Calmann-Lévy (p. 207-226).


VIII


Étant venu à mourir en sa quatre-vingt-douzième année, M. le premier président Cassignol fut conduit à l’église dans le corbillard des pauvres, selon la volonté qu’il avait exprimée. Cette disposition fut jugée, en silence. L’assistance tout entière en était secrètement offensée comme d’une marque de mépris pour la richesse, objet du respect public, et comme de l’ostensible abandon d’un privilège attaché à la classe bourgeoise. On se rappelait que M. Cassignol avait toujours tenu maison très honorablement et montré jusqu’en l’extrême vieillesse une sévère propreté dans ses habits. Bien qu’on le vît sans cesse occupé d’œuvres catholiques, nul n’aurait songé à dire, lui appliquant les paroles d’un orateur chrétien, qu’il aimait les pauvres jusqu’à se rendre semblable à eux. Ce qu’on ne croyait point venir d’un excès de charité passait pour un paradoxe de l’orgueil, et l’on regardait froidement cette humilité superbe.

On regrettait aussi que le défunt, officier de la Légion d’honneur, eût ordonné que les honneurs militaires ne lui fussent point rendus. L’état des esprits, enflammés par les journaux nationalistes, était tel qu’on se plaignait ouvertement dans la foule de ne pas voir les soldats. Le général Cartier de Chalmot, venu en civil, fut salué avec un profond respect par la députation des avocats. Des magistrats en grand nombre et des ecclésiastiques se pressaient devant la maison mortuaire. Et quand au son des cloches, précédé par la croix et par les chants liturgiques, le corbillard s’avança lentement vers la cathédrale, entre les coiffes blanches de douze religieuses, suivi par les garçons et les filles des écoles congréganistes, dont la file grise et noire s’allongeait à perte de vue, le sens apparut clairement de cette longue vie, consacrée au triomphe de l’Église catholique. La ville entière suivait en troupe. M. Bergeret marchait parmi les traînards du corbillard. M. Mazure, s’approchant, lui dit à l’oreille :

— Je n’ignorais point que ce vieux Cassignol eût été, de son vivant, zélé tortionnaire. Mais je ne savais pas qu’il fût si grand calotin. Il se disait libéral !

— Il l’était, répondit M. Bergeret. Il lui fallait bien l’être, puisqu’il aspirait à la domination. N’est-ce point par la liberté qu’on s’achemine à l’empire ?… Mon cher monsieur Mazure, vous m’attendrissez.

— Pourquoi ? demanda l’archiviste.

— Parce que, en sympathie avec la foule, vous déployez sans cesse la faculté touchante d’être trompé, et que vous marchez avec zèle dans la procession des dupes triomphantes.

— Oh ! si vous voulez parler de l’Affaire, répondit énergiquement M. Mazure, je vous préviens que nous ne nous entendrons pas du tout…

— Bergeret, connaissez-vous beaucoup cet ecclésiastique ? demanda le docteur Fornerol.

Et il indiqua d’un tour d’œil un prêtre agile et gras qui se coulait dans la foule.

— L’abbé Guitrel ! fit M. Bergeret… Qui ne connaît Guitrel et sa servante ? On leur attribue des aventures contées jadis par La Fontaine et Boccace. En fait la servante de monsieur Guitrel a l’âge canonique. Ce prêtre, qui sera bientôt évêque, a prononcé naguère une parole qu’on m’a rapportée et que je vous livre à mon tour. Il a dit : « Si le xviiie siècle doit être nommé le siècle du crime, le xixe sera peut-être appelé le siècle de l’expiation. » Hein ! Si l’abbé Guitrel disait vrai ?

— Non, répondit l’archiviste. Le nombre des esprits émancipés augmente de jour en jour. La liberté de conscience est à jamais acquise. L’empire de la science est fondé. Mais je crains un retour offensif des cléricaux. Les circonstances favorisent la réaction. J’en suis soucieux. Je ne suis pas comme vous un dilettante. J’aime la République d’un amour inquiet et farouche.

En discourant de la sorte, ils atteignirent le parvis de la cathédrale. Au-dessus des têtes chauves, chenues ou noires, par la grande baie ouverte, s’échappaient de l’ombre chaude les sons de l’orgue et l’odeur de l’encens.

— Je n’entre pas là dedans, dit M. Mazure.

— J’y entrerai un moment, dit M. Bergeret. J’aime les cérémonies du culte.

Quand ils entrèrent, le Dies iræ déroulait ses amples formules. M. Bergeret était derrière M. Laprat-Teulet. Il voyait du côté de l’évangile, réservé aux femmes, madame de Gromance, blanche dans ses vêtements sombres, les yeux comme des fleurs, et vides de toute pensée. Il la trouva plus désirable en cela. Le chantre fit jaillir dans la vaste nef cette strophe de la prose des morts :


Qui latronem exaudisti
Et Mariam absolvisti,
Mihi quoque spem dedisti.


— Vous entendez, Fornerol, dit M. Bergeret : « Qui latronem exaudisti… Toi qui as exaucé un larron et absous une pécheresse, à moi aussi tu as donné l’espérance. » Il y a sans doute quelque grandeur à dicter ce langage à toute une assemblée. Le mérite en revient à ces visionnaires farouches et doux des Abruzzes, à ces pauvres serviteurs des pauvres, à ces fous aimables qui renonçaient aux richesses pour échapper à la haine qu’elles font naître. Mauvais économistes, ces compagnons de saint François ! Monsieur Méline les mépriserait profondément si jamais, par aventure, il entendait parler d’eux.

— Ah ! dit le docteur, ce sont les compagnons de saint François qui ont prévu la manière dont cette assistance-ci serait composée !

— Le Dies iræ fut rimé, je crois, dans un couvent franciscain du xiiie siècle, dit M. Bergeret. Il faudra que je consulte, à ce sujet, mon grand ami, le commandeur Aspertini.

Cependant l’office des morts s’achevait.

En suivant le char qui portait au cimetière le corps du magistrat, M. Mazure, M. le docteur Fornerol et M. Bergeret, qui marchaient de front, échangèrent des propos.

Comme ils passaient devant la maison de la reine Marguerite :

— L’acte est signé, dit l’archiviste Mazure. Terremondre, possesseur de l’antique demeure de Philippe Tricouillard, y installe ses collections, dans la secrète pensée de les vendre un jour fort cher à la ville, dont il sera ainsi le bienfaiteur. À propos, il s’est décidé, Terremondre ; il se porte à Seuilly, comme républicain progressiste, mais on sait de quel côté il fera faire des progrès à la République. C’est un rallié.

— N’est-il pas soutenu par le gouvernement ? demanda M. Bergeret.

— Il est appuyé par le préfet et combattu par le sous-préfet, répondit M. Mazure. Le sous-préfet de Seuilly est dirigé par le président du conseil. Et le préfet Worms-Clavelin suit les instructions du ministre de l’intérieur.

— Vous voyez cette boutique ? dit le docteur Fornerol.

— La boutique de la veuve Leborgne, teinturière ? dit M. Mazure.

— Précisément, dit le docteur Fornerol ; son mari est mort bien singulièrement, il y a six semaines. Il est mort de peur, littéralement, par inhibition, à la seule vue d’un, chien qu’il croyait enragé, et qui ne l’était pas plus que moi.

Et le docteur Fornerol exposa les morts diverses des hommes et des femmes auprès desquels il avait été appelé pour exercer son art.

Et M. Mazure, qui était libre penseur, fut pris, à l’idée de la mort, d’un grand désir d’avoir une âme immortelle.

— Je ne crois pas, dit-il, un mot de ce qu’enseignent les diverses Églises qui se partagent aujourd’hui la domination spirituelle des peuples. Je sais trop bien comment les dogmes s’élaborent, se forment et se transforment. Mais pourquoi n’y aurait-il pas en nous un principe pensant, et pourquoi ce principe ne survivrait-il pas à cette association d’éléments organiques qu’on nomme la vie ?

— Je voudrais, dit M. Bergeret, vous demander ce que c’est qu’un principe pensant, mais je vous embarrasserais sans doute.

— Nullement, répondit M. Mazure ; j’appelle ainsi la cause de la pensée, ou, si vous voulez, la pensée elle-même. Pourquoi la pensée ne serait-elle point immortelle ?

— Oui, pourquoi ? demanda à son tour M. Bergeret.

— Cette supposition n’est point absurde, dit M. Mazure encouragé.

— Et pourquoi, demanda M. Bergeret, un monsieur Dupont n’habiterait-il point la maison des Tintelleries qui porte le numéro 38 ? Cette supposition n’est point absurde. Le nom de Dupont est commun en France, et la maison que je dis est à trois corps de logis.

— Vous n’êtes pas sérieux, dit M. Mazure.

— Moi, je suis spiritualiste d’une certaine manière, dit le docteur Fornerol. Le spiritualisme est un agent thérapeutique qu’il ne faut pas négliger dans l’état actuel de la médecine. Toute ma clientèle croit à l’immortalité de l’âme et n’entend pas qu’on plaisante là-dessus. Les bonnes gens, aux Tintelleries comme ailleurs, veulent être immortels. On leur ferait de la peine en leur disant que peut-être ils ne le sont pas. Voyez-vous madame Péchin qui sort de chez le fruitier avec des tomates dans son cabas ? Vous lui diriez : « Madame Péchin, vous goûterez des félicités célestes pendant des milliards de siècles, mais vous n’êtes point immortelle. Vous durerez plus que les étoiles et vous durerez encore quand les nébuleuses se seront formées en soleils et quand ces soleils se seront éteints, et dans l’inconcevable durée de ces âges vous serez baignée de délices et de gloire. Mais vous n’êtes point immortelle, madame Péchin. » Si vous lui parliez de la sorte, elle ne penserait point que vous lui annoncez une bonne nouvelle et si, par impossible, vos discours étaient appuyés de telles preuves qu’elle y ajoutât foi, elle serait désolée, elle tomberait dans le désespoir, la pauvre vieille, et elle mangerait ses tomates avec ses larmes.

» Madame Péchin veut être immortelle. Tous mes malades veulent être immortels. Vous, monsieur Mazure, et vous-même, monsieur Bergeret, vous voulez être immortels. Maintenant je vous avouerai que l’instabilité est le caractère essentiel des combinaisons qui produisent la vie. La vie, voulez-vous que je vous la définisse scientifiquement ? C’est de l’inconnu qui f… le camp.

— Confucius, dit M. Bergeret, était un homme bien raisonnable. Son disciple, Ki-Lou, demandant un jour comment il fallait servir les Esprits et les Génies, le maître répondit : « Quand l’homme n’est pas encore en état de servir l’humanité, comment pourrait-il servir les Esprits et les Génies ? — Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c’est que la mort. » Et Confucius répondit : « Lorsqu’on ne sait pas ce que c’est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort ? »

Le cortège, longeant la rue Nationale, passa devant le collège. Et le docteur Fornerol se rappela les jours de son enfance, et il dit :

— C’est là que j’ai fait mes études. Il y a longtemps. Je suis beaucoup plus vieux que vous. J’aurai cinquante-six ans dans huit jours.

— Vraiment, dit M. Bergeret, madame Péchin veut être immortelle ?

— Elle est certaine de l’être, dit le docteur Fornerol. Si vous lui disiez le contraire, elle vous voudrait du mal et ne vous croirait pas.

— Et cela, demanda M. Bergeret, ne l’étonne pas de devoir durer toujours, dans l’écoulement universel des choses ? Et elle ne se lasse pas de nourrir ces espérances démesurées ? Mais peut-être n’a-t-elle pas beaucoup médité sur la nature des êtres et sur les conditions de la vie.

— Qu’importe ! dit le docteur. Je ne conçois pas votre surprise, mon cher monsieur Bergeret. Cette bonne dame a de la religion. C’est même tout ce qu’elle a au monde. Elle est catholique, étant née dans un pays catholique. Elle croit ce qui lui a été enseigné. C’est naturel !

— Docteur, vous parlez comme Zaïre, dit M. Bergeret. J’eusse été près du Gange… Au reste, la croyance à l’immortalité de l’âme est vulgaire en Europe, en Amérique et dans une partie de l’Asie. Elle se répand en Afrique avec les cotonnades.

— Tant mieux ! dit le docteur. Car elle est nécessaire à la civilisation. Sans elle, les malheureux ne se résigneraient point à leur sort.

— Pourtant, dit M. Bergeret, les coolies chinois travaillent pour un faible salaire. Ils sont patients et résignés, et ils ne sont pas spiritualistes.

— Parce que ce sont des jaunes, dit le docteur Fornerol. Les races blanches ont moins de résignation. Elles conçoivent un idéal de justice et de hautes espérances. Le général Cartier de Chalmot a raison de dire que la croyance à une vie future est nécessaire aux armées. Elle est aussi fort utile dans toutes les transactions sociales. Sans la peur de l’enfer, il y aurait moins d’honnêteté.

— Docteur, demanda M. Bergeret, croyez-vous que vous ressusciterez ?

— Moi, c’est différent, répondit le docteur. Je n’ai pas besoin de croire en Dieu pour être un honnête homme. En matière de religion, comme savant, j’ignore tout ; comme citoyen, je crois tout. Je suis catholique d’État. J’estime que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, et qu’elles contribuent à donner au populaire des sentiments humains.

— C’est une opinion très répandue, dit M. Bergeret. Et elle m’est suspecte par sa vulgarité même. Les opinions communes passent sans examen. Le plus souvent, on ne les admettrait pas si l’on y faisait attention. Il en est d’elles comme de cet amateur de spectacles qui pendant vingt ans entra à la Comédie-Française en jetant au contrôle ce nom : « feu Scribe ». Un droit d’entrée ainsi motivé ne supporterait pas l’examen. Mais on ne l’examinait pas. Comment penser que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, quand on voit que l’histoire des peuples chrétiens est tissue de guerres, de massacres et de supplices ? Vous ne voulez pas qu’on ait plus de piété que dans les monastères. Pourtant toutes les espèces de moines, les blanches et les noires, les pies et les capucines, se sont souillées des crimes les plus exécrables. Les suppôts de l’Inquisition et les curés de la Ligue étaient pieux, et ils étaient cruels. Je ne parle pas des papes qui ensanglantèrent le monde, parce qu’il n’est pas certain qu’ils croyaient à une autre vie. La vérité est que les hommes sont des animaux malfaisants, et qu’ils restent malfaisants même quand ils s’attendent à passer de ce monde dans un autre, ce qui est déraisonnable, si l’on y songe.

» Toutefois, ne vous imaginez pas, docteur, que je dénie à madame Péchin le droit de se croire immortelle. Je vous dirai même, en sa faveur, qu’elle ne sera point déçue, au sortir de cette vie ; qu’une illusion durable a les attributs de la vérité, et que l’on n’est jamais trompé si l’on n’est jamais désabusé.

La tête du cortège était déjà entrée dans le cimetière. Les trois causeurs ralentirent le pas.

— Monsieur Bergeret, si, comme moi, dit le docteur, vous visitiez, chaque matin, un demi-quarteron de malades, vous comprendriez, comme moi, la puissance des curés. Et vous-même, ne vous surprenez-vous pas parfois sinon à croire, du moins à désirer l’immortalité ?

— Docteur, répondit M. Bergeret, je pense à ce sujet comme madame Dupont-Delagneau. Madame Dupont-Delagneau était fort vieille quand mon père était fort jeune. Elle l’aimait beaucoup et causait volontiers avec lui. Il touchait par elle au xviiie siècle. J’ai recueilli sur sa bouche certains propos de cette dame et celui-ci entre autres :

» Comme elle était malade, à la campagne, son curé l’alla voir et lui parla de la vie future. Elle répondit, avec une petite moue dédaigneuse, qu’elle se défiait de l’autre monde. « Vous m’assurez, dit-elle, que celui qui l’a fait est le même qui a fait ce monde-ci. Je ne sais que trop comment il travaille. » Eh bien ! docteur, j’ai pour le moins autant de méfiance qu’en avait madame Dupont-Delagneau.

— Mais n’avez-vous jamais rêvé, demanda le docteur, l’immortalité par la science, l’immortalité dans les astres ?

— J’en reviens, dit M. Bergeret, à la pensée de madame Dupont-Delagneau. J’aurais trop peur que le système d’Altaïr ou d’Aldébaran ne ressemblât au système solaire, et que ce ne fût pas la peine de changer. Quant à renaître sur cette boule-ci, grand merci, docteur !

— Non, vraiment, demanda le docteur, vous ne voulez pas, comme madame Péchin, être immortel d’une façon ou d’une autre ?

— Toute réflexion faite, répondit M. Bergeret, je me contente d’être éternel. Et je le suis dans mon essence. Quant à la conscience dont je jouis, c’est un accident, docteur, un phénomène d’un instant, comme la bulle formée à la surface de l’eau.

— D’accord. Mais il ne faut pas le dire, répliqua le docteur.

— Pourquoi ? demanda M. Bergeret.

— Parce que ces doctrines ne sont pas appropriées au grand nombre, et qu’il faut parler comme la foule, si l’on ne peut penser comme elle. C’est la communauté des croyances qui fait les peuples forts.

— Ce qui est vrai, répliqua M. Bergeret, c’est que les hommes animés d’une foi commune n’ont rien de plus pressé que d’exterminer ceux qui pensent différemment, surtout quand la différence est très petite.

— Nous allons entendre trois discours, dit M. Mazure.

M. Mazure se trompait. Cinq discours furent prononcés, dont personne n’entendit rien. Les cris de « Vive l’armée ! » éclatèrent sur le passage du général Cartier de Chalmot. M. Leterrier et M. Bergeret furent poursuivis par les huées de la jeunesse nationaliste.