L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXIV.
LA VIE POLITIQUE.
I. - LES ELECTIONS ET LA CHAMBRE DES COMMUNES.



Quiconque jugerait par les apparences de l’étendue des privilèges de la couronne dans la Grande-Bretagne s’exposerait à plus d’une illusion. Si j’en crois le langage officiel, la reine est le chef de l’état, de l’église, de l’armée et de la marine. Toutes les branches du service public portent son nom et s’abritent sous ses insignes. « Fontaine de la justice et des honneurs, » elle est la source d’où sont censés jaillir les titres de noblesse, toutes les distinctions civiles et militaires. Sa personne est sacrée. Elle déclare la paix et la guerre, reçoit les ambassadeurs et signe les traités. Pour peu que l’on creuse sous la surface et que l’on pénètre au fond des choses, on ne tarde pourtant point à s’apercevoir que beaucoup de cette autorité fictive, s’évanouit dans la pratique. En Angleterre, tout se fait au nom de la reine, mais tout se fait en résumé par la nation. La prérogative royale est beaucoup moins une fonction dans l’état qu’une dignité. Le pouvoir de la monarchie réside surtout dans le prestige qu’elle exerce, et dans le caractère du souverain. La reine Victoria est respectée pour le rang qu’elle tient de sa naissance ; combien elle l’est encore davantage pour ses vertus de famille et ses malheurs ! Veuve et mère, il suffit qu’elle se montre pour ranimer les sentimens chevaleresques fortement empreints dans l’âme des Anglais. On lui obéit d’autant plus volontiers qu’elle n’a point d’ordres à donner, et que la crainte n’entre pour rien dans les hommages rendus non à ses privilèges, mais à ses désirs ou à ses avis. Qu’elle sorte de sa retraite et de son silence pour déplorer certains accidens de chemins de fer ou pour réprouver des amusemens qui mettent en danger la vie humaine, et souvent ces notes, écrites d’un style simple, où l’on reconnaît le cœur de la femme, auront beaucoup plus d’influence sur les mœurs que des actes revêtus du sceau de l’état. Que peut-elle d’ailleurs en dehors de la loi et de la volonté de ses sujets ? Son droit de grâce s’exerce sous la responsabilité du ministre, qui est lui-même lié par les exigences de l’opinion publique. La constitution lui donne le droit de dissoudre la chambre des communes, et à la rigueur le pouvoir souverain n’est tenu de faire appel à une nouvelle chambre qu’au bout de trois années ; mais qui voterait alors les subsides ? En fait, les institutions anglaises ressemblent à un édifice dont la liberté formerait la base et dont la royauté serait le. couronnement.

Sous cette monarchie très limitée, c’est donc dans le pays lui-même qu’il nous faut chercher et étudier les sources de la vie politique. Je ne m’occuperai cette fois que des élections et de la chambre des communes. Ne sont-ce pas d’ailleurs les deux élémens qui assurent au mécanisme des institutions anglaises la vigueur et la durée ? Malgré le prix qu’attachent avec raison nos voisins à la forme de leur gouvernement, peut-être ne sont-ils point encore les meilleurs juges des avantages qu’ils en retirent. La liberté est aussi nécessaire à la vie d’un peuple que l’air respirable à celle des êtres organisés, et les nations ne s’aperçoivent guère de sa valeur que le jour où elles viennent à la perdre.


I

J’ai vu deux élections générales en Angleterre. La dernière eut lieu en 1865, au milieu de circonstances qu’il suffira de rappeler. Le parlement dont lord Palmerston avait été l’âme venait d’expirer, comme on dit, de mort naturelle. A l’extérieur, l’horizon politique était chargé d’orages. La Prusse, qui préludait dans l’ombre à des entreprises plus audacieuses et qui s’était montrée sourde aux menaces de lord John Russell, travaillait à humilier et démembrer le Danemark. La gigantesque lutte entre le sud et le nord de l’Amérique venait de se terminer par la chute de Richmond, mais après avoir remué bien des passions et desséché pour longtemps dans sa source une partie de la richesse manufacturière du Lancashire. Au milieu de ces ébranlemens des deux mondes, la Grande-Bretagne avait maintenu une parfaite neutralité dont, vis-à-vis de l’Allemagne du moins, s’indignait tout bas l’honneur national. A l’intérieur, le pays était calme ; le parti libéral tenait depuis six ans le pouvoir, et, grâce à l’habileté du premier ministre, il le portait d’une main légère. Le caractère conciliant de lord Palmerston, son grand âge, sa vaste expérience, servie par un admirable esprit d’à-propos, tout avait contribué à amener entre les whigs et les tories une de ces trêves qui ne sauraient durer bien longtemps dans la vie d’un peuple libre. En Angleterre, les opinions peuvent quelquefois se rapprocher, mais elles ne désarment jamais. L’art avec lequel lord Palmerston se soutenait à la tête du gouvernement tenait d’ailleurs moins à sa grande habitude de manier les hommes et les affaires qu’à une certaine souplesse de caractère et à une élasticité de principes recouvertes par un air de belle humeur et de bravoure. Il évitait les questions dangereuses, et en fin navigateur tenait beaucoup plus à doubler le cap des tempêtes qu’à y aborder franchement. Assez conservateur pour certains tories, assez libéral pour beaucoup de whigs, il dominait les deux camps par sa prudence. Son véritable secret pour ne point attirer la foudre sur le drapeau que représentait son administration était d’en effacer les couleurs. Aussi tout le monde prévoyait-il le moment où, ce modérateur venant à manquer, la lutte éclaterait entre les élémens que sa présence pacifiait d’un regard ou d’un bon mot. Les élections qui devaient avoir lieu après la dissolution de la chambre (6 juillet 1865) préoccupaient donc très sérieusement l’Angleterre. Radicaux, libéraux et tories allaient se rencontrer sur un champ de bataille où il était non moins curieux qu’instructif de les suivre et de les observer.

Ces élections devaient se faire sous la loi de 1832. Tout le monde rend aujourd’hui justice à ce premier reform bill ; même ceux qui le combattaient alors sont bien forcés de reconnaître que cette grande mesure a régénéré les sources de l’autorité parlementaire. L’Angleterre lui doit le gouvernement de ces trente, dernières années, qui a élevé si haut le caractère et la prospérité de la nation ; elle lui doit une chambre des communes qui a supprimé les lois injustes sur les céréales et sur la navigation, établi le libre échange, réduit à un denier les frais de poste pour toutes les lettres dans l’intérieur du royaume-uni, et renoncé à exercer l’autorité de la métropole sur les colonies. Quoique les auteurs de ce premier reform act aient touché d’une main beaucoup trop timide à un ancien système de corruption, ils ont du moins réussi à corriger plusieurs abus. Qu’on en juge par un fait. Où trouver ailleurs que dans les romans du passé les scènes dont tout le monde reconnaissait, il y a trente ans, la vérité en lisant Pickwick papers ? Que sont devenus ces bandes d’agens, de messagers, de porte-drapeau, de musiciens et de boxeurs recevant un salaire proportionné à leurs services ? Que reste-t-il de ces tables toujours pleines où fumaient les viandes rôties, où coulait le vin, et devant lesquelles chaque électeur venait s’asseoir aux frais de son candidat ? Qui entend aujourd’hui parler d’adversaires enlevés de vive force, enivrés ou tenus sous clé pour les écarter du théâtre de la lutte et de la liste des votans ? Tout cela, Dieu merci, s’est évanoui sous l’exercice de la loi à laquelle lord John Russell et lord Grey ont attaché leur nom. Ce que nous avons à décrire est moins excentrique et moins attrayant comme peinture de mœurs, quoique beaucoup plus digne à coup sûr de la liberté d’un grand peuple.

Conformément à l’usage, un mandat de la reine, warrant, ordonnait en 1865 au lord chancelier de préparer les lettres de convocation, writs, et de les envoyer à leur adresse. Dans chaque collège électoral se trouve un magistrat connu sous le nom de returning-officer et chargé de veiller à l’exercice d’un des premiers droits constitutionnels. Dans les comtés, ce magistrat est le sheriff ; dans les cités et les boroughs, les mêmes fonctions se trouvent remplies par le maire, le bailli ou tout autre officier civil nommé pour la circonstance. C’est naturellement à ce returning-officer que fait écrire le lord chancelier d’Angleterre. Les élections doivent avoir lieu dans les boroughs six jours et dans les comtés douze jours au plus après la réception de pareilles lettres. Au sein de la plupart des villes et même dans beaucoup de campagnes, l’agitation a d’ailleurs devancé de plusieurs semaines, sinon de quelques mois, le signal officiel de la lutte. Les partis ont déjà fait leur choix : d’un camp à l’autre, les batteries sont dressées et les combattans tiennent l’œil fixé sur leurs pièces. Comment les Anglais ne seraient-ils point préparés de longue main à ce grand acte de la vie publique ? Les bourgs, les paroisses, les hundreds, les comtés n’ont-ils point contracté l’habitude de se gouverner eux-mêmes ? N’élisent-ils point dans le cours de l’année et sans aucune intervention de l’état la plupart de leurs magistrats civils ? La volonté du peuple est ici la source de presque tous les pouvoirs administratifs ; aussi la discussion entre-t-elle pour beaucoup dans les rapports des citoyens entre eux. Il serait bien difficile de saisir le caractère des manœuvres électorales à quiconque ne connaîtrait d’abord les moyens d’éducation politique dont dispose à son gré tout habitant de la Grande-Bretagne. Il n’est guère dans le pays de Mechanics’Institute, d’athenœum ou d’autre société littéraire qui n’ait son debating club, et il n’est aucun de ces clubs qui n’ait ses orateurs. On y discute le plus généralement des questions de morale, d’économie politique et d’histoire. Ce sont des salles d’armes pour l’esprit, où chacun se fortifie dans sa manière de voir par les efforts mêmes qu’il déploie pour faire partager aux autres ses convictions. Comme la plupart de ceux qui se mêlent dans ces débats sont des jeunes gens, ils acquièrent en outre par l’exercice l’art de choisir leurs argumens, de les fourbir en quelque sorte et de les manier avec adresse. Prompts à la réplique, hardis dans l’attaque et rompus à certaines formes de l’escrime oratoire, ils apprennent de bonne heure à profiter des fautes d’un adversaire, surtout quand ils ont de leur côté le bon droit et la justice. Il faut voir avec quelle ardeur tel débutant prend parti pour Marie Stuart contre Elisabeth, ou pour Cromwell contre Charles Ier. Ces figures appartiennent, il est vrai, au passé ; mais combien de fois les hommes et les choses du jour se trouvent tout à coup transportés sur le terrain de la controverse ! De telles sociétés sont souvent inconnues en dehors de la localité où elles florissent ; elles n’en exercent pas moins une grande influence sur certains esprits d’élite. C’est à l’une de ces écoles de discussion, le Tarbolton club, que s’était formé l’Écossais Robert Burns.

Les étudians des universités s’exercent de leur côté et à peu près de la même manière à l’art de discourir[1]. Il est facile de tourner un tel usage en ridicule, on peut trouver à l’éloquence de ces Pitt et de ces Fox en herbe deux légers défauts, — trop de rhétorique et pas assez de raisons ; mais qui ne découvrirait pourtant dans leurs luttes et leurs efforts une excellente préparation à la vie publique ? Le sens politique est pour les Anglais un don de nature que doivent développer dans la jeunesse les traditions de famille, les mœurs d’un pays libre et l’habitude des débats. Nos voisins sont d’avis que les nations qui renoncent à la parole sur leurs affaires et leurs intérêts perdent bientôt le goût de s’en occuper. Pour rien au monde, ils ne voudraient encourir une telle disgrâce : aussi n’est-ce pas seulement dans les debating clubs que trône la discussion ; il n’est guère de taverne qui n’ait son cercle de raisonneurs plus ou moins écoutés. Comme la police n’intervient jamais dans ces réunions et que l’espionnage y est inconnu, toutes les opinions s’y démasquent avec confiance. Les Anglais ont en outre l’habitude de prononcer à la fin de certains repas des toasts qui contiennent presque toujours des jugemens sur les affaires du jour. La politique est ainsi en Angleterre de tous les rendez-vous et de toutes les tables. Qu’on ajoute à cela une presse souverainement libre, et l’on conviendra que dans un pays où chacun peut tout, dire, tout écrire, tout imprimer, c’est bien la faute des citoyens s’ils se trompent sur le choix de leurs représentans.

A peine les nouvelles élections sont-elles annoncées qu’il se forme partout des comités pour examiner les titres des candidats. Diverses influences peuvent agir sur le choix des personnes ; mais il en est une du moins qu’on ne rencontre nulle part, c’est celle du gouvernement. La fortune la naissance, le talent, désignent en général les noms autour desquels viendront se rallier les forces de chaque parti. C’est assez dire que les différentes classes interviennent dans la lutte avec des chances inégales. Et pourtant qu’on y prenne garde, le candidat dépend de ceux qui par position sont mieux à même de choisir ; mais il dépend aussi, quoique moins directement, de ceux qui n’ont point même le droit de voter. L’interpellation, les lettres adressées aux journaux, les placards sur la voie publique, sont ici des armes entre les mains de tout le monde. Dans les meetings, le nombre des vrais électeurs est souvent en minorité ; qui oserait pourtant nier l’influence de telles assemblées sur le choix des candidats et sur les résultats définitifs de la lutte, surtout au sein des grandes villes ? Aucun ouvrier n’a été jusqu’ici élu par les constituencies, et aux yeux de plusieurs Anglais éclairés c’est une lacune regrettable ; mieux que tout autre, selon M. Stuart Mill, le travailleur serait à même de traiter certaines questions de travail. Les working men n’en ont pas moins au sein de la chambre des communes de vigoureux défenseurs, dont quelques-uns comptent parmi les orateurs les plus éminens et les plus grands philosophes de l’Angleterre. Les idées de la classe ouvrière ont une place au parlement, si ses hommes n’y ont point encore de siège. Aussi n’est-il point un seul d’entre les artisans qui, tout en se plaignant de la loi de 1832 et en demandant qu’on élargisse la base du système, ne préfère de beaucoup des élections restreintes où l’on peut tout dire à un suffrage universel sans liberté. Combien parmi ceux qu’excluait du vote la législation de 1865 prirent au mouvement une part bien plus active que les électeurs eux-mêmes ! Je pourrais citer, par exemple, la candidature de M. Hughes, dont le succès a été en grande partie assuré par les efforts volontaires et intrépides des ouvriers de Lambeth. Il n’y a guère eu de régime politique, en France ou ailleurs, qui n’ait donné la liberté à ses amis ; le caractère du gouvernement anglais est de ne point la refuser à ses ennemis. J’ai lu plus d’une fois qu’on permettait à nos voisins l’usage de leurs droits parce qu’ils savaient ne point en abuser. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : les habitans de la Grande-Bretagne n’abusent point de leur indépendance parce que le gouvernement, sans arrière-pensée et sans restriction, laisse discuter tous ses actes, attaquer tous ses hommes et scruter tous ses desseins. Est-il d’ailleurs exact de dire que la liberté d’examen ne franchisse jamais les limites légales ? J’ai entendu des orateurs comparer les institutions monarchiques de l’Angleterre à la constitution républicaine des États-Unis, et donner hardiment la préférence à cette dernière forme de gouvernement. Qui eût osé les interrompre ? Ceux même qui ne partageaient point leur opinion eussent été les premiers à les défendre contre toute atteinte ou toute poursuite de l’autorité. Les penseurs que ne satisfait point la monarchie constitutionnelle (et il s’en trouve bien quelques-uns en Angleterre) n’ont vraiment à accuser que la volonté de leurs concitoyens, car les bases du pacte fondamental sont tous les jours soumises à la discussion. C’est, assure-t-on, le moyen de les consolider ; rien ne dure, de ce qui, ayant été bâti dans la nuit, redoute la lumière. Et puis, si à peu près tout le monde tient à conserver dans les îles britanniques la prérogative royale, qui voudrait l’accroître ? A coup sûr, ce ne sont point les tories ; plus encore peut-être que certains libéraux, ils se montrent jaloux de défendre les garanties qui s’élèvent ici de toutes parts contre les envahissemens du pouvoir central. L’intervention d’un agent pour mettre le choix des députés dans la dépendance du ministère serait aussi mal accueillie par un parti que par un autre. Sans doute il n’en a point toujours été ainsi. Quoiqu’on lise dans le bill of rights (1689) ces belles paroles : « les élections doivent être libres, » longtemps après Guillaume III et jusqu’au commencement du XIXe siècle, l’influence de la couronne se faisait sentir dans le nom et le caractère des candidats ; mais pourquoi invoquer le souvenir d’un état de choses que désavouent maintenant au-delà du détroit toutes les opinions ? Serait-ce pour se parer des erreurs d’un grand peuple et pour ramasser les dépouilles de son passé ? A quelle nation un peu fière fera-t-on croire que ce qui ne convenait déjà plus aux Anglais d’hier est aujourd’hui assez bon pour leurs voisins ?

Le mal (car il y a des ombres au tableau) est que la candidature est généralement dans la Grande-Bretagne un luxe de gentilhomme et de millionnaire, mais à qui la faute ? Ce n’est point à la loi qu’il faut s’en prendre. Jusqu’en 1858, les membres de la chambre des communes étaient tenus, je l’avoue, de posséder un bien d’une certaine valeur ; mais depuis lors cette condition a été abolie. En principe, tout homme digne de la confiance de ses concitoyens peut aujourd’hui se mettre sur les rangs pour la députation. D’où vient donc que cette belle théorie se trouve le plus souvent démentie par la pratique ? Il faut en accuser les habitudes de la nation, la force des préjugés et certaines rivalités de fortunes. De même que tous les états de l’Europe se croient tenus d’armer lorsque l’un d’entre eux se met sur le pied de guerre, ainsi un candidat riche et qui ne regarde point à la dépense oblige ses adversaires à suivre plus ou moins son exemple. C’est ainsi que des sommes folles se gaspillent d’ordinaire sur le terrain de la lutte. Une candidature coûte en moyenne de 3,000 à 4,00 livres sterl. (de 75,000 à 100,000 fr.). Une partie de cet argent s’écoule dans des canaux ténébreux où il serait bien difficile de le poursuivre ; l’autre se dissipe en frais d’annonces, d’affichage et de réunions. La publicité revêt toutes les formes imaginables. Les maisons, les boutiques, mais surtout les public-houses et les tavernes se couvrent des livrées et des couleurs d’un des candidats militans. Des hommes-affiches, qu’on appelle vulgairement des sandwiches[2], organisés par procession de dix ou douze, s’avancent en file droite dans les rues et les places de Londres, portant sur la poitrine et sur le dos un double écriteau avec ces paroles : « Votez pour ***. » Il ne faut pourtant attacher à de tels signes extérieurs qu’une importance médiocre. Combien il est plus facile d’écrire un nom sur les murs que de le graver dans la volonté des électeurs anglais ! Plus d’un candidat malheureux reconnaît sous ce rapport son erreur au jour du vote, et peut-être regrette-t-il au fond du cœur tout cet étalage qui n’a servi qu’à illustrer sa défaite. Aux élections de 1865, M. Stuart Mill résolut de donner un grand exemple à son pays en rompant avec les traditions du passé, et en refusant d’avance de payer les frais de sa candidature. Quelques autres membres libéraux du parlement actuel ont de leur côté conquis le succès avec des sommes relativement insignifiantes ; mais moins on fait appel à l’argent, et plus il faut dans ce cas s’adresser aux forces vives de l’opinion.

C’est surtout par les meetings qu’on atteint la conscience de l’électeur. De telles réunions ont généralement lieu dans de grands édifices, le plus souvent des salles de concert pouvant facilement contenir de trois à quatre mille personnes. Des têtes étagées au-dessus des têtes, une sorte d’architecture vivante, des colonnes construites avec des hommes, tel est tout d’abord le spectacle que l’on découvre de la plate-forme occupée par les orateurs et leurs amis. Ceux qui parlent sur le continent de la froideur des Anglais ne les ont certainement jamais vus dans la vie publique. En face de leurs droits et de leurs devoirs de citoyens, ce ne sont plus du tout les mêmes hommes. Après une courte harangue du président, le candidat se lève ; quelques applaudissemens saluent en lui ses services reconnus et le choix du comité. Et pourtant c’est une rude charge que la sienne : il lui faut répondra non à des adversaires en chair et en os, mais à des interpellations écrites, à de petits morceaux de papier déposés sur la table du chairman par des mains ignorées. Il cherche des interlocuteurs, et il ne rencontre devant lui qu’un auditoire. Cette grave multitude a des orages et des silences profonds comme la mer. Parmi les questions qu’on adresse à l’orateur et qui sont lues l’une après l’autre par le président, il en est souvent qui ont un caractère personnel ; mais en général elles roulent sur des sujets politiques, les affaires du jour et surtout les matières qui devront être débattues dans le prochain parlement. La qualité qui réussit le mieux en pareil cas, surtout vis-à-vis des ouvriers anglais, est la franchise. Malheur à celui qui hésite et qui a recours à des déguisemens ! Si les discours et les réponses conviennent aux opinions de l’assemblée, les hourras éclatent. Nos voisins mettent de la force physique dans leur enthousiasme. Il est curieux de voir debout au milieu de ces vagues humaines qui le pressent et l’enveloppent de tumulte le candidat, souvent un faible et calme vieillard. Un océan de chapeaux et de mouchoirs agités tourbillonne autour de sa tête, et quoi donc a remué à ces profondeurs la foule, naguère si tranquille et si attentive ? le souffle de la pensée. De telles réunions ne sont pas seulement de grands spectacles : où trouver en même temps de plus admirables écoles d’éducation politique ? On touche dans ces assemblées à toutes les branches de la science sociale, des orateurs y discutent le présent et l’avenir ; comment s’étonner ensuite que les Anglais portent généralement dans les affaires de leur pays un jugement sage et éclairé ?

Un des grands vices du système électoral consacré par la loi de 1832, — et tout le monde en convient aujourd’hui, — était le manque d’unité. Il était fait, comme on dit, de pièces et de morceaux. Les élémens du suffrage variaient à chaque instant dans les villes et les campagnes. S’agissait-il de boroughs, les locataires payant 10 livres sterling par an pour le loyer d’une maison avaient le droit d’élire ; mais à côté d’eux, dans les anciens bourgs, se rencontrait une classe de freemen (hommes ayant acquis la franchise de la cité) qui votaient sans satisfaire aux mêmes conditions. A l’origine, le privilège de bourgeoisie s’achetait par certains services, aujourd’hui il se transmet le plus souvent dans les familles par voie d’hérédité ; or, en dépit de leur titre, ces hommes libres appartiennent volontiers en fait d’élection au plus offrant. La loi de 1832 avait aussi beaucoup trop respecté les anciennes circonscriptions féodales, au lieu de prendre pour base la population et l’importance des bourgs dans le tracé des cadres électoraux. Il existait donc jusqu’en 1865 des localités où le vote était entre les mains de deux ou trois cents personnes connues qui posaient elles-mêmes les chiffres d’une candidature et se chargeaient ensuite de trouver les zéros. Au sein des grandes villes, une publicité sans limite, le droit de réunion et la rivalité ouverte des partis ne laissent aucun doute dans l’âme des électeurs ; mais peut-on espérer qu’il en soit toujours de même dans des bourgs ne contenant que cinq ou six mille habitans ? Là le cercle restreint des influences personnelles, la dépendance des fermiers vis-à-vis des seigneurs de la terre (land-lords) et le prestige qu’exerce partout en Angleterre la gentry (classe qui tient d’une part à la noblesse et de l’autre à la bourgeoisie), tout concourait trop souvent à obscurcir la liberté du choix. Moins l’opinion prenait de part à la lutte, et plus l’on s’attachait aux apparences. Un grand nom aristocratique, une calèche à quatre chevaux avec deux postillons en tête, le patronage de quelques ladies respectées pour leurs bonnes œuvres, et il y en avait quelquefois assez pour décider du sort d’une candidature. Si des bourgs nous passons aux comtés, le système du vote était encore bien autrement compliqué ; mais à quoi bon insister sur les vices d’un mécanisme électoral qui a fait son temps ?

Pour la question des votes, l’opinion libérale compte avant tout sur les villes, tandis que les espérances du parti adverse reposent en général sur les campagnes. Ne nous faut-il point expliquer le caractère assez mal connu en France de ces deux nuances politiques ? L’ancien tory, qu’on le sache bien, est aujourd’hui très rare en Angleterre. Je n’affirmerai point qu’on ne puisse encore le rencontrer dans quelque vieux château ou à l’ombre d’un presbytère en ruine ; mais je ne l’ai jamais vu, et tout porte à croire qu’il s’évanouit de jour en jour. Ce qui lui a succédé est le conservateur. En homme d’esprit, ce dernier fait chaque jour le bilan entre ce qu’il doit accorder aux circonstances, aux besoins du temps, aux exigences de l’opinion publique, et ce qu’il peut encore retenir des privilèges accordés par les anciennes coutumes à la naissance et à la fortune. Autant et plus peut-être que ses adversaires il tient à maintenir intact le dépôt des franchises nationales. Ce n’est point lui qui s’effraie des progrès de l’éducation, car l’expérience lui a démontré que les ennemis les plus dangereux pour le repos d’un état libre étaient les classes ignorantes. Il ne regarde donc point à la dépense quand il s’agit de fonder des écoles, espérant ainsi rattacher dans les campagnes l’esprit de la jeunesse la Bible et à l’idée qu’il se fait de la constitution anglaise. A l’entendre, ce qui l’inquiète dans les progrès de la démocratie, c’est l’ombre des dangers que court la liberté. Sur le continent, le conservateur anglais passerait à coup sûr pour un révolutionnaire. Ce n’est point à lui qu’il faudrait demander des armes contre la presse ou contre le droit de réunion. On serait encore bien plus mal venu à lui parler des avantages du gouvernement personnel, car, s’il tient beaucoup à défendre ses privilèges d’ancien breton, pour rien au monde il ne voudrait les mettre sous la protection d’un autre. Fier de la considération dont il jouit dans sa localité, il demande non aux favoris de la couronne, mais à ses propres services l’estime et la confiance de ses concitoyens. Les fonctions gratuites qu’il remplit dans son comté ne dépendent aucunement de l’état ni du ministère et n’engagent par conséquent en rien sa conscience. Quoique le fonds de ses principes soit aristocratique, ses manières simples et familières visent très souvent à la popularité. En rapport journalier avec toutes les classes de la population qu’il cherche à se rattacher par le lien des sympathies et des intérêts, il ne domine qu’à la condition d’être utile. Grâce au régime électif et au self-government local, qu’il tient plus que tout autre à conserver, n’a-t-il point autant besoin de ses commettans que ses commettans ont besoin de lui ? Aussi ne néglige-t-il aucun de leurs griefs. Après tout, le conservateur éclairé ne diffère du libéral que par une certaine défiance envers le progrès. A ses yeux, la vieille constitution anglaise est aussi parfaite que l’œuvre des six jours, et il n’y a guère qu’à se reposer dans les avantages qu’elle procure, C’est avec une sorte de terreur qu’il voit s’avancer dans le pays le gouvernement des masses. Toutefois, quand l’occasion l’exige, il fait aux chefs du parti le sacrifice de ses répugnances, car il sait bien qu’ils cèdent eux-mêmes à un esprit de sagesse, et que le moyen de résister à la tempête est souvent d’abaisser les voiles.

Une influence qu’on ne déracinera point aisément dans les campagnes anglaises est celle de la fortune. Depuis la fin du dernier siècle, le nombre des propriétaires fonciers s’est beaucoup réduit dans toute la Grande-Bretagne. Le monopole de la terre, en se rétrécissant et en se concentrant entre les mains d’un petit nombre, tend, il y a lieu de le craindre, à mettre les classes agricoles dans la dépendance de quelques familles opulentes et maîtresses du sol. On s’imagine en France que cet état de choses tient à l’essence même des institutions anglaises et au mode d’hérédité qu’elles consacrent ; mais ne serait-ce point une erreur ? Le droit d’aînesse s’appuie beaucoup moins chez nos voisins sur la loi que sur la volonté des classes riches. Il existe bien, je l’avoue, une disposition légale qui confère à l’aîné de la famille le domaine du père après sa mort ; mais cette jurisprudence, d’origine normande, introduite dans la Grande-Bretagne par Guillaume le Conquérant, tout le monde peut l’éluder dans la pratique. Je ne parlerai point des majorats, qui forment après tout une exception ; toujours est-il que dans les cas ordinaires chacun se trouve libre de distribuer son bien comme il l’entend entre ses enfans, sans distinction d’âge ni de sexe ; il lui suffit pour cela de faire un testament. Moyennant quelques lignes d’écriture, le premier venu est ainsi à même de déjouer la loi sur laquelle repose, comme sur une base antique, le colossal édifice de la hiérarchie anglaise. Il est rare, j’en conviens, que les gros propriétaires aient recours à un tel acte privé pour diviser leur avoir, mais enfin ils le peuvent, et que parle-t-on alors des institutions ? Ce sont les mœurs, les coutumes et la politique des classes dominantes qu’il faut mettre en cause, si l’on blâme l’usage du droit de primogéniture. Il serait d’ailleurs absurde de croire que cette influence de la fortune se porte dans les élections tout entière du même côté. C’est bien au sein de la propriété foncière et dans les moyens d’action dont elle dispose que le Carlton club[3] cherche surtout à recruter ses forces ; mais on rencontre çà et là en Angleterre des libéraux tout aussi riches que les plus riches conservateurs. Les uns et les autres convoquent le ban et l’arrière-ban de leurs fermiers, donnent partout le mot d’ordre et usent largement des moyens de brigue tolérés par la loi.

Arrive enfin le grand jour des élections (nomination day). Une plate-forme construite en bois et recouverte d’une espèce de toiture s’élève dans toutes les villes du royaume et même dans plusieurs endroits de chaque importante cité. C’est ce qu’on appelle les hustings[4]. Jamais plus humbles tréteaux n’ont servi de marchepied à des fonctions plus hautes. Le magistrat dont nous avons parlé, returning-officer, s’engage devant tous et par serment à remplir en conscience les devoirs de sa charge. Ceci fait, les candidats sont aussitôt présentés par un ami et secondés par un autre. Du haut de l’estrade ils adressent successivement la parole aux électeurs, exposent leurs vues et font valoir leurs titres à la représentation. La manière dont chacun d’eux est accueilli dépend tout à fait des bonnes dispositions ou des rancunes de l’auditoire en plein vent. Tel se voit tout d’abord assailli par une bourrasque de sifflets, de huées et de sarcasmes, tandis que tel autre est au contraire couvert d’applaudissemens. Le pluck, sorte de bravoure tout anglaise qui ne se déconcerte ni devant l’orage ni devant l’impopularité, vient généralement à leur secours ; aussi, en dépit de tout, réussissent-ils à se faire plus ou moins écouter par la foule. Je parle naturellement des cas où l’opinion est divisée ; dans les endroits au contraire où les avis sont à peu près unanimes, les choses se passent beaucoup plus simplement. S’il ne se présente aucun concurrent, ou en d’autres termes si le nombre des candidats n’excède point le nombre des députés que les électeurs ont le droit d’envoyer au parlement, celui ou ceux qui viennent d’être désignés sont élus par le fait et à l’instant même. Pareille nomination n’a d’ailleurs lieu que dans un très petit nombre de collèges où l’un des deux partis politiques renonce absolument à la lutte. Il faut, pour qu’il en soit ainsi, un de ces rares hommes d’état dont les services ou tout au moins l’influence locale défient d’avance toute opposition. Dans les cas ordinaires, c’est-à-dire quand deux candidats d’opinion différente se disputent les suffrages, le returning-officer invite les citoyens présens à lever la main. S’il faut en croire certaines inductions, cet usage porterait la trace mal effacée d’un temps où tout le monde en Angleterre avait le droit d’être consulté sur le choix des représentans. Le votant est en effet ici le premier venu, et combien parmi ceux qui lèvent la main ne sont point du tout électeurs aux yeux de la loi ! Il arrive très souvent que la place sur laquelle se dressent les hustings soit envahie de bonne heure par des étrangers, des curieux ou même des gens payés. Le returning-officer n’en déclare pas moins à haute voix le résultat de cette épreuve, toujours douteuse ; mais l’adversaire qui ne veut point se soumettre à une pareille décision a le droit de réclamer le vote à livre ouvert, poll. C’est par ce moyen seul que se comptent vraiment les forces de chaque parti, et l’on voit très fréquemment un candidat battu par la levée des mains, show of hands, réunir ensuite autour de son nom le plus grand nombre de suffrages. Tout le monde attend donc avec inquiétude les résultats du lendemain.

Le jour des votes (polling day) s’annonce dès le matin dans les villes par une émotion générale. Il y a souvent chez une nation des majorités qui s’ignorent elles-mêmes ; pour les atteindre, il faut agiter toute la masse : aussi les Anglais, quoique très sobres en général de signes extérieurs, n’ont-ils rien négligé pour donner à leurs élections un caractère théâtral. Les cabs, les chevaux ornés de rubans, les maisons couvertes d’affiches, tout prend dès le lever du soleil une couleur politique. Il est d’usage que les deux partis fassent amener en voiture les votans au lieu de l’élection. C’est une grande dépense, surtout dans les campagnes ; mais la loi de 1832 n’a point considéré le transport gratuit des électeurs comme un fait de corruption à la charge de celui qui paie. On me citait dernièrement un district de Londres où les ouvriers possédant la franchise électorale (electoral franchise), quoique fort enthousiastes du candidat qu’ils s’étaient choisi et votant pour lui avec un parfait désintéressement, avaient néanmoins réclamé très haut le privilège d’être voitures à ses frais. Qu’on se figure alors le nombre de véhicules brûlant ce jour-là le pavé des grandes villes. Le cabman (conducteur de fiacre), revêtu des livrées d’un des deux partis, excitant ses chevaux, prend ainsi part à la lutte et se donne quelquefois l’importance de la mouche du coche. Les grands spectacles se composent souvent de petites choses : je me souviens, par exemple, d’avoir vu à Woolwich une pauvre femme qui se figurait sans doute avancer beaucoup le succès de la cause libérale en agitant à sa fenêtre un ruban bleu au bout d’un bâton. Au-dessus de mille détails puérils plane du moins l’âme d’un peuple libre ; quel mouvement, quelle vie, et comme on sent bien dans l’air le concours de la volonté nationale !… Que se passe-t-il cependant autour des hustings ?

Des clercs qui occupent l’intérieur de la maison de bois, et qui ont été nommés pour la circonstance par le returning-officer, agissent en quelque sorte comme ses députés. Devant eux se présentent, l’un après l’autre, les électeurs durant tout le cours de la journée : chacun déclare alors à haute voix le nom du candidat pour lequel il entend voter, et son suffrage est aussitôt enregistré sur un livre qu’on appelle poll-book. Comme sur les bancs de la baraque exposée à tous les regards siègent en deux groupes séparés des libéraux et des conservateurs, les uns ou les autres remercient l’électeur de l’appui qu’il vient apporter à la cause (thank you) ; mais c’est surtout dans la foule qu’éclatent les cris d’enthousiasme ou les murmures. L’intérêt grandit de moment en moment, et le cercle plus ou moins épais de curieux qui se pressent autour des hustings suit avec des émotions diverses les péripéties de la lutte. Aussi quels formidables hourras à chaque fois qu’arrive une voiture, surtout quand c’est une calèche chargée d’électeurs dont on reconnaît de loin la couleur politique à la nuance des rubans ! Cette habitude anglaise d’afficher au grand jour les opinions n’intimide-t-elle point quelques personnes ? Ailleurs la principale inquiétude de l’électeur votant à livre ouvert serait sans doute de déplaire au gouvernement et d’être, comme on dit, mal noté ; mais on peut, je crois, affirmer que jamais une telle appréhension n’est entrée dans le cœur de nos voisins. Il n’y a point ici de votes factieux, et toute opinion peut se présenter dans la lutte avec confiance. Aussi les partisans du scrutin secret (ballot) s’appuient-ils sur un tout autre ordre de considérations. Ce n’est point l’influence de l’autorité qu’ils accusent, mais, selon eux, le scrutin secret serait à la fois un masque et une protection pour certaines consciences timides ou vénales qui dans l’état actuel des choses cèdent trop souvent à la pression des intérêts matériels. Les ouvriers dans les villes, les fermiers surtout dans les campagnes, peuvent en effet craindre quelque disgrâce de la part de leurs maîtres, s’ils votent contre le candidat de l’argent ou de la propriété foncière. D’un autre côté il arrive plus d’une fois que dans de petites localités un certain nombre de marchands s’abstiennent de prendre part aux élections pour ne point mécontenter leur clientèle en arborant une couleur. Quiconque n’ose point avouer son vote est-il d’ailleurs bien digne de voter, et peut-on en aucun cas se reposer sur sa bonne foi ? Beaucoup d’Anglais en doutent, et le ballot rencontre des adversaires même parmi les libéraux les plus avancés. Suivant eux, l’introduction d’une telle mesure tendrait à dégrader le caractère national, car de tout temps le vrai Breton a tenu à honneur de professer ses opinions le front haut et la poitrine découverte. Il y a bien en Angleterre comme partout des hommes étrangers par calcul aux affaires de leur pays ; mais l’indifférence politique, bien loin d’être un titre de faveur aux yeux de leurs concitoyens, est au contraire considérée comme une indigne faiblesse. On pense volontiers de ces individus sans opinion ce que disait autrefois Dante des anges neutres, « êtres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse que les termes manquent pour la définir. »

Les progrès du vote, sont annoncés d’heure en heure dans les divers quartiers de la ville par des affiches à la main collées à la porte des clubs, des public-houses et des autres établissements qui prennent un vif intérêt dans la lutte. Il est surtout curieux de voir ce qui se passe dans l’intérieur des comités électoraux. De moment en moment arrivent des messagers volontaires qui apportent des nouvelles. Quand tout va bien, une joie tumultueuse éclaté aussitôt parmi les assistans ; si au contraire le candidat adverse a gagné du terrain et se trouve maintenant en avance d’un certain nombre de voix, un sombre silence se répand comme un nuage dans la salle. Quelques zélés partisans restent ainsi toute la journée sur le qui-vive, tantôt debout, tantôt assis et prenant sur le pouce leur frugal repas. Les alternatives de joie et de tristesse, de crainte et d’espoir, se succèdent jusqu’à la clôture du poll. Tous les regards sont depuis quelques instans fixés sur les aiguilles de l’horloge, lorsque un émissaire apporte le bulletin définitif de la journée. Les chiens ne sont généralement point admis dans ces lieux de réunion ; par je ne sais quel hasard, il s’en trouvait pourtant un dans la salle du comité que j’ai en vue, et l’animal, excité sans doute par la force de l’exemple, mêla de joyeux aboiemens à l’immense clameur qui saluait le triomphe du candidat préféré. Comme les choses se passent autrement dans les endroits où les résultats du vote tournent décidément contre les vœux de la réunion ! Le vide se fait peu à peu, et le parti vaincu renonce le plus souvent à enregistrer le succès de ses adversaires. Aussi une liste inachevée pendue à l’entrée d’un club ou d’un comité est-elle, pour quiconque connaît les habitudes anglaises, un aveu de défaite.

Dans les petites villes, on peut durant la soirée juger des résultats de la lutte par la physionomie des cabarets ou public-houses. Les uns, ternes et obscurs, portent en quelque sorte le deuil de la journée, tandis que d’autres, tout éclatans de lumière et de joie, célèbrent à leur manière le triomphe de la cause qu’ils ont adoptée. Ne dirait-on pas en vérité que le succès a le pouvoir d’allumer les lustres ? Il fait tant de choses dans ce monde ! D’autres bourgs constatent par des signes encore plus bruyans le triomphe de l’opinion dominante ; les cloches sonnent, des bandes d’ouvriers parcourent les rues en soufflant dans des instrumens de cuivre, et les habitans se répandent sur les places et les promenades avec un air de fête. Le lendemain tout rentre dans le calme. Il n’en a point toujours été ainsi, et gardons-nous d’oublier que c’est la liberté laissée aux électeurs qui a éteint en Angleterre les animosités de la défaite. Dans le procès qui vient de s’instruire au grand jour et où tout le monde a eu la parole, c’est bien le pays, ou du moins la masse des votans, qui a été juge. Ceux que ne satisfont nullement les résultats du poll ont le droit de s’en prendre à la loi électorale, à la pression des influences aristocratiques, peut-être même dans certains cas à des manœuvres illicites ; mais il ne vient à l’esprit de personne l’idée de mettre en cause le gouvernement. Comment, par exemple, le succès de tel ou tel parti atteindrait-il la reine ? Étrangère à la lutte des opinions, elle n’a désigné ni favorisé même indirectement aucune candidature. Quels moyens a de son côté le ministère pour agir sur la volonté du pays ? L’éloquence, l’appui de ses amis, le concours des intérêts qu’il représente, en un mot les armes dont ses adversaires se servent contre lui et avec les mêmes chances de succès.

Les électeurs ont décidé, c’est maintenant au nouveau parlement de s’assembler après un intervalle de quelques mois et d’être jugé à son tour par la nation.


II

Le nouveau palais du parlement (new homes of parliament) s’élève sur les bords de la Tamise, couvrant une grande étendue de terrain entre le fleuve sillonné par mille bateaux à vapeur et l’abbaye de Westminster, où la vieille Angleterre projette sur tout ce qui l’entoure l’ombre solennelle du passé. Quoique bâti dans le style gothique fleuri, cet édifice est tout moderne et remplace l’ancien palais, détruit en 1834 par un incendie. M. Charles Barry en fut l’architecte, et, si l’argent suffisait pour commander des chefs-d’œuvre, ce monument serait sans contredit une des merveilles du monde, car les millions n’ont point manqué pour le rendre digne d’une riche et puissante civilisation. Les avis peuvent bien différer sur la valeur de l’édifice au point de vue de la beauté architecturale ; mais, pour l’étranger qui arrive à Londres, cette énorme silhouette de massives tours et de tourelles, cette longue et imposante façade qui, vue du bord de l’eau, se profile terminée à chacune des extrémités par deux ailes en saillie, ces innombrables fenêtres ornées d’armoiries et d’arabesques, ces corps de bâtiment surmontés par des clochetons ou hérissés d’aiguilles de pierre, tout ne proclame-t-il point assez haut que là réside vraiment la souveraineté de la nation anglaise ? L’intérieur est aussi d’une grande magnificence. Des peintures murales, des décorations dont le style est plus ou moins emprunté à l’époque d’Elisabeth et des Tudors, des fenêtres à vitraux coloriés qui jettent un jour d’église sur les escaliers, les galeries et les couloirs, rien n’a été épargné pour donner à ces lieux occupés par les grands pouvoirs de l’état un caractère d’élégance sévère et de recueillement. Sans m’arrêter à de tels ornemens confondus dans la disposition générale de l’édifice, je voudrais tout de suite signaler quelques détails qui fussent de nature à donner une idée de la vie parlementaire chez nos voisins.

Ce palais est un club où chaque membre de la représentation nationale est en quelque sorte chez lui, et où, en dehors de la salle des séances, il peut très agréablement passer ses heures de loisir. D’abord n’a-t-il point à sa disposition une bibliothèque d’environ cinquante mille volumes[5] ? Ceux qui ont contracté d’autres habitudes peuvent se rendre au fumoir, smoking-room, une fort belle salle qui se divise en deux compartimens ornés d’une manière différente, quoique dans l’un et l’autre se trouvent de distance en distance de petites tables de chêne placées en face de longs sophas recouverts d’un cuir à couleur foncée. Les fenêtres s’ouvrent sur la Tamise, et quelques députés y viennent prendre l’air durant les intervalles d’un long débat ; une sonnette qui communique à l’étage supérieur les avertit quand la chambre est sur le point de voter. Il y a aussi une somptueuse salle à manger dans laquelle deux ou trois cents membres commandent presque tous les jours leur dîner, et un comité nommé par l’assemblée est chargé de veiller à cette branche du service[6]. Outre ces centres officiels de réunion, se rencontrent dans le palais des chambres plus ou moins isolées, des recoins formés dans les corridors par les embrasures des fenêtres, où quelques amis peuvent s’asseoir et causer entre eux des nouvelles du jour. Les Anglais traitent la politique en hommes d’affaires, et il leur faut de temps en temps au milieu de la discussion générale l’intimité du tête-à-tête pour arriver au choix des moyens qui peuvent assurer le succès ou la défaite de telle ou telle mesure. Ces mille retraites pratiquées dans la grande ordonnance de l’édifice composent en quelque sorte les coulisses de la chambre des communes.

Au début de la session, une des premières formalités est l’élection du président, speaker. Assez ordinairement les chefs des deux partis qui divisent la chambre se consultent et s’entendent entre eux sur le choix qu’il convient de faire. On est ainsi d’autant mieux assuré du caractère d’impartialité avec lequel seront conduits les débats. Le mode d’élection est assez curieux : l’un des députés se lève, et, adressant la parole à un des secrétaires (clerk of the table), qui se tient également debout, propose le nom du futur speaker. Si cette motion est appuyée, et si aucun autre candidat n’est présenté par quelque autre membre, la chambre appelle au fauteuil son nouveau président sans lui adresser de questions. Lui pourtant, toujours à sa place, témoigne en quelques mots combien il est sensible à l’honneur qu’on veut lui conférer, et déclare qu’il se met à la disposition de l’assemblée. La chambre une seconde fois l’appelle d’une voix unanime au fauteuil, tandis que deux amis (celui qui l’a proposé et celui qui l’a soutenu) viennent le chercher sur son banc et le conduisent vers les gradins d’une espèce de trône en chêne massif qui lui est réservé. Arrivé là, le speaker se tient debout sur la dernière marche, remercie de nouveau les représentans de la nation et prend enfin possession de son siège. La masse dorée (mace), ce vieil insigne de la puissance des communes, qui auparavant gisait à terre, est alors placée avec honneur sur une table où elle figurera désormais durant les séances avec les livres de la loi et le sablier. On se souvient que, quand Cromwell fit son coup d’état, il emporta avec lui ce hochet qu’il venait d’arracher aux mains du parlement dissous… Dieu merci, le hochet a survécu en Angleterre à l’épée du dictateur.

Le plus ancien speaker dont l’histoire ait conservé le souvenirs est sir Thomas Hungerford, qui présidait les communes en 1377, et depuis lors jusqu’à nos jours ces fonctionnaires électifs forment une sorte de dynastie[7]. Quoiqu’ils ne soient nullement nommés à vie, ils continuent presque tous d’occuper le fauteuil durant de longues années, et dans leur vieillesse ils sont d’ordinaire récompensés par un siège à la chambre des pairs. En France, le speaker est surtout célèbre pour sa longue perruque blanche et sa robe noire ; au lieu de s’arrêter à ces signes extérieurs, peut-être ferait-on mieux de l’observer dans l’exercice de ses fonctions. Pour quiconque a connu d’autres mœurs parlementaires, c’est vraiment un spectacle auguste que celui de cette noble, froide et calme figure ; impassible comme la raison, sévère comme la justice, qui, entre l’orateur et la chambre, décide toujours, non d’après ses opinions ou celles de l’assemblée, mais d’après les éternels principes du droit et le respect le plus profond envers la liberté de la parole. Son costume n’est d’ailleurs bizarre que parce qu’il est passé de mode. On peut aisément s’en convaincre pour peu que l’on jette les regards sur une gravure de 1741 représentant la chambre des communes telle qu’elle existait alors, — une grave réunion de vastes et imposantes têtes à perruque. Le président différait dans ce temps-là très peu des autres membres, et le présent speaker lui ressemble absolument par la manière de s’habiller. Il reçoit 6,000 livres sterling (150,000 fr.) de traitement annuel et est en outre magnifiquement logé dans le palais. Avec l’argent que lui alloue l’état, le speaker invite et réunit à tour de rôle dans ses salons les députés, qui sont d’ailleurs tenus de s’y présenter en habits de cour. Cette vieille étiquette nuit beaucoup au succès de telles réceptions : M. Bright, par exemple, et beaucoup d’autres répugnent invinciblement à cet uniforme obligé (l’épée, la culotte courte et le frac), qu’ils considèrent comme indigne d’hommes sérieux[8]. Autrefois le président portait un tricorne sur l’édifice de ses cheveux poudrés à blanc ; maintenant il ne se couvre jamais durant les séances, et il n’y a que les simples députés qui gardent leur chapeau sur la tête quand ils sont assis. En dépit de son nom, le speaker est après tout un des membres de la chambre qui parlent le moins. Si ce n’est dans le sein des comités, il doit s’abstenir de prendre part aux débats. Son titre de parleur lui vient donc, selon toute vraisemblance, de ce que dans certaines occasions il adresse au nom de la chambre un discours officiel à la reine. Il faut croire que nos voisins aimaient à considérer le speaker comme un être surnaturel, car jusqu’à ces derniers temps sa présence était absolument nécessaire pour revêtir d’un caractère légal tous les actes de l’assemblée. On n’avait même point prévu qu’il pût être malade. Il y a une dizaine d’années, quelques membres de la chambre avaient prêté serment en l’absence du speaker, qui était alors retenu chez lui par une grave indisposition : plus d’un doute s’éleva sur la validité de la chose jurée, et il fallut un vote tout spécial de la chambre pour rassurer à cet égard les consciences. Aujourd’hui le président du comité des voies et moyens (chairman of ways and means) peut dans certains cas remplacer le speaker.

Du temps où la formule du serment impliquait une profession de foi chrétienne, deux ou trois membres, parmi lesquels le baron Rothschild, prenaient part aux premiers travaux de l’assemblée, tels que l’élection du président, puis disparaissaient ensuite durant toute la durée de la session. La cérémonie du swearing-in (prestation de serment) a lieu de neuf heures du matin à quatre heures du soir ; plus tard, dans la journée, un tel acte serait considéré comme tout à fait nul. Après ces préliminaires, l’horloge de l’état, comme disent les Anglais, est montée ; mais pour la mettre en mouvement il faut une autre impulsion. De 1837 jusqu’à la mort du prince Albert, la reine Victoria se rendait tous les ans au sein du parlement pour y lire le discours du trône. Un sentiment que tout le monde respecte en Angleterre avait fait pour quelque temps interrompre cet usage, qui a été repris à l’ouverture de la nouvelle chambre, en 1866[9]. La reine entre dans le palais de la représentation nationale par la tour Victoria, et aux deux côtés du vaste porche, dont la grille s’ouvre pour la recevoir, de grands lions héraldiques, couronne en tête, dressés sur leurs pattes de derrière, lui présentent fièrement l’écusson du royaume-uni. Elle passe et se rend dans son vestiaire (queen’s robing room), où les dames d’honneur la couvraient autrefois du manteau royal. Aujourd’hui que le deuil de la femme a en quelque sorte assombri la reine, ces insignes de la majesté s’étalent en forme de draperie sur le trône qui s’élève dans la chambre des lords, et il serait difficile d’imaginer l’effet produit dans cette salle par la masse des dorures, les murailles couvertes de fresques et les douze fenêtres ogivales à vitraux qui assourdissent la lumière tout en la revêtant de mille couleurs éclatantes. Vers deux heures, la porte s’ouvre, et les hérauts s’avancent, portant la couronne et l’épée de l’état sur un coussin de velours cramoisi. A l’arrivée de la reine, les pairs, rangés sur leur siège par ordre de dignité, se lèvent. C’est alors que l’huissier de la verge noire (usher of the black rod) se présente dans la chambre des communes, et invite les membres de cette assemblée à venir entendre le discours royal. Les députés qui veulent bien se rendre à cet appel s’échappent alors comme une bande d’écoliers. Effarés, curieux, bruyans, se poussant les uns les autres, ils accourent en désordre devant la barre de la chambre des lords. Il est curieux de voir quelques graves hommes d’état, pressés sans doute par la masse de leurs confrères, s’insérer dans les vides des boiseries sculptées, entre les lions rampans et les licornes. Quand le silence est rétabli, tous les regards se tournent vers le trône. La reine, en qui cette cérémonie réveille d’anciens et pénibles souvenirs, charge depuis deux années quelque grand de l’état, lord Cranworth ou lord Chelmsford, de lire le discours à sa place. Tout le monde sait d’ailleurs que, quelle que soit la voix, c’est toujours le ministère qui parle en pareille occasion. Cette lecture terminée, la reine se retire, et la session est ouverte.

Qui ne serait surpris de l’humble attitude des communes durant cette séance royale ? Quand on songe à la grandeur et à l’étendue de leurs attributions, comment s’expliquer l’indifférence avec laquelle les traite le cérémonial de cour ? L’usage, qui tient toujours assez peu de compte du progrès des idées et de l’état successif des institutions, ne semble voir dans les députés de la seconde chambre que les successeurs des anciens bourgeois (burgesses), admis comme par faveur dans le conseil national de la noblesse. Il fut en effet un temps où la chambre des lords était tout le parlement et où l’Angleterre se trouvait uniquement représentée par les barons. Le reste, c’est-à-dire le pays, était alors comme s’il n’existait point. Un élément nouveau, celui que nous appelons en France le tiers-état, s’introduisit peu à peu dans l’assemblée des pairs du royaume. Les chevaliers des comtés, les représentans du commerce et de l’industrie des villes, furent admis à donner leur avis sur les questions d’impôts ; mais tout porte à croire qu’ils s’abstenaient, au moins dans les commencemens, de prendre part aux grandes affaires de l’état telles que la paix et la guerre. Plus tard, le parlement se bifurqua en deux assemblées bien distinctes : les lords continuèrent de siéger dans Westminster-Hall, tandis que les députés des communes s’installèrent dans une autre salle du même ancien palais. Longtemps après la séparation, combien encore étaient limitées les prérogatives de la seconde chambre ! Avait-elle à se plaindre de certains griefs, le seul moyen d’obtenir justice était d’adresser une pétition au roi. Aucune mesure législative ne pouvait émaner directement du sein de ce conseil, et malgré la différence des temps on retrouve encore aujourd’hui la trace de ces humbles origines dans la forme des bills. Ce sont des espèces de requêtes dans lesquelles, après avoir signalé tels ou tels abus, l’assemblée indique le remède et conjure l’autorité royale de l’appliquer. Si c’était ici le lieu d’en appeler à l’histoire, on pourrait citer plus d’un exemple du peu de cas que faisait la cour jusqu’à la fin du XVIe siècle de la chambre des communes, et pourtant ce pouvoir naissant avait déjà un grand avantage sur les autres corps de l’état : il tenait les cordons de la bourse publique. Aussi dans le discours du trône se trouve-t-il toujours un paragraphe qui est relatif aux finances et qui s’adresse aux gentlemen of the house of communs. Une question d’argent força Louis XVI en 89 d’assembler les états-généraux, qui firent la révolution française ; c’est aussi par le droit d’accorder ou de refuser les subsides que les communes ont conquis en Angleterre une si grande place, accru de jour en jour leurs privilèges et réformé les lois du pays. En moins de trois siècles, quel changement ! Cette même chambre, qui adressait des suppliques au roi, reçoit aujourd’hui les pétitions de tout un peuple. Ses votes, qui étaient des prières, sont presque devenus des ordres, tant ils s’imposent avec une autorité irrésistible à la chambre des lords et à la couronne. Aussi, fiers et forts de leur importance, les députés des communes ont-ils le bon esprit de ne point s’offenser des rigueurs de l’étiquette ni de la distance qu’on semble mettre durant la séance royale entre eux et les pairs. Au sortir de la chambre des lords, ils se réunissent dans leur salle, où par dignité ils délibèrent aussitôt sur quelque nouveau bill de leur propre initiative avant de s’occuper du discours du trône.

Excepté le mercredi, où la séance a lieu durant la journée, et le samedi, où la chambre des communes se donne congé[10], les députés s’assemblent toute la semaine depuis quatre heures du soir jusqu’à deux ou trois heures du matin. Quand on songe que la plupart d’entre eux sont tenus de vaquer dans Londres à leurs affaires comme avocats, directeurs de chemins de fer ou chefs de grandes industries, qu’ils sont assaillis de lettres, de demandes et de visites, que quelques-uns passent en outre de longues heures dans les nombreux comités siégeant durant la matinée, on ne saurait trop admirer cette activité tout anglaise, qui, lorsqu’il s’agit des intérêts publics, défie les heures de repos et de ténèbres. Que le soleil se lève ou se couche, il mesure pour les représentans de la Grande-Bretagne une double journée de travail. En principe, les séances de la chambre des communes sont secrètes, et c’est en vertu d’une sorte de convention étrangère à la loi que les curieux s’y trouvent admis. Les membres de la chambre sont tous censés ignorer l’existence de ces profanes auxquels ils ont eux-mêmes donné des billets d’entrée ou dont ils ont écrit le nom sur une liste. Deux galeries pour les étrangers (strangers, gallery et speaker’s gallery) ont été construites à grands frais dans la nouvelle salle du palais de Westminster, et malgré tout il suffirait qu’un député, se levant et désignant ces tribunes, s’écriât de sa place : « Mais, monsieur le président, j’aperçois là-haut des personnes qui n’appartiennent point à la chambre, » pour que le speaker fût obligé de faire immédiatement évacuer la salle.

Du moment où la présence même des étrangers n’est point reconnue par la chambre, à plus forte raison la publicité des débats constitue-t-elle un fait relativement nouveau dans les annales de la législature anglaise. Le Gentleman’s Magazine, vers 1738, eut recours à un subterfuge pour rompre avec les anciens usages et lever l’interdiction qui pesait alors sur les journaux. Sous le titre de Débats du sénat de Lilliput, il rendit compte des séances du parlement dans des articles où toute l’assemblée se reconnut en petit comme dans un miroir poli et ajusté par la main d’un des compagnons de Gulliver. L’indignation fut grande sur les bancs de la chambre des communes, et, prenant la défense de ce qu’elle appelait ses privilèges, elle punit les rieurs avec sévérité. Une lutte très vive s’engagea dès lors entre le parlement et la presse ; mais, grâce au courage de quelques publicistes, Cave, Woodfall et Perry, la cause du droit gagna chaque jour, du terrain dans l’opinion des Anglais éclairés. Aujourd’hui la loge des journalistes (reporters’gallery) forme dans l’une et l’autre chambre une des institutions parlementaires qu’on oserait le moins attaquer. Derrière cette loge se trouve même une chambre éclairée au gaz, dans laquelle les sténographes peuvent transcrire et arranger leurs notes. Ainsi que beaucoup d’autres libertés en Angleterre, celle de répandre au dehors et sous toutes les formes les débats de la chambre n’a jamais été reconnue par la loi, elle existe pour ainsi dire à l’état de sous-entendu ; mais qui oserait ici reprendre ce qui a été une fois conquis par le bon sens des masses ? Quel orateur songe en outre à s’offenser de ce que l’on publie ses discours ? Il se plaindrait bien plutôt de ce qu’on ne les reproduit point assez au long et de ce que les anciens privilèges de la chambre sont, sous ce rapport, beaucoup trop respectés dans sa personne. Le fait est que la plupart des franchises de la presse anglaise sont plus réelles qu’apparentes ; il faut moins les chercher dans des textes écrits que dans les usages, les mœurs et la force souveraine de l’opinion. N’est-ce point d’ailleurs là une garantie qui vaut bien toutes les autres ? Il y a des gouvernemens qui parlent tant des droits de la pensée et qui lui en reconnaissent si peu dans la pratique !

Pour être admis dans la galerie des étrangers, il faut un billet écrit à la main et signé par un des membres de la chambre. Muni de ce précieux autographe, le visiteur se rend vers trois heures au palais du parlement, où il traverse Westminster-Hall, la seule partie vraiment ancienne de l’édifice, fondée par Guillaume Rufus et hantée par tous les spectres de l’histoire d’Angleterre. Là Cromwell fut proclamé protecteur, là furent jugés et condamnés à mort Thomas Morus, Jane Grey, Essex, le favori d’Elisabeth, et Charles Ier. Ces souvenirs, la longueur de la salle, la nudité des voûtes, recouvertes d’un plafond en bois de châtaignier fermant une série de grands arceaux et de pendentifs, voilà tout ce qui frappe l’observateur jusqu’à ce qu’il arrive au pied d’un gigantesque escalier de pierre appuyé contre un mur plein dans lequel s’ouvre une vaste fenêtre en ogive et à vitraux coloriés. Il monte, et, tournant vers la gauche, il ne tarde point à se trouver dans Saint-Stephen’s-Hall, une galerie bordée de chaque côté par des statues en marbre blanc. A l’entrée de cette salle, un huissier de la chambre prend le billet sur lequel l’étranger a écrit son nom et le jette dans une urne de verre. Trois ou quatre cents personnes, qui ont passé par la même formalité, se promènent de long en large dans le vestibule et ont tout le temps d’examiner à loisir ces figures historiques, Hampden, Falkland, Walpole, Burke, Pitt et Fox, qui, placés l’un en face de l’autre, prolongent jusque dans la mort l’antagonisme du geste et de la pensée. On dirait des ombres qui se défient, non comme celles d’Ossian au combat de la lance, mais à la lutte éternelle des principes.

Pour s’expliquer la présence et le concours des curieux qui affluent alors dans Saint-Stephen’s-Hall, il faut savoir que tout membre de la chambre peut délivrer chaque jour un de ces billets d’entrée ; or, pour peu que les trois quarts d’entre eux usent de ce droit, le nombre des invités dépasse de beaucoup celui des places. A la porte de la chambre, ainsi qu’à l’entrée du paradis, il y a plus d’appelés que d’élus, et tout homme ayant obtenu la signature d’un des députés ne doit encore se considérer que comme un candidat dont les titres vont être soumis à la bonne ou mauvaise fortune d’une loterie. A peine en effet l’horloge de la salle a-t-elle marqué trois heures et demie, qu’un groupe épais se forme autour de l’huissier, qui tire de l’urne les billets l’un après l’autre, appelant à haute voix le nom du porteur. Après soixante-dix, il s’arrête. Ceux qui ont été favorisés par le sort sont immédiatement conduits dans l’enceinte de l’assemblée ; ceux au contraire dont les noms sont restés au fond de l’urne sont priés d’attendre une autre épreuve. Vers cinq heures a lieu un second tirage, et à mesure que sortent les billets, les expectans (car telle est désormais leur rôle) viennent se ranger par ordre de numéros sur les bancs qui garnissent les deux côtés de Saint-Stephen’s-Hall. Qu’attendent-ils donc ? Ils espèrent que quelques-uns de ceux qui ont été admis dans la chambre abandonneront leur place avant que la séance ne soit terminée. Un jour que j’étais tombé le septième parmi la seconde catégorie, j’interrogeai un policeman qui se trouvait dans la salle et lui demandai si j’avais quelques chances d’entrer ce soir-là dans l’assemblée. Il hocha la tête d’une manière qui voulait dire « aucune. » — « Et si j’étais le cinquième ? » repris-je, car un ami plus heureux au sort m’avait offert de me céder son tour. — « Pas davantage. Il se peut que les trois premiers soient successivement admis de minuit à deux heures du matin ; mais je ne donnerais point une épingle pour ce que les autres ont à attendre. » Cette réponse était décourageante, et pourtant il y avait après moi cinquante personnes qui passèrent là toute la nuit à guetter la sortie improbable de quelque spectateur fatigué. Une telle patience héroïque montre assez l’intérêt qui s’attache en Angleterre aux délibérations du parlement. Et que penser aussi de ces curieux qui, sans billet, sans aucun espoir d’assister à la séance, attendent, rangés dans Westminster-Hall, le passage des députés se rendant à la chambre ? De moment en moment, les noms de Bright, de Gladstone, de Stuart Mill, de Disraeli, de lord Stanley, circulent dans un murmure étouffé d’un bout à l’autre de l’immense salle, tandis que les regards cherchent à lire les événemens de la soirée sur le front de ces hommes d’état qui portent les destinées de la Grande-Bretagne.

Quand des spectateurs en chair et en os, assis sur les bancs d’une galerie découverte, ne sont toutefois considérés que comme des ombres par les législateurs anglais, à plus forte raison la chambre est-elle censée ignorer la présence des femmes qui assistent aux séances dans une loge grillée. Autrefois elles étaient tout à fait exclues de l’enceinte de l’assemblée, et pourtant la curiosité avait fait découvrir à ces filles d’Eve un poste secret d’observation. Dans l’ancien palais des communes se trouvait, au-dessus du plafond, une chambre dans laquelle s’ouvrait un ventilateur. C’est par ce trou que les dames venaient regarder ce qui se passait dans la salle. Certes l’endroit était fort peu agréable, la chaleur et l’odeur des lampes y viciaient l’atmosphère ; pourtant cette chambre était toujours pleine, et l’on cite les noms de plusieurs ladies qui suivirent de longs débats dans l’horrible cachette. Tant de courage méritait une récompense, et quand s’éleva le nouveau palais du parlement, l’architecte, d’accord avec les autorités de la chambre, fit construire une loge pour les femmes. Seulement, comme les traditions s’opposaient à ce qu’elles se montrassent dans le temple législatif, on convint de les masquer derrière un grillage. Les députés peuvent faire entrer dans cette loge les femmes de leurs amis ; mais de telles places sont si recherchées qu’il faut quelquefois attendre plus d’une quinzaine à partir du jour où le nom a été écrit sur le livre de l’huissier. Cette ladies’gallery s’élève derrière celle des reporters et règne sur toute la largeur de la salle ; elle est étroite, mais comfortable à l’intérieur, et à côté se trouve un buffet où retentit le bruit des tasses et des cuillers d’argent, car les belles recluses ont le droit de se faire servir du thé et d’autres rafraîchissemens durant la soirée ? Est-ce par manière d’épigramme qu’on a écrit en toutes lettres dans la loge des dames : « Silence is required, on est prié de garder le silence ? » J’ai entendu des Anglaises se récrier contre l’impertinence de cet avis. A peine entrevues du dehors, elles ressemblent à des oiseaux en cage (soit dit sans allusion aux belles plumes ou aux vives couleurs qui leur servent d’ornemens) ; mais du moins c’est une cage dorée.

Que découvre-t-on pourtant de ces diverses galeries ouvertes au public ? Un grand spectacle, — l’assemblée d’un peuple qui se gouverne lui-même. La chambre des communes diffère beaucoup de la chambre des lords pour le style des décorations intérieures ; ni or, ni peinture ; les murs et le plafond, doublés de chêne, n’étalent guère à la vue que le luxe sévère des boiseries. Assis de chaque côté sur quatre rangées de bancs à siège et à dossier doublés de cuir vert, les députés, dans une posture nonchalante, attendent l’ouverture de la séance. En été, le jour entre dans la salle par d’étroites fenêtres à vitraux coloriés qui se succèdent de chaque côté sur toute la longueur du mur entre le plafond en coquille et la galerie des députés ou des pairs[11]. Vers quatre heures, l’huissier portant la masse annonce le speaker. Tous les députés se lèvent et ne se rassoient que quand le président a pris place dans son fauteuil. La séance n’est-elle point ouverte par le fait ? Oui et non, car la curiosité des visiteurs admis dans les galeries peut encore être trompée. Tout membre de la chambre qui découvre moins de quarante députés dans la salle a le droit de demander qu’on les compte. Les étrangers doivent alors se retirer. En leur absence, on retourne le sablier qui figure sur la table des secrétaires, et pendant les deux minutes que met le sable à s’écouler plusieurs hommes d’état qui se trouvaient dans les chambres voisines ont le temps de gagner leur siège. Si toutefois, à la fin de cette épreuve, le speaker ne réussit point à compter au moins quarante membres dans l’assemblée, il déclare la séance ajournée au lendemain. Ce dernier cas, il faut le dire, est très rare, et en général la chambre s’occupe tout de suite de ses affaires.

Durant environ une ou deux heures se lisent une foule de pétitions et de projets de loi d’un intérêt secondaire. Vient alors la grande question du jour. C’est le moment où commencent les discours, car jusqu’ici les speeches échangés d’un banc à l’autre avaient plutôt le caractère d’une conversation entre gens du monde qui discutent des intérêts sérieux. En principe, la parole appartient, à celui qui se lève pour la prendre ; comme pourtant il arrive assez souvent que deux membres se dressent à la fois, le speaker choisit entre eux et désigne d’ordinaire le plus connu, l’orateur ayant la meilleure chance de se faire écouter favorablement par l’assemblée. Quand il s’agit de débats très importans, les partis peuvent bien organiser entre eux un programme des tours de parole qu’ils soumettent d’avance au président, et qui est alors suivi durant la soirée. Cependant la discussion flotte le plus souvent à l’aventure, en pleine liberté, allant d’un orateur à l’autre sans autre ordre que celui qui naît naturellement de l’antagonisme des hommes et des principes. Retiré dans sa loge de bois qu’abrite contre l’éclat de la lumière un écran de couleur verte, le speaker, dont la coiffure rappelle assez bien celle des sphinx égyptiens, assiste plutôt qu’il ne préside aux débats, gardant pendant tout le temps un impénétrable silence. Après quelques discours à effet qui ont vivement ouvert le feu, la lutte de la parole se refroidit, et les bancs se dégarnissent : c’est l’heure du dîner. La controverse se traîne alors lourdement dans une salle à peu près vide. Les voix qui parlent dans ce désert ne s’adressent guère qu’à la loge des journalistes, et les membres de la chambre pourront lire le lendemain dans leur gazette les discours qu’ils n’ont point entendus[12]. Vers neuf heures, les députés reviennent ; le conflit des opinions se ranime. Comme le jour commence à baisser, même au mois de juin, le plafond de la salle en verre dépoli s’éclaire tout à coup au moyen de lampes invisibles. L’apparition de cette mystérieuse lumière produit l’effet de la descente des langues de feu sur le front des apôtres. Les harangues volent inspirées de la bouche des orateurs, et l’atmosphère morale de la chambre va s’échauffant de plus en plus. C’est d’ordinaire assez avant dans la nuit, quand la secousse électrique commence à se communiquer sur tous les bancs, que l’orateur du cabinet et le chef de l’opposition descendent armés de pied en cap dans l’arène. De l’un à l’autre camp, les marques d’attention (hear ! hear !), les rires ironiques, les cris d’enthousiasme, s’entre-croisent avec une inexprimable énergie. A la suite de ces derniers discours, quand la grosse cloche de Westminster sonne deux heures du matin et que les autres horloges de la ville lui répondent de distance en distance comme des sentinelles perdues dans les ténèbres, a souvent lieu ce que les Anglais appellent une division[13].

C’est par une figure de rhétorique ou par une confusion de mœurs que nous parlons, en ce qui concerne les députés anglais, d’urne et de scrutin. Rien de pareil n’existe au-delà du détroit. Lorsque le moment est venu pour l’assemblée de décider la question à l’ordre du jour par une épreuve, le speaker se lève et prie les étrangers de se retirer : Strangers must withdraw. Cet avis ne s’adresse pourtant point aux curieux qui sont assis dans les galeries : ceux-là sont censés ne point exister. Les étrangers que le président a en vue sont des pairs, des hommes d’état, des ambassadeurs qui par une faveur spéciale se trouvent admis sous l’horloge, dans l’enceinte même de la chambre, quoique sur des sièges distincts et à une certaine distance des bancs parlementaires. Ces derniers sortent tandis que les autres visiteurs restent à leur place. Le sablier dont nous avons indiqué l’usage mesure alors deux solennelles minutes. Durant ce temps-là, des sonnettes répandues dans tout l’édifice et que met en mouvement un système d’électricité avertissent à la fois les députés qui peuvent se trouver dans la bibliothèque, dans la salle des rafraîchissemens ou dans toute autre chambre voisine. Dès que le sable a cessé de couler, les sergens d’armes ferment les portes, et tant pis pour les membres attardés, ils sont définitivement exclus du vote. Le speaker lit alors la question sur laquelle il s’agit de décider, puis il invite d’après le langage consacré « les oui (ayes) à se diriger vers la droite et les non (noes) vers la gauche. » Les députés, divisés en deux files, se rendent ainsi dans l’un ou l’autre" des deux corridors (lobbies) qui règnent de chaque côté de la salle des séances.

Que se passe-t-il alors dans chacun de ces lobbies, absolument semblables, garnis de fauteuils et chauffés pendant l’hiver par une grande, cheminée de marbre blanc ? A un endroit où le couloir forme un coude se trouvent un barrage en fer et un pupitre élevé sur une estrade, entre lesquels il ne saurait passer qu’une personne à la fois. Devant le pupitre se tiennent deux compteurs (tellers) désignés par le speaker et appartenant à l’un et à l’autre des deux partis qui sont en train de voter[14]. Au fur et à mesure que chaque député franchit la barrière, les tellers le comptent, et deux secrétaires (clercks), tenant en main la liste imprimée des membres de la chambre, marquent son nom par un trait. Ceux qui viennent de satisfaire au péage, car un tel mécanisme rappelle exactement ce qui a lieu tous les jours sur certains ponts de Londres ou à l’entrée des théâtres pour percevoir la recette, rentrent alors un à un dans la salle des séances, où ils attendent sur leurs bancs le résultat de l’épreuve. Lorsque tout le monde a passé par la voie étroite en y donnant son vote, les tellers font l’addition et s’avancent alors tous les quatre (deux pour la droite et deux pour la gauche) vers la grande table qui s’étend en face du speaker. Un des compteurs du parti victorieux proclame alors à haute voix le chiffre de la majorité. Ce système est assez compliqué, et pourtant les Anglais y tiennent ; il fonctionne avec précision et en beaucoup moins de temps qu’on ne pourrait le croire.

Il y a toujours des membres de la chambre qui manquent à cette épreuve ; mais il ne faudrait pas en conclure que leur absence soit dans tous les cas un déficit pour le parti auquel ils appartiennent. Nos voisins ont trouvé le moyen de prévenir les désappointemens ou les surprises qui peuvent résulter de l’éloignement de certains députés au moment du vote, et ils donnent à ce système le nom de pairing off (accouplemens). Cette expression ou, si l’on veut, cette métaphore semble être empruntée à la vie des oiseaux, avec cette différence qu’ils ne s’assortissent guère qu’au printemps et au grand jour, tandis que c’est toute l’année et durant la nuit que les membres du parlement anglais s’apparient entre eux. En quoi consiste pourtant cette alliance ? Deux membres d’opinion toute différente, car dans ces sortes de mariages ce sont les extrêmes qui s’assemblent, conviennent entre eux que ni l’un ni l’autre ne votera jusqu’à une certaine heure. C’est surtout dans une séance importante, — ce que nos voisins appellent une grande nuit, — lorsqu’une division peut avoir lieu à l’improviste, que les députés sortant de la salle pour vaquer à leurs affaires personnelles cherchent ainsi à neutraliser les effets de leur absence.

Le beau moment de la formation des couples (pairing-time) est l’heure du dîner. Ceux qu’on appelle les whips (piqueurs)[15], et qui sont eux-mêmes des membres de la chambre, se tiennent alors de chaque côté de la salle, dans les couloirs, et veillent à ce qu’aucun de leurs amis ne s’éloigne sans s’être auparavant accordé avec un adversaire. Le plus souvent même c’est au whip qu’on s’adresse pour ces genres de transactions. Les deux députés dont le piqueur écrit les noms et l’engagement sur son livre se saluent souvent sans se connaître et se retirent accouplés l’un à l’autre pour le temps convenu. Comme plus d’une centaine de membres quittent souvent la salle en moins d’une demi-heure, on jugera que la tâche du whip n’est point des plus légères au milieu du bruit et de la confusion qui règnent, dans les couloirs. De tels engagemens sont presque toujours observés avec l’exactitude d’une dette d’honneur : tenir sa parole, n’est-ce point dans ce cas être fidèle à la cause ? On raconte qu’une nuit la division avait été annoncée par la voix du speaker, et le dernier grain de sable venait de tomber dans la sphère de cristal quand un député, qui était apparié pour jusqu’à onze heures du soir, trouva moyen de se glisser dans la salle des séances au moment où le sergent d’armes fermait le verrou. Onze heures étaient bien le temps que marquait l’horloge, et même l’aiguille avait un peu dépassé ce chiffre, de sorte que le membre présent devait en conscience se regarder comme libéré de sa parole. L’autre accourait de son côté en toute hâte lorsqu’il trouva les portes closes. Le vote eut lieu, et le bill passa dans cette soirée à la majorité d’une seule voix.

La chambre des communes compte dans son sein plus d’un genre de célébrités. Les dernières élections ont introduit sur ses bancs des hommes nouveaux, MM. Stuart Mill, Hughes, Torrens et Fawcett, professeur d’économie politique à l’université de Cambridge. D’un autre côté siègent en assez grand nombre ce que l’on nomme par dérision « des sacs d’argent, » money bags ; mais dans cette enceinte la richesse et la naissance, à moins d’être rehaussés par les dons de l’éloquence et du maniement des affaires, ne donnent aucun titre à la considération personnelle. L’or est un pouvoir qui brille dans les élections et qui s’éclipse au seuil de l’assemblée. On n’y tient guère compte que des services rendus dans les discussions publiques ou dans les comités. M. Stuart Mill lui-même, avant d’avoir prononcé dans l’intérieur du parlement une série de discours généralement admirés, n’était encore considéré par plusieurs des membres que comme un book-worm (ver rongeur de livres). Les orateurs anglais ont un caractère d’éloquence qu’on peut rattacher sans nul effort à la nature des institutions qui les protègent ; chacun d’eux parle… quasi potestatem habens. Je ne doute point qu’on ne rencontre ailleurs le même degré de talent, où trouverait-on la même fierté de langage ? Que M. Bright se lève, et tout le monde sent bientôt frémir dans son improvisation l’âme d’un peuple libre. Avec quelle familiarité hautaine il aborde toutes les questions et les regarde bravement en face ! Quelle verve toute saxonne dans ses invectives et dans son ironie mordante ! Comme il s’élève par une gradation naturelle vers les hauteurs de l’émotion oratoire ! Puis tout à coup un jeu d’esprit, un bon mot lui passe par la tête, et il l’introduit sans scrupule dans son discours au milieu des rires convulsifs de l’assemblée. Ses idées ne sont pas toujours sympathiques à une grande fraction de la chambre ; mais il n’a point même l’air de s’en douter, tant il affiche d’assurance dans son œil clair, dans sa physionomie ouverte et hardie. Du reste nulle menace inutile dans le geste ni dans la voix ; on dirait tout au contraire la bonhomie du lion se reposant sur sa force. C’est bien l’Anglais pur sang qui sait qu’il a droit de tout dire et d’être écouté quand même. Entre l’éloquence de John Bright le quaker et celle de M. Gladstone, ce fleuve toujours plein et qui ne déborde jamais, quel contraste ! Ce dernier parle comme on écrit, ponctuant en quelque sorte chaque membre de phrase par le geste et l’accent de la voix. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus magistral, de plus net et de plus véhément que ses magnifiques appels à la raison et aux sentimens de justice. On dirait que c’est la vérité, non l’homme qui cherche à vous convaincre. Quand il se rassoit au milieu d’un auditoire bouleversé par l’enthousiasme, tous les regards se portent vers M. Disraeli. Vêtu à sa propre mode, d’une redingote noire, d’un gilet blanc et d’un pantalon jaune clair, la chevelure noire et artistement jetée sur un front intelligent, le chancelier de l’échiquier, tant qu’il siège sur son banc, imprime à ses traits naturellement mobiles un air de calme et d’attention impassible. Quel changement quand il prend la parole ! Pour peu qu’il ait été piqué au vif par l’aiguillon de ses adversaires, il ne tarde guère à s’animer : l’œil tout inondé des éclairs du sarcasme ou des rayons de la poésie, l’orateur rappelle bientôt à tous ceux qui ont bonne mémoire que les dons sacrés du talent littéraire lui ont ouvert la carrière des honneurs. Dans un pays où le gouvernement n’a d’autre force que celle que lui donne la chambre, M. Disraeli ne s’aveugle d’ailleurs nullement sur la fragilité du pouvoir qu’il tient en main. Un souffle l’a élevé aux affaires, un autre souffle peut le renverser ; mais il sait bien aussi que sous un régime parlementaire, où les hommes sont par eux-mêmes tout ce qu’ils sont, les renommées acquises planent au-dessus des caprices de la fortune politique.

Tout étranger admis aux séances de la chambre des communes voit et entend beaucoup de choses nouvelles pour lui ; qui s’arrêterait pourtant aux coutumes de l’assemblée et au bruit des discours ? Ici tout est sérieux et appelle la réflexion. On a beaucoup parlé des emprunts que nos anciennes chambres de 1815 et de 1830 avaient faits aux Anglais ; il est permis de croire qu’elles ne leur avaient pas encore assez dérobé le secret de la puissance législative. Sous des formes extrêmement simples, dans cette salle sans tribune au milieu de ces législateurs qui ressemblent avant tout à des hommes d’affaires, que d’utiles leçons à recueillir sur le véritable esprit du gouvernement représentatif !

Ce qui frappe tout d’abord est le caractère et l’attitude du pouvoir exécutif. Où sont les ministres de la couronne ? Assis et groupés sur un banc en face de la grande table des secrétaires, ils ne se distinguent en rien à première vue des autres membres du parlement au milieu desquels ils se trouvent plus ou moins confondus. Il y a des métiers qui sont passés de mode en Angleterre, et parmi eux celui de courtisan appartient surtout à l’histoire d’un autre âge. Aujourd’hui toute ambition un peu haute sait parfaitement que la faveur du souverain n’est plus la source des véritables dignités ; c’est à la chambre et par conséquent à la nation qu’il faut plaire, si l’on tient à exercer une influence sur la direction des affaires publiques. Quoique ministres de la reine en vertu d’une fiction légale, les membres du cabinet sont bien par le fait les ministres du parlement. Sortis des rangs de l’assemblée et délégués le plus souvent par les circonstances, ils ne s’appuient que sur une majorité flottante qui peut d’un jour à l’autre leur échapper. Sans cesse aux ordres de la chambre, le gouvernement est non-seulement condamné à toujours avoir raison, mais encore à faire partager aux autres sa manière de voir. Il n’existe qu’à ce prix, et du moment où la force de persuasion vient à lui manquer, il disparaît. Dans le langage de nos voisins, changer de ministres, c’est changer de gouvernement : le reste est toujours hors de cause et habite ces hauteurs idéales que les orages politiques ne sauraient atteindre.

Toutes les opinions sérieuses attendent d’ailleurs leur jour avec confiance. Sous ce régime viril de la liberté, les partis acquièrent bientôt un esprit de discipline qui assouplit la raideur des idées et calme l’impatience du succès. Toujours prêtes à recevoir du gouvernement ce que peut lui arracher la force des choses, les minorités se montrent après tout assez tolérantes sur la nature et l’étendue des concessions. Nos voisins ne dédaignent ni les petits gains dans le commerce, ni les minces conquêtes en politique : aussi sont-ils devenus riches et libres. Dans un pays où tout progrès de la démocratie est une victoire de la raison sur d’anciens privilèges, les minorités, quand le moment est venu, se grossissent tout à coup des énergies de la volonté nationale et de l’impérieux concours des événemens. Un fait, si je ne me trompe, a beaucoup nui en France aux essais de gouvernement constitutionnel, c’est que les ministres du roi sortaient presque toujours du même côté de la chambre et que certains noms, en s’approchant du pouvoir, répandaient dans le monde des affaires une vague inquiétude. Il en est tout autrement dans la Grande-Bretagne, où le gouvernement se déplace souvent deux ou trois fois durant la même session et où les hommes n’inspirent en réalité aucune terreur. Cette satisfaction donnée à toutes les idées qui ont des racines dans la chambre et dans le pays est à mon avis une des grandes causes de stabilité pour les institutions anglaises. L’épreuve du maniement des affaires enlève d’ailleurs aux partis l’un après l’autre beaucoup de leur prestige et les tient pour ainsi dire en équilibre. Un conservateur anglais qui connaît très bien son siècle et l’esprit de ses concitoyens me disait un jour : « Je ne voudrais point voir les radicaux trop longtemps dans les rangs de l’opposition ; ils y acquerraient une force qui leur manque encore. »

N’étant lié par aucune constitution écrite, le parlement britannique n’obéit qu’à d’anciens usages et à sa propre volonté[16]. En fait, ses attributions ne reconnaissent point délimites. On parle tous les jours de la constitution anglaise ; mais en quoi consiste-t-elle ? qui l’a jamais définie ? C’est le système général d’après lequel est conduit le gouvernement depuis la révolution de 1689 : il serait difficile d’en dire davantage. Si cette constitution n’est point gravée sur le marbre, elle se trouve en revanche burinée dans les mœurs, l’esprit et la conscience de tous ceux qui foulent le sol britannique. Peut-être nos voisins ont-ils agi sagement en s’abstenant avec soin de formuler les bases du pacte fondamental : les peuples, de même que les individus, ne tiennent pas toujours les engagemens qu’ils souscrivent, tandis que les uns et les autres sont bon gré mal gré fidèles à leur nature. Les partis politiques s’accusent souvent en Angleterre de vouloir altérer l’esprit de la constitution, sans qu’aucun d’eux puisse exactement citer le texte de l’article violé, et pourtant tout le monde s’entend. Dans ce mythe (car ce n’est guère autre chose), nos voisins idéalisent l’ensemble des institutions qui ont assuré la grandeur et les libertés du pays. La vérité est que la charte britannique a été plusieurs fois modifiée et qu’elle se transforme encore tous les jours. Je cherche un trait essentiel et qui suffira, je crois, à prouver ce que j’avance. Il y eut un temps où l’église d’Angleterre était regardée comme inséparable de l’état. Avant 1828, nul ne pouvait siéger ni dans le parlement ni dans les conseils municipaux sans participer aux sacremens selon les rites du culte établi. Rien de pareil n’existe plus aujourd’hui : l’église ni l’état n’y ont rien perdu ; mais il est évident que la constitution anglaise a subi par la rupture de cette alliance un changement profond. On pourrait citer mille autres exemples de ces remaniemens successifs. La constitution ressemble à beaucoup de villes d’Angleterre, dans lesquelles les anciens édifices religieux et féodaux tiennent encore une grande place, quoique à côté d’eux s’élèvent des constructions plus modernes, des usines, des chemins de fer, des écoles, des centres d’industrie et de travail intellectuel où l’avenir dispute le terrain au passé. Jusqu’où pourraient aller de tels renouvellemens ? Il n’y a d’autres limites que la volonté du parlement et le bon sens de la nation. Que demain la reine, la chambre des lords, la chambre des communes, consentent à changer la forme du gouvernement, et la monarchie anglaise peut faire place à une république. Je ne veux point dire qu’un tel événement soit probable : il suffira d’affirmer qu’il serait légal.

Quoique la chambre des communes ne soit point tout le parlement, c’est bien elle qui dirige les affaires de l’état. Douée d’un pouvoir d’initiative sans restriction, s’occupant de régler les intérêts du pays et ceux des individus, elle ne laisse guère au gouvernement que le choix des hommes et des moyens. Un ministre de la couronne, lord Stanley, lui rappelait dernièrement qu’elle tenait dans ses mains la paix et la guerre, puisqu’elle avait le droit d’accorder ou de refuser l’argent nécessaire pour payer les frais de toutes les entreprises belliqueuses. L’armée est censée appartenir à la reine ; mais la chambre intervient à chaque instant dans les moindres détails du service et de l’organisation militaire. Elle répond de l’honneur et de la prospérité du pays, tout en veillant au maintien et au développement des institutions libérales. Les docks ne se creusent et les chemins de fer ne s’ouvrent que par ses ordres. Quiconque se croit lésé dans ses droits en appelle à cette assemblée souveraine. De quoi ne s’occupe-t-elle point[17] ? Il est bien vrai que ses projets de loi doivent recevoir la sanction de la chambre des lords et l’approbation de la reine ; mais combien peu elle s’inquiète de ces retards ! Si la chambre des lords est un frein, c’est du moins un frein intelligent qui finit toujours par céder à la pression du temps et de l’opinion publique. Quant au souverain, le dernier acte de résistance à la volonté du parlement a été celui de la reine Anne refusant son adhésion au Scotch militia bill. Dans le cas d’une lutte entre le pouvoir législatif et la couronne, la chambre des communes aurait d’ailleurs un moyen bien simple d’en finir : elle ne voterait point les subsides. Grâce à l’autonomie des différens corps de l’état, au respect de l’armée pour le droit, à la confiance qu’inspire ici l’autorité morale, le parlement anglais n’a rien à redouter des surprises de la force. Selon nos voisins, la liberté n’est fondée chez un peuple que du jour où la puissance des garanties enlève aux ambitieux de tous les ordres non-seulement les armés, mais même la pensée d’agir contre la loi.

Un autre trait qui frappe à première vue dans la chambre des communes est l’attitude conciliante des partis, qui n’exclut d’ailleurs entre eux ni l’âpreté, ni même quelquefois la fureur des attaques oratoires. Il faut se souvenir qu’ici toutes les opinions ne sont séparées que par des nuances. Quels que soient les rapports du gouvernement et de l’opposition, rien dans les actes du passé ne réveille de ces souvenirs qui creusent des abîmes entre les consciences indignées. L’avènement d’un ministère tory peut bien mécontenter une grande partie de la chambre ; mais tout le monde sait en même temps que le nouveau cabinet ne menace aucune des libertés publiques. Pourquoi M. Disraeli, par exemple, en voudrait-il à la presse ? C’est à elle qu’il doit ses premiers succès. A-t-on plus de raisons de craindre pour le droit de réunion ? Tout jeune cet homme d’état a grandi dans les meetings et dans les luttes de la parole. M. Disraeli ministre ne sera d’ailleurs que ce qu’il était la veille, le chef d’un parti qui rencontre à chaque instant dans la force de ses adversaires le besoin de se plier aux circonstances. Et puis, quand on songe que dans ce pays longtemps gouverné par les anciens tories on trouve assises sur une base inébranlable toutes les véritables conquêtes de l’esprit moderne, telles que le domicile inviolable, la liberté individuelle protégée par l’habeas corpus, le droit de discussion exercé sans contrôle et sans limite, le ministère marchant sans cesse en présence de l’opinion, la justice plus puissante que la force et, grâce à une magistrature indépendante, courbant toutes les volontés sous la loi, qui s’effraierait en conscience du passage des nouveaux conservateurs aux affaires ? Considérant ce qu’ils ont fait eux-mêmes et ce qu’ils respectent dans ce qu’ont fait les autres, on serait bien plutôt porté à sourire de ce que les gouvernemens appellent ailleurs la liberté. D’un autre côté, les adversaires du cabinet remplissent un devoir constitutionnel, « ils favorisent la reine de leur opposition. » Si étrange que puisse sembler cette manière de dire, elle est d’accord avec les mœurs parlementaires de nos voisins. La monarchie n’a que faire dans la Grande-Bretagne de ces majorités acquises d’avance à la parole d’un ministère. N’ayant ni système à défendre, ni actes personnels à justifier, ni blâme à subir pour la conduite des affaires, elle a tout intérêt à ce que le pour et le contre soient dits sur chaque question. La chambre des communes est ainsi avec la chambre des lords la plus sérieuse garantie et le plus ferme boulevard qui s’élève en Angleterre contre les dangers du gouvernement personnel. Ne devant rien qu’à eux-mêmes et au pays, investis d’une autorité légale que nul ne peut accroître ni diminuer, les membres du parlement britannique peuvent aisément attaquer tous les abus sans ébranler aucune des colonnes de l’état.

Plus on admire le mécanisme des institutions anglaises, et plus on se demande si ceux qui ont voulu fonder chez nous le gouvernement représentatif ont eu assez de foi dans leur œuvre. Ne se sont-ils point laissé trop tôt intimider devant les dangers de la liberté ? Il est bien vrai que certains Anglais très libéraux dans leur pays ne le sont plus du tout quand il s’agit des affaires du continent. Eux seuls, à les entendre, seraient dignes du régime constitutionnel. Il y a plus d’un demi-siècle que Mme de Staël, avec l’autorité de son nom et de son talent, réfutait cet absurde sophisme, sous lequel se cachent d’ailleurs trop souvent de lâches transactions de conscience. Si le respect de la dignité humaine exige que les peuples se gouvernent eux-mêmes, il n’en est point un seul qui, arrivé à un certain état de civilisation et de bien-être, ne puisse trouver dans son histoire, dans ses lumières et dans ses mœurs les formes qui conviennent le mieux à l’exercice de ce droit imprescriptible. Je reconnais qu’un tel système politique exige plus d’un genre de dévouement, et que la liberté est le pain des forts. Pour le maintien des institutions anglaises, il faut une presse toujours éveillée, une opinion publique sachant résister à ses propres entraînemens, la fidélité des hommes à leurs principes et la robuste confiance dans ce que M. Gladstone appelle les forces silencieuses et inéluctables du temps. Bien plus commode est l’oreiller de l’obéissance passive à ceux qui cherchent le repos et l’oubli ; seulement les peuples qui n’abandonnent point à d’autres le droit de penser et d’agir trouvent la récompense de leurs sacrifices dans le développement du courage civil. C’est parce que nos voisins croient en eux-mêmes et en leurs institutions qu’ils résistent aux influences de la peur et à l’amollissement des consciences. La lutte perpétuelle des idées empêche les caractères de s’abaisser et de s’avilir dans la recherche exclusive du bien-être présent. N’est-ce point à la rude épreuve journalière des conflits de la parole, aux grandes leçons de ses libres orateurs, que l’Angleterre doit d’avoir traversé dans ces derniers temps une période inouïe de prospérité sans que le culte des intérêts matériels ait affaibli le respect des œuvres de l’esprit ni désarmé les aspirations de la masse vers l’idéal du progrès ? Avertis par mille voix, habitués à ne s’endormir ni dans la défaite ni dans la victoire, aguerris contre toutes les discussions, ce ne sont point les Anglais qui se laissent aisément surprendre par les événemens, car ils savent que les sociétés les mieux défendues sont celles qui se gardent elles-mêmes. Aussi vienne un de ces mouvemens de l’opinion qui éclatent de temps en temps chez les peuples libres (je parle naturellement de la réforme électorale), et la Grande-Bretagne saura bien réduire par un acte de prudence et de justice des difficultés qui auraient ailleurs ébranlé les bases mêmes de l’état. En France, on a vu des dynasties emportées dans l’exil par de moindres aventures.

Toute la vie politique ne se concentre point dans le parlement anglais ; il arrive même assez souvent que des courans sortis des couches profondes et obscures de la société rencontrent dans les deux chambres une résistance plus ou moins opiniâtre. C’est alors que la minorité fait appel aux réunions populaires. La voix de ses orateurs, grossie de toutes les rumeurs de la multitude et de toutes les tempêtes du forum, est ainsi bien plus à même de secouer l’indifférence ou de déconcerter la résolution de ceux qui s’opposent à un changement dans les lois du pays. Cette pression de l’opinion publique sur les délibérations de la chambre des communes n’est point un fait nouveau en Angleterre. Lors du bill pour l’émancipation des catholiques, lors du reform bill en 1832, lors du law corn repeal bill en 1846, c’est l’agitation de la rue, le ton menaçant des meetings, qui ont en grande partie déterminé la conduite des législateurs. Dernièrement encore, le parti conservateur avait en quelque sorte provoqué la levée de boucliers qui a si vivement ému la nation anglaise. « Si les ouvriers, disait-on, réclament vraiment la franchise électorale, qu’ils se montrent ! où sont-ils ? » Dans un pays où la volonté du peuple est bien la source de tous les pouvoirs de l’état, ce langage était après tout un hommage rendu à la légitimité des vœux appuyés par le grand nombre des citoyens. Toutes les conquêtes ne s’obtiennent chez nos voisins que par la lutte, et la liberté ne couronne comme ailleurs que ceux qui ont le courage de la mériter. Self help, « aide-toi, le ciel t’aidera, » tel est en politique comme en affaires la devise des Anglais. Qui ne serait d’ailleurs frappé de l’aisance avec laquelle s’est accomplie une grande mesure que M, Bright déclare lui-même être toute une révolution ? Le reform bill de 1832 avait déplacé la base du gouvernement anglais en transférant la force électorale de l’aristocratie à la classe moyenne ; celui de 1867 doit avec le temps accroître de beaucoup l’influence des classes ouvrières. Heureux le pays qui, grâce au jeu élastique des institutions, à la sagesse des conseillers de la couronne et à la fermeté des législateurs, peut faire des révolutions à aussi bon marché et sans verser une goutte de sang !


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Il existe, notamment à Cambridge, depuis plus de soixante ans, la célèbre Union debating Society, dont Macaulay, Bulwer, Thackeray, Tennyson et tant d’autres ont été membres durant leur vie d’étudiant. Cette société s’installait, il y a un ou deux ans, dans un nouvel édifice bien orné, bien meublé et pourvu d’une bibliothèque de huit mille volumes. L’Union représente à la fois un club soutenu par les souscriptions des étudians et un forum pour ceux qui veulent s’exercer au talent de la parole.
  2. Tout le monde sait qu’un sandwich est une fine tranche de viande placée entre deux tartines de pain beurré. Dans le cas dont il s’agit, l’homme représente la tranche de viande, et les deux planches entre lesquelles il se trouve resserré remplacent les tartines.
  3. Club des tories et l’un des grands centres d’où ils surveillent les opérations de la lutte. Une direction en sens inverse part du Reform club ; le quartier-général des libéraux.
  4. Ce mot qui s’écrivait autrefois hus-thing fut introduit en Angleterre par les hommes du nord dans le langage desquels hus signifiait maison (house) et thing une assemblée judiciaire ou délibérante.
  5. Cette bibliothèque (the house of commons’ library) se divise en quatre chambres paisibles et charmantes, qui, bien qu’elles communiquent de l’une à l’autre, peuvent s’isoler, quand on veut, au moyen de portières richement damassées. Le plafond en chêne est orné de panneaux et d’enluminures. Les armoires à rayons sur lesquels reposent les livres sont autant d’ouvrages de boiserie habilement fouillés par le ciseau, Au milieu de la chambre s’étend une table entourée de fauteuils à dossiers de cuir armorié et éclairée par deux candélabres à neuf becs de gaz. Le parlement alloue une somme annuelle de 800 liv. sterl. (20,000 fr.) pour l’entretien de la bibliothèque et l’achat des ouvrages nouveaux.
  6. Ce comité choisit une sorte de maître d’hôtel qui entreprend la spéculation à ses risques et périls, mais qui, n’ayant point de loyer, d’argenterie, de vaisselle, de gens ni de charbon à payer, peut naturellement servir les plats à meilleur marché qu’un restaurant ordinaire. La carte est soumise au comité, qui fixe lui-même le tarif. Les étrangers sont admis à partager au même prix le dîner des députés, quoique dans une autre salle.
  7. Ceux qui seraient curieux de connaître cette série de noms honorables peuvent consulter The life of the Speakers, by James Alexanderes Manning. Le présent speaker de la chambre des communes est M. John Evelyn Denison.
  8. Les membres du parlement chargés de porter à la reine l’adresse en réponse au discours de la couronne ont déjà obtenu de se présenter devant elle en habits de ville. Seulement ils ne peuvent apporter avec eux ni canne ni parapluie.
  9. Durant cet intervalle, le parlement était ouvert, comme on dit, par commission, et l’un des commissaires lisait le discours du trône, qui était alors une sorte de message.
  10. Cette immunité a d’ailleurs besoin d’être sanctionnée de semaine en semaine par un vote de la chambre, qui déclare chaque fois ajourner de vendredi à lundi.
  11. Cette galerie est en effet consacrée aux membres du parlement, qui peuvent ainsi suivre une partie des débats sans siéger sur leurs bancs.
  12. Un soir que j’assistais à la séance dans la loge du speaker et qu’un orateur diffus continuait son discours au milieu de la solitude, un de mes voisins se mit à réciter à demi-voix ces vers, dans lesquels le poète Tennyson fait parler un ruisseau :
    For men may come and men may go,
    But I go on for ever.
    « Les hommes peuvent venir et les hommes peuvent s’en aller, mais moi je coulerai toujours. »
  13. Lorsque les débats touchent au dénoûment, on entend retentir sur les bancs de la chambre les cris de vide, vide. C’est une abbréviation pour divide et une manière de demander la clôture, qui n’est du reste jamais prononcée dans les chambres de la Grande-Bretagne.
  14. Le plus souvent un des tellers est l’auteur même de la proposition qui divise l’assemblée, et l’on cite des cas assez curieux dans les annales parlementaires où ce compteur n’avait à compter que lui-même.
  15. Ce terme est sans aucun doute emprunté aux usages de la vénerie, et surtout de la chasse au renard, fox hunting. Les whippers in sont ceux qui excitent et disciplinent la meute des chiens courans. Les whips exercent au parlement des fonctions plus hautes, mais après tout de la même nature. Ils sont le fouet, l’aiguillon, qui stimulent l’ardeur des deux partis et qui règlent les manœuvres.
  16. Il est vrai que par ce mot de parlement il faut entendre non-seulement la chambre des communes, mais aussi la chambre des lords et la reine. On sait en effet que tout projet de loi doit recevoir la sanction de ces trois pouvoirs ; mais ce que plusieurs ignorent peut-être, c’est que l’assentiment de la couronne est encore censé être prononcé par le clerc en vieux français. Je dis censé, parce qu’aujourd’hui la reine approuve par commission ; mais si elle était présente en personne, le clerc assistant lui lirait le bill, et elle y donnerait son adhésion par un signe de tête, après quoi, s’il s’agissait, par exemple, d’un bill de subsides, le clerc dirait : « La reigne remercie ses bons sujets, accepte leur bénévolence, et ainsi le veult. » S’agirait-il de bills privés, il se contenterait de la formule suivante : « Soit fait comme il est désiré. » De même, lorsqu’un projet de loi est envoyé de la chambre des communes à la chambre des lords, le clerc écrit sur le dossier : « Soi balle aux seigners. »
  17. La masse des bills votés dans une session par le parlement anglais est vraiment prodigieuse, et pourtant combien d’entre eux restent à l’état d’embryon ! Le moyen de renvoyer un bill aux calendes grecques est de décider qu’il sera lu pour la seconde fois dans six mois, lorsqu’il est à peu près certain que la chambre ne siégera plus dans ce temps-là.