L’Angleterre et les nouveaux courans de la vie anglaise/01

L’Angleterre et les nouveaux courans de la vie anglaise
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L’ANGLETERRE
ET LES
NOUVEAUX COURANS DE LA VIE ANGLAISE

Un Français du directoire et du consulat ne serait pas trop dépaysé, j’imagine, dans la France de 1874 : il y apercevrait facilement des royalistes et des jacobins de connaissance, aussi bien que la troisième chose qui, de son temps, n’était voulue de personne, et qui devait passer entre les deux volontés irréalisables. Quant à l’Angleterre au contraire, un Anglais qui l’aurait quittée il y a une trentaine d’années et qui la reverrait aujourd’hui aurait peine, je crois, à y reconnaître l’atmosphère de son pays natal. Sans doute depuis trente ans l’extérieur des choses n’y a pas beaucoup varié, les tempéramens et la tenue des individus y sont restés à peu près ce qu’ils étaient ; mais l’invisible mens qui agite la masse fait vite sentir combien elle diffère de l’esprit du passé. Ce qui frappe tout d’abord, c’est le ton nouveau des esprits à l’égard de la religion. Quoique la nation continue à être foncièrement religieuse par ses instincts, et quoique la foi s’y montre même beaucoup plus à l’état militant ou prédicant qu’elle ne le faisait avant Pusey et Newman, on peut dire qu’au moral aussi l’acte d’uniformité a été abrogé. À l’heure qu’il est, la religion n’est plus au nombre des choses imposées par l’opinion publique. À chaque instant, on rencontre des hommes et des journaux qui se posent comme positivistes, comme utilitaires, comme évolutionnistes, et cela ne leur rapporte aucun discrédit, tant s’en faut : c’est là une attitude à la mode, une manière de se classer et de se faire classer parmi les esprits d’avant garde.

D’ailleurs le sentiment religieux du pays a perdu lui-même son équilibre. L’Angleterre ne se contente plus en ce moment d’être dissidente ou anglicane à la vieille manière. Les classes marchandes et ouvrières sont restées fidèles au méthodisme ou aux formes les plus exclusives et les plus sectaires du protestantisme indépendant ; mais à la place du protestantisme modéré, qui, comme une sorte de compromis parlementaire, était accepté par le gros de la nation, on aperçoit partout maintenant des conflits de tendances contraires. Tandis que les hommes des classes éclairées s’en tiennent généralement à une sorte de morale chrétienne sans théologie ou sont franchement indifférens, une partie de l’aristocratie, du clergé et des femmes intelligentes s’est éprise du ritualisme. Pusey est dépassé. Au sein même de l’église établie, il y a un parti fort remuant qui, par le caractère monacal de sa dévotion, rappelle le catholicisme, et qui fait littéralement parade de calquer les cérémonies, les vêtemens sacerdotaux, les pompes mystérieuses du culte romain. J’emploie à dessein ce mot de calquer, car les apparences sont imitées sans grand souci d’en saisir le sens. Devant un autel sur lequel il n’y a pas d’hostie, le ritualisme exécute les génuflexions et les offrandes d’encens qui chez les catholiques s’adressent à l’hostie ; il a même dans plusieurs de ses temples des tableaux de chemins de croix qui attendent une dévotion à venir. Que cela indique une propension vers Rome, ce n’est point mon avis. Les ritualistes sont peu portés à se soumettre au pape : ils sympathiseraient plutôt avec le vieux-catholicisme ou avec l’église grecque ; mais le ritualisme ne dénote pas moins que le protestantisme pondéré a cessé d’être exigé par le sentiment général. S’il est difficile de dire au juste quelle est la profondeur de ce courant et dans quelle mesure il représente des convictions ou un simple mouvement d’imagination[1], il est certain que l’extrême droite de l’église va au sacerdotalisme le plus prononcé. Elle insiste sur la succession apostolique et fait du prêtre un médiateur nécessaire. Elle encourage la confession auriculaire ; elle tend, sinon à rétablir la messe, en tout cas à admettre une sorte de renouvellement constant du sacrifice offert par le Christ et à donner une importance capitale aux sacremens que le prêtre seul peut administrer pour le salut des fidèles. Bref, en Angleterre aussi, il y a une réaction autoritaire, provoquée par l’indifférence théologique de l’église moyenne et parle quasi-anabaptisme des dissidens. En regard des partis religieux et laïques qui vont de plus en plus au laisser-faire pur, à la conclusion qu’il faut abandonner les individus à leur conscience ou à leur inconscience, il se trouve un parti à tendances catholiques, qui revient tout simplement à l’idée de rétablir l’unité par la suprématie d’un clergé et par un culte symbolique qui ne s’adresse qu’à l’imagination.

En ce qui touche la politique, l’esprit général n’a pas moins changé : il est devenu sentimental. Jusqu’à ces dernières années, l’Angleterre avait dépensé son esprit de système dans sa théologie, et, sauf un ou deux cas remarquables, réservé son idéalisme pour sa poésie. En politique, elle était surtout gouvernée par son sentiment du possible et du nécessaire. Elle se raillait des peuples enfans qui en sont encore à regarder l’administration d’une société comme un roman, et qui supposent que l’art du législateur ou de l’électeur consiste à imaginer d’abord l’idéal le plus propre à satisfaire leurs désirs, pour ne plus songer ensuite qu’à le faire triompher. Aujourd’hui elle n’a plus guère le droit de jeter la pierre aux autres. Ce que peuvent valoir les transformations radicales qu’elle apporte à sa constitution, ce que peut valoir le renversement qu’elle fait subir à ses traditions en se prononçant, à l’égard de l’Irlande, pour l’indifférence absolue de l’état vis-à-vis de l’éducation religieuse et en créant des privilèges exceptionnels au profit des fermiers. Dieu seul le sait. Les hommes ne le peuvent apprendre que par les fruits qui en sortiront ; mais assurément, depuis sa seconde réforme électorale, sa législation intérieure et sa politique étrangère n’ont été qu’un long sacrifice à l’idéal. Ce n’est pas sous la pression d’une agitation dangereuse à braver qu’elle a confié son sort à un nouveau corps électoral, composé en majorité des classes ouvrières, qui n’avaient point fait leurs preuves : elle s’y est décidée sans souci des conséquences et par pur amour pour une théorie. Ce n’est pas non plus d’après les conseils de sa prudence, — et en vérité c’est positivement en dépit de sa prudence, qui en voyait le danger, — qu’elle a dégagé les électeurs de la pression de l’opinion publique en remplaçant le vote à ciel ouvert par le scrutin secret. En cela, elle a simplement pratiqué la méthode française, et elle l’a pratiquée avec cette circonstance aggravante, que, pour réaliser un désir de son imagination, elle faisait table rase des choses qui chez elle avaient le mieux fonctionné. Depuis lors encore, c’est par de pures considérations logiques qu’elle a pris tacitement la résolution d’achever son œuvre. Elle craindrait de se mettre en désaccord avec elle-même en refusant d’étendre aux ouvriers des campagnes les droits politiques qu’elle a accordés aux ouvriers des villes.

Que dire de la foi avec laquelle elle a cru aux idylles de l’école de Manchester, avec laquelle elle a oublié toute l’expérience humaine pour pratiquer à tout prix le dogme de la non-intervention, et pour se persuader qu’en ayant elle-même la sagesse de préférer les profits du commerce aux pertes de la guerre, elle ne pouvait manquer en quelques années de convertir le monde entier aux vertus de la paix ? Que dire d’un bien autre sacrifice qu’elle a commencé d’offrir à l’inconnu ? — Elle a admis les femmes à siéger dans les conseils de l’enseignement primaire ; elle est sur le point d’adopter un bill qui les appelle, comme les hommes, à élire les ministres de l’église d’Écosse, et par là elle a donné des gages au parti qui la pousse à se livrer corps et âme à la politique d’émotion en ouvrant l’électorat politique lui-même au sexe féminin.


I.

On s’étonnera peut-être des symptômes sur lesquels j’appuie, et, dans ces tendances où je vois l’indice d’un changement organique, on pourra n’apercevoir qu’un simple effet des courans inévitables de notre temps ; mais peu importe l’explication à laquelle on s’arrête. Par rapport à l’Angleterre, les symptômes dont j’ai parlé signifient toujours des forces nouvelles qui ont déjà complètement métamorphosé et la constitution du pays et son âme secrète.

Quand nous parlons de la Grande-Bretagne, nous entendons par là le peuple qui a été l’initiateur de la civilisation libérale, celui qui, par ses lois et ses mobiles, est arrivé à fonder le régime de la liberté. Or c’est cette nation-là qui, pour ainsi dire, n’existe plus. L’émancipation catholique et les dernières réformes électorales ont détruit l’ancien agencement des forces sociales, et, quoique le pays soit encore composé d’élémens analogues à ceux du passé, elles en ont fait un organisme d’un genre tout nouveau.

L’Angleterre dont le monde connaît l’histoire était en apparence une monarchie représentative et en réalité une oligarchie tempérée, une société positivement gouvernée par une aristocratie héréditaire. Si elle possédait une chambre des communes, c’est que sa noblesse avait reconnu elle-même, par sa raison, la nécessité de partager le pouvoir avec le tiers-état, de se l’attacher comme junior partner. D’ailleurs les bourgs pourris, les élections en plein soleil, l’influence réelle enfin qu’avaient conservée les maîtres du sol, tout assurait en fait la souveraineté à l’aristocratie protestante, c’est-à-dire à une classe qui, par son éducation religieuse, avait un même esprit politique, qui, par sa position, était indépendante et conservatrice sans frayeur, qui, par sa culture et ses traditions, se trouvait à l’abri de la fluctuation des penchans individuels, à l’abri des mouvemens contradictoires de colère et de convoitise par lesquels les masses instinctives sont emportées. En un mot, toutes les forces divergentes de la société n’avaient pas cessé d’être dirigées par une corporation que ses intérêts fixes poussaient à vouloir toujours le même but et chez qui se perpétuait une véritable raison législative, une raison collective sans cesse occupée, non pas à imaginer au jour le jour le moyen de contenter tel ou tel entraînement momentané, mais bien à résumer l’expérience de tous les jours pour en déduire des règles générales de conduite, pour accroître son sentiment constant des nécessités et des impossibilités avec lesquelles ses desseins avaient à compter.

L’Angleterre, toujours celle dont l’histoire est connue, était devenue civilement libre, c’est-à-dire que le pouvoir civil avait de plus en plus cessé de réglementer la conduite et les paroles des individus ; mais, si les libertés politiques et individuelles avaient pris naissance, c’était parce que les seigneurs, dans leur lutte contre l’absolutisme de la royauté, avaient eu la sagesse de réclamer les mêmes droits civils pour tous, et si ces libertés s’étaient développées de plus en plus, c’est que la classe gouvernante avait réellement fait l’éducation du pays entier. Grâce à son intelligence législative et à son esprit de suite, les autres classes avaient grandi sous une même discipline morale et sous une forme ininterrompue de gouvernement qui avait entretenu chez tous la disposition à respecter l’ordre établi comme une indiscutable nécessité. Avant d’être capables de réfléchir, les couches moyennes et inférieures de la nation avaient été délivrées du gouvernement despotique, qui provoque l’esprit révolutionnaire, et de la religion anti-personnelle, qui jette les personnes dans l’incrédulité. La seule crise réelle avait été toute religieuse, toute relative à l’éducation que recevrait le pays ; mais cette crise une fois terminée, la liberté de discussion et de réunion avait pu venir sans entraîner aucun danger politique. Il n’était pas à craindre que les divers groupes en usassent pour se disputer sur le régime qu’il s’agissait d’imposer à tous, car, quant à l’organisation sociale, ils étaient réellement unanimes. La liberté ainsi ne pouvait avoir que des avantages, entre autres celui de contribuer à développer, pour le bien de l’ensemble, les énergies individuelles. Et en effet les Anglais, rendus à eux-mêmes, avaient surtout employé leurs facultés à faire leurs propres affaires. Les ambitions s’étaient tournées vers le commerce ; l’intelligence de chacun s’était dépensées à chercher non pas ce que le gouvernement devait lui procurer, mais ce qu’il pouvait lui-même accomplir par ses propres efforts, et les habitudes enfantées par cette manière de pratiquer la liberté avaient rendu les esprits capables de ne pas s’entre-choquer par leurs théories. La nation dès lors pouvait sans trop de risques arriver à l’âge de la réflexion, à cet âge où la différence des positions et des tempéramens amène des manières différentes de concevoir la société. Les Anglais, tels qu’ils s’étaient formés sous influence de leur passé, avaient à l’état de tendance acquise un sentiment commun qui leur permettait vraiment de professer côte à côte toutes les opinions, d’être républicains ou monarchistes, religieux ou irréligieux par leurs dispositions personnelles sans que cela les poussât à briser la société. Ils s’accordaient tous pour ne pas croire à la violence comme moyen de succès politique. Il y avait en eux et tout autour d’eux un esprit public qui les portait à ne vouloir que le régime de la discussion, à ne penser, écrire et parler que pour proposer ce que chacun, avec ses tendances de classe et son intelligence propre, pouvait concevoir comme le meilleur moyen d’atteindre le but voulu par tous.

Je suis loin de prétendre qu’il ne reste rien de ce passé : les conséquences en existent encore à l’état d’habitudes et de traditions ; mais je veux dire qu’il ne reste presque rien des institutions qui avaient produit ces résultats. Aujourd’hui ce n’est plus ni l’aristocratie de naissance, ni l’aristocratie de fortune, ni la raison réfléchie et législative du pays qui possède la souveraineté, et l’Angleterre au fond a cessé d’être un ensemble de forces différentes gouvernées par un seul esprit. Elle est maintenant livrée à tous les penchans opposés qu’elle peut renfermer. Après avoir supprimé les conditions religieuses de l’éligibilité, et avoir par là ouvert le parlement à toutes les tendances contraires qui peuvent résulter des divers genres d’éducation religieuse, la classe gouvernante a positivement abdiqué son hégémonie. Sans peut-être se rendre bien compte de ce qu’ils faisaient, les whigs et les tories, les lord Russell et les lord Derby, ont si largement ouvert le corps électoral aux ouvriers et au petit commerce que déjà l’aristocratie et ceux qui subissent son influence y sont en minorité. Implicitement la puissance a passé aux masses qui n’ont pas de traditions, qui n’ont pas de position acquise, et qui sont soumises aux entraînemens insensés des plus étroits appétits.

Que ces nouvelles majorités n’aient pas encore d’organisation et de plan de campagne à elles, cela ne change rien au fait de leur souveraineté ; elles n’ont qu’à vouloir pour être en état de dicter la loi. Que la nature de leurs préoccupations et le conflit de leurs tendances irréfléchies les rendent peu capables, et même complètement incapables de s’unir par elles-mêmes dans une volonté commune, cela ne les rend que plus propres à être enrégimentées par d’habiles généraux. Avec la composition actuelle du corps électoral et par l’effet même des lois contre la corruption, qui tendent à diminuer les frais des candidatures, il se trouvera forcément des candidats intelligens qui, pour pouvoir eux-mêmes parvenir, se chargeront d’en appeler aux désirs latens des groupes les plus importans et de leur fournir un programme de nature à les attirer. Il n’y a pas besoin, pour le croire, de supposer des intentions dépravées. Nous serions trop heureux si les hommes ne faisaient le mal qu’en prenant cyniquement la résolution de trahir leur conscience pour satisfaire leur ambition. Malheureusement c’est leur conscience qui commence par être dupe de leur ambition. Là où la députation n’est réellement possible que pour ceux qui savent s’assurer la popularité, la morale et la prudence des classes bourgeoises, de celles qui aspirent à la députation, se mettent naïvement en accord avec cette nécessité. On voit naître une nouvelle philosophie politique qui consiste à croire honnêtement, par irréflexion, que le devoir de l’homme d’état est justement de n’avoir aucune idée à lui, de ne pas se diriger d’après son propre sentiment des conditions de la vie et du progrès, mais de s’appliquer uniquement à deviner les volontés du peuple et à inventer les choses les plus propres à les réaliser.

Ce n’est pas toutefois que le danger se présente comme chez nous. Il n’y a rien en Angleterre qui ressemble à nos haines de classe à classe, rien non plus qui ressemble à notre socialisme révolutionnaire ; les tendances des sociétés ouvrières sont à cet égard des plus significatives ; mais il ne reste pas moins une marge pour le chapitre des éventualités à redouter. Comme le faisait observer tout récemment M. Greg dans une remarquable étude publiée par le Contemporary, il y a tout d’abord la question des impôts. Même en admettant que les classes ouvrières soient animées des meilleurs sentimens, il est évident, si on les arme du pouvoir d’établir à leur gré l’impôt, qu’on les expose à la tentation de diminuer leur propre charge en rejetant le fardeau sur d’autres épaules. En Angleterre surtout, le péril est d’autant plus grand qu’il n’y a rien à inventer. Déjà il existe un income-tax qui frappe seulement les revenus supérieurs à un certain chiffre. Déjà aussi il y a une agitation tout organisée contre les impôts indirects, c’est-à-dire contre les taxes qui pèsent également sur le pauvre et le riche. La route est donc ouverte et battue[2]. L’instinct de conservation et d’accroissement, que nulle classe ne peut s’empêcher d’avoir, suffit pour y pousser les nouvelles majorités électorales, et, sans être pessimiste, on peut se demander s’il n’arrivera pas un moment où le privilège de voter et de dépenser l’impôt appartiendra à une partie de la nation qui n’aura pas à le payer. Il y a certainement là de quoi faire réfléchir.

Ajoutons à cela les effets d’une autre réforme dont la portée échappe facilement à un Français ; je veux parler de l’adoption du scrutin secret. Le scrutin secret est tellement entré dans nos habitudes, il est si bien la seule méthode d’élection dont nous ayons l’idée, qu’à nos yeux il y a quelque chose de dénaturé à le repousser. Cela nous apparaît comme une détermination qui ne peut pas être fondée en raison, qui évidemment ne saurait provenir que d’un calcul égoïste, d’un hypocrite désir d’escamoter l’indépendance des prolétaires en les forçant par intimidation à voter au gré des patrons dont dépend leur subsistance. En réalité pourtant l’élection publique avait bien d’autres effets que celui de soumettre les classes vivant du salaire à l’influence des propriétaires et des capitalistes. La répulsion que les libéraux mêmes éprouvaient à y toucher, et l’indignation qu’éveillait chez les plus honnêtes penseurs l’idée seule de cette boîte, « où la dissimulation, la lâcheté et l’égoïsme tiendraient en sûreté leurs assises[3], » étaient un de ces avertissemens par lesquels l’instinct de conservation signale des dangers que l’intelligence ne voit pas encore. Il y a peu de temps que le scrutin secret fonctionne, et ce peu de temps a suffi pour montrer qu’en retranchant le vote public on a réellement porté atteinte à la vitalité du système représentatif. On s’aperçoit comment les bons résultats pratiques de ce système étaient liés, beaucoup plus qu’on ne l’avait soupçonné, au vieux mode d’élection ; on découvre enfin que la publicité du vote n’était ni plus ni moins que le grand moyen d’organisation moral, que c’était elle qui rendait le pays capable de se gouverner avec suite par des parlemens élus, elle qui servait à grouper les intérêts divergens, qui ramenait le pêle-mêle des penchans individuels à deux ou trois partis perpétuels et impersonnels.

Je ne dis pas que l’élection publique n’eût pas l’inconvénient de gêner l’indépendance électorale des classes vivant du salaire ; mais le scrutin secret, en voulant assurer à tous la liberté d’obéir à leur conscience politique, a du même coup établi le laisser-faire qui dispense l’individu de toute pudeur, qui le délivre de toute responsabilité envers l’opinion publique, et lui permet de céder sans contrôle à ses entraînemens les plus déraisonnables et les moins avouables. Le vote au grand jour faisait régner en matière d’élection ce que les anciens appelaient le consilium : il ne laissait passer que les candidatures qui pouvaient soutenir l’épreuve d’une discussion publique ; il obligeait les individus à s’enrôler dans l’une ou l’autre des grandes armées reconnues qui avaient un plan de campagne raisonné, et qui au fond représentaient surtout des manières d’entendre les besoins généraux. La seule publicité du vote constituait ainsi une sorte d’assurance nationale contre toute la déraison qui se rencontre forcément dans un peuple. Chacun était plus ou moins libre de s’unir aux conservateurs ou aux libéraux ; mais en définitive ce qui déterminait les élections, c’était la double action d’un parti libéral et d’un parti conservateur, qui répondaient l’un et l’autre à des nécessités constantes, qui étaient comme les organes publics de l’ordre et du progrès, de la crainte et du désir, et qui, l’un comme l’autre, étaient dirigés par une sagesse collective impliquant plus ou moins le sentiment de toutes les forces vives du pays. À droite comme à gauche, les lumières des intelligens concouraient à diriger le gros des forces aveugles vers un but d’utilité commune, et l’individu était protégé contre ses propres faiblesses par un esprit de corps. Pour lui, il y avait enfin une morale électorale, une autorité publique qui, sous peine de discrédit personnel, exigeait de lui la fidélité à son parti, et qui lui imposait le devoir de subordonner ses petits intérêts et ses caprices personnels à un intérêt plus général.

Cette pression a été supprimée, et une fois de plus l’expérience a prouvé que, là où la communauté n’agit pas sur l’individu, les consciences et les intelligences s’en vont, comme les égoïsmes et les penchans, à la débandade. Dès la première élection générale, on a pu observer que le terrain n’appartenait plus uniquement aux partis organisés, à ces partis nationaux qui, dans le choix de leurs candidats, étaient surtout déterminés par des considérations d’ordre général. On a vu apparaître des candidatures d’un nouveau genre qui s’appuyaient sur l’intérêt spécial des cabaretiers, sur les antipathies des sectes dissidentes, sur les idées particulières des groupes qui entendent supprimer par décrets le vice de l’ivrognerie. Bref, le scrutin secret, ajouté à la nouvelle composition du corps électoral, semble menacer de réaliser plus vite les craintes de M. Greg. Jusqu’ici, le parlement avait été une assemblée où les grands types d’opinions, qui constituaient à eux tous la raison nationale, venaient conférer ensemble sur les affaires du pays, — où ils envoyaient des représentans chargés de discuter les meilleures mesures à prendre pour concilier tous les intérêts particuliers. Désormais on a lieu de se demander si le parlement ne risque pas de se changer en un champ de bataille où viendront se disputer des champions voués à la défense de telles ou telles mesures particulières ; le mandat impératif s’y glisse, la nation électorale tend à devenir une simple fédération de sectes, de professions, de petites communes souveraines. Au lieu d’être gouverné par une seule raison législative résultant de la pondération de plusieurs écoles, le pays est exposé à être tiraillé de droite et de gauche par des coalitions de hasard, et à rester comme à l’encan entre Dieu sait combien de prétentions rivales, de partis-pris entêtés, de petites volontés résolues d’avance à ne pas faire de concessions.


II.

Voilà pour les institutions. Quant au travail qui se produit dans les esprits, je crois que M. Greg avait également raison de signaler comme un des écueils à l’avant la scission qui se prononce entre l’intelligence et la religion du pays ; mais ici il faut de la prudence, car, pour pouvoir apprécier ce qui caractérise l’état intellectuel de l’Angleterre, il importe au préalable de faire la part du courant général qui emporte notre époque, et qui ne dépend en rien de la tendance propre des esprits sur lesquels il exerce son influence.

Jusqu’à un certain point, le mouvement actuel des pensées dans toute l’Europe est une réaction provoquée par ce qu’il y avait d’exclusif et d’excessif dans la morale et la prudence qui nous ont fait le monde où nous vivons, et par ce côté-là il représente quelque chose de parfaitement normal, quelque chose même d’inévitable et par conséquent d’infaillible. Si les systèmes d’aujourd’hui ne sont nullement sûrs d’avoir raison par leurs affirmations, ils sont sûrs. d’avoir raison par les démentis qu’ils donnent aux systèmes d’hier et avant-hier. Je pourrais dire, comme Gamaliel, que sous ce rapport ils sont de Dieu et ne peuvent manquer de réussir, — car ce qui a produit la réaction, ce sont précisément les lois, les besoins, les sentimens humains qui se trouvaient contredits par les théories de nos prédécesseurs, par les conceptions qu’ils s’étaient formées de la vérité et de la justice. Ainsi il est facile de comprendre comment toute la philosophie novatrice de nos jours est entraînée vers l’idée d’une évolution nécessaire, d’une loi de persistance et de développement qui gouverne le monde des pensées aussi bien que celui des espèces physiques. Évidemment cette notion d’évolution n’est qu’une protestation contre le spiritualisme moderne, qui avait basé l’idée de la responsabilité sur l’idée du libre arbitre, et qui de la sorte, — par le seul fait qu’il présentait les volontés humaines comme l’effet d’une faculté de libre choix, — niait implicitement l’existence d’une loi régulière de développement que notre expérience nous oblige à reconnaître partout. Évidemment encore, par sa disposition à ne croire qu’à la science et à chercher dans les seules données fournies par les sens l’explication de l’évolution universelle, la philosophie de nos jours est une réaction non moins normale contre toutes les philosophies intuitives qui avaient fait rage vers la fin du xviiie siècle et pendant les quarante premières années du xixe.

Rappelons-nous ces débordemens d’idéalisme et d’imagination. À la suite d’un étroit rationalisme qui, sous le nom de raison, avait attribué à chaque individu une faculté innée pour saisir d’emblée les vérités perpétuelles, — mieux que cela, pour saisir les formes de choses qui étaient le juste et le beau, qui devaient à jamais être reconnues comme la seule bonne forme de gouvernement ou de poème épique, — à la suite, dis-je, de ce rationalisme provoquant, les hommes avaient été rejetés sur leurs sentimens. Sans plus se soucier de ce qu’il faut croire ou admirer, ils n’avaient plus voulu s’occuper que de ce qu’ils éprouvaient en effet, de ce qui réellement se produisait en eux, et malheureusement ils s’étaient si bien absorbés dans leurs sentimens personnels, que la conscience aussi avait eu son orgie. Tour à tour chacune des facultés humaines, chacune des fonctions morales qui peuvent prédominer chez tel ou tel, s’était proclamée comme l’oracle qui méritait seul d’être écouté, comme le guide qui, d’un seul bond, pouvait nous mener à la cause et à l’essence universelles. Il y avait eu les Klopstock et les Hamann arguant des impuissances de la raison spéculative pour affirmer (comme notre Berquin) l’infaillibilité du cœur ; il y avait eu le puissant Kant constatant que notre esprit ne peut rien saisir en dehors de lui-même, mais cédant bientôt à la tentation d’ajouter que néanmoins nous avons en nous un impératif catégorique qui nous révèle ce qui est pour l’homme de tous les temps le devoir absolu. Il y avait eu les Fries et les Schleiermacher déclarant qu’à côté de son intelligence l’homme possède un sens de l’infini qui le met en contact immédiat avec l’inconcevable absolu. Il y avait eu Fichte affirmant que la conscience subjective qui nous révèle les lois du moi pensant nous révèle par là même les lois du non-moi, qui n’est qu’une création du principe pensant. Je ne parle pas des autres philosophies qui ont prétendu trouver le principe universel dans le rationnel absolu, dans le vouloir en soi, ou dans le sentir inconscient.

C’est contre toutes ces hypothèses à la fois que se prononce l’esprit contemporain, ou, si l’on préfère, c’est contre l’hypothèse première impliquée en elles toutes, à savoir contre la supposition que l’homme possède une faculté quelconque qui lui permette d’atteindre a priori la cause invisible des effets visibles. Dire que notre époque est matérialiste, ce serait adopter une définition trop étroite. En réalité, la réaction qui entraîne toutes les intelligences actives de l’Europe est une disposition commune à ne pas croire au sentiment pas plus qu’à l’imagination ou à la spéculation abstraite ; c’est un désenchantement qui nie que l’on puisse mener les hommes à la justice par le cœur ou par le sens moral. Seulement, comme il est impossible de s’en tenir à une négation, notre époque en général tend à conclure que l’intelligence expérimentale doit être la seule source de nos conceptions et de nos principes de conduite. En même temps qu’elle supprime la notion de droit et de devoir, elle affirme volontiers qu’en somme il n’y a pour nous que des faits et des lois, des faits qui sont ce que nous sommes forcés de percevoir en dépit de nos sentimens, et des lois qui représentent simplement les genres d’événemens que l’ensemble de nos perceptions nous oblige à reconnaître, malgré notre raison spéculative, comme ce qui revient constamment se manifester.

Remarquez que cette philosophie nouvelle ne se borne nullement à rejeter ce qu’il y avait d’exclusif dans la philosophie a priori : elle exclut elle-même tout ce qui n’est pas une connaissance a posteriori déduite des faits perceptibles. Elle est une manière de croire en l’intelligence qui consiste à n’avoir foi qu’en l’intelligence. C’est pour cela que je demanderai la permission de la désigner sous le nom de positivisme ou d’intellectualisme.

Mais, sous l’influence du courant général, quelle est la direction particulière que prennent les esprits en Angleterre ? Qu’est-ce qui caractérise les doctrines que leurs propres dispositions les poussent à substituer aux systèmes qui se sont écroulés d’eux-mêmes ? À cette question, je répondrais tout d’abord que le positivisme de l’Angleterre diffère essentiellement de celui que nous connaissons en France. La doctrine de Comte, comme le faisait observer M. Huxley, est simplement du catholicisme sans christianisme. Elle a des visées socialistes et des procédés autoritaires ; au fond, c’est une théologie qui tend à créer d’autorité un nouvel état social en soumettant les hommes à un nouveau clergé, le clergé des savans, chargés seuls d’interpréter les lois des choses et d’énoncer au nom de la science les règles de conduite qui doivent être indiscutables pour tous. Le positivisme anglais au contraire est plutôt une morale et une prudence à l’usage des individus, morale qui tend surtout à glorifier et encourager l’effort personnel. S’il repousse les religions, c’est parce qu’elles placent au-delà de la terre le but de la vie et de l’activité des hommes. Encore est-il plutôt irréligieux qu’anti-religieux. Il a le sens politique et les habitudes parlementaires de l’Angleterre. Il sent trop l’importance de la fonction sociale qu’accomplissent en ce moment les religions pour songer à les détruire brusquement, et en général il n’a rien de révolutionnaire dans ses allures. Ce n’est pas lui qui se permettrait d’affirmer que la matière n’est pas seulement le moyen par lequel s’engendrent tous les faits et tous les êtres, mais qu’elle est la cause première, l’agent qui produit tout sans être lui-même un produit. Ce n’est pas le positivisme anglais non plus qui irait, comme M. Taine, jusqu’à expliquer directement les idées humaines par les seules vibrations des nerfs, — ou, en d’autres termes, jusqu’à tâcher de démontrer que les mouvemens des substances perceptibles suffisent pour déterminer des mouvemens de perception et de volonté sans qu’entre ces deux ordres de phénomènes il soit nécessaire de faire intervenir un être voyant, sentant et voulant. Si l’école anglaise cherche à tout expliquer par les seules actions de la matière, c’est en s’efforçant de montrer que les mouvemens mécaniques, chimiques et organiques de la substance visible suffisent pour amener la formation d’un nouvel ordre d’agens chez lesquels apparaît la propriété de penser et de vouloir, — comme les propriétés chimiques apparaissent dans un autre ordre d’êtres appelés oxygène, hydrogène, etc.

Toutefois, si le positivisme anglais est réservé, il ne montre que mieux par là sa décision. On sent qu’il n’est pas purement un mouvement de colère et un moyen de combat, qu’il représente réellement la froide résolution des intelligences, la conviction fixe résultant de tout ce qu’elles renferment aujourd’hui. Tandis que la France est divisée en groupes irréconciliables qui ne pensent qu’à se nier les uns les autres, et tandis que l’Allemagne aussi se fait ses idées du vrai en vue des luttes qui divisent chez elle l’état et l’église, ou en vue de légitimer les appétits de son ambition nationale, — l’Angleterre, libre de ces excitations et de ces ardeurs militantes, semble plus qu’aucune autre nation avoir donné toutes ses pensées au seul souci de satisfaire son intelligence. Comme la patrie de Luther et de Jean de Leyde avait été l’organe européen de la philosophie romantique et subjective, la patrie de Bacon, de Locke et de Bolingbroke semble aujourd’hui en bonne voie de devenir l’organe européen de l’expérimentalisme scientifique. Par ses Bentham, ses Mill, ses Hamilton, ses Bain, elle a déjà créé une nouvelle logique, une nouvelle économie politique et une nouvelle psychologie, qui ne prennent leur point d’appui ou du moins qui croient et veulent ne le prendre que sur les données positives des sens. Par ses Buckle, ses Lecky, elle a relu laborieusement l’histoire humaine avec l’idée fixe de ne voir dans les décisions des peuples et dans le drame de leur destinée qu’un pur résultat de leurs connaissances ou de leurs ignorances. Par ses Darwin et ses Owen aussi, elle a repris minutieusement les faits de l’histoire naturelle pour y chercher des raisons et des motifs de conclure que les espèces vivantes sont sorties les unes des autres sous la seule action des influences qui peuvent être observées, c’est-à-dire qu’elle s’est appliquée à établir qu’il n’est nul besoin de sortir de l’expérience et de supposer l’action d’une puissance extra-sensible pour s’expliquer la genèse de toutes les formes d’êtres qui se manifestent comme s’étant réellement produites. Par ses Lubbock, ses Tylor, elle a relu les relations de voyage, compulsé les découvertes de l’archéologie et de la géologie, afin de créer une sorte d’ethnographie scientifique destinée à remplacer la philosophie spéculative de l’histoire, et cette ethnographie, qu’elle a déjà poussée fort loin, est éminemment remarquable à plus d’un point de vue. Elle l’est par son érudition et son respect pour la réalité, comme elle l’est par l’horreur de l’a priori qu’elle pousse jusqu’au plus étroit empirisme, car elle vise à réunir, comme dans un catalogue, la totalité des faits de nature à éclairer les idées religieuses et morales de tous les peuples passés et présens. En s’efforçant, d’après ce catalogue universel, de reconstruire l’histoire complète des transformations que la morale et la religion ont parcourues à travers l’humanité entière, elle ne s’aperçoit pas assez que l’humanité est non pas un être unique invariable dans sa constitution, mais bien une suite et une ramification de plusieurs manières d’être différentes dont chacune porte et a porté ses propres fruits, dont chacune a eu son enfance, son âge mûr et sa décrépitude.

Enfin je crois que par M. Herbert Spencer l’Angleterre nous a donné le sommet de la pyramide qu’elle construit si patiemment. Je veux dire que, dans son livre des Principes premiers, M. Spencer a vraiment réduit en système explicite la théorie qui me semble impliquée dans les conceptions de Mill, de Bentham, de Buckle, de MM. Darwin, Bain, etc. Que ce système représente ou non ce qui est, il représente certainement d’une façon fort complète les meilleures qualités de l’esprit anglais aussi bien que l’étroitesse de ses préoccupations actuelles.

M. Spencer est un esprit large, prudent, doué à la fois d’un vif sentiment des harmonies universelles et d’un vif sentiment des limites de l’intelligence humaine. Loin d’être exclusif, il cherche d’abord à montrer que la science et la religion reposent toutes deux sur le même sentiment nécessaire, sur la notion d’un être infini, inconditionné, d’un, absolu enfin qui est aussi l’inconnaissable absolu. Le propre de la raison humaine est de ne pouvoir connaître et penser que le relatif, le déterminé ; mais il lui est impossible d’admettre des substances particulières ou des mouvemens déterminés sans les concevoir comme les formes que prend une substance ou une force indéterminée. De même il lui est impossible de connaître des perceptions et des pensées indéfinies sans les considérer comme les modifications d’une puissance ind finie de penser et de percevoir, et, comme le remarque très bien M. Spencer, les données premières que la science appelle matière, force, espace, temps, sont aussi inconcevables en soi que la donnée première des théologies. M. Spencer n’a donc nullement la prétention de saisir la cause des causes. Renonçant à dire ce qui pense en nous ou ce qui agit sur nous, il s’en tient aux perceptions qui se produisent dans notre conscience. Son but est de généraliser toutes les lois déjà constatées pour les ramener à une loi qui s’applique à tous les phénomènes, et de faire de cette loi une vraie philosophie, une véritable unification de tout le savoir humain en la rattachant comme un corollaire obligé à une notion première qui se trouve nécessairement impliquée dans toute impression humaine. Ce principe premier, c’est la persistance de la force, et la loi suprême où M. Spencer résume toutes les lois particulières des phénomènes peut être décrite comme un mouvement constant de distribution et de redistribution que la matière subit sous l’action d’une force attractive et répulsive qui se compose et se dissipe, — qui amène des condensations de substance en se dissipant et des désintégrations en s’absorbant, — qui détermine enfin, dans l’ensemble et dans les parties de l’univers, une évolution constante allant de l’homogène à l’hétérogène, de l’indéfini au défini, de l’équilibre instable à des équilibres mobiles, destinés eux-mêmes à une destruction finale.

Toujours est-il que, malgré sa largeur apparente, le système de M. Spencer est essentiellement étroit par son point de départ. Il ne faut pas se fier aux réserves de mots comme les siennes. Peu importe que nous le nommions loi, cause ou force, le dernier facteur auquel notre analyse s’arrête devient pratiquement pour nous la cause par laquelle nous nous expliquons tous les effets. Si M. Spencer ne dit pas positivement que les mouvemens dont il parle soient produits par la seule activité mécanique de la matière, et s’il présente seulement sa loi comme la forme sous laquelle les opérations de l’être inconnaissable se manifestent à nous dans les conditions de notre conscience, il n’en est pas moins vrai que c’est uniquement d’après les faits physiques, chimiques, physiologiques et mécaniques qu’il se représente la nature de cette loi, ce qui revient en définitive à expliquer tous les phénomènes moraux et sociaux par l’espèce d’opération qu’il n’étudie que dans les phénomènes physiques.

Bref, M. Spencer commence, comme tout le positivisme contemporain, par la résolution de ne se fier qu’à la science physique, à celle qui a uniquement pour objet les substances sensibles en mouvement. Il croit d’avance que cette science a seule droit de nous faire notre idée des lois de l’univers, que ses données à elle sont les seules connaissances positives, les seules dont nous devions tirer l’explication totale qui doit être le principe de toutes nos prévisions, de nos décisions, de nos règles pratiques de conduite. Voilà bien le dard du scorpion. Pour parler plus généralement, ce qui me paraît menaçant, c’est la tendance exclusive que j’aperçois non-seulement sous le positivisme matérialiste de l’Angleterre, mais sous l’intellectualisme qui est le caractère général de ses diverses écoles modernes. Chez les Buckle et les Mill, chez les penseurs qui ne se sont pas adonnés à expliquer l’évolution de l’univers, je retrouve, comme chez les apôtres de l’évolution par la seule activité mécanique de la matière, un parti-pris arrêté de ne tenir compte que des faits perceptibles, c’est-à-dire que des perceptions humaines, Insciemment ou sciemment, tous partent de l’hypothèse que les civilisations n’ont eu pour cause que l’insuffisance ou l’accroissement des connaissances, et, — ce qui est bien plus grave, — que la civilisation ne se transmet que par la science. Tous inclinent à ne voir dans les religions que le mal qu’elles peuvent faire en entravant par leurs dogmes le jugement individuel. Tous croient de confiance que, pour rendre les hommes plus capables de comprendre leurs vrais intérêts, il s’agit de les délivrer des théologies, et que, du moment où ils seront stylés à ne tourner leur attention que vers, l’étude des choses utiles et nuisibles, ils ne pourront manquer de s’entendre par leur manière de concevoir l’intérêt général. Tous concluent enfin que le meilleur parti à prendre est de supprimer les dotations des églises et de ne plus s’occuper des religions, de les laisser dans leur coin achever comme il leur plaît leurs rêves chimériques sur les voies surnaturelles de la puissance surnaturelle.


III.

À mon avis, le danger de cet état des esprits revient à ceci, que l’intelligence à son tour se pose aujourd’hui comme le pape-empereur, comme la faculté qui a mission, de droit divin, pour dicter la loi à tous les besoins de notre être. Elle veut tout pour elle et par elle. Elle propose de nous délivrer de l’erreur et du mal en jetant au panier la théologie, la métaphysique, la crainte de l’inconnu, le sentiment de nos limites et bien d’autres choses en vérité, car elle y jette absolument tous les mobiles et les organes moraux que notre être peut renfermer en dehors du besoin de comprendre, et elle y jette encore tous les moyens d’éducation, de civilisation et de gouvernement qui ne seraient pas exclusivement une application de son savoir à elle.

Or c’est là une grosse présomption qui recouvre une grosse chimère, et qui se prépare une rude leçon. Je ne m’attaque pas, — que l’on y prenne garde, — aux résultats de la science contemporaine. Les résultats sont précieux ; les doctrines en elles-mêmes ne sont pas ce qu’il y a d’inquiétant : loin de là, elles représentent la meilleure solution qui ait encore été donnée au problème particulier que les intelligences sont vraiment appelées à résoudre, celui de comprendre toutes nos connaissances en les rattachant à une explication générale déduite d’elles seules, et il est très légitime que les penseurs s’en tiennent à la théorie qui peut seule leur expliquer tout ce qu’ils cherchent à expliquer. Ce qui n’est pas légitime, ce que j’entends dénoncer comme tel, c’est la prétention qui se cache derrière les doctrines, et qui dit tout bas : Il n’y a que cela, — car, par cette négation cachée, la foi que les intelligences ont en elles-mêmes et en leur philosophie n’est certainement qu’une superstition. Il n’est point vrai que notre conception a posteriori des lois de la nature puisse jamais représenter tout ce qui est susceptible de nous frapper et dont nous avons à nous garder ; il n’est point vrai que notre science des obligations qui résultent pour nous des nécessités à nous connues puisse jamais nous dispenser d’accepter d’autres devoirs fondés sur le sentiment d’une puissance qui dépasse notre entendement. Il n’est point vrai que, pour prospérer ou seulement pour devenir intelligens, nous n’ayons besoin, en fait de mobiles, que du souci de l’utile, et, en fait de facultés, que du jugement utilitaire. Il n’est point vrai enfin que la civilisation consiste en une somme de connaissances, ni surtout qu’elle se transmette d’intelligence à intelligence à l’état d’idées compréhensibles.

Faisons la part large aux connaissances expérimentales, et rendons plein honneur à notre époque en tant qu’elle a su rendre justice à la magnifique faculté de connaître après coup ce que notre déraison nous empêche de prévoir, et ce qui est plus fort que nos volontés insensées. La philosophie contemporaine a eu raison dans ses négations. Elle nous a réellement éclairés en constatant, par une soigneuse étude de l’histoire, que les hommes n’avaient aucun sentiment inné de la vérité qui est toujours vraie, c’est-à-dire des lois perpétuelles de la nécessité et du devoir. Bien plus, elle s’est attaquée à la véritable cause de nos révolutions en nous mettant à même de comprendre que la morale et la prudence publiques n’ont pas du tout leur source dans les facultés de l’individu, que, tout au contraire, c’est la raison et le sens moral des individus qui ont leur source dans une sagesse publique que l’on peut à bon droit appeler impersonnelle, vu qu’elle se produit précisément par le concours des déceptions et des châtimens de tout genre que les hommes s’attirent faute d’avoir le sentiment du vrai et du juste. La France surtout est payée pour le savoir. Plus que tous les mauvais instincts réunis, ce qui l’a désorganisée, c’est la tendre philanthropie qui, en voyant comment les églises et les gouvernemens avaient mal agi, s’est plu à croire qu’il suffirait de supprimer les autorités et d’abandonner chacun à sa morale naturelle. La France n’en serait pas où elle en est, si, en sentant la nécessité de réformer et de contrôler les autorités humaines, elle eût également senti qu’il n’y avait pas à se fier davantage aux individus humains, parce qu’en fait le propre de l’homme, dans toute condition, est de ne rien avoir en lui qui aspire platoniquement à la justice avant que l’injustice lui ait fait sentir ses crocs, et de ne rien avoir non plus en lui qui cherche seulement à connaître les lois éternelles, avant qu’il en ait appris l’existence en se heurtant contre elles.

Il y a longtemps déjà, Swedenborg avait reconnu en propres termes que l’intelligence est la faculté qui nous rend capables de progrès moral, capables d’être déboutés par Dieu de notre déraison et de nos volontés injustes. Dans la mesure où la philosophie de nos jours a voulu dire cela, elle n’a fait elle-même que renoncer à des erreurs réfutées par l’expérience, et elle est une preuve de plus que l’intelligence, — celle du moins qui s’emploie à comprendre les leçons que nous donnent les lois de la nécessité et de la justice, — est en effet la principale source de la civilisation. Seulement, pour que la destruction des anciennes erreurs n’amenât pas une autre superstition aussi décevante que la foi en un sentiment inné du vrai, il faudrait que l’esprit du jour eût également conscience des impuissances de l’intelligence. Au lieu de la regarder comme suffisant à tout, il faudrait qu’il vît comment tout d’abord elle ne peut pas se suffire à elle-même, comment elle aussi, loin d’être un don de nature, n’est qu’une faculté qui pour grandir a besoin d’être nourrie par d’autres facultés. Malheureusement cela n’a pas lieu. On peut le dire sans exagération, aujourd’hui ce sont les savans et les philosophes qui méconnaissent le plus que nous naissons non pas seulement ignorans, mais inintelligens. Leur propre attention est si exclusivement tournée vers l’intelligence des choses extérieures qu’ils semblent à peine soupçonner la loi première de notre nature, celle qui est à la fois la loi de notre croissance morale et la loi de transmission de la civilisation.

Au xixe siècle encore, tous les hommes, quand ils viennent au monde, sont des êtres purement sentans, des êtres doués sans doute, dans un sens, de connaissance, mais qui ne peuvent connaître que ce qui se produit en eux, et en eux il ne se produit que des sensations toutes personnelles d’appétence et de répugnance, d’où résultent des craintes et des désirs également personnels. Toujours ainsi le problème de l’éducation, — qui est aussi le problème du progrès, — sera justement de conduire, autant que possible, à la pensée abstraite des multitudes inintelligentes, et en tout cas de faire pénétrer chez des natures qui n’ont encore que des appétences et des répugnances égoïstes la quintessence d’une civilisation dont elles ne peuvent pas comprendre les données. Il s’agit de leur rendre intelligible cette civilisation et par là de les rendre elles-mêmes intelligentes en leur communiquant, autrement que par des connaissances, la conception traditionnelle de la nécessité, qui depuis des siècles s’est peu à peu agrandie de toutes les déceptions humaines, de toutes les défaites qu’ont subies les volontés contraires aux vraies conditions de la vie. D’ailleurs, chez ceux mêmes qui sont appelés à devenir plus tard de savans penseurs, les mobiles qui doivent pendant toute leur vie déterminer leurs volontés, et qui par conséquent déterminent à l’avance le seul emploi qu’ils pourront faire de leur science et leur intelligence, sont déjà formés bien avant l’âge où naît la pensée. Toujours donc il faudra aussi qu’avant l’âge de la pensée la société ait trouvé moyen de civiliser les instincts et l’imagination, qui en sont la préface nécessaire.

Le fait est qu’à cet égard nous n’avons pas de choix : c’est ainsi et seulement ainsi que se transmet la civilisation. Elle consiste non pas dans des opinions de tête, mais dans une tendance publique attachée à une foi publique, à une manière inconsciente de concevoir le bien et le mal, l’impossible et l’inévitable, et cette foi active, que tous ont en eux sans s’en apercevoir, que tous reçoivent sans soupçonner qu’ils l’ont reçue, et qui à leur insu enfante toutes leurs manières de voir, de sentir et de vouloir, — tous aussi sans le savoir concourent par leurs actes et leurs paroles à la propager autour d’eux. Avant d’avoir dix ans, nos enfans sont déjà, par leur caractère, des Anglais ou des Français du xixe siècle ; ils ont déjà reçu du dehors le principe de tous les genres d’idées qu’ils concevront plus tard en croyant les puiser dans les choses mêmes. Par l’effet des exemples et des réprimandes de la famille, par suite des obstacles que les volontés des autres opposent aux entraînemens de l’enfant, par les satisfactions et les désagrémens personnels qu’il est sur de s’attirer chaque fois qu’il se met en accord ou en contradiction avec les exigences publiques, ses instincts les plus spontanés sont forcés de prendre la forme d’une espérance ou d’une crainte qui implique déjà la notion de ce qui est approuvé et réprouvé autour de lui. Égoïsme et générosité, prévoyance et étourderie, tout chez lui reçoit l’empreinte de la foi inconsciente dont la vie générale de son époque et son pays n’est qu’une multiple application. Quand la civilisation est ainsi entrée dans son être sentant, il faut encore tout autre chose que des idées abstraites et des connaissances pour la faire passer dans son esprit et en faire le fonds même de son être pensant. Il est nécessaire d’abord qu’elle forme son imagination, et, pour amener ce nouveau progrès, il faut un enseignement qui soit menace et promesse en même temps d’instruction, un enseignement qui s’adresse encore aux sentimens personnels, et qui transforme enfin les mobiles égoïstes en de véritables affections humaines, en des sentimens fixes de devoir, d’amour, d’espérance, de scrupule, attachés à des genres de choses que l’esprit se représente constamment comme ce qui est toujours obligatoire et toujours défendu, comme ce qui entraîne pour tous une malédiction ou une bénédiction.

Mon but toutefois n’est point un but de controverse ni d’apologétique. Je cherche surtout à faire ressortir ce qui caractérise les préoccupations où est engagée l’intelligence de l’Angleterre, et à faire comprendre que ces préoccupations, par ce qu’elles ont d’exclusif, menacent de rompre l’unité que l’esprit public en Angleterre avait si remarquablement conservée. Quand les intelligences cherchent leur satisfaction dans des doctrines qui ne répondent pas à d’autres nécessités de l’être humain, ces nécessités se vengent tout simplement en se faisant à elles-mêmes un moyen de satisfaction qui ne tient pas compte des intelligences. C’est là qu’en est l’Angleterre. Relativement au reste de l’Europe, elle est encore peut-être le pays le plus sage, celui où l’antagonisme des tendances opposées de notre époque se montre le moins immodéré et le moins surexcité par des passions de hasard ; mais, par là même, elle ne nous laisse que mieux voir la nature et la gravité de la crise actuelle. Chez elle, nous prenons comme sur le fait l’infirmité inséparable des facultés du xixe siècle, l’aveuglement qui tient à la direction où les fautes du passé ont jeté les intelligences, et nous pouvons mesurer plus sûrement l’inquiétant écart qui existe entre les connaissances dont notre siècle prétend faire sa seule règle de conduite et l’ensemble réel des besoins humains auxquels, bon gré mal gré, il s’agit de subvenir. L’Angleterre en effet a beau être à l’abri de toute irritation accidentelle, elle aussi, par son développement, n’aboutit qu’à des conflits. Dans sa constitution morale, les organes vitaux qui s’accordaient hier tendent aujourd’hui à la discorde. Le duel ou, si l’on veut, les rapports de la science et de la religion y sont décidément plus mal engagés qu’ils ne l’avaient été de longtemps.

Ainsi que je l’ai déjà dit, ce n’est pas la science qui a dénoncé la première le traité de paix et de respect mutuel que la raison et la foi avaient signé sur les bases de l’église anglicane ; les hostilités ont été engagées par le piétisme méthodiste, qui était lui-même une réaction contre l’indifférence amenée par le rationalisme du XVIIIe siècle, et qui a joué en pays protestans un rôle analogue à celui que l’ultramontanisme jouait dans les pays catholiques. Le réveil religieux a bravé la raison en se laissant aller à une sorte de théurgie spiritualiste, à une piété fébrile qui n’était plus guère que la foi en une opinion magique, par laquelle les hommes pouvaient surnaturellement obtenir la rémission de leurs péchés et les bénéfices de la justice sans avoir aucune condition à remplir. Et à cette religion irrationnelle la raison a répondu comme nous le savons : au lieu de s’en prendre à ce qu’il y avait de déraisonnable dans la façon dont le piétisme se représentait les volontés de Dieu et les devoirs de l’homme, elle s’est prononcée contre la croyance même en une puissance surnaturelle. À l’heure qu’il est, il se trouve que par ce radicalisme elle a simplement poussé la religion à reculer vers le moyen âge. Comme réplique au positivisme irréligieux et matérialiste, il y a le puseyisme et le ritualisme, qui en reviennent tout bonnement à l’idée du salut par une amulette matérielle, par des génuflexions sacramentelles et par la foi aveugle aux pouvoirs surnaturels du prêtre.

Ainsi les deux facteurs du progrès ont pris l’un en face de l’autre des attitudes de combat. La guerre est déclarée entre le passé et le présent, entre la théologie, venue d’une époque d’imagination qui expliquait tout par des influences mystérieuses, et l’intelligence de notre temps, qui n’aspire qu’à concevoir d’après les faits les lois de la nature. Le progrès par l’irréligion, la morale par la déraison, voilà ce qui se lit sur les deux bannières, et dans l’arène j’aperçois des hommes d’église et des hommes de cabinet ou de laboratoire qui discutent gravement si c’est la science seule ou la foi seule qui doit désormais régner, si désormais il n’y aura que des enfans ou que des hommes mûrs, si le monde sera mis au régime exclusif d’une croyance incapable de se faire accepter par les intelligences déjà formées, ou d’une philosophie scientifique incapable de faire l’éducation des inintelligens. Même dans la sage Angleterre les savans et les penseurs me font un peu l’effet de sauvages qui, par dépit contre le manitou de leur tribu, lui auraient donné un coup de pied, et danseraient une farandole en montrant le poing au ciel. Parce qu’ils sont choqués par les dévotions superstitieuses ou par l’idée que tels ou tels se sont faite de la foi qui sauve, ils déclarent que la sottise consiste à avoir une foi quelconque, et que le dernier mot de la sagesse est de ne plus perdre son temps à se former un juste sentiment des volontés de l’Éternel. Autant déclarer qu’ils veulent poursuivre leurs petites affaires sans regarder s’il y a, oui ou non, des murs devant eux. Parlons franc, la science contemporaine fait d’étranges pèlerinages à Notre-Dame de la Matière, et elle n’est pas pleinement sincère. Les penseurs trahissent leur propre raison en se donnant comme complètement satisfaits par leurs petits mythes matérialistes, par leurs petites légendes sur les promesses intelligentes de la force inintelligente. J’imagine que, s’ils tiennent cela pour la suprême vérité, c’est surtout parce qu’ils regardent cela comme la meilleure arme de combat ; mais l’hypocrisie ne porte pas bonheur. En se persuadant que ces petites cosmogonies sont de force à exterminer le sentiment religieux, et en mettant dès aujourd’hui leur vanité à ne plus s’occuper des religions, les champions de l’intelligence ne travaillent que contre la cause du progrès intellectuel. Si la raison ne voit rien de mieux à faire que de laisser les rêveurs rêver à leur gré leurs rêves surnaturels, c’est elle-même qui le paiera. Au lieu de tuer le sentiment religieux, elle réussira seulement à l’abandonner, faute d’une théologie raisonnable, à toutes les monstrueuses théologies qui peuvent résulter des accouplemens de hasard, de l’aveuglement et des convoitises ou des colères.

Décidément aussi les hommes d’église m’apparaissent comme des somnambules quand, avec leur ritualisme ou leur sacerdotalisme, ils s’imaginent arrêter le torrent qui emporte les esprits, et qui, en les emportant loin de la religion telle qu’elle a été, les expose à se jeter dans l’utilitarisme pur, dans la conviction irréfléchie que le seul emploi fructueux de nos facultés est de les consacrer à découvrir les choses ou les états de choses les plus propres à satisfaire nos désirs. Autant vouloir repousser le Niagara en l’effrayant par des gestes mystérieux. En bonne conscience, la religion elle-même est étrangement matérialiste et utilitaire par les moyens qu’elle emploie pour amener les hommes à reconnaître un maître éternel, et par les recettes qu’elle leur recommande pour détourner d’eux les fléaux et les calamités terrestres. Sous tout cela encore, il y a un machiavélisme inconscient. Les plus croyans ne sont pas tout à fait sincères en se prétendant convaincus de toutes les incompréhensibles efficacités qu’ils proclament comme ce qu’il faut croire. S’ils n’en doutent pas eux-mêmes, c’est peut-être parce que l’irréligion est réellement ce qui les effraie, et qu’ils ne peuvent rien inventer de mieux que leur ritualisme pour lui faire échec ; mais cette habileté, moitié fraude et moitié illusion, est sûre de tourner contre ceux qui s’y laissent entraîner. En se dupant eux-mêmes sur leurs propres sentimens, — en dépensant leur esprit à chercher ce qui peut faire triompher leur volonté, plutôt qu’à découvrir ce qui est vraiment pour eux l’incontestable ou l’incroyable, ils ne peuvent réussir qu’à se cacher la vraie cause qui éloigne les intelligences de la religion et à prendre le poison même pour le contre-poison. De nos jours, tels que sont les hommes, ou du moins tels que les propagandes circulant dans l’air les ont rendus avant qu’ils aient vingt ans, il n’y a plus rien de possible pour eux qu’un scepticisme qui les livre à l’égoïsme, ou qu’une croyance dont ils pourront trouver la confirmation dans tous les faits de chaque instant. Ne pas voir cela équivaut pour les églises à un suicide. Celles-là seules reprendront possession des âmes qui en viendront de plus en plus à annoncer que ce qui sauve, c’est non pas la foi en un homme ou en une classe d’hommes, ni la foi en un gouvernement, ni la foi en des pratiques quelconques, mais la foi qui est un vif sentiment des lois par lesquelles le maître gouverne l’univers et avec lesquelles tous ont à compter sous peine d’être inexorablement frappés.

Que l’on me permette de l’ajouter : le conflit de la science et de la foi a beaucoup moins trait qu’elles ne le pensent l’une et l’autre aux choses d’en haut et aux choses d’outre-tombe. À bien voir, le nœud de la querelle se trouve dans l’idée traditionnelle que les églises nous donnent encore du devoir. La théologie toute la première n’oublie pas la terre, et son principal souci est toujours d’amener les foules à se conformer ici-bas aux conditions nécessaires de la vie ; mais la théologie représente l’expérience du passé, et est par là même défiante : elle sait que les foules sont mal capables de discerner les voies par lesquelles toute volonté contraire à ces conditions amène du mal au pécheur lui-même comme à ses voisins. En conséquence, elle est toujours tentée de prendre les aveugles par où ils se laissent saisir pour les détourner des actions malfaisantes dont ils ne peuvent prévoir la douloureuse réaction contre eux-mêmes. Si je ne me trompe, là est la grande pierre d’achoppement, car une telle manière de présenter le devoir donne à croire que le Dieu du ciel n’est pas tout-puissant sur la terre ; en tout cas, elle encourage l’idée que ce qui règne sur la terre n’est pas la justice, et c’est bien cette notion-là qui éloigne les intelligences de la religion des églises, comme c’est elle qui, par contrecoup, égare aussi la science. Elle suffit pour discréditer la théologie, parce que les consciences commencent à entrevoir la vraie justice souveraine, qui a voulu que le mal et le bien ici-bas portassent en eux-mêmes leur rétribution, et qui jamais n’accorde à droite un privilège ou une dispense en considération d’une bonne œuvre accomplie à gauche ; mais, d’un autre côté, les consciences ne sont pas encore assez clairvoyantes pour reconnaître que la science la plus utile est la connaissance de cette justice souveraine, et voilà pourquoi les intelligences en restent à l’idée que notre premier intérêt est d’acquérir un ensemble de connaissances pratiques qui nous rende habiles à produire les résultats que nous pouvons désirer.

Pour en revenir à la calme Angleterre, ce qui me frappe en définitive, c’est que, chez elle aussi, la foi et la science sont atteintes d’une seule et même maladie. L’une comme l’autre, elles cherchent à échapper à la vérité, ou plutôt elles n’ont pas plus l’une que l’autre le sentiment de la vérité. Tandis que les hommes préoccupés des intérêts temporels n’estiment que le jugement, les hommes chez qui prédomine la conscience des besoins moraux ne veulent songer qu’à se faire les croyances les plus propres à les consoler, à « griser leur sens de l’infmi, » comme disait Schleiermacher, ou à réaliser leurs autres fins. Ni les uns ni les autres ne s’aperçoivent qu’en réalité la grande affaire de l’homme ici-bas est de vivre, et que pour lui la première nécessité ainsi est de parvenir avec ses facultés à subvenir aux exigences de ses besoins, d’arriver par son intelligence ou autrement, par sa science des lois de la nature et par sa crainte de l’inconnu, à reconnaître et accepter en fait une règle de vie qui suffise pour le sauver de tout ce qui lui est intolérable, et lui assurer tout ce qui lui est indispensable. En politique, on n’arrive à rien de bon en dépensant son esprit à décider si c’est le pape, ou le roi, ou le peuple qui a seul le droit de commander, car de toute façon on n’aboutit ainsi qu’à un pouvoir illimité, et en réalité le seul gouvernement qui puisse nous mettre à l’abri des bévues et des folies auxquelles tout pouvoir humain sera toujours sujet est justement le gouvernement illogique résultant de la combinaison de plusieurs pouvoirs, — je dirais volontiers de plusieurs pouvoirs quelconques qui se contrôlent l’un l’autre. Au moral aussi, la seule direction qui puisse pratiquement nous conduire à remplir toutes les conditions de la vie ne peut elle-même provenir que de la combinaison d’une science et d’une foi qui se contiennent et se complètent mutuellement. La science est dévoyée, et elle devient une dangereuse erreur quand elle méconnaît que son rôle est non point de combattre la croyance en une puissance surnaturelle, mais simplement d’empêcher que la foi ne nous donne, sur les volontés de Dieu et sur les conditions auxquelles il a soumis la vie terrestre, des notions contraires à ce que nos connaissances nous obligent à penser des lois de la nature. La religion s’égare et devient une impiété funeste quand elle méconnaît que son rôle est non point de s’attaquer à la raison qui cherche à connaître comment l’univers est gouverné par ce qui le gouverne, mais simplement d’empêcher que la science prenne son idée des lois de la nature pour l’expression de tout ce qui détermine notre destinée.

Malheureusement, pendant que la science et la foi se querellent, il y a derrière elles le géant aux mille bras, l’hôte qui apparaît aux momens de crise sans être invité et qui se charge de faire prévaloir, malgré les savans et les théologiens, ce qui est seul possible en raison de leurs volontés insensées, ce qui est nécessaire précisément pour déjouer les prétentions qui briseraient la société. En d’autres termes, il y a les masses, que les penseurs cherchent si peu à connaître, et qu’ils mettent si étourdiment en mouvement, — les masses, qui ignorent la science et la théologie, pour qui il n’existe ni compréhensible ni incompréhensible, et qui n’ont pas d’autre mobile que le souci d’éviter la souffrance. Avec une terrible impartialité, elles prêtent leurs bras aux savans tant que les savans attaquent, au nom de la raison, ce qui leur déplaît à elles, ou elles répondent amen aux églises chaque fois que les églises promettent de leur faire avoir ce qui leur plaît ; — mais quand le mal arrive, quand les penseurs, dans le fol espoir de donner à tous l’intelligence des lois de la nature, ont détruit les manières de croire au surnaturel qui conduisaient au moins les inintelligens à reconnaître des devoirs, et quand ils n’ont réussi qu’à ouvrir la porte aux théologies barbares qui poussent les multitudes à attirer sur elles d’intolérables souffrances, — alors, sous le coup de ces souffrances, le géant aux mille bras, qui est incapable d’en voir la cause et qui au fond ne croit pas à sa propre sagesse, appelle vite à son aide un sauveur de rencontre. Pape ou empereur, peu lui importe ; il veut être protégé contre tous les dangers qu’il ne peut pas prévoir, et il prend le protecteur qui se présente en lui donnant le droit de décider seul ce qui doit être fait par tous en dépit de la conscience de ceux qui ont une conscience, et en dépit de la raison de ceux qui ont une raison, comme en dépit des penchans de ceux qui ont des penchans.

Je ne dis pas que l’Angleterre marche à une telle catastrophe ; je suis loin de prétendre qu’elle n’ait pas encore assez de sagesse pour se tirer des conflits où elle s’est engagée. Déjà son instinct de conservation s’est réveillé ; elle a peur, ce qui est bon signe. D’ailleurs, après tout, son expérimentalisme à outrance n’est que la reprise d’une tentative qu’elle avait déjà faite deux fois, — sous Bacon, sous Locke et Bolingbroke, — et deux fois déjà son caractère l’avait protégée contre sa tête. L’intelligence spéculative de l’Angleterre n’a jamais été large ; mais, grâce à son insouciance pour la logique, l’étroitesse des principes admis par son intelligence ne l’a pas beaucoup gênée. Sans crainte de se mettre en contradiction avec elle-même, elle a toujours su recevoir les leçons de l’expérience et tenir pour nécessaires toutes les choses contraires qu’elles lui indiquaient comme telles. Ajoutons encore à cela que dans son utilitarisme il y a un trait d’excellent augure : sous le nom d’utilité, ce qu’elle poursuit évidemment, ce n’est pas le plaisir de satisfaire ses désirs, c’est plutôt la connaissance des conditions indispensables de la prospérité publique, des lois économiques ou autres que nul désir ne saurait violer impunément.

Toujours est-il, — et je n’ai pas voulu dire autre chose, — que l’Angleterre en ce moment est dans une crise, et que, d’après son passé, on ne peut plus avec certitude prédire son avenir. Elle a eu la gloire, dans la phase qui finit, de créer le type du gouvernement représentatif ; mais maintenant les forces qui par leur libre accord lui avaient permis de vivre mieux qu’aucun autre peuple sous le régime de la liberté se séparent l’une de l’autre pour se contrecarrer, et ses institutions n’assurent plus dans ses conseils la prédominance de la sage raison qui jusqu’ici avait dirigé son développement. Aujourd’hui enfin son vieil organisme est ébranlé. L’Angleterre aussi figure au nombre des sociétés tiraillées par des élémens discordans, et il reste à savoir si, parmi les peuples qui ont ainsi à se reconstituer, c’est à elle que reviendra l’honneur de trouver une nouvelle constitution, une nouvelle loi d’ordre de nature à concilier les tendances opposées qui se dégagent de l’état moral de nos jours. À cet égard, les traditions de son passé et le génie même qui l’a rendue capable de ce qu’elle a fait ne sont pas sans m’inquiéter pour elle. En un mot, il y a au soleil couchant de son libéralisme un point noir qui peut annoncer des orages pour le lendemain.

J. MILSAND.
  1. Le bill que vient d’adopter le parlement, et qui a pour but de réprimer les cérémonies illégales, semble prouver que le ritualisme a pris assez de développement pour qu’on juge utile de l’arrêter, mais qu’il a trop peu d’importance pour que l’on craigne en l’arrêtant de provoquer une scission.
  2. D’ailleurs, depuis les résolutions adoptées en 1860 sur la proposition de lord Palmerston, la chambre des communes est souveraine en matière d’impôts. Primitivement les lords se taxaient eux-niftmes, et ils conservèrent pendant longtemps le droit d’amender les lois de finances ; mais aujourd’hui la propriété n’a plus d’organe public pour se défendre.
  3. Ce sont à peu près là les mots que le poète Wordsworth employait pour flétrir le scrutin secret.