la République. »