Calmann-Lévy (p. 257-265).


XII


Ce soir-là, M. Leterrier vint faire visite à M. Bergeret.

Au coup de sonnette du recteur, Riquet sauta à bas du fauteuil qu’il partageait avec son maître et aboya terriblement, en regardant la porte. Et quand M. Leterrier entra dans le cabinet de travail, le chien l’accueillit par des grognements hostiles. Cette ample figure, cette face grave et pleine, dans un collier de barbe grise, ne lui était pas familière.

— Toi aussi ! murmura doucement le recteur.

— Vous l’excuserez, dit M. Bergeret. Il est domestique. Quand les hommes, en instruisant sa race, ont formé le caractère qu’il a hérité, ils croyaient eux-mêmes que l’étranger était l’ennemi. Ils n’enseignaient point aux chiens la charité du genre humain. Les idées de fraternité universelle n’ont point pénétré l’âme de Riquet. Il représente un état ancien des sociétés.

— Un état très ancien, dit le recteur. Car il est clair que maintenant nous vivons en paix les uns avec les autres, dans la concorde et la justice !

Ainsi parlait le recteur avec ironie. Ce n’était pas le tour ordinaire de son esprit. Mais, depuis quelque temps, il avait des pensées et des paroles nouvelles.

Cependant Riquet continuait d’aboyer et de grogner. Il s’efforçait visiblement d’arrêter l’étranger par l’horreur de son regard et de sa voix. Mais il reculait à mesure que l’adversaire avançait. Il gardait fidèlement la maison ; mais il était prudent.

Impatienté, le maître le souleva de terre par la peau du cou et lui donna deux ou trois chiquenaudes sur le museau.

Riquet cessa aussitôt d’aboyer, s’agita gentiment et tira une langue en volute pour lécher la main qui le châtiait. Ses beaux yeux maintenant étaient pleins de tristesse et de douceur.

— Pauvre Riquet ! soupira M. Leterrier. Voilà donc le prix d’un si beau zèle !

— Il faut pénétrer ses idées, dit M. Bergeret en le poussant derrière son fauteuil. Il sait maintenant qu’il eut tort de vous accueillir ainsi. Riquet ne connaît qu’une sorte de mal, la souffrance, et qu’une sorte de bien, l’absence de souffrance. Il identifie le crime et le châtiment, de telle manière que, pour lui, une mauvaise action est une action dont on est puni. Quand, par mégarde, je lui marche sur la patte, il se reconnaît coupable et me demande pardon. Le juste et l’injuste n’embarrassent point son infaillible sagesse.

— Cette philosophie lui épargne les angoisses que nous éprouvons aujourd’hui, dit M. Leterrier.

Depuis qu’il avait signé la protestation dite « des Intellectuels », M. Leterrier vivait dans l’étonnement. Il avait exposé ses raisons en une lettre aux journaux de la région. Il ne comprenait pas celles de ses contradicteurs, qui étaient de l’appeler juif, prussien, intellectuel et vendu. Il était surpris aussi, qu’Eusèbe Boulet, rédacteur du Phare, le traitât chaque jour de mauvais citoyen et d’ennemi de l’armée.

— Le croyez-vous ? s’écria-t-il, on a osé imprimer, dans le Phare, que j’outrageais l’armée ? Outrager l’armée, moi qui ai un fils sous les drapeaux !

Les deux professeurs parlèrent longuement de l’Affaire. Et M. Leterrier, dont l’âme était limpide, dit encore :

— Je ne conçois pas qu’on mêle à cette affaire des considérations politiques et des passions de parti. Elle leur est supérieure, puisque c’est une question morale.

— Sans doute, répondit M. Bergeret, mais vous n’auriez pas de ces surprenantes surprises, si vous songiez que la foule a des passions violentes et simples, qu’elle est inaccessible au raisonnement, que peu d’hommes savent conduire leur esprit dans des recherches difficiles, et que, pour découvrir la vérité en cette affaire, il nous a fallu une attention soutenue, la fermeté d’une intelligence exercée, l’habitude d’examiner les faits avec méthode et quelque sagacité. Ces avantages et la satisfaction de posséder la vérité valent bien qu’on les paye de quelques injures méprisées.

— Quand cela finira-t-il ? demanda M. Leterrier.

— Dans six mois ou dans vingt ans, ou jamais, répondit M. Bergeret.

— Où s’arrêteront-ils ? demanda M. Leterrier. Scelere velandum est scelus. J’en meurs, mon ami, j’en meurs.

Et il disait vrai. Sa forte machine d’animal moral était détraquée. Il avait la fièvre et des douleurs hépatiques.

Pour la centième fois, il exposa les preuves qu’il avait réunies avec toute la prudence de son esprit et tout le zèle de son cœur. Il établit les causes de l’erreur qui dès lors paraissait à travers tant de voiles amassés. Et, fort de sa raison, il demanda avec énergie :

— Que peut-on répondre à cela ?

À cet endroit de leur entretien, les deux professeurs entendirent une grande rumeur qui montait de la place.

Riquet leva la tête et regarda autour de lui avec inquiétude.

— Qu’est-ce encore ? demanda M. Leterrier.

— Ce n’est rien, dit M. Bergeret, c’est Pecus !

C’était, en effet, une troupe de citoyens qui poussait de grands cris.

— Je crois qu’ils crient « Conspuez Leterrier », dit le recteur. On leur aura signalé ma présence chez vous.

— Je le crois aussi, dit M. Bergeret. Et je pense qu’ils vont bientôt crier : « Conspuez Bergeret ! » Pecus est nourri de mensonges antiques. Son aptitude à l’erreur est considérable. Se sentant peu propre à dissiper par la raison les préjugés héréditaires, il conserve prudemment l’héritage de fables qui lui viennent des aïeux. Cette espèce de sagesse le garde des erreurs qui lui seraient trop nuisibles. Il s’en tient aux erreurs éprouvées. Il est imitateur ; il le paraîtrait davantage, s’il ne déformait involontairement ce qu’il copie. Ces déformations produisent ce qu’on appelle le progrès. Pecus ne réfléchit pas. Aussi est-il injuste de dire qu’il se trompe. Mais tout le trompe, et il est misérable. Il ne doute jamais, puisque le doute est l’effet de la réflexion. Pourtant ses idées changent sans cesse. Et parfois il passe de la stupidité à la violence. Il n’a nulle excellence, car tout ce qui excelle se détache immédiatement de lui et cesse de lui appartenir. Mais, il erre, il languit, il souffre. Et il faut lui garder une profonde et douloureuse sympathie. Il convient même de le vénérer, parce que c’est de lui que sortent toute vertu, toute beauté, toute gloire humaine. Pauvre Pecus !

Ainsi parla M. Bergeret. Et une pierre lancée avec force traversa la vitre et vint tomber sur le plancher.

— C’est un argument, dit le recteur en ramassant la pierre.

— Il est rhomboïdal, dit M. Bergeret.

— Cette pierre ne porte aucune inscription, dit le doyen.

— C’est dommage ! dit M. Bergeret. Le commandeur Aspertini a trouvé à Modène des balles de fronde qui avaient été lancées en l’an 43 avant notre ère par les soldats d’Hirtius et de Pansa aux partisans d’Octave. Ces balles portaient des inscriptions indiquant où elles devaient frapper. M. Aspertini m’en a montré une qui était destinée à Livie. Je vous laisse à deviner, d’après l’humeur des soldats, en quels termes l’envoi était tourné.

Sa voix fut couverte à cet endroit par les cris de : « Conspuez Bergeret ! Mort aux juifs ! » qui montaient de la place.

M. Bergeret prit la pierre des mains du recteur et la plaça sur sa table, en manière de presse-papier. Puis, dès qu’il put se faire entendre, il reprit le fil de son discours.

— Des cruautés horribles furent commises après la défaite des deux consuls antoniens à Modène. On ne peut nier que, depuis lors, les mœurs se soient beaucoup adoucies.

Cependant la foule hurlait, et Riquet lui répondait par des aboiements héroïques.