L’Anglicanisme libéral - Les mémoires d'un théologien anglican

L’Anglicanisme libéral - Les mémoires d’un théologien anglican
Albert Réville



L’ANGLICANISME LIBÉRAL

LES MÉMOIRES D’UN THÉOLOGIEN ANGLICAN

The Life and Letters of Rowland Williams, D. D. (Vie et Correspondance de Rowland Williams, docteur en théologie), édités par sa veuve, 2 vol. in-8o, Londres 1874. Henry S. King et Cie.

Les lecteurs qui s’intéressent aux questions religieuses contemporaines se rappelleront peut-être l’esquisse que nous avons tracée ici même des partis qui divisent de nos jours l’église établie d’Angleterre[1]. Entre l’évangélisme calviniste plus ou moins puritain et le ritualisme aux allures romanisantes, nous avions signalé l’existence d’un parti moins raide que le premier, plus spiritualiste que le second, et qui, sous le nom de broad church ou d’église large, cherchait à rendre l’anglicanisme plus national, plus scientifique, surtout plus compréhensif des diversités individuelles. Dans un temps comme le nôtre, où la plupart des églises chrétiennes, dominées par un paroxysme d’intolérance et de superstition, deviennent de plus en plus fermées aux hommes de pensée libre et d’idées généreuses, il peut être instructif de savoir à quelles conditions, sous quelles formes un esprit plus charitable et plus large est parvenu à se faire jour dans une des églises les plus importantes par le nombre, l’influence sociale et la force de ses traditions. N’oublions pas que, malgré ses pertes récentes, l’église anglicane est encore une très grande puissance. Ce n’est pas précisément par son libéralisme qu’on la connaît sur le continent : elle a la réputation d’être aussi rigide en matière de doctrine que formaliste en fait de coutumes. cette opinion n’est pas sans fondement, mais elle est incomplète. Il y a aussi un libéralisme anglican, très digne d’être connu et qui compte aujourd’hui parmi ses adhérens les théologiens les plus distingués du royaume-uni. Nous essaierons d’en retracer les origines, nous en marquerons les phases successives, et nous mettrons à profit pour l’époque la plus rapprochée les mémoires de l’un des champions les plus modestes et les plus méritans de la tendance anglicane libérale, mort dans un âge peu avancé, et dont, avec un soin pieux, la veuve a publié l’an dernier la biographie et la correspondance.


I

C’est seulement à partir du règne d’Elisabeth que l’on peut considérer la victoire du protestantisme comme définitive en Angleterre. Par tempérament comme par politique, Elisabeth n’était pas sympathique aux réformes radicales. De conviction, elle était protestante ; d’inclination, elle était « haute-église. » Elle laissa bien la commission chargée d’arrêter définitivement la confession de foi de l’Angleterre travailler à la rédaction des « XXXIX articles » dans un esprit très protestant, mais elle s’opposa aux simplifications liturgiques et hiérarchiques réclamées par la tendance puritaine, déjà très prononcée sous son règne. La suite prouva qu’elle s’était trompée sur la valeur de ce parti plus religieux que royaliste, tournant aisément à la république dès que la royauté ne marchait pas droit « dans les voies du Seigneur. » Cherchant à jouer le rôle de conciliateur dans un pays divisé, elle crut plus habile de ramener la droite, c’est-à-dire pour elle les catholiques, que de satisfaire la gauche puritaine par des concessions suffisantes. L’événement le plus souvent démontre que ce calcul est faux, parce qu’il ne tient pas assez de compte du fait que la force militante est ordinairement plus grande à gauche, du côté du mouvement et des hardiesses, qu’à droite, où règnent trop aisément la routine et la timidité.

L’édifice qu’elle éleva n’en était pas moins très solide, et le caractère de l’église anglicane, à travers ses crises successives, s’est toujours ressenti de ses conditions d’origine. Facilement soumise à la couronne d’Angleterre, en même temps très fière devant tout autre pouvoir, aristocratique par son organisation, mais ne se raidissant que dans une prudente mesure contre les vœux avérés de l’opinion publique, finissant même le plus souvent par lui céder, très protestante par son enseignement dogmatique, semi-catholique par son culte et ses prétentions sacerdotales, elle réussit à fondre dans une certaine unité des disparates partout ailleurs inconciliables, et, si nous exceptons ses années d’éclipsé lors de la révolution de 1648, nous devons reconnaître qu’elle a jusqu’à ces derniers temps assez bien répondu à l’idée qu’on peut se faire d’une église nationale, c’est-à-dire d’une église indépendante de toute juridiction étrangère et faisant converger le patriotisme, la foi et le genre préféré de piété de la majorité des habitans du pays où elle domine[2].

Il est clair qu’une telle constitution ne la mettait pas à l’abri des luttes extérieures ni intérieures ; mais je suppose qu’on est aujourd’hui revenu partout de la théorie qui faisait du calme plat dans une église quelconque une des grandes marques de son institution divine. Ce n’est pas seulement le monde visible que Dieu a livré aux discussions humaines. Au dehors, l’église anglicane avait toujours à se défier de sa redoutable rivale, l’église romaine, qui par deux fois sous les Stuarts se crut à la veille de la renverser ; en Angleterre même, elle devait subir les agressions du calvinisme anti-épiscopal, de ce puritanisme liturgique et doctrinal qui lui reprochait d’être presque aussi corrompue que « la femme écarlate siégeant sur les sept collines. » Au dedans, le même antagonisme du principe hiérarchique-traditionnel, dont le prolongement ramenait du côté de Rome, et du principe biblique-réformateur dont les chauds partisans rejoignaient aisément les puritains, déchirait à chaque instant la couverture habilement jetée sur leurs oppositions, d’autant plus que chacun, des deux côtés, cherchait à la tirer toute à soi. Cette double préoccupation, très peu favorable aux études indépendantes et philosophiques, remplit tout le XVIe et la plus grande partie du XVIIe siècle anglican. Toute la littérature théologique de ce temps est absorbée par les querelles entre les catholiques et les protestans, puis entre les prélatistes ou partisans de l’épiscopat traditionnel et les puritains. De là d’interminables traités sur les droits de l’épiscopat, sur la valeur des traditions, sur la nature de l’église, sur l’autorité des pères, le tout rédigé selon la méthode pesante, diffuse, souverainement ennuyeuse, alors admise et exigeant aujourd’hui plus d’un genre de courage des curieux qui s’avisent d’en explorer les cryptes poudreuses. Inutile d’ajouter que leur caractère commun consiste dans une suprême intolérance à l’égard des mal pensans. Le libéralisme religieux, à supposer que l’idée en fût venue à ces rudes fabricans de théologie scolastique, leur eût fait l’effet d’une inspiration du diable, et Dieu sait la place que tenait le diable dans la religion de ce temps-là !

Cependant dès la première moitié du XVIIe siècle on voit poindre un esprit nouveau de largeur et de tolérance dont on peut faire remonter le premier rayonnement à ce lord Falkland, d’abord très hostile au favori Strafford, puis secrétaire d’état du roi Charles Ier, dont il s’était rapproché dans l’espoir de le sauver. C’était un homme essentiellement modéré en politique et en religion, très lettré, très érudit, d’un commerce charmant, et son influence morale agit longtemps encore après lui sur le cénacle de savans, de théologiens et de littérateurs qui s’était formé sous son patronage. Depuis lors on peut citer des noms tels que ceux de John Hales d’Eton, qui introduit la distinction entre la religion et le dogme, qui veut que la Bible soit interprétée comme tout autre livre, et qui aime à répéter que, pour conclure à la damnation des gens, il faut la désirer dans son cœur, — de Chillingworth, d’abord gagné au catholicisme, puis revenu à l’église anglicane et si tolérant dans l’exercice des hautes fonctions qu’il exerça comme chancelier de Sarum (Salisbury), qu’il fut accusé de socinianisme, — de Jérémie Taylor, grand apôtre, lui aussi, de la tolérance et partisan de la liberté des opinions individuelles à l’intérieur de l’église, — de Stillingfleet, auteur d’un Irenicum, c’est-à-dire d’une espèce de traité de paix entre les partis religieux où Il cherche à les faire vivre dans des sentimens de respect mutuel et de concorde sans préjudice de leurs opinions préférées. Ce sont bien là les ancêtres de « l’église large, » de la broad church d’aujourd’hui, lors même qu’on ne pourrait sans anachronisme leur attribuer nos idées modernes en fait de critique et de philosophie religieuse[3].

Vers le même temps, c’est-à-dire vers le milieu du XVIIe siècle, Cambridge fut le foyer d’un mouvement philosophique foncièrement platonicien, se nourrissant aussi de Bacon et de Descartes, et dont Benjamin Withcote, John Smith, Cudworth, Henry More, quelques autres moins connus, furent les représentans les plus distingués. C’est à leurs travaux que la science religieuse en Angleterre dut d’échapper enfin à l’étau où la resserrait l’éternelle dispute du prélatisme et du puritanisme. Des conceptions nouvelles élargirent l’horizon de la théologie courante, et il fut désormais bien difficile, du moins au sein des classes instruites, de faire dépendre le salut des âmes des infimes shiboleths qui faisaient aux générations antérieures l’effet de questions capitales. Leurs apologies de la révélation chrétienne contre le scepticisme de Hobbes et contre le déisme, qui commençait à se faire aussi des partisans, ne protégèrent pas suffisamment les platoniciens de Cambridge contre les partis dévots qui les accusaient « d’infidélité » à la vérité révélée dans la Bible. Leurs adhérens furent désignés sous le nom de latitudinaires, nom très pédantesque, mais au fond assez juste, en ce sens que leur tendance commune consistait à élargir le plus possible l’église et la notion du christianisme. C’est là une hérésie qu’en aucun temps, en aucun pays, les esprits rétrécis par la passion du rite ou l’idolâtrie du dogme n’ont jamais pu supporter dans leur voisinage. Soupçonnés par les puritains de connivence avec les prélatistes, les latitude-men ne furent pas mieux vus des partisans de la haute église triomphante avec les Stuarts restaurés. Ils furent mis à l’index, interdits ou suspendus comme prédicateurs ou professeurs. Cependant leur action ne cessa de se faire valoir pendant la période qui va du retour de Charles II à la révolution de 1688, et ils purent compter parmi leurs chefs de file des hommes tels que Burnet, le célèbre prédicateur Tillotson, Whiston et Spencer. L’avènement de Guillaume III, si favorable aux idées de tolérance et de liberté religieuse, fut leur salut. L’Angleterre, échappée comme par miracle aux menées ultramontaines de Jacques II, se retrouva protestante sans tomber dans le puritanisme ; elle resta épiscopale, mais à l’abri de la tyrannie sacerdotale. Il se forma pendant le XVIIIe siècle une moyenne d’opinion religieuse dont le trait principal était l’indifférence pour les controverses qui avaient passionné les deux siècles précédens, et le maintien de l’organisme ecclésiastique.

Il est à noter en effet que cette influence des idées latitudinaires ne poussait pas à modifier les institutions elles-mêmes. Les latitudinaires reconnaissaient dans l’épiscopat une forme ecclésiastique, non pas ordonnée de Dieu comme le voulaient les prélatistes, mais vénérable par son antiquité, avantageuse au bon ordre dans l’église, plus apte que toute autre à lui imprimer une direction éclairée et prudente. Ils n’attribuaient au rituel aucune vertu surnaturelle ; mais ils pensaient qu’une liturgie moins chargée que celle de Rome, plus riche en symboles que celle de Genève, telle en un mot que la liturgie anglicane, convenait mieux que toute autre à l’édification du peuple chrétien. Ce qu’ils conservaient le moins, c’étaient les vieux dogmes, encore ne les attaquaient-ils pas de front. Ils se flattaient de démontrer que, moyennant quelques adoucissemens au sens rigoureux des formules ; la raison pouvait acquiescer aux thèses principales de l’orthodoxie chrétienne. Un « christianisme raisonnable, » c’était leur idéal et celui de Locke, auteur, comme on sait, d’un ouvrage ainsi intitulé. Par conséquent ils refusaient d’admettre la possibilité d’une contradiction réelle entre les résultats des sciences de la nature et les données de la révélation. Sur une pareille pente, il était difficile de s’arrêter, et leur orthodoxie, indulgente à toutes les hérésies, devenait si pâle, si édulcorée, si vaporeuse, qu’elle se volatilisait sous le couvert des formes traditionnelles qu’ils aimaient à maintenir. C’est ce qui anima de bonne heure contre eux notre compatriote Jurieu, qui flairait vite l’hérésie, mais à qui il faut reconnaître le mérite d’avoir bien mieux que son illustre adversaire, Bossuet, pressenti le tour d’esprit que le XVIIIe siècle allait adopter en matière religieuse. En revanche, ou plutôt en confirmation de cette appréciation, nous pouvons ajouter que Voltaire n’eut pour aucune tendance ecclésiastique plus de bon vouloir que pour celle des latitudinaires anglais. Ce n’est pas du tout qu’il la fît sienne dans une mesure quelconque ; mais, si l’on scrute le fond de sa pensée sans s’arrêter plus qu’il ne faut aux saillies de sa verve moqueuse, on trouve que lorsqu’il cherche sérieusement le meilleur système de gouvernement ecclésiastique applicable aux masses, qui ne peuvent se passer d’église ni de direction religieuse, c’est bien l’église des latitudinaires anglais qui a ses sympathies. Un épiscopat instruit, philosophe, grand seigneur, quelque peu sceptique en fait de dogmes et de miracles, peut-être même déiste dans l’intimité, toutefois conservateur en public des vieilles formes, qu’il tempère dans ce qu’elles ont d’intolérant ou de superstitieux, insistant sur la morale beaucoup plus que sur le dogme, voilà ce qui séduit surtout son esprit aristocratique à la fois et révolutionnaire. Voltaire au résumé n’aimait pas plus la démocratie presbytérienne de Genève que l’absolutisme sacerdotal du catholicisme.

Ce qui devait en tout cas lui plaire beaucoup, c’est que ces excellens latitudinaires n’étaient pas hommes à remuer profondément les consciences. Très honnêtes, très dignes ecclésiastiques pour la plupart, on eût dit qu’ils ignoraient les abîmes de dépravation où sombre si souvent la pauvre moralité humaine. Ils manquaient de critique, mais aussi de mysticisme. Leurs doctrines comme leur prédication morale étaient d’un prosaïsme désespérant. Ils ne purent empêcher l’église anglicane de tomber lentement pendant le cours du XVIIIe siècle dans une sorte d’anémie spirituelle qui confinait à la léthargie. La machine ecclésiastique n’avait pas cessé de fonctionner, mais la vie s’en était retirée. Un haut clergé grassement rente, des abus crians, mais réguliers et très bien supportés, la réunion fréquente de plusieurs bénéfices sur un seul titulaire (ce qu’on appela le pluralisme), la coutume très usitée chez les clergymen les mieux rétribués de se faire remplacer par des subalternes misérablement payés, des études théologiques dérisoires, l’absence de tout mouvement philosophique ou religieux, telle fut la situation de l’église établie d’Angleterre pendant la plus grande partie du siècle dernier. Il y eut sans doute quelques belles âmes qui se détachèrent sur ce fond terne par le talent et le caractère, par exemple, sans parler du philosophe Locke, Butler, évêque de Durham, auteur d’un traité longtemps célèbre sur l’Analogie de la religion naturelle et révélée, Warburton, évêque de Glocester, plus tard Paley, ingénieux apologiste du christianisme et qui fait encore autorité en Angleterre. Ce fut en effet la défense de la religion chrétienne qui fournit leur thème favori aux théologiens anglais de cette époque, où le déisme pur et la philosophie sceptique de Hume recrutaient de nombreux partisans dans les classes élevées. Il faut même ajouter qu’ils remportèrent une victoire relative, en ce sens que nulle part les croyances traditionnelles, modifiées, il est vrai, par l’émondage protestant, ne souffrirent moins qu’en Angleterre de la tempête philosophique du XVIIIe siècle. Au commencement du XIXe, en Angleterre, l’hostilité au christianisme biblique était inconnue. Toutefois ce genre de polémique ne pénétrait guère au-dessous des couches sociales où il y avait assez d’instruction pour le suivre. En réalité, l’indifférence religieuse était très grande, bien qu’avec une régularité tout anglaise les formes de la dévotion publique fussent très généralement observées.

Ce fut le vieil esprit puritain, toujours latent au sein de la petite bourgeoisie et dans les campagnes, qui, recommençant à s’agiter, finit par remuer ces eaux dormantes. Le méthodisme, cette religion des revivais populaires qui ne connaît qu’une peur, celle de l’enfer, et qu’une joie, celle de l’assurance du salut par le sang du Christ, qui tient en profond dédain les sciences, la critique, l’histoire qu’elle n’a jamais sérieusement étudiée, le méthodisme fut propagé par ses deux fervens apôtres Wesley et Whitefield dans les échoppes et les chaumières du royaume-uni. D’abord peu désireux de se séparer de l’église épiscopale, il fut trop mal vu des évêques et autres grands dignitaires pour ne pas à la fin se brouiller avec elle. Le dissent prit, grâce à lui, des proportions inquiétantes pour la conservation de l’establishment. De plus il agit fortement à l’intérieur même de l’église en inculquant son point de vue essentiel à un grand nombre de clergymen qui formèrent le parti dit évangélique ou de l’église basse. C’est en réaction contre ce puritanisme de l’intérieur, qui tendait à enlever à l’église d’Angleterre son caractère liturgique et sacerdotal, que surgit à Oxford cette modification de l’ancien prélatisme à laquelle le docteur Pusey a laissé son nom, et qui de nos jours s’est résolue en un ritualisme de la plus belle eau. Si les partisans de l’évangélisme se rapprochent du type calviniste et donnent aisément la main à leurs frères en la foi du dissent, le parti ritualiste confine au catholicisme et de temps à autre est fort disposé à s’identifier avec lui. En un mot, après l’accalmie prolongée du XVIIIe siècle, l’église d’Angleterre se retrouve encore partagée entre le principe sacerdolal et le principe dogmatique, et, pour achever l’analogie, l’ancien parti philosophique, modéré, tolérant, des latitude-men est ressuscité dans celui de « l’église large, » broad church, que nous allons maintenant envisager de plus près.

Au XIXe siècle, comme au XVIIe en Angleterre le mouvement initial d’une réforme théologique dans le sens du libéralisme et d’une critique plus indépendante est dû à un penseur qui ne fut pas théologien de profession, à S. Coleridge, mort en 1834, poète et philosophe, surtout causeur de premier ordre, qu’on a surnommé un peu prétentieusement le Schelling anglais. Son mérite fut en tout cas de sortir des sentiers battus et d’entraîner avec lui un certain nombre de jeunes gens d’élite. D’une part, il fut un des inspirateurs de Byron, de l’autre il détermina plusieurs jeunes théologiens à délaisser les fastidieuses controverses de la haute et basse église pour chercher une région plus scientifique et plus large où la philosophie, la science et le sentiment religieux, tout en se donnant la main, pourraient se mouvoir plus à l’aise. On devait déjà prévoir qu’une grande question, celle de l’autorité doctrinale des livres bibliques, se poserait un jour ou l’autre devant le public de l’Europe le moins préparé à la discuter froidement. Le fond commun des croyances en Angleterre, c’était le respect, disons plutôt le culte de la Bible. Les plus libéraux aimaient à opposer les textes de la Bible, avec leur élasticité relative, aux formules de bronze du dogmatisme régnant. Les évangéliques croyaient y trouver partout, même dans l’Ancien-Testament, à plus forte raison d’un bout à l’autre du nouveau, leur chère doctrine de la rédemption, qui en réalité ne se trouve à peu près enseignée que dans les épîtres pauliniennes ; mais en sollicitant les autres textes ils réussissaient à la leur endosser. La haute église et les puséistes étaient d’avis que la Bible seule ne suffisait pas à l’enseignement populaire, que de plus il fallait, pour en fonder l’autorité comme pour en déterminer le vrai sens, recourir à la tradition de l’église ; mais ils étaient à mille lieues de révoquer en doute soit l’authenticité, soit l’inspiration miraculeuse du recueil sacré. C’eût été d’ailleurs arguer d’erreur la tradition de l’église qui garantissait l’une et l’autre, ce qui leur semblait inadmissible. Il y a enfin dans le caractère anglais un trait éminemment conservateur qui consiste à accepter comme légitime ce qui est établi, comme démontré ce qui est admis, tant que cette acceptation n’entraîne pas des conséquences pratiques trop fâcheuses, et qu’on ne sait remplacer immédiatement l’institution ou la croyance critiquée par quelque chose de meilleur. La Bible, devenue depuis la réforme le livre populaire par excellence, lue, méditée dans les familles au moins autant que dans les temples, compagne et consolatrice du pauvre, du marin, de l’émigrant, vénérée par tous les partis religieux comme une dictée divine, maladroitement attaquée par le vieux déisme, ingénieusement défendue par les apologistes de l’époque précédente, la Bible était en possession d’une suprématie que les rares libres penseurs de l’Angleterre moderne n’osaient pas même contester publiquement.

Ce n’est pas un calcul hypocrite, c’est une timidité parfaitement sincère, comparable à celle de tant de pieux catholiques de nos jours aux prises avec les prétentions exorbitantes de la papauté, qui retint si longtemps les théologiens anglais les plus libéraux sur le bord de la critique biblique. Tandis qu’en Allemagne, en Hollande, en Suisse, à Strasbourg, la critique religieuse envisageait hardiment toutes les faces du problème biblique, le protestantisme anglais, ses universités, ses scholars, ses savans et laborieux écrivains semblaient se tenir systématiquement à l’écart d’un ordre de recherches qui allait en s’enrichissant chaque jour et en précisant ses conclusions. Qu’on lise par exemple les ouvrages de feu le docteur Whately, archevêque anglican de Dublin, et qui fut quelque temps l’un des prominent men du libéralisme religieux d’Angleterre. C’était un homme d’un grand savoir, d’un esprit très alerte, d’idées parfois très bizarres, mais en somme penseur distingué, polémiste incisif, qui combattit de bonne encre les mièvreries puséistes et les intolérances puritaines. Eh bien ! ses ouvrages, tout en portant les marques d’une érudition très réelle au service d’une intelligence d’une rare lucidité, dénotent une âme vierge de critique. Les questions que la critique soulève, les solutions qu’elle propose, les faits patens eux-mêmes qu’elle allègue, il ne les voit pas, il ne veut pas les voir, il ne répond guère que par des paroles irritées aux importuns qui les lui objectent. Et il est loin d’être seul sur ce terrain arbitraire. Je ne sache pas qu’avant le milieu de notre siècle l’Angleterre ait produit une seule œuvre notable de critique biblique.

Ce qu’il fallait pour qu’un changement s’opérât à cet égard, c’était donc moins une importation de connaissances étrangères qu’une modification dans le sentiment religieux national. C’est pourquoi S. Coleridge, puis le grave et mystique Thomas Arnold, célèbre directeur de Rugby, ouvrirent l’église d’Angleterre aux idées nouvelles bien moins par une participation personnelle aux travaux de la critique religieuse que par le genre de piété qu’ils propagèrent chez leurs disciples.

Le docteur Thomas Arnold est mort en 1841, entouré du respect universel et de l’ardente affection de tous ceux qui l’avaient connu de près. Homme d’idéal, d’une piété communicative, il possédait à un degré supérieur l’art de diriger intellectuellement et moralement la jeunesse. A la tête d’une de ces grandes institutions pédagogiques qui sont l’honneur de l’Angleterre, il sut inspirer ses idées à la fois très larges et très religieuses à toute une élite juvénile qui devait plus tard fournir un nombreux contingent d’hommes distingués dans les sciences, les lettres et la politique de son pays. L’histoire grecque et romaine fut l’objet proprement dit de ses travaux scientifiques, et sur ce terrain il redressa beaucoup d’idées traditionnelles. Il éveilla le sens vrai de l’antiquité. En religion, il fut en quelque sorte l’inventeur de la broad church contemporaine, en ce sens qu’autant il aimait l’église établie, toujours prêt à prendre sa défense, autant il était convaincu de la nécessité d’en élargir les bases, si l’on ne voulait pas la voir sombrer comme un navire percé de part en part. C’est au fond par esprit de conservation qu’il était novateur. Il voulait une église nationale assez large, assez tolérante, pour être l’éducatrice religieuse de toute la population chrétienne, et se rattacher, quelles que fussent ses opinions théologiques, tout homme de religion sincère. C’est un point de vue qu’il légua à ses plus intimes disciples, toutefois sans leur avoir montré très clairement le moyen d’en arriver là.

Thomas Arnold eut un allié dans l’archidiacre Hare, traducteur de Niebuhr, plus tard ami du chevalier de Bunsen, et qui, dans ses œuvres religieuses, fit preuve d’une familiarité rare encore en Angleterre avec les travaux théologiques de l’Allemagne. Avec lui commence l’élaboration théologique proprement dite du libéralisme anglican. Il put avant sa mort (1855) assister à l’épanouissement de toute une pléiade de savans théologiens et d’orateurs animés du même esprit de largeur émancipatrice, et parmi lesquels nous pouvons citer MM. Trench, Kingsley, Conybeare, Temple, Jowett, et en première ligne l’éloquent et fin M. Stanley, doyen de Westminster, que l’on peut considérer aujourd’hui comme le champion le plus éminent de la broad church. Il n’y a désormais aucune indiscrétion à ajouter que, sans se départir de l’extrême réserve qui a toujours caractérisé sa conduite, la reine Victoria penche plus volontiers vers l’église « large » que vers l’église « haute » ou « basse. » Son mari, le prince Albert, était lui-même très décidé pour le libéralisme religieux. Enfin l’influence personnelle acquise par M. de Bunsen pendant son ambassade à Londres, de 1841 à 1854, contribua dans une large mesure à familiariser la haute société anglaise avec des notions sur les livres saints que peu d’années auparavant elle eût écartées avec effroi comme autant d’allégations révoltantes de ce qu’on appelait la german infidelity.

Mais le libéralisme anglican est tellement sui generis qu’il est absolument impossible de s’en former une idée claire, si on ne le saisit pas sous une forme concrète, personnelle, mettant en relief sa marche en quelque sorte fatale sous le double aiguillon de l’attachement à la vieille église et du zèle pour la jeune science. C’est pour cela qu’avant d’arriver aux Essays and Reviews d’Oxford, où les prétentions comme les espérances de la broad church s’affirmèrent en 1860 avec un éclat retentissant, nous envisagerons de près la vie bien modeste et longtemps obscure du docteur Rowland Williams, l’un des essayists. Nous verrons comment un jeune anglican, très fervent, plus timoré que hardi, mais très laborieux et très sincère, devint un théologien libéral et eut l’honneur de comparaître en cour ecclésiastique sous l’inculpation de grosses hérésies. Qu’on se rassure, il ne fut ni brûlé ni emmuré, il fut même acquitté. Cependant il faut avouer qu’au point de vue des vieilles orthodoxies c’était un grand coupable.


II

Rowland Williams naquit en 1817 à Halkyes (Flintshire), petite localité du pays de Galles. Son père était recteur de cette paroisse, qu’il quitta bientôt après pour une autre. Il termina sa carrière à Ysceifiog, autre paroisse galloise. Les souvenirs d’enfance de Rowland nous transportent au sein d’un tranquille presbytère anglican où la vie s’écoule digne, paisible, un peu formaliste, un peu monotone, mais relevée par des goûts et des plaisirs littéraires. Les études de l’enfant commencèrent de très bonne heure sous la direction paternelle. Il ne se rappelait pas, a-t-il dit plus tard, un seul moment de sa vie où il n’eût pas su lire le latin, et quand il entra à Eton en 1828, il était déjà d’une certaine force en grec. C’était un enfant studieux, aimable, d’intelligence éveillée. Eton voyait encore fleurir alors la coutume des brimades infligées aux petits par les vétérans. Entre autres épreuves, les nouveau-venus devaient être bernés ni plus ni moins que Sancho Pança, c’est-à-dire qu’on les étalait sur un sac d’une certaine largeur, et que huit mains vigoureuses les faisaient rebondir en l’air comme un volant sur une raquette. Ce divertissement brutal faillit lui coûter la vie. Maladroitement lancé vers le plafond, il retomba de telle sorte que sa tête porta sur le rebord d’un banc et qu’il fut littéralement scalpé. Il fallut recoudre la peau du crâne. Cet accident toutefois n’eut pas d’autres suites fâcheuses, et vers la fin de ses études dans la célèbre école nous le retrouvons dispos de corps et d’esprit, disputax dans ses causeries avec ses condisciples, très laborieux, d’une conduite très régulière, en même temps grand ami des exercices corporels, se distinguant au cricket, à la natation, au canotage et à cheval. Devant le presbytère paternel, assisté de ses deux frères, il ne craignit pas de se colleter avec des mineurs venus pour manifester tumultueusement leur indignation contre le pasteur, qui avait obtenu de l’autorité locale la fermeture des cabarets à une heure décente. Les manifestans durent se retirer penauds.

Sa famille et lui-même aimaient passionnément leur pays de Galles. C’était une famille celtiste, parlant volontiers la langue des vieux Kymris, et, bien que bons Anglais, ne ménageant pas l’expression de leurs griefs contre le système gouvernemental du royaume-uni, qu’ils accusaient de faire peser un joug oppressif sur la nation galloise. La vérité est que le pays de Galles forme en Angleterre ce qu’on pourrait appeler une individualité régionale. La nature des districts gallois et le caractère des habitans s’écartent du type anglais classique. Moins fantaisiste que l’Irlandais, presque toujours protestant de croyance, le Gallois doit probablement à son sang celtique une certaine vivacité prime-sautière, une rapidité de conception et de décision, qui le distinguent de l’Anglais pur-sang, chez qui la méthode, la réflexion, dominent. Quand nous examinons le portrait de Rowland Williams mis en tête de ses mémoires, nous découvrons une de ces figures au front bombé, aux fortes arcades sourcilières, aux lèvres minces et serrées, aux joues creusées, au menton avancé, que l’on rencontre si souvent dans nos campagnes de Normandie et de Bretagne. Rowland Williams resta toute sa vie fidèle à ses prédilections galloises. Les réclamations de ses compatriotes au sens strict trouvèrent toujours en lui un avocat zélé. Poète à ses heures, il y eut en lui quelque chose qui rappelait le barde des anciens jours. Ce n’est pas même aller trop loin que de lui attribuer certaines affinités mystérieuses d’esprit et d’intuition qui lui permirent de comprendre le prophétisme hébreu comme il n’avait pas encore été compris en Angleterre.

Il faut dire au surplus que ni à Eton ni à Cambridge, où il étudia ensuite, rien en lui ne faisait prévoir un novateur en religion. Par éducation et par goût, il était conservateur en toute chose. Il devint libéral à peu près comme tant de Français sont devenus républicains, c’est-à-dire ne pouvant faire autrement et parce que, sachant ce qu’il savait, il n’y avait plus moyen pour lui d’être autre chose sans entrer en lutte ouverte avec l’évidence. Toutefois chacun des pas qu’il fit dans le sens de l’émancipation lui coûta un mental struggle, une lutte intérieure. Dans sa jeunesse, sans avoir encore de parti bien pris, il inclinait plutôt vers la haute-église et même vers un puséisme prudent. Ses idées commencèrent à prendre une direction nouvelle à la suite des voyages qu’il fit sur le continent dans le double intérêt de son instruction et de sa santé. De 1839 à 1841, il visita la France, la Suisse et l’Italie. Ses impressions de voyage, reproduites avec sa correspondance, sont curieuses. Il se prend d’un goût assez vif pour les Français, du moins pour ceux du nord, car il trouve ceux du midi peu gracieux pour les étrangers passant par leur pays. Il est à présumer que cette différence de sympathies provient uniquement de ce que Rowland Williams parlait fort mal notre langue. En ce temps-là, l’Anglais n’était pas précisément aimé en France ; mais dans le nord, où les Anglais en résidence ou de passage étaient nombreux, appréciés comme bons payeurs, on était plus tolérant que dans le midi pour leur jargon français et leur raideur hautaine. En Suisse, les Allemands qu’il rencontre le prennent pour un Français, et les Français pour un Allemand. En Piémont, le jeune homme goûte de la prison. Engagé dans un sentier de montagne, il a une discussion avec son guide, qu’il avait loué pour une course entière, et qui à mi-chemin entendait le planter là et recevoir pourtant le prix de la course complète. Aux sommations succèdent les menaces. Notre Anglais, vite au bout de son français, tire froidement un pistolet de son sac et l’arme ; le guide de détaler au plus vite, mais en jurant de se venger. En effet, sur sa dénonciation, le jeune voyageur fut arrêté, incarcéré à Domo d’Ossola, et ne fut relâché que quelques jours après. A Rome, il vit et admira beaucoup ; mais ses sentimens protestans furent blessés par le culte des reliques.

Entre temps il s’était adonné à l’hébreu et même au sanscrit. Ses goûts celtistes, qui faisaient par exemple qu’il plaidait volontiers la cause des Irlandais contre l’Angleterre, et qu’il écrivit en faveur de la dotation de Maynooth, le poussaient à s’occuper des questions d’ethnologie et de philologie comparées. Il est visible que ce sont les voyages et ces études comparatives, si propres à élargir l’esprit, qui le détachèrent de l’anglicanisme étroit dans lequel il avait été élevé. Il entra en 1842 au service de l’église établie, fut nommé tutor of King’s College à Cambridge, et fit un cours sur Aristote et Platon ; puis il accepta la place assez humble de vice-principal du collège de Lampeter, sorte de séminaire où l’on formait des pasteurs comprenant et parlant le gallois. Trop souvent les pasteurs anglicans, venus dans le pays de Galles des autres parties du royaume, ne pouvaient se faire comprendre de leurs paroissiens, et on attribuait à cet état de choses les progrès rapides de la dissidence méthodiste, propagée par des indigènes parlant la langue locale. Il est permis de présumer qu’en acceptant ce poste utile, mais obscur, Rowland Williams espérait qu’on pourrait un jour le prendre en considération pour remplir des fonctions plus élevées dans son pays natal. On pensait que par la suite il faudrait donner à cette province non-seulement des pasteurs, mais aussi des évêques gallois. Nous ne le suivrons pas dans les difficultés de plus d’un genre qui résultèrent pour lui de son acceptation. Le collège de Lampeter était une institution de second ordre, fréquentée par des fils de fermiers ou de petits marchands, pas très nombreux, désirant recevoir les ordres dans l’église établie et ne voyant guère dans les rapides études qu’ils venaient y faire qu’un moyen de passer tant bien que mal leurs examens d’entrée. Trop souvent le principal mobile des parens était que cela coûterait moins qu’ailleurs, comme celui des jeunes gens qu’ils auraient moins à travailler que dans d’autres écoles. La situation financière était loin d’être brillante. Des projets hostiles menaçaient jusqu’au sein du parlement un établissement qu’on accusait de coûter plus qu’il ne rapportait et de ne pas répondre aux intentions de ses fondateurs. Rowland Williams sut tenir tête à toutes les oppositions, relever le niveau des études, attirer un nombre croissant d’étudians et augmenter les ressources du collège. Le récit de ces luttes prolongées nous entraînerait beaucoup trop loin de notre sujet ; il importait seulement de signaler cette partie de la carrière de notre théologien pour qu’on ne le prît pas pour un de ces penseurs de cabinet qui deviennent hétérodoxes parce qu’ils ne sont pas aux prises avec les réalités ecclésiastiques. C’est au beau milieu de ces efforts et de ces luttes qu’il fut conquis par le libéralisme religieux.

Le célèbre indianiste sir J. Muir, aujourd’hui connu par ses travaux sur les Védas et la littérature sanscrite, était encore aux Indes, chrétien fervent, observateur attentif et frappé de la médiocrité des résultats des missions chrétiennes au sein de la population hindoue. Le fait est qu’il n’y avait guère de proportion entre ces résultats et les énormes sacrifices consentis par les fidèles d’Angleterre. On avait marché de l’avant avec la bravoure de l’ingénuité. Les sociétés de mission vivaient d’un idéal peu conforme à l’histoire, mais consacré par la tradition chrétienne. Elles avaient toujours devant les yeux les rapides conquêtes du christianisme à travers l’empire romain et l’Europe barbare, ces temps héroïques où quelques apôtres, une poignée de missionnaires réussissaient à convertir des nations entières, et elles se disaient que, l’Évangile n’ayant rien perdu de sa vertu, rien n’empêchait les mêmes conquêtes de s’opérer au sein des immenses possessions de la couronne britannique. Il y avait beaucoup de naïveté dans une telle espérance. On oubliait que la rapide conversion de l’empire romain et celle des peuples du nord, qui en fut la conséquence naturelle, tinrent à un concours de circonstances intellectuelles, morales, politiques, sociales, qui ne se rencontre pas deux fois dans l’histoire. Étant donnés l’Évangile et la situation religieuse et politique des populations réunies sous le sceptre de Rome, la victoire du christianisme ne présente rien que la philosophie de l’histoire n’explique parfaitement ; mais de nos jours et dans ces immenses Indes ! .. Le missionnaire anglais débarquait avec la prétention d’inculquer aux Hindous notre orthodoxie européenne, notre dogmatique et notre scolastique. Il s’imaginait que cette population orgueilleuse de ses traditions, fière de son passé, attachée par tous les liens à ses rites et à ses mythes tragiques, façonnée, elle aussi, par une scolastique indigène, pourrait adopter le christianisme occidental avec la même confiance implicite qui avait déterminé la conversion de quelques peuplades sauvages. Sans doute ce missionnaire s’était ordinairement évertué à apprendre la langue du vaste pays ouvert à sa propagande, regrettant plus d’une fois, je suppose, que le Saint-Esprit ne jugeât plus à propos, comme aux premiers jours, de conférer le don miraculeux des langues aux apôtres de l’Evangile. Il connaissait fort mal la religion brahmaniste. Il en apportait d’Angleterre les notions vagues, inexactes, que nous avons tous partagées sur l’autorité des anciennes descriptions jusqu’au moment où les orientalistes modernes nous ont sérieusement initiés aux doctrines et à l’esprit de cette antique religion. Combien de fois le pauvre missionnaire eut-il bouche close devant les réfutations ou les objections des doctes pandits qui avaient l’immense avantage de le dénoncer à leurs compatriotes comme un présomptueux qui ne savait pas même en quoi consistait la foi qu’il attaquait ! Ajoutons que bien des argumens qui faisaient bonne figure dans les traités anglais d’apologie du christianisme changeaient singulièrement de physionomie quand on les transplantait au beau milieu de la société hindoue. Qu’était-ce que l’antiquité chrétienne à côté de la tradition des brahmanes, les miracles chrétiens en regard des éblouissans prodiges accomplis sous le ciel des Indes, les prophéties juives comparées aux visions révélatrices des saints fakirs ? Pouvait-on sans autre preuve décerner à la Bible l’écrasante supériorité d’une révélation purement divine sur un amas d’erreurs superstitieuses ? Et quant à cette excellence morale qui, pour nous tous en Europe, croyans et non croyans, confère à la religion chrétienne le plus solide et le plus beau de ses titres, était-il bien facile de la faire valoir devant des gens qui voyaient tant de chrétiens lui infliger de scandaleux démentis, et qui n’admettaient nullement que notre idéal moral fût supérieur ou même égal au leur ? Enfin les préjugés de caste dressaient leur formidable barrière. Le fait est que le christianisme européen, sous aucune de ses formes, n’a sérieusement entamé la population hindoue. L’islamisme a fait aux Indes des conquêtes bien plus considérables, menaçantes même pour la tranquillité de la domination britannique, et si un mouvement religieux de quelque importance a dans les dernières années rapproché l’esprit hindou de l’esprit chrétien, c’est cette réforme indigène connue sous le nom de brahmo somav, sorte de théisme unitaire qui s’inspire de la Bible et du Christ, mais qui n’entend pas pour cela proscrire les Védas, et qui se montre bien trop rationaliste pour trouver grâce auprès de notre orthodoxie d’Europe.

Ce sont des expériences et des raisons de ce genre qui, du fond du Bengale où il résidait alors, décidèrent M. Muir à offrir à l’université de Cambridge un prix de 500 livres sterling destiné à l’auteur de la meilleure réfutation de l’hindouisme en tant que religion. Le donataire indiquait lui-même dans une lettre fort remarquable les exigences auxquelles les concurrens étaient tenus de satisfaire. Ils devaient d’abord bien connaître la religion qu’il s’agissait de combattre, se garder de toute appréciation passionnée, avoir égard aux habitudes mentales des Hindous et prouver la supériorité du christianisme par la méthode comparative, loyalement, pacifiquement, et non par ces attaques à fond de train, trop habituelles dans les discussions religieuses, et qui n’ont d’autre efficacité que de révolter tout d’abord ceux qu’on aspire à convaincre.

Tel fut le problème dont Rowland Williams ne craignit pas de chercher la solution. D’après le programme du concours, les compétiteurs devaient soumettre à leurs juges un premier essai indiquant le plan, les idées fondamentales, la méthode, l’idée générale de l’ouvrage demandé. C’est une excellente manière de procéder, et que nous recommandons à tous ceux qui proposent des prix de ce genre. Celui qui sortirait victorieux de cette première épreuve recevrait 100 livres sterling d’à-compte, le surplus de la somme promise devant lui être alloué après la publication de l’œuvre définitive. Cela permettait en même temps au donataire et aux juges du concours de correspondre avec le lauréat désormais connu et de lui signaler les complémens ou les rectifications désirables. Rowland Williams remporta le prix et dut à ce brillant succès d’entrer en rapport suivi avec M. Muir, revenu en Angleterre, et de contracter avec lui des liens d’amitié qui les honorèrent tous deux. L’ouvrage parut sous le titre de Christianity and Hinduism. Il est rédigé sous forme de dialogue. Un savant bouddhiste commence par l’exposition de sa foi religieuse. du sage hindou de l’école de Sankhya lui oppose une métaphysique aboutissant à un rationalisme assez plat, Survient un védantiste fervent qui en appelle aux Védas comme à l’autorité suprême et qui réclame pour sa religion les privilèges de la plus immédiate et de la plus sûre des révélations. Il est rembarré par un matérialiste hindou qui dirige contre les trois interlocuteurs une série d’argumens moitié indigènes, moitié européens. Là-dessus un jeune chrétien se prononce contre les négations du matérialiste, de manière à se concilier les sympathies des trois premiers ; mais il continue en critiquant à leur tour les théories hindoues et en leur opposant un résumé de la religion chrétienne sur la base, très judicieusement choisie, de l’oraison dominicale. Peut-être les Européens auraient-ils pu tirer autant de profit de cette partie que les Hindous. C’est sans doute pour cela que plus d’un lecteur anglais se dit que l’auteur lui-même aurait eu besoin d’un missionnaire pour le ramener à l’Évangile. En fait, Rowland Williams n’avait maintenu la supériorité du christianisme qu’aux dépens de l’orthodoxie chrétienne.

Une des lois les plus faciles à vérifier de l’histoire religieuse, c’est que les grandes découvertes géographiques et ethniques sont toujours suivies d’une modification dans les croyances. Il n’est pas possible de rester cantonné dans l’ancienne étroitesse quand le monde s’élargit à perte de vue. Le Juif de l’époque alexandrine dut reculer ses horizons religieux quand il eut acquis la conscience de la petite place que son pays et son peuple tenaient sur la terre habitée. Les conquêtes d’Alexandre, celles de Rome, en concassant mille religions locales, donnèrent lieu d’une part au doute, de l’autre à un syncrétisme plus ou moins philosophique où le gros paganisme, le bon vieux culte de la nature, devint méconnaissable. Les premiers symptômes du scepticisme religieux datent chez nous des croisades. Quand plus tard les grandes découvertes du XVe siècle eurent mis l’Europe chrétienne en face de ces civilisations d’Amérique et d’Asie qui vivaient depuis tant de siècles de maximes et de croyances si différentes des nôtres, la foi naïve, la foi plénière subit un ébranlement dont, à vrai dire, elle ne s’est jamais relevée, et dont Montaigne est l’organe à la fois souriant et tragique. De nos jours, on peut constater dans les pays à grandes colonies, en Angleterre peut-être moins qu’ailleurs, mais pourtant comme ailleurs, les ravages qu’inflige à l’absolutisme des croyances le commerce prolongé avec des populations complètement étrangères à la foi chrétienne. Les anciennes théories, les vieilles apologies, ne recouvrent pas ce fait brutal et patent qu’en définitive la rédemption de l’humanité, considérée comme accomplie depuis bientôt vingt siècles, a laissé en dehors de sa sphère d’action la majorité du genre humain. L’étude comparée des religions, en révélant des lois de formation et de développement qui leur sont communes à toutes, achève ce désarroi des anciennes dogmatiques, et si l’on persiste à revendiquer pour le christianisme la supériorité à laquelle il a tous les droits, c’est à la condition de concevoir une genèse religieuse de l’humanité dans laquelle chacune des grandes conceptions du divin qui se sont succédé ou qui coexistent sur la terre trouve sa place logique, sa valeur proportionnelle, rentre en un mot dans la pyramide ; mais, s’il en est ainsi, toute l’ancienne apologie est à refaire, et le christianisme lui-même doit être autrement compris qu’il ne l’est dans l’enseignement officiel des églises.

Ce fut là l’expérience que fit à son cœur défendant l’honnête Rowland Williams. Déjà ses études antérieures sur la Bible l’avaient amené à se demander jusqu’à quel point les argumens tirés traditionnellement des prophéties et des miracles bibliques prouvaient la divinité de la religion chrétienne. Hébraïsant distingué, il avait en vain cherché dans les prophéties des prédictions certainement surnaturelles, il n’en avait pas trouvé et il avait dû se dire que les auteurs chrétiens prêtaient un sens très arbitraire aux textes passant pour annoncer plusieurs siècles à l’avance les événemens de l’histoire du Christ et de l’église. Quant aux miracles, bien que peu disposé à les rejeter d’avance comme impossibles, il se demandait si, à la distance où nous sommes, vu notre complète impuissance de les vérifier, on peut loyalement s’appuyer sur eux pour revendiquer l’origine divine du christianisme à l’exclusion de toute autre religion. Si les raisons ordinairement alléguées en faveur des miracles sont valides, elles ne le seront pas moins pour attester la réalité de nombreux prodiges non chrétiens ; si l’on doit refuser à ceux-ci toute valeur démonstrative, il n’y a plus moyen de réserver ce privilège aux seuls miracles chrétiens. L’étude approfondie à laquelle il se livra sur les religions hindoues acheva de le décider. « Celui, dit-il dans une de ses lettres, qui applique la pierre de touche de la critique historique à la religion d’un autre doit se demander ce qui résulterait pour la sienne de la même épreuve. Si nous utilisons les travaux de Lassen sur les Védas, nous devons nous préparer à ceux de Gesenius sur Esaïe. » C’est le bon sens et la loyauté qui dictent un tel langage. Il n’en reste pas moins que l’Angleterre théologique tomba dans une stupéfaction profonde en découvrant qu’un divine de l’église établie se voyait forcé, pour combattre la religion hindoue, de chercher un terrain plus solide que celui des argumens vulgaires qui semblaient si probans aux rives de la Tamise ou de la Tweed, et qui perdaient toute leur vertu par cela seul qu’on les transportait sur les bords du Gange.

L’orthodoxie anglicane de Rowland Williams fut donc mise en déroute par ses études hindoues. Il lui fut désormais impossible de croire à l’inspiration verbale des livres de la Bible et de regarder le livre sacré comme un don immédiat fait à deux reprises par la bonté divine à l’humanité. Il comprit que la Bible, en tant que collection d’écrits choisis parmi beaucoup d’autres, était l’œuvre de la synagogue juive et de l’église chrétienne, non pas la source première. Les obscurités et les contradictions associées à l’histoire de la formation du recueil sacré, les analogies qui permettent d’établir les lois communes des livres révélateurs dans toutes les religions arrivées à un certain développement, — à peu près comme on a pu formuler la genèse des épopées chez tous les peuples qui en ont produit, — les incertitudes planant sur l’authenticité, le but et la date des écrits canoniques, tous ces problèmes de la critique dont l’orthodoxie anglaise niait d’avance le bon droit, n’eurent plus rien pour lui que de naturel et de légitime. Dans une de ses lettres à M. Muir, on voit combien il est frappé des ressemblances de la légende bouddhiste et de la légende chrétienne. Les expliquer par l’hypothèse d’un emprunt d’un côté ou de l’autre, c’est impossible ; s’imaginer avec le brave missionnaire Huc, de gasconne mémoire, que c’est le diable qui, pour mieux séduire les populations asiatiques, a singé la vérité divine, c’est encore moins raisonnable. Reste donc la seule explication admissible, celle qui s’appuie sur l’unité de l’esprit humain travaillant sur des données primitives analogues. Rowland Williams se sentait glisser rapidement sur la pente du rationalisme. Un seul grand attachement le retenait, son affection filiale pour l’église anglicane. Il en voulait la conservation, la réforme intérieure, l’élargissement, mais il ne voulait pas entendre parler d’une rupture. Comme tous les rationalistes mystiques, il cherchait à compenser par la chaleur de sa piété, par la certitude qu’il puisait dans son expérience intime des réalités religieuses, tout ce qu’il se voyait contraint d’enlever à l’autorité dictatoriale de l’Écriture. Il était bon prédicateur. On l’avait chargé de prédications régulières à Cambridge avec le titre de select preacher de l’université. Ses sermons étaient fort goûtés des professeurs, des étudians, et ils portaient visiblement l’empreinte des idées nouvelles que ses recherches l’amenaient à adopter. Un volume de ces sermons, publié en 1856 sous le titre de Rational Godliness (piété rationnelle), mit le feu aux poudres. Hors de l’enceinte de l’alma mater, loin d’un auditoire d’élite préparé à ces nouveautés et les goûtant beaucoup, la routine théologique régnait encore en souveraine. Une clameur de haro s’éleva contre le vice-principal de Lampeter. Il y eut des « meetings d’indignation » contre « l’infidèle. » Lui-même eut lieu de craindre qu’il ne compromît l’avenir des jeunes étudians qui lui étaient confiés, et depuis lors il songea à entrer comme pasteur à titre ordinaire dans les rangs du clergé anglican. Il y avait des évêques qui, sans prendre ouvertement son parti, ne lui refusaient pas la direction d’une modeste paroisse. Les encouragemens ne lui manquaient pas. « On dira dans dix ans, écrivait-il à un ami, que je suis resté à moitié route, » et c’était vrai. Sa critique biblique était encore bien anodine en comparaison de ce que l’Angleterre a dû voir par la suite. Dans le monde laïque lui-même, il y avait des voix sympathiques qui l’engageaient à marcher en avant. « Si les vents sont contraires, lui écrivait un inconnu, ne vous troublez pas, forcez seulement votre vapeur (use more steam). » Il pouvait compter parmi les appréciateurs de sa bonne foi et de son talent des hommes éminens tels que MM. Max Müller, les orientalistes Wilson, Lassen, Ewald, et il se liait d’une étroite amitié avec M. de Bunsen, qu’il alla voir en Allemagne, et chez qui il fit la connaissance de celle qui peu après ce voyage devint sa femme.

On se demandera peut-être comment il se fait que, dans une église épiscopale très disciplinée, professant des doctrines très arrêtées, un théologien tel que Rowland Williams ne fut pas immédiatement suspendu a divinis par ses supérieurs. C’est que, sur ce point comme sur quelques autres, l’église anglicane a mieux conservé que l’église catholique elle-même l’ancienne tradition du rapport légal du prêtre et de l’évêque. Celui-ci ne peut pas en Angleterre enlever motu proprio ses pouvoirs à un prêtre dont il juge la doctrine erronée ou dangereuse. Il faut pour cela un jugement avec débat contradictoire devant une cour spéciale, et le condamné peut en appeler au conseil privé de la reine ; mais de telles instances sont toujours d’une issue douteuse. Du moment que la procédure revêt ainsi des formes juridiques, le jugement lui-même ne peut porter que sur des actes ou des doctrines expressément condamnées par les XXXIX articles et les autres constitutions écrites de l’église. Rowland Williams et ses amis s’étaient plus d’une fois demandé quelle était leur position de jure au sein de l’église établie. Dans leur désir d’y rester, dans leur conviction qu’elle devait s’élargir ou tomber au bout d’un certain temps, ils avaient observé que les articles de foi, qui jadis avaient visé beaucoup d’hérésies contemporaines dans l’intention d’en préserver l’église d’Angleterre, n’avaient pas du tout prévu les modifications modernes de la pensée religieuse. Il leur semblait qu’ils passaient en toute sécurité à travers les mailles du réseau, et ce qui permet de croire que leur prétention n’était pas sans fondement, c’est qu’en effet aucune poursuite ecclésiastique ne fut alors entamée contre eux. Cependant on ne peut se dissimuler qu’avec l’inspiration miraculeuse de la Bible, point que les articles constitutifs ne définissaient pas, bien des pierres angulaires de l’ancienne orthodoxie protestante s’ébranlaient et même se détachaient. Mystique tant qu’on voudra, le rationalisme se logeait dans la place, et cet hôte est d’ordinaire très envahissant. J’ignore si Rowland Williams lui-même savait bien jusqu’à quel point de profondeur il plongeait dans l’hérésie. Nous le voyons incliner positivement à l’arianisme en reconnaissant que le Fils est un être inférieur, subordonné au Père. A plusieurs reprises, nous le surprenons tâchant de construire une trinité chrétienne qui n’ait rien d’inacceptable pour la raison ; mais sa trinité ressort toujours de l’élaboration à l’état de trilogie philosophique, mentale, impersonnelle, la vraie trinité des conciles ne s’y reconnaîtrait jamais. Le péché originel perd dans sa pensée le caractère de fait arrivé en un certain moment, en un certain lieu, dans la vie du premier couple humain. Ce n’est plus une chute, un fall accompli une fois pour toutes, c’est un falling, une chute permanente, se confondant avec notre inclination au mal moral. Nous surprenons dans une de ces lettres cette phrase caractéristique et bien anglaise : « la notion de petits enfans condamnés au feu éternel parce qu’Eve un jour eut le tort de manger une pomme a toujours fait sur mon faible esprit l’effet d’une doctrine peu confortable. » Par conséquent la rédemption perdra à ses yeux sa qualité d’acte absolument sui generis, transcendant, s’accomplissant entre ciel et terre à une certaine heure : ce n’est plus la rançon de l’humanité offerte au Dieu vengeur par la seule victime dont les douleurs puissent satisfaire sa justice irritée ; elle est le point culminant du martyre en général. Jésus, en mourant victime de sa sublime mission, a dû payer de ses souffrances le bien qu’il nous voulait faire, et tous les grands dévoûmens de l’histoire ne forment plus qu’un tout avec le sacrifice de la croix. Nous avons vu combien Rowland Williams était devenu circonspect au chapitre des miracles. Au fond, il est visible qu’il n’eût pas mis la main au feu pour en garantir la réalité. La seule valeur actuelle de ces légendes consistait, selon lui, dans le sens moral qui leur est inhérent. On va loin avec une pareille théorie. Il faut toutefois ajouter que c’est avec une extrême prudence, sous un voile manquant souvent de transparence, que le prédicateur de Cambridge énonçait ses vues révolutionnaires. Il était lui-même inquiet des hardiesses de sa pensée, et l’on peut être assuré qu’il serrait toujours la doctrine traditionnelle d’aussi près que la sincérité le lui permettait. Malgré tout, les pointes aiguës de son rationalisme perçaient à travers le velours de ses formes oratoires. L’orthodoxie de la haute et de la basse église, qui a pour dépister l’hérésie un flair d’une incomparable finesse, ne manquait pas de les mettre à nu sans miséricorde.

Ce fut bien pis quand au mois de février 1860 parut le fameux volume des Essays and Reviews d’Oxford, qui fit trépider toutes les vénérables théologies des trois royaumes, et quand on sut que l’auteur d’un des essais les plus objectionable n’était autre que l’ex-vice-principal de Lampeter, devenu depuis peu l’incumbent ou pasteur titulaire de Broadchalke, paroisse rurale de 1,600 âmes, située à cinq ou six lieues de Salisbury. Par sa participation à ce recueil, qui fait époque dans les annales religieuses d’Angleterre, Rowland Williams nous ramène à l’histoire générale de la broad ckurch.

III

Qu’était-ce donc que le volume incendiaire qui provoqua d’un bout à l’autre du monde anglais, y compris l’Amérique du Nord, une crise religieuse dont les conséquences sont encore loin d’être amorties ? En vérité, quand on ouvre aujourd’hui ce livre, objet de débats si passionnés, on ne peut que s’étonner de tout le bruit qu’il a fait. Nous étions déjà sur le continent habitués à des travaux de critique religieuse bien autrement hardis et tranchans.

Cette grande émotion pourtant s’explique, si nous nous rappelons ce que nous avons dit de l’extrême intensité du culte voué à la Bible dans le monde anglais. On bataillait depuis longtemps entre anglicans et dissenters, puséistes et évangéliques ; mais la Bible, mais l’inspiration miraculeuse, l’autorité surnaturelle du livré sacré, restaient toujours hors du débat. C’était la reine who can do no wrong. On entendait bien de temps à autre parler de certains courans de doctrines qui transportaient ces questions sur un terrain tout nouveau. Le grand public ne leur avait pas encore accordé son attention. Les vues religieuses de Thomas Arnold n’étaient pas très claires, le libéralisme d’un Whately n’était pas moins à cheval sur les textes bibliques que l’orthodoxie de ses adversaires. Avec tout cela, l’esprit de la critique commençait à envahir la classe instruite. La Revue d’Edimbourg, surtout la Revue de Westminster, lui avaient ouvert des canaux de grande circulation. Chose à noter, notre Revue de théologie de Strasbourg avait trouvé en Angleterre un accueil relativement très sympathique. En un mot, il n’y avait pas encore de mouvement décidé dans le sens de l’émancipation de la lettre, mais il y avait un commencement d’ébranlement. La grande signification des Essays and Reviews est due surtout à ce qu’ils coïncidèrent avec ces premiers symptômes. Ce fut le tour de roue du vapeur encore à quai, mais qui sonne le dernier coup de cloche et qui va démarrer.

Ils étaient sept essayists, tous, à l’exception de M. Goodwin, savant naturaliste, membres du clergé anglican. C’étaient MM. Jowett, professor regius de grec à Oxford, Baden Powell, professeur de géométrie, Pattison, recteur de Lincoln-Collège dans la même université, Temple, directeur de la célèbre école de Rugby et chapelain de la reine, le pasteur Wilson, enfin notre bonne connaissance Rowland Williams. Tous ces noms marquaient déjà dans l’aristocratie scientifique de l’Angleterre. Groupés pour la première fois en faisceau, sans assumer, il est vrai, aucune solidarité de vue, ils lançaient en réalité le manifeste d’une tendance nouvelle dont le programme pouvait se définir en ces trois points : 1° nécessité d’une réforme théologique par l’application à la science religieuse de la méthode historique et critique, 2° émancipation de l’autorité littérale et surnaturelle de la Bible, 3° adhésion au principe de développement des croyances religieuses en opposition à l’immutabilité prétendue des dogmes. Nous pensons qu’un résumé rapide de ce livre hétérodoxe ne sera pas ici hors de propos.

Le premier essai, dû à la plume du docteur Temple, roulait sur l’idée jadis proposée par Lessing et Herder de l’éducation de l’humanité. L’auteur assimile le genre humain à un homme individuel qui passe par les phases successives de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité. A l’enfance convient l’obéissance aveugle, par laquelle on se soumet à des préceptes positifs, uniquement parce qu’ils sont commandés. A la jeunesse, qui s’émancipe du précepte, il faut l’exemple, qui l’empêche de se perdre dans le rejet de toute loi en la rattachant au bien et au vrai par l’attrait de leur beauté. Si les religions de la nature, et même le judaïsme malgré des pierres d’attente annonçant une économie supérieure, correspondent à l’enfance de l’humanité, le christianisme, dont la personne rayonnante de Jésus occupe le centre, est la religion de la Jeunesse. Dans son âge mûr, l’humanité se conduira désormais d’après les principes dont l’expérience, la raison, la conscience, lui auront démontré la nécessité ; mais nous ne sommes pas encore entrés dans cette période de la maturité. L’histoire d’ailleurs ne se déroule pas d’après un plan strictement et simultanément conforme à la théorie. Par exemple, l’arrivée des barbares ramena l’Europe à l’état d’enfance, la foi et la morale d’autorité redevinrent nécessaires. Les temps modernes sont une période de jeunesse, mais les signes de la transition à l’âge mûr sont visibles. La preuve en est dans cette autorité même de la Bible, au nom de laquelle on prétendait enchaîner les libres mouvemens de l’esprit. comme la Bible est non pas une dogmatique, mais une histoire en langue morte, et qu’elle doit être interprétée, on voit non-seulement que les interprétations diffèrent et se succèdent, mais encore que cette succession suit une tendance constante. La conscience en effet finit toujours par avoir le dessus sur les textes. C’est donc au fond la conscience qui est l’interprète suprême. Bien que l’auteur prétendît maintenir l’autorité des livres saints, il résultait pourtant clairement d’une pareille théorie que cette autorité est seulement transitoire, une forme temporaire du mouvement de l’esprit.

M. Baden Powell avait pris pour sujet de son essai les preuves du christianisme (evidences of christianity), ce thème favori de la théologie anglaise depuis le XVIIe siècle. Il se plaignait du parti-pris qui dépare trop souvent les déductions des apologistes les plus renommés. Ils triomphent dans les détails, ils manquent le but essentiel. Ils prétendent résoudre des questions de fait par un appel constant au sentiment religieux ; mais les questions de fait sont du ressort de la raison, elles ne peuvent être déférées à un autre tribunal. Là-dessus il démontrait combien la preuve tirée du miracle est insuffisante, impuissante et contraire à toutes les exigences de l’esprit scientifique des temps modernes. Au reste M. Baden Powell ne nie pas expressément les miracles bibliques, mais il est clair qu’il tend pour lui-même et qu’il pousse les autres à s’en passer. Si le miracle est indémontrable et s’il ne démontre rien, à quoi bon en porter plus longtemps le pesant fardeau ? Toute l’ancienne apologie anglaise de la religion chrétienne est frappée au cœur par cette subtile analyse, et le rationalisme reste seul sur l’arène.

C’est d’un point de vue semblable que M. Goodwin envisageait les rapports de la cosmogonie mosaïque avec la science contemporaine. Il constate qu’on a fait de vains efforts pour fonder une concordance qui n’existe pas. Mieux eût valu reconnaître tout de suite que la religion et la science ont chacune leur sphère distincte, que la Bible, trésor de vérités religieuses, n’est pas un répertoire de science naturelle. Cette distinction est assurément fort sage, mais, si on l’applique aux livres saints, on est forcé d’y reconnaître des erreurs scientifiques et de rejeter l’inspiration surnaturelle du texte littéral. — M. Wilson à son tour, à propos des séances dites historiques tenues à Genève dans un moment où la lutte était vive dans cette ville entre les partisans et les adversaires de l’église nationale, avait pris à tâche de rechercher les conditions d’existence et de légitimité d’une église de ce genre. Il n’aime pas les petites associations, nécessairement étroites, qui se forment sous le régime de la séparation de l’église et de l’état. Il préfère donc une église établie officiellement sur toute l’étendue du territoire et dont on est membre par le fait même de la naissance, à moins d’en sortir par un acte volontaire et réfléchi. Mais il faut alors que l’église nationale élargisse autant que possible ses bases pour être digne de son nom. A l’heure présente, l’église établie d’Angleterre voit se détacher d’elle un grand nombre de ses enfans, parce qu’elle n’est plus par les doctrines qu’elle persiste à leur imposer en harmonie avec les exigences de la pensée moderne. Pourtant elle devrait, elle pourrait les retenir par une judicieuse réforme, et elle n’en serait que plus fidèle à son principe biblique. L’élément moral l’emporte sur le dogme dans le Nouveau-Testament et dans la primitive église. C’est ce même élément que l’église de nos jours devrait mettre sur le premier plan, c’est là, et non dans des dogmes plus ou moins périmés, qu’elle devrait chercher son lien d’unité. Les articles de foi de l’église d’Angleterre, examinés de près, ne s’opposent pas à une réforme libérale dans ce sens, et il est temps que la liberté règne dans l’église comme dans l’état britannique.

Le contingent du professeur Jowett est une longue étude sur l’interprétation de l’Écriture, qu’il veut simple, naturelle, historique, exempte des procédés arbitraires que l’allégorie, la rhétorique et la passion dogmatique lui ont tour à tour infligés. L’Écriture doit être expliquée comme tout autre livre de l’antiquité, et, puisqu’elle a été rédigée en des temps et par des hommes très différens, il faut tenir grand compte de ces diversités et se garder de la confusion vulgaire qui consiste à croire que l’enseignement d’un Ézéchiel et celui d’un saint Paul sont identiques. Cet essai est surtout remarquable par le grand nombre d’exemples pris dans la théologie courante pour montrer combien de contre-sens les interprétations soutenues par la routine ont popularisés au nom de la Bible. Si les autres essayistes attaquaient l’orthodoxie anglaise en principe, on peut dire que M. Jowett la criblait de censures de détail.

D’un point de vue plus général, M. Pattison avait retracé l’histoire de la théologie anglaise jusqu’au milieu du dernier siècle. La leçon qui ressort de ce tableau est encore la même. Il faut de toute nécessité que la science religieuse en Angleterre se réforme et se transforme. C’est pour elle une question de to be or not to be.

Parlons enfin de l’essai que Rowland Williams avait consacré aux Recherches bibliques de Bunsen. Son but était évidemment d’amener le public anglais, sous le patronage d’un nom très respecté, à s’habituer à la reconnaissance d’une masse de faits relevés par une critique sérieuse et libre appliquée aux livres saints. Le mérite de Bunsen, disait-il, est d’avoir envisagé les questions bibliques avec autant de courage que de savoir. Suivait un résumé des résultats auxquels l’ambassadeur-théologien était parvenu dans ses études prolongées sur l’Égypte et en général sur l’Orient. Dans la Genèse, il ne peut voir d’histoire proprement dite qu’à partir d’Abraham. Il met en pleine lumière l’idéalisme des prophètes hébreux, leur foi profonde, leurs intuitions poétiques, mais il n’a pu chez aucun d’eux découvrir le don miraculeux de prévoir l’avenir. Certains livres curieux de l’Ancien-Testament, tels que Daniel et Jonas, doivent à la critique l’explication satisfaisante, mais très peu orthodoxe, de leurs singularités ; mais au-dessus de ces nombreux détails, qui devaient faire bondir d’indignation les traditionnalistes anglais, plane l’idée, chère également à Bunsen et à son admirateur, qu’il faut élargir l’idée de la révélation et y faire rentrer tout le développement religieux de l’humanité. Dieu n’est pas seulement dans la Bible ou dans l’église, il est dans l’histoire.

Ce qui paraîtra singulier, c’est qu’au premier moment ce volume d’essais ne fit pas grande sensation. Il y aurait quelques motifs de croire qu’il s’organisa contre lui une espèce de conspiration du silence. On ne tarda pas à découvrir que pourtant il se vendait beaucoup. Les laïques le lisaient avidement, et à la longue les théologiens ne purent plus se taire. En mai 1860, près de trois mois après la publication, il fut dénoncé dans la grande réunion annuelle de la Société biblique par un pasteur de Birmingham. Quelques jours après, le Record, organe très répandu de la basse église, sonna le tocsin. « Nous affirmons sans craindre qu’on nous contredise, disait l’auteur de l’article, que la tendance directe et fatale de ce livre est de détruire toute espèce de foi religieuse et, par l’abolition de l’autorité des saintes Écritures, de nous enlever la boussole qui nous guide vers l’éternité. » Le Christian Observer, recueil mensuel du même parti, s’attaquait à chacun des essayistes individuellement. Le respect de M. Temple pour la Bible n’était qu’un baiser de Judas, l’incrédulité de Rowland Williams était pire que celle de Voltaire ou de Payne, Baden Powell était un athée, Wilson un arien hypocrite, le reste à l’avenant. On sommait l’autorité ecclésiastique de prendre des mesures pour laver l’église d’une pareille souillure, il y allait de son existence. De son côté, le Guardian, journal de la haute église, se prononçait aussi contre les essais, mais d’un ton plus modéré, et distinguait fortement entre les auteurs. Sans qu’on puisse clairement deviner pourquoi, c’est sur MM. Rowland Williams, Wilson et Baden Powell que la vénérable feuille faisait retomber toute sa colère. M. Powell, disait-elle, est un déiste, M. Wilson un sophiste, mais le pire de tous est l’essayiste Williams. A l’autre extrémité de la presse périodique anglaise, la Revue de Westminster, ordinairement rédigée au point de vue d’un libéralisme très avancé, tout en donnant raison aux auteurs des Essais dans tout ce qu’ils affirmaient ou niaient au nom de la science et de la raison, aggravait leur position devant le grand public en rattachant, non sans exagération, les conséquences les plus radicales aux thèses qu’ils avaient développées avec tant de ménagemens et dans un esprit au fond très conservateur. Chose pour eux plus désagréable encore, elle exprimait son étonnement de voir que les représentans officiels de l’église restassent comme paralysés devant une pareille publication due à des clergymen. Le fait est que les universités se taisaient, que les évêques eux-mêmes restaient muets, sauf pourtant celui de Winchester, qui dirigea une charge ou mandement contre les Essais.

Toutes ces attaques n’avaient jusqu’alors abouti qu’à augmenter indéfiniment le nombre des lecteurs de l’ouvrage. Les exemplaires s’écoulaient avec une rapidité prodigieuse. M. Parker, le premier éditeur, circonvenu, effrayé, avait déclaré qu’il ne voulait plus le réimprimer ; MM. Longmans s’offrirent à le remplacer. La cinquième édition disparut en un jour ; un seul mois vit paraître les sixième, septième, huitième et neuvième éditions, chacune de trois mille exemplaires. Ce livre était donc un grand événement. C’est alors que le Quarterly Review, organe périodique du parti tory, vint appuyer ceux qui voulaient absolument qu’on intentât des poursuites. Dans un article, bien écrit comme la plupart de ceux qui paraissent dans ce recueil, mais dénotant une ignorance tout aristocratique de l’état des questions soulevées dans le livre incriminé, on émettait l’avis que, si les essayistes ne rompaient pas d’eux-mêmes leurs relations avec l’église, il fallait les en expulser. En même temps, un comité se formait à Londres pour centraliser les réclamations adressées à l’épiscopat. Bientôt une adresse à l’archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre, demandant formellement des poursuites, fut signée par plus de dix mille clergymen. Toute l’Angleterre se demanda : Que feront nos évêques ?

Eh bien ! nos évêques étaient embarrassés. Parmi eux se trouvaient des hommes de savoir et d’esprit, qui n’étaient pas aussi hostiles aux vues énoncées dans le livre hérétique que le commun du clergé et des laïques le supposait. La plupart répugnaient à entamer un procès pour hérésie, sachant qu’une fois lancés sur cette voie ils auraient de la peine à s’arrêter. Ils craignaient peut-être aussi d’afficher leurs dissidences. Ils se bornèrent d’abord à manifester leur surprise, leurs regrets, leur blâme dans un document de forme semi-officielle, de fond assez vague, inséré dans le Guardian ; mais deux évêques refusèrent de le signer, et les partisans des mesures répressives ne furent nullement satisfaits. Leurs instances devinrent plus pressantes encore, et enfin l’on s’avisa de déférer l’affaire à la Convocation, sorte de parlement ecclésiastique de la province de Canterbury, ayant, comme le parlement officiel, sa chambre haute et sa chambre basse. La province d’York a aussi sa Convocation, réduite à une seule chambre. Ces deux assemblées représentatives devraient en théorie tenir la place du synode général dans les églises réformées ou du concile national dans l’ancienne église catholique ; mais il faut savoir que la royauté avait depuis longtemps réduit les attributions de ce parlement d’église à très peu de chose, si ce n’est à rien ; depuis 1717, il était comme supprimé ; mais en 1851 il avait recouvré une certaine compétence dans les questions de discipline. C’est pourquoi en février 1861 la chambre basse de la Convocation fut saisie par un de ses membres de la question des Essais[4] ; mais après d’interminables discussions pro et contra il fut décidé que la Convocation n’était pas compétente pour juger en matière d’hérésie. Grande joie des libéraux ; mais les orthodoxes ne se tinrent pas pour battus. Forcés de renoncer au plaisir de poursuivre tous les essayistes ensemble, ils se rabattirent sur la juridiction archiépiscopale de la province de Canterbury (Court of Arches), à laquelle ressortissaient MM. Wilson et Rowland Williams en leur qualité de pasteurs. Nouveaux débats, nouvelles subtilités théologiques et juridiques ; enfin les orthodoxes d’Angleterre jetèrent des cris de triomphe : la Court of Arches avait déclaré les deux délinquans coupables d’infidélité aux doctrines professées par l’église anglicane et les suspendait pendant un an dans l’exercice de leur ministère. Les condamnés ne se résignent pas à l’arrêt, ils en appellent, comme c’était leur droit, au conseil privé de la reine. Ce conseil, en majorité composé de laïques, se garda bien d’entrer dans la discussion théologique des questions soulevées, il resta scrupuleusement sur le terrain juridique, cherchant uniquement à savoir si les accusés avaient positivement renié le sens littéral d’un ou plusieurs articles de foi ; ceux-ci furent admis à plaider en personne leur cause. Enfin, cassant le jugement de la cour archiépiscopale, le conseil privé les déclara non coupables.

Quelle déception pour les orthodoxes belliqueux ! Il était donc constant qu’on pouvait impunément dans l’église d’Angleterre professer des doctrines rationalistes et qu’à la seule condition de glisser avec quelque légèreté entre les angles saillans des articles formulés au temps d’Elisabeth sans aucune prévision des problèmes discutés de nos jours, il était licite de battre en brèche la forteresse du biblicisme autoritaire. C’est bien en vain que, pour tâcher de diminuer la force d’un tel précédent, la chambre basse de la convocation crut devoir plus tard condamner théoriquement les essais. Ce fut le telum imbelle sine ictu. Qu’importait à la jeune école l’opinion de quelques vieux chanoines ? Restait, il est vrai, la protestation des dix mille clergymen ; mais les clergymen ressemblent aux moines en ceci, qu’on en trouve plus facilement que des raisons, le nombre des signataires, tout considérable qu’il fût, ne comprenait pas encore la moitié du clergé anglican, et c’est un évêque, tant soit peu humoriste, qui avait lancé ce mot cruel, soigneusement relevé, que, pour être apprécié avec justesse, le nombre des clergymen opposans devait être évalué avec une virgule décimale à sa gauche. Nous laissons ce trait caustique sur la conscience de sa grandeur. L’essentiel, c’est que le grand point, le point capital fût conquis, et il l’était. Le principe religieux-libéral, le bon droit de la critique biblique, la tendance à se passer des miracles et de l’inspiration surnaturelle, l’autonomie de la conscience en face des textes de la Bible, toutes ces conditions d’une émancipation sérieuse de la pensée chrétienne étaient légalement reconnues comme compatibles avec le titre et les fonctions de ministre de l’église anglicane. Il avait fallu quatre ans pour en arriver là. Les Essais parurent pour la première fois en février 1860 ; c’est en 1864 que le conseil privé rendit l’arrêt définitif.

Rowland Williams, qui avait tenu courageusement tête à toutes les péripéties de ce long procès, mais non sans se sentir souvent très inquiet, voyait enfin le succès couronner ses peines. « Si par la suite, écrivait-il à un ami, on peut dire dans l’église plus librement ce que l’on sait, je n’aurai pas perdu mes larmes. » Ce qui le révoltait surtout, c’était ce péché mignon des gens d’église qui consiste à taire la vérité que l’on connaît, de peur de scandaliser les faibles et d’être l’objet de leurs colères. « De nature, disait-il, je ne suis pas un libéral ; je suis un ecclésiastique, mais je ne puis penser que le mensonge soit un de mes devoirs. » Il survécut cinq ans à sa victoire juridique. Il employa les dernières années de sa vie à traduire les livres prophétiques de l’Ancien-Testament avec notes et commentaires. Cet ouvrage est en deux volumes, dont le second ne parut qu’après sa mort. S’il eût vécu, il eût sans doute eu à subir plus d’un assaut des biblicistes anglais. Une pleuropneumonie l’emporta dans les premiers jours de l’an 1870. Il eût été douloureusement affecté par nos désastres, car il avait toujours conservé de vives sympathies pour la France, et il avait vertement blâmé la mesquine jalousie d’un grand nombre de ses compatriotes lorsque notre armée triomphante émancipa l’Italie, à qui l’Angleterre n’avait su offrir que des vœux sincères, mais platoniques. Ses paroissiens, dont il était fort aimé, se cotisèrent pour orner la petite église de Broadchalke d’une fenêtre à vitraux en mémorial de leur pasteur. Ils avaient bien entendu dire qu’il était très hérétique ; mais comme il leur prêchait la douce et persuasive morale de l’Évangile, qu’il était plein de zèle pour leurs écoles, leurs malades, leurs affligés et leurs pauvres, ils n’en avaient pas cru un traître mot.


IV

Depuis les grands débats dont les Essays and Reviews furent l’occasion, la situation de l’église anglicane a changé seulement en ceci que les trois partis qui la divisent, obéissant chacun à son principe, ont toujours plus affirmé leurs prétentions et accentué leurs divergences. Le puséisme, devenu le ritualisme, se donne toutes les peines du monde pour imiter les formes du catholicisme, et il remporte d’incontestables succès auprès de la partie féminine, aristocratique ou désirant l’être, de la population anglaise. L’évangélisme puritain baisse, du moins comme puissance à l’intérieur de l’église établie ; mais il se refait dans le dissent, il se retrempe dans les revivals, il est toujours la religion proprement dite de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière. Quant à la broad church, c’est dans le monde instruit, universitaire, voyageur, qu’elle a fait jusqu’à présent ses plus nombreuses recrues, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient encore assez nombreuses pour constituer un grand parti ; mais elle s’étend et se fortifie. L’esprit de recherche indépendante que « l’église large » entretient a favorisé la production d’œuvres nombreuses qui mettent désormais la théologie anglaise comme science au niveau de celles du continent. Une autre grande tempête ecclésiastique a fait oublier celle des Essays. L’évêque colonial, M. Colenso, arrivé chez les Cafres encore très attaché à la tradition biblique, en revint il y a peu d’années persuadé qu’on se faisait beaucoup d’idées fausses sur le saint livre ; certaines objections naïves de ses catéchumènes zoulous lui avaient donné beaucoup à réfléchir, et il avait, entre autres découvertes, reconnu l’impossibilité d’admettre que Moïse soit l’auteur du Pentateuque. Un très savant livre fut le résultat de ses recherches. De là à des explications très rationalistes de la vénérable épopée des Hébreux, il n’y avait pas loin, et le digne évêque ne manqua pas de les proposer en toute franchise. Aussitôt le cri de guerre retentit d’un bout à l’autre de la terre anglaise. On voulut absolument que l’évêque apostat quittât son siège ou fût destitué. L’évêque, qui n’avait pas conscience d’avoir contrevenu à ses devoirs, entendit rester à son poste ; nouvelles sommations, procès, sentences dont appel ; bref, il en fut comme pour les essayistes, dont par parenthèse un des plus marquans, le docteur Temple, est devenu évêque d’Exeter ; la juridiction appelée à prononcer en dernier ressort dans l’affaire Colenso ne trouva pas de termes formels pour condamner une hérésie que pas un des XXXIX articles, pas un statut de l’ancien temps n’avait pu prévoir. Jusqu’à présent, si nous exceptons un ou deux cas individuels où la question se compliquait de considérations d’un autre ordre, les efforts des partis intolérans pour expulser la broad church de l’enceinte sacrée n’ont pas abouti : elle a droit de cité dans l’anglicanisme.

Cette tendance libérale et scientifique réussira-t-elle à réformer pacifiquement la vieille église et à infuser dans son organisme passablement décrépit le sang d’un nouveau rajeunissement ? Il nous serait difficile de nous prononcer à cet égard. D’une part le libéralisme anglican, respectueux de l’organisation et des formes populaires de l’anglicanisme, très épris, dès que la question de vérité n’est pas en jeu, de cette piété contenue, sérieuse, austère, non sans poésie ni sans symboles variés, qui caractérise la religion anglicane vue de son bon côté, ce libéralisme a pour lui l’attrait qu’il exerce sur les hommes trop instruits pour se complaire dans la mythologie dogmatique du XVIIe siècle, trop religieux de sentimens et de besoins pour s’isoler de toute société religieuse, trop Anglais pour ne pas se sentir au fond du cœur un faible que rien ne peut leur enlever pour leur dear old mother church, qui a si souvent combattu, souffert, triomphé avec la patrie. Le progrès de l’instruction générale est son allié. Les excentricités des revivalistes aussi bien que les raffinemens ridicules du ritualisme poussent de son côté bien des gens qui ne peuvent se décider à prendre des spasmes pour des signes de conversion, des broderies et des cierges pour des moyens de gagner le ciel. Non-seulement dans le clergé, mais encore et peut-être surtout dans la presse, au parlement, dans la littérature, l’influence de cette tendance libérale est déjà très grande. Il serait donc imprudent de nier ses chances de succès définitif et complet.

D’un autre côté, il est des esprits pessimistes qui refusent de croire à ce triomphe. Il est trop tard, disent-ils, et la broad church n’arrivera pas à temps pour prévenir la dislocation de l’église anglicane. Cette église est un compromis, et tout compromis est de nature provisoire. Dissoute à la fois par la dissidence et par ses querelles intestines, elle succombera sous le principe de la séparation de l’église et de l’état. Il n’en restera que des fragmens qui respectivement iront rejoindre celles des sectes dissidentes dont ils se rapprochent le plus. Le morcellement religieux de l’Amérique du Nord succédera au régime de l’église établie, et il ne pourra plus être question d’une grande institution nationale, mère naturelle de tous les enfans nés sur le sol anglais ; mais, quand même son existence se prolongerait longtemps encore, elle ne pourra jamais, enchaînée qu’elle est par ses constitutions et les précédens, se transformer au point de devenir l’église peu dogmatique, savante et tolérante rêvée par les partisans de la tendance libérale. Ils n’ont pas même pu jusqu’à présent obtenir qu’on cessât de lire du haut des chaires plusieurs fois dans l’année ce défi au bon sens et à la sagesse divine qui s’appelle le symbole d’Athanase, ce chapelet monotone dont chaque grain est une contradiction monstrueuse, et que la plupart de ceux qui le lisent regardent comme un très fâcheux appendice de la liturgie anglicane. Que sera-ce donc, lorsqu’ils voudront faire en avant des pas plus importans que cette réforme minuscule ! Les hommes de la broad church eux-mêmes sont-ils aussi dégagés qu’ils s’en flattent des préjugés et des étroitesses de l’anglicanisme ? Comment expliquer par exemple le singulier dédain que beaucoup d’entre eux professent pour les unitaires, dont ils ne sont plus séparés en réalité que par les formes liturgiques ? Pourtant, on ne peut le contester, si le ritualisme confine au catholicisme, la basse église à la dissidence calviniste, l’église large a pour voisins immédiats les unitaires. N’est-ce pas la preuve qu’ils sont plus « vieux anglicans » qu’ils ne le pensent, et que bientôt la hardiesse, la logique, la décision leur manquerait, s’ils étaient mis en demeure de procéder à la réforme qu’ils appellent de leurs vœux ? Cette école, aristocratique intellectuellement, peut bien, à l’ombre du grand édifice où elle est parvenue à se caser sans faire crouler trop de pierres de façade, contribuer à retenir dans l’église un certain nombre d’esprits distingués, ce ne sera jamais une religion populaire.

Nous nous bornerons à mettre en regard les deux ordres de considérations. Si l’Angleterre nous montrait à tous comment, sous l’égide et au moyen de la liberté complète, une réconciliation peut s’opérer entre la pensée moderne et la vie religieuse, elle rendrait au monde un tel service que ses gloires passées pâliraient à côté de cet immense bienfait. L’église, sous une forme quelconque, est toujours et sera longtemps encore un des élémens nécessaires de la vie sociale. On confond trop souvent les destinées du christianisme avec celles de l’église. On croit qu’ils sont solidaires et qu’ils disparaîtraient ensemble ; on se trompe. Le christianisme comme principe religieux et moral pourrait parfaitement survivre à toute église chrétienne, et de nos jours il ne manque pas de chrétiens qui, s’ils n’avaient à prendre conseil que de leurs besoins personnels, pourraient très aisément se passer d’église ; mais la question change singulièrement de face, quand on la discute au point de vue de la famille, des classes ignorantes et de la vie sociale. On arrive alors à se demander comment il serait possible de les concevoir privées de toute institution religieuse commune. Voilà l’impasse dans laquelle s’agite notre siècle. D’un côté l’église est indispensable, de l’autre on dirait qu’elle ne peut prendre son parti de notre vie moderne. Je pense que, si les membres les plus ardens des églises multiples qui se partagent l’Europe parvenaient à comprendre qu’il leur faut faire des sacrifices, s’ils veulent préserver leurs sanctuaires ébranlés d’un effondrement complet, bien des difficultés seraient d’avance résolues. Malheureusement on dirait qu’à cette heure, dans la plupart des communions chrétiennes, c’est un esprit, ce sont des prétentions tout autres qui prévalent. On dit souvent que toute église est nécessairement intolérante : c’est une erreur, démentie par les faits, car il y a des églises très tolérantes ; mais il y aurait pour nos églises d’Europe un péril plus grave encore que celui qu’elles courent en persistant à rester intolérantes, ce serait qu’elles devinssent intolérables.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars dernier.
  2. Saisissons cette occasion de relever une erreur accréditée sur le continent, où l’on s’imagine trop souvent que la suprématie de la couronne dans les affaires religieuses condamne l’Angleterre à une sorte de césaro-papisme dégénérant en tyrannie oppressive des consciences. Nous avons tous pu rencontrer sous la plume d’écrivains plus plaisans que bien informés des railleries de haut goût sur la « reine-papesse » ou « le pape en jupons. » La vérité est qu’en Angleterre, qu’il s’agisse de religion ou de politique, la couronne est censée tout faire, en réalité ne fait rien ou presque rien. C’est le ministère responsable, par conséquent la majorité parlementaire, en dernier ressort l’opinion du pays qui décide.
  3. A ceux qui voudraient réunir des renseignemens plus circonstanciés sur ces premiers défenseurs de la tolérance dogmatique en Angleterre, nous recommandons l’ouvrage érudit et agréable à lire du Dr J. Tulloch, intitulé Rational Theology in England, 2 vol., Londres 1874.
  4. Cette chambre basse se compose de doyens des chapitres, d’archidiacres et de proctors ou procurateurs ; la chambre haute est constituée par les évêques.