L’Année terrible/Les Précurseurs

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L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 169-171).


                           I

Sur l’être et sur la créature,
Dans tous les temps l’homme incliné
A toujours dit à la nature :
O gouffre ! Pourquoi suis-je né ?
Parfois croyants, parfois athées,
Nous ajoutons aux Prométhées
Les Euclides et les Keplers ;
Nos doutes, nuages funèbres,
Montent au ciel pleins de ténèbres,
Et redescendent pleins d’éclairs.


O fronts où flambent les idées !
Au bord du gouffre, au fond des cieux,
Que de figures accoudées !
Que de regards mystérieux !
O les prunelles étoilées
Des Miltons et des Galilées !
Sombres Dantes au front bruni,
Vos talons sont dignes des astres !
Vos esprits, ô noirs Zoroastres,
Sont les chevaux de l’infini.

Oser monter, oser descendre,
Tout est là. Chercher, oser voir !
Car Jason s’appelle entreprendre
Et Gama s’appelle vouloir.
Quand le chercheur hésite encore,
L’œil sur la nuit, l’œil sur l’aurore,
Reculant devant le secret
Tremblant devant l’hiéroglyphe,
La volonté, brusque hippogriffe,
Dans son crépuscule apparaît !

C’est sur ce coursier formidable,
Quand le Génie humain voulut,
Qu’il aborda l’inabordable,
Seul avec sa torche et son luth.
Lorsqu’il partit, âme élancée,
L’astre Amour, le soleil Pensée,


Rayonnaient dans l’azur béant
Où la nuit tend ses sombres toiles,
Et Dieu donna ces deux étoiles
Pour éperons à ce géant.

Les grands cœurs en qui Dieu se crée
Ont, tandis qu’autour d’eux tout fuit,
La curiosité sacrée
Du précipice et de la nuit.
Toute découverte est un gouffre.
Mourir, qu’importe ! on plonge, on souffre ;
Vivre inutile, c’est trop long.
De l’insensé naît le sublime ;
Et derrière lui dans l’abîme
Empédocle attire Colomb.

Mers qu’on sonde ! cieux qu’on révèle !
Chacun de ces chercheurs de Dieu
Prend un infini sur ton aile,
Fulton le vert, Herschell le Bleu ;
Magellan part, Fourier s’envole ;
La foule ironique et frivole
Ignore ce qu’ils ont rêvé,
Les voit sombrer dans l’étendue,
Et dit : C’est une âme perdue.
Foule ! c’est un monde trouvé !