L’Année terrible/Le penseur est lugubre au fond des solitudes


                        VI

Le penseur est lugubre au fond des solitudes.
Ce n’est plus l’esprit calme aux graves attitudes ;
Les éclairs indignés dans sa prunelle ont lui ;
Il n’est plus libre, il a de la colère en lui ;
Il est le prisonnier sinistre de la haine.
Lui, ce frère apaisant l’homme dans sa géhenne,
Lui, dont la vie en flots d’amour se répandit,
Lui le consolateur, le voilà qui maudit !
Lui qui croyait n’avoir jamais d’autre souffrance
Que tout le genre humain, il souffre dans la France ;
Il reconnaît qu’il est sur terre un coin sacré,
La patrie, et cher, même au cœur démesuré,
Et que l’âme du sage est quelquefois amère,
Et qu’il redevient fils s’il voit saigner sa mère.

Certe, il ne sera pas toujours désespéré.
Un jour dans son regard reviendront par degré
Les augustes rayons de l’aube après l’éclipse ;
On verra, certe, après l’infâme apocalypse,
Reparaître sur lui lentement les blancheurs
Que Dieu fait dans la nuit poindre au front des chercheurs,
Et que de loin envoie à l’homme, au gouffre, au bagne,

Le grand astre caché derrière la montagne,
Oui, la paix renaîtra. Les peuples s’aimeront.

En attendant, il gronde et médite. L’affront
Est une majesté de plus pour ce génie.
Il a des flamboiements de fureur infinie ;
Fauve, il menace. Arrière, union, joie, amour !
On doit la paix au cygne et la guerre au vautour.
Est-ce qu’on ne voit pas qu’il pleure sa patrie ?

Il jette aux vents sa strophe irritée et meurtrie ;
Par moments il regarde au loin, l’œil plein d’ennui ;
On dirait qu’il fait fuir des monstres devant lui
Avec une secousse énorme de crinière ;
Il semble un spectre errant qui n’a plus de tanière ;
Son pied heurte inquiet le sol traître et peu sûr.

Deuil ! la nuit sans étoile et le ciel sans azur ;
L’Europe aux fers ; au lieu de la France, une morte.
La lumière est vaincue et le néant l’emporte ;
L’avenir se dédit, la gloire se dément ;
Plus d’honneur, plus de foi, plus rien ; l’abaissement,
L’oubli, l’opprobre, un flot de lâcheté qui monte.

Il sent l’âpre aiguillon de toute cette honte ;
L’allure du blessé redoutable lui sied.
Ce lion boite ayant cette épine à son pied.