L’Angleterre et la vie anglaise/16
Dans les luttes du turf, les Anglais ont surtout en vue le développement du cheval ; dans la chasse au renard, ils se sont proposé de perfectionner la race canine[1]. Dans un ensemble de jeux et d’exercices non moins dignes d’attention, c’est principalement à l’éducation physique de l’homme qu’ils s’attachent. Ces exercices du corps ne sont pas seulement pour les Anglo-Saxons un divertissement, c’est une nécessité de la race et du climat. La statistique proclame que dans les villes et les campagnes de la Grande-Bretagne où les stimulans gymnastiques sont plus ou moins négligés, la population locale tend à décroître et à dégénérer, tandis qu’elle y’accroît et se développe au contraire dans tous les endroits où les amusemens virils sont en honneur. Cette vue se trouve pleinement confirmée par l’histoire : n’est-ce point à ce besoin d’action qu’il faut attribuer les confréries d’archers et tous les jeux de force ou d’adresse qui florissent depuis les temps les plus anciens sur le sol de l’Angleterre, comme si les habitans avaient voulu défier par l’énergie morale et par l’usage violent des membres les influences délétères d’un ciel humide ?
Le système d’éducation s’est entièrement calqué sur ces conditions de la race et du pays. À Eton, à Westminster, à Harrow, à Rugby, à Winchester, et dans toutes les grandes écoles anglaises, on s’est surtout appliqué à mettre les fonctions de l’âme en harmonie avec les fonctions du corps. Nos voisins témoignent une estime médiocre pour ces embryons de la science ou de la philosophie chez lesquels le développement précoce du cerveau a fait en quelque sorte avorter le reste de l’organisation. Ce qu’ils aiment dans la jeunesse, c’est un juste équilibre entre les exercices de l’esprit et les exercices physiques, peut-être même inclineraient-ils en faveur des adolescens qui témoignent une sorte de ferveur pour ce qu’on ose appeler la religion musculaire (muscular religion). — N’est-ce point, ajoutent-ils, faire injure au Créateur que d’apprécier et de cultiver seulement une moitié de notre nature ?
Une nouvelle méthode s’est même introduite depuis quelque temps dans certaines écoles publiques où se rendent les fils de la classe moyenne et de la classe ouvrière. Les élèves ne consacrent à l’étude qu’une moitié de la journée, tandis que l’autre moitié est entièrement employée en jeux et en exercices gymnastiques. Si j’en crois les très curieux rapports rédigés par les partisans de ce système[2], les écoliers qui ne passent que quelques heures dans les classes avancent plus vite et ont l’esprit plus alerte que ceux qui pâlissent toute la journée sur les livres. Ils prennent en outre des aptitudes physiques dont les Anglais, avant tout sévères économistes, ont cherché à préciser les avantages. Ils ont calculé que les forces produites par ce système de diversion équivalait pour le travail à un accroissement d’un cinquième de la population britannique. Quintupler la valeur des bras sans augmenter le nombre des bouches, quel profit net ! On a reconnu en outre, dans les boutiques et les magasins, qu’un employé à qui on laissait certaines heures de loisir pour se livrer aux récréations et aux exercices du corps montrait ensuite plus d’énergie morale et faisait deux fois dans le même temps l’ouvrage d’un autre. Est-ce tout ? Non, les Anglais attribuent les succès de leurs hommes d’état, de leurs généraux, de leurs voyageurs, à l’habitude qu’ils ont prise de très bonne heure dans les universités de raidir leur volonté en même temps que leurs muscles au milieu des exercices athlétiques. L’idéal de l’éducation britannique est donc de développer une âme forte dans un corps robuste.
Qu’on ne s’attende pourtant pas à rencontrer chez nos voisins les principes d’une science qui a été répandue chez nous dans ces dernières années par le colonel Amoros. Les Anglais ont une gymnastique à eux, consacrée de temps immémorial par leurs mœurs, par leurs coutumes, et peut-être par les lois de leur climat. De tous leurs jeux, le plus national est le noble jeu du cricket, c’est celui auquel je m’attacherai ; de tous leurs exercices athlétiques, les plus populaires sont la course et le pugilat, nous les verrons pratiqués par une classe d’hommes dont la vie est au moins fort excentrique. On a composé de gros livres très savans sur les jeux des Grecs et des Romains, un intérêt semblable et encore plus vif ne s’attache-t-il point aux divertissemens des peuples modernes, surtout quand ces divertissemens reflètent comme en Angleterre les principaux traits du caractère national ?
Peu de temps après mon arrivée en Angleterre, il y a environ sept ans, je m’étais rendu dans le sud du Kent pour étudier la conformation des côtes. De Sandwich, vieille ville dans laquelle on entre par une vieille poterne, je me dirigeai à pied le long des dunes. Il est difficile d’imaginer une promenade plus monotone, surtout par un jour de pluie, et quand ne pleut-il pas dans ces parages ? Aussi loin que pouvait s’étendre la vue, je n’avais devant moi et autour de moi que des sables. Çà et là ces sables s’amoncelaient en collines basses, nues, friables, qui s’élevaient du moins assez haut pour cacher tout autre spectacle que celui du ciel brumeux et des crêtes stériles étagées les unes au-dessus des autres avec un admirable désordre. Je crus pour un instant me retrouver en Hollande. Peu à peu néanmoins ce rideau de sable se déchira, et la mer m’apparut aussi constellée de vaisseaux, selon l’expression de Wordsworth, que le ciel se montre saupoudré d’étoiles pendant la nuit. Quelques-uns de ces vaisseaux dormaient attachés à leur ancre, tandis que d’autres s’agitaient comme au hasard dans mille directions ; eux seuls savaient bien où ils allaient. À environ un mille avant d’arriver à Deal, je trouvai sur mon chemin une ancienne et vénérable forteresse bâtie par Henri VIII « dans un temps (disent les annales de son règne) où divers princes et potentats de la chrétienté avaient formé le projet d’envahir l’Angleterre. » Sandown Castle (c’est le nom de ce château fort) détachait dans la brume une grosse tour centrale autour de laquelle se développaient quatre bastions. Du côté de la mer, cette masse circulaire de noires et épaisses murailles se trouve défendue par une batterie avancée. On peut même juger, à la disposition du terrain, que le château des dunes de sable était autrefois protégé contre la mer par un fossé. Ce fossé a disparu, et la mer baigne aujourd’hui les pierres usées de la partie du castle qui regarde les rives de France. Un tel état d’abandon et de décrépitude me donna une pauvre idée de la valeur que les ingénieurs militaires attachent désormais aux anciens travaux de défense nationale. Cette vue ne faisait d’ailleurs qu’ajouter au caractère de désolation que présentaient les côtes. Enfin j’arrivai à Deal vers le soir. À ma grande surprise, je trouvai l’intérieur de la ville assez animé ; je dis à ma grande surprise, car la plupart des anciennes villes anglaises qui bordent les côtes de la Manche, habitées par une population de pêcheurs ou de hardis pilotes, dorment toute l’année à l’ombre des filets dans une paix qui n’est troublée que par les rafales et les orages de l’Océan. Le lendemain matin, ce fut bien autre chose : à peine éveillé, je courus à ma fenêtre, et de l’hôtel où j’étais descendu j’aperçus une bande de musiciens qui se dirigeaient vers le port, suivis par un groupe d’enfans et de curieux. Il y avait dans l’air comme un bourdonnement de joie. Le port offrait lui-même un spectacle inattendu : des bateaux décorés de bannières et d’enseignes portaient des hommes en train de charger des tentes, des corbeilles remplies de provisions de bouche et tous les apprêts d’une fête. Je voulus connaître la cause d’un tel mouvement, et le garçon de l’hôtel m’apprit qu’on allait jouer ce jour-là une partie de cricket (cricket match). « Mais où ? lui demandai-je. — Sur les fameux sables de Goodwin, » répondit-il avec une certaine emphase.
En marchant la veille sur le bord de la mer, j’avais aperçu à la hauteur des vagues, et à une distance inégale de la côte, des langues de terre ou plutôt de gravier qui s’étendaient en lignes jaunes ou grisâtres dans la direction du détroit. Ces bancs de sable varient considérablement en longueur et en largeur ; à chaque mouvement du flux, ils se trouvent plus ou moins couverts par les hautes marées. À terre et de la situation où je me trouvais, les bandes aplaties auxquelles on a donné le nom de sables de Goodwin (Goodwin Sands) étaient quelquefois brusquement dérobées à ma vue par le rideau des vagues soulevées avec violence. L’origine de ces sables qui gênent fort la navigation, et contre lesquels plus d’un vaisseau est venu échouer par les gros temps, a été l’objet de plus d’un commentaire. La tradition veut que ce soient les restes d’une ancienne île appelée Lomea, qui appartenait à Goodwin, comte de Kent, et qui fut détruite par la mer en 1097, Cette légende historique avait été fort attaquée par les savans, lorsque dans ces dernières années un grand géologue anglais, sir Charles Lyell, lui a redonné quelque valeur. D’autres, il est vrai, expliquent au contraire la formation de ces bancs par de lentes et successives accumulations de sable dans des eau peu profondes. Quoi qu’il en soit de la cause qui a donné naissance aux Goodwin Sands c’est là, — en quelque sorte au milieu de la mer, — que devait s’engager entre les joueurs du Kent une partie de cricket.
Pourquoi ce jour plutôt qu’un autre ? C’était le jour de l’année où, la différence des hautes et des basses marées se faisant le plus sentir, une plus grande partie des bancs de sable devait se trouver découverte durant quelques heures. Ai-je besoin de dire que la nouveauté du spectacle m’attira, comme tant d’autres, dans les petits bateaux qui devaient transporter la foule des curieux à travers une sorte de détroit en miniature appelé le Swatch ? Il était à peu près onze heures quand nous touchâmes les sables de Goodwin, encore humides d’eau salée. On se hâta de planter les tentes et les baraques, d’arborer les bannières et d’enfoncer en terre les wickets (barres)[3]. Les joueurs divisés en deux camps, onze contre onze, vêtus de pantalons blancs et de chemises en flanelle de différentes couleurs, se placèrent, chacun selon son rôle, dans une arène à laquelle on donne le nom de cricket field. L’un avait pour fonction de servir la balle, c’était le bowler ; un autre, armé de la crosse de bois appelée bat, était chargé de la repousser, d’autres encore, qui occupaient divers postes, essayaient de l’attraper ou de la détourner du but, qui était évidemment l’une des wickets. Au reste, mon attention était moins absorbée dans ce moment-là par le jeu que par la singularité de la scène. Joueurs et spectateurs mettaient une sorte d’orgueil à fouler du pied la bordure des sables, recouverte presque toute l’année par les vagues. Cette partie de cricket était naturellement un défi jeté à l’Océan.
Cependant la joie était au comble dans ces lieux témoins de tant de naufrages. La bière et les liqueurs coulaient à flots dans les tentes et les baraques. La toilette des femmes était élégante, et quelques-unes de ces naïades, auxquelles manquait pourtant un costume mythologique, n’auraient point été déplacées, pour leur fraîclieur et leur beauté, à la cour de Neptune. Je ne sais si j’étais alors préoccupé autrement de couleur locale, mais je trouvai aux wickets la forme d’un trident et aux bats dont se servaient les joueurs pour arrêter la balle celle d’un court aviron. Tout à coup la fête se trouva interrompue par un signal des matelots : il fallait partir, car la mer allait reprendre son empire, et nous étions, dans cet endroit-là, ce que les Anglais appellent des intruders (usurpateurs.) « Faites vite, nous criaient les bateliers, les marées n’attendent point. » En un instant, on plia les tentes, on enleva les baraques, on déplanta les barres, et nous courûmes vers les bateaux. Il ne restait plus dans cet îlot de sable que les traces d’une réjouissance champêtre dont la mer allait laver le théâtre.
Nous commencions à peine à nous éloigner, quand nous vîmes distinctement, le long du terrain occupé naguère par la foule, une ligne de brisans dont le bouillonnement blanchâtre et furieux annonçait déjà le retour du flux. Encore une heure peut-être, et ces bandes solides qui rayaient le dos mobile de l’Océan allaient être effacées l’une après l’autre par la marée. On me raconta, en revenant sur le bateau, l’histoire d’un officier anglais qui, un jour de cricket, s’était endormi sur le sable à la suite de copieuses libations, et qui avait été oublié au moment du départ. Il fut sauvé comme par miracle par un vaisseau démâté qui, au tomber de la nuit, vint échouer contre le banc de sable déjà envahi par les flots ; la faible lumière qui brillait au flanc de ce vaisseau perdu éveilla par bonheur l’attention des pilotes de Deal.
Il s’en faut pourtant de beaucoup que les criketers (joueurs de cricket) choisissent pour théâtre de leurs exploits des endroits excentriques comme les Goodwin Sands ; la plupart des défis ont lieu non sur les sables mouvans, mais sur la terre bien ferme, dans une plaine nivelée comme il s’en trouve tant en Angleterre, et revêtue d’une herbe courte qui reluit au soleil. Que de fois, en voyageant à pied, le bruit sec de la balle heurtée par la crosse de bois m’annonça vers le soir, au milieu des champs, que j’approchais d’un village ! Bientôt je découvrais sur une bruyère ou dans une prairie un groupe d’enfans joyeux qui, délivrés de l’école, s’exerçaient à défendre leurs wickets avec le courage et l’ardeur d’un soldat sur la brèche. Cependant qu’on ne se hâte pas de croire que le cricket soit, comme chez nous la balle, un jeu d’enfans ou d’écoliers ; c’est au contraire le divertissement des hommes mûrs. Les ouvriers, dans l’après-midi du samedi, secouent les ennuis et les fatigues de la semaine en luttant d’adresse les uns contre les autres : se reposer pour eux, c’est changer d’occupations, et le champ de cricket, égayé par ce que les érudits d’Oxford appellent pratorum viva voluptas, est certainement une source de récréations plus saines et plus honnêtes que le cabaret. Toutes les professions, toutes les classes de la société, tous les âges fournissent des champions à ce jeu national par excellence. L’été il n’est guère autour de Londres de tapis de gazon qui ne soit occupé par un cercle de joueurs autour duquel s’arrondit un cercle de curieux, et par des tentes où une partie de cricketers se réfugie aux heures du soleil pour prendre le frais. Il y a pourtant des centres qui attirent surtout l’élite des amateurs. Les deux plus fameux à Londres sont Lord’s Cricket ground (terrain du lord pour le jeu de cricket), dans Saint-John’s Wood, et le Kennington Oval, où se réunit le Surrey Club.
Lord’s Cricket ground fut ouvert en 1815, au moment où, la paix étant signée entre les grandes nations de l’Europe, les balles, disent les cricketers, allaient prendre une direction plus intelligente et plus inoffensive que celle des champs de bataille. L’entrée n’a rien de monumental : c’est une sorte de porte cochère qui tient à un public house et qui conduit à travers une remise pour les voitures vers un immense tapis vert bordé d’un cercle de sable. L’herbe, drue, fine et courte, est entretenue avec un soin extrême et passée au rouleau de manière à effacer les moindres inégalités du terrain. À la gauche de cette vaste nappe de gazon s’élève un pavillon détaché qui sert à la fois de lieu de réunion pour les membres du club de Marylebone et de grand stand pour assister dans des stalles aux parties de cricket. Les autres spectateurs, admis moyennant une légère contribution, se répandent autour de la pelouse, que dominent dans le lointain d’opulentes maisons séparées par des jardins. Les acteurs, les cricketers, occupent naturellement le centre du terrain, et c’est sur eux que se porte toute l’attention de la foule. Si simple qu’il soit, le Lord’s Cricket ground a vu se réunir dans son enceinte les membres de l’aristocratie anglaise, des évêques, des généraux ; il a été le théâtre de luttes et d’exploits célébrés par tous les journaux du temps, et dont le souvenir se conserve encore dans la mémoire des connaisseurs. Un livre et un crayon à la main, les amateurs pariaient alors, avec autant de science et d’effronterie que les bettors de chevaux dans le cercle d’Epsom. Ces paris sur les cricketers ont même donné lieu dans le temps à des artifices et à des ruses de guerre tout à fait condamnables. Un de ces stratagèmes consistait à détourner l’un des meilleurs joueurs de son poste en lui annonçant, sans le moindre fondement, que sa femme venait de mourir. L’un d’eux, troublé dans ses fonctions de batsman (l’homme qui repousse la balle) par une nouvelle aussi imprévue, s’écria : « C’est bien malheureux pour moi, et je la regrette de tout mon cœur ; mais, au nom du ciel, n’aurait-elle pu attendre que la partie fût terminée ? » Durant les beaux jours d’été, on rencontre le plus souvent à Lord’s Cricket une société choisie à laquelle se mêlent volontiers les femmes du monde. Ces dernières portent quelquefois sur les incidens de la lutte des jugemens fort habiles ; mais on les accuse pourtant de prêter en général plus d’attention à la grâce et à l’élégance des mouvemens qu’à la science réelle des joueurs. Le terrain est loué pour une après-midi aux différentes bandes de cricketers moyennant la somme d’une guinée, qui, divisée entre vingt-deux personnes, ne constitue pas, comme on voit, une bien lourde dépense. Il est vrai que la plupart des parties de cricket sont suivies d’un banquet destiné à fêter les vainqueurs et à consoler les vaincus.
L’origine d’un jeu si national a beaucoup occupé les érudits d’Oxford et de Cambridge, — deux universités qui se piquent de tenir un rang honorable sur le champ du cricket. Il résulte de recherches fort laborieuses que ce jeu est ancien, et remonte pour le moins au XIIIe siècle : seulement il ne portait point alors le même nom. Celui sous lequel il est maintenant connu vient du mot saxon criag ou cricce, qui veut dire un bâton recourbé par le bout ; or telle était sans doute la forme primitive de la crosse (bat) dont on se servait autrefois pour chasser la balle. Il paraît d’ailleurs que ce jeu se traîna longtemps dans les régions obscures de la société. On ne le considérait point comme un amusement digne d’un gentleman. et c’est probablement à cette dernière circonstance qu’il faut attribuer le silence gardé à ce sujet par l’ancienne littérature anglaise. Vers le dernier siècle, des hommes honorables se chargèrent de le tirer de la mauvaise compagnie et de l’anoblir en lui donnant une forme plus scientifique. Les comtés du sud et du sud-ouest de l’Angleterre réclament à l’envi l’honneur de cette seconde création. Si j’en crois pourtant de bonnes autorités, le berceau du jeu de cricket, tel qu’il se pratique maintenant, aurait été la petite ville de Farnham, dans le Surrey. On a fait observer avec esprit que le cricket, étant un divertissement tout anglo-saxon, se montrait en quelque sorte inséparable de la bière. Né au milieu des jardins de houblon qui florissent à Farnham, il s’est bientôt répandu dans le Kent et dans quelques autres comtés, mais en suivant toujours la ligne de cette culture, et en rattachant ses progrès à la vigne anglaise. Une autre remarque plus certaine est que les jeux populaires se trouvent soumis à la configuration géologique des contrées. Le cricket s’est établi tout d’abord et avec une grande facilité dans les pays de plaines, tandis qu’il rencontra une résistance qui dure encore dans les pays de montagnes. Le Kent et le Surrey se montrèrent, dès le dernier siècle, à la tête de toute l’Angleterre, et les deux armées de cricketers se livrèrent à plusieurs reprises de fameuses batailles dont les circonstances ont été notées par les écrivains du temps. Ce jeu a en ses héros, ses réformateurs, ses martyrs. Le prince Frédéric de Galles, père de George III, mourut, dit-on, des suites d’un coup de balle qu’il avait reçu dans le côté gauche en jouant au cricket, et il n’y a pas encore si longtemps que les vétérans de l’ancienne école montraient avec orgueil à la génération nouvelle ce qu’ils appelaient leurs honneurs, — des doigts rompus et des jambes cassées. Ces honneurs-là du moins (et ils s’en réjouissaient) devaient les suivre jusqu’au tombeau[4]. Les patrons non plus n’ont point manqué à un divertissement qui flatte si bien l’amour-propre des Anglais : plus d’une fois la main de la royauté ne dédaigna point d’échanger le sceptre pour la bat. George IV était un grand amateur de ce jeu, et fonda lui-même à Brighton le Prince’s Cricket ground. L’aristocratie regardait également comme un devoir d’encourager les cricketers : à Farnham, lord George Kerr faisait distribuer du pain, du fromage et de la bière à tous ceux qui, les soirs d’été, voulaient venir s’exercer sur ses terres. Les annales du cricket se rattachent en outre à celles de la littérature : Byron avait un faible pour ce jeu, qu’il appelle dans ses vers manly toil, un exercice viril. Dans une de ses lettres, il nous apprend qu’il était un des onze de Harrow qui, en 1805, défièrent sur le champ de cricket onze élèves d’Eton.
Une invention nouvelle a beaucoup contribué, dans ces dernières années, au développement du jeu de cricket dans toute la Grande-Bretagne : je veux parler des chemins de fer ; mais peut-être cette locomotion à la vapeur a-t-elle enlevé quelque chose au pittoresque de l’institution en affaiblissant dans les villes et les campagnes l’esprit de localité. C’était un intéressant spectacle, à coup sûr, que celui de deux paroisses rivales s’avançant l’une contre l’autre, enseignes déployées. Si ces défis s’échangent encore, ils ont beaucoup perdu de leur ancienne pompe. Aujourd’hui les amateurs se groupent par clubs. Cette organisation avait déjà commencé au dernier siècle, où le fameux club des hambledonians contribua puissamment à répandre de l’éclat sur un exercice populaire. Les associations de crickcters abondent maintenant dans le royaume-uni. Quelques-unes d’entre elles portent même des noms assez excentriques, tels que les all England eleven, qui se composent de onze joueurs choisis dans toute l’Angleterre, les Arlequins[5], les Orientaux, les Vagabonds et les John Zingari. Ces derniers, placés sous l’invocation d’un saint dont on chercherait vainement le nom dans le calendrier romain (John Zingari), n’appartiennent point, comme on pourrait le croire, à la tribu des bohémiens pur sang ; ce sont au contraire des gentlemen, des hommes de fortune et de naissance, mais qui semblent avoir incarné en eux l’humeur errante des gypsies. Ils se distinguent en effet des autres joueurs par l’ubiquité. En quelque lieu qu’ils se présentent, — et où ne vont-ils pas ? — ils sont reçus avec honneur dans les manoirs et les châteaux. En 1861, on les a vus jouer une partie de cricket avec des membres de la chambre des lords et de la chambre des communes. À Dublin, où ils s’arrêtèrent une quinzaine de jours pour planter leur tente, ils furent les hôtes du duc de Carlisle, et leur présence donna lieu dans la ville à une sorte de fête appelée depuis quelques années cricket carnival. Je n’en finirais pas, si je nommais tous les autres clubs. Cette tendance des Anglais à se grouper par l’attrait de certains plaisirs mérite pourtant d’arrêter notre attention. En France, les hommes se réunissent volontiers pour se réunir ; l’Anglais est peut-être moins sociable : il lui faut un but, une communauté de goûts, un lien particulier qui le rapproche de ses semblables. Ceci n’explique-t-il point comment une nation fondée en grande partie sur le principe du moi se soutient si ferme, si compacte, si unie, sans que l’individu sacrifie jamais aucune de ses libertés ? L’association volontaire par groupes et par séries est le grand contre-poids de la personnalité britannique. C’est sans doute à ce point de vue que les apologistes du cricket l’ont appelé un jeu social. Il est certain que les cricketers ne se considèrent plus comme des citoyens perdus dans la foule, mais comme les membres d’une grande famille.
Faut-il pourtant l’avouer ? ce jeu, qui exerce une sorte de fascination sur l’esprit de nos voisins, me parut froid et monotone la première fois que j’assistai à une partie de cricket. J’en faisais un jour l’observation à un gentleman d’un esprit distingué, au colonel Addison, qui me répondit : « Pour comprendre ce qu’il y a dans le jeu de cricket, il faut être Anglais. » Il me restait donc à chercher ce qu’il y a dans ce divertissement qui réponde si fort au caractère national. Je crus enfin l’avoir trouvé : c’est qu’outre le cou ; d’œil, le calcul, l’agilité, le courage, ce jeu exige un grand empire sur soi-même (self control). Il exerce le caractère et la force d’âme, ces vertus toutes britanniques, car la première qualité d’un bon joueur est de ne se laisser troubler ni par les difficultés ni par le succès[6]. Au reste, les Anglais ne tarissent plus quand ils parlent des vertus du cricket. Parmi ces éloges, il en est quelques-uns de mérités, et auxquels je dois souscrire. Il est certain que cet exercice développe merveilleusement les muscles, et qu’il contribue ainsi à la force et à la santé de la race. Un autre avantage qui ne me touche pas moins est qu’il sert de lien entre les différentes classes de la société britannique. Dans les villages, il n’est pas rare de trouver réunis sur le même champ de cricket le pair d’Angleterre et le paysan, le vicaire et le publicain, l’homme de loi et le barbier, qui jouent, causent et plaisantent ensemble avec une sorte de familiarité. Ici chacun occupe le rang que lui assigne le mérite, et comme le jeu de cricket se prête à une grande diversité de talens physiques, il y a place pour tout le monde. Tous les joueurs sont si bien égaux devant la bat, que dans les campagnes et les villes on choisit pour représenter le comté non les mieux placés dans le monde, mais les plus habiles, et un tel honneur est pourtant le faîte auquel aspire l’ambition d’un cricketer. Cette fois du moins, — et les cas sont rares en Angleterre, — se trouve pratiquée à la lettre la sentence de Burns : « Le rang n’est que le balancier qui frappe la guinée ; l’homme n’en reste pas moins l’or après tout. »
Veut-on savoir maintenant quels sont les grands partisans de ce jeu dans les villages ? Ce sont principalement les clergymen qui prétendent avoir découvert dans le cricket un moyen de moralité. À les entendre, cet exercice mâle et austère détourne de l’intempérance. Il en est en réalité d’un tel divertissement comme des anciens jeux si honorés par les Grecs : il réclame avant tout la modération et la sobriété[7]. Peut-être cette prédilection des ministres de l’église anglicane pour le jeu de cricket tient-elle aussi à l’éducation qu’ils ont reçue dans leur jeunesse. Dans les universités d’Oxford et de Cambridge, il n’est pas rare de trouver des savans et même de graves docteurs en théologie qui sont en même temps de redoutables adversaires sur le terrain de la balle. Ce jeu est d’ailleurs à peu près le seul auquel puisse se mêler un ecclésiastique anglais sans déroger à son caractère. Quand les philosophes du cricket (c’est le nom qu’ils se donnent) parlent d’humaniser et d’harmoniser la population au moyen de la bat, ils me rappellent involontairement le maître de danse et le maître de musique du Bourgeois gentilhomme. Il est si aisé de trouver toute sorte de qualités morales à ce que l’on aime ! Je n’en admets pas moins volontiers que ce jeu peut exercer une heureuse influence sur certains hommes en les détournant de mauvaises habitudes. Comme moyen de diversion, il a été surtout appliqué avec succès dans les maisons d’aliénés.
Les cricketers peuvent se diviser en deux classes, les amateurs et les professionnels. Ces derniers sont naturellement les plus habiles, car ce jeu, — je devrais dire cette science, — réclame une étude et un travail de toutes les heures. Aussi, dans la plupart des parties solennelles qui se jouent sur un grand théâtre, les gentlemen ont-ils soin de s’adjoindre un certain nombre d’auxiliaires choisis parmi les professional players qui font du cricket un état. Ces derniers, quand ils atteignent un certain degré de célébrité, ne manquent jamais d’engagemens, et sont même fort recherchés par les clubs ou les collèges. Le plus habile était, il y a quelques années, le fameux Lillywhite[8], à lui on avait donné le surnom de Sans-pareil. L’une des grandes écoles du royaume, l’école de Rugby, avait été battue depuis quelque temps à tous les défis de cricket, quand on envoya ce professeur y donner des leçons. À son arrivée, il distribua les collégiens dans la plaine, choisit les plus habiles et se mit avec eux vaillamment à l’œuvre. D’abord ils trouvaient la besogne un peu rude ; mais Lillywhite se montra inflexible et résolut de les former à tout prix. La conséquence fut que la première fois qu’ils rencontrèrent leurs anciens vainqueurs, ils prirent une éclatante revanche. Cet exemple a enflammé le zèle des autres académies, et il n’y a plus guère aujourd’hui d’école de premier ordre qui n’ait son professeur de cricket. Tel est en effet un des avantages de la vie universitaire dans toute la Grande-Bretagne, que les jeunes gens n’exercent pas seulement leur intelligence, mais qu’ils acquièrent aussi une supériorité réelle dans tous les exercices virils. Les nominations des professeurs de cricket ont lieu chaque année au printemps et sont annoncées dans les journaux de sport, comme les engagemens des acteurs et des actrices dans les journaux de théâtre ; je dis au printemps, parce que le jeu de cricket réclame un terrain sec, et se trouve par conséquent interrompu durant tout l’hiver. La saison s’étend depuis l’apparition de la mouche de mai jusqu’à la chasse du faisan. Les profesional players ne sont pas seulement bien rétribués, leurs exploits se trouvent enregistrés dans les colonnes du Times et de tous les journaux britanniques. Les divers comtés de l’Angleterre se disputent l’honneur de leur avoir donné naissance. Ce sont des héros, des artistes, des célébrités. On leur donne les surnoms de terrifique, de lion du Kent, d’invincible. L’enthousiasme des Anglais pour les gloires du cricket s’explique, selon eux, par la nature du jeu, qui réclame, en même temps que l’adresse et la vigueur des membres, toutes les forces de l’intelligence. À les entendre, on lance la balle plus encore avec la tête qu’avec la main, et un excellent bowler doit avoir de l’esprit jusqu’au bout des doigts. Un des players les plus renommés est aujourd’hui George Parr, qui, à la lète des all England, va jouer de comté en comté, et inocule ainsi dans les villes et les campagnes les principes du jeu national. Les clubs de province se montrent si flattés de l’honneur qu’il leur fait en les visitant qu’ils souscrivent en sa faveur une somme de 70 livres sterling, lui abandonnant une partie de l’argent versé par les spectateurs à titre de droit d’entrée, et l’entourent d’une hospitalité royale. Dois-je ajouter qu’il en est souvent de ces capitaines du jeu comme des grands généraux qui, à force de battre les autres, finissent quelquefois par leur apprendre l’art de vaincre.
Le jeu du cricket ne donne pas seulement du travail aux professionnels ; il emploie un assez grand nombre de mains étrangères au champ clos, et fait vivre une classe d’hommes qui ne se retrouve certainement qu’en Angleterre. Je parle des arbitres (umpires), qui ont pour mission d’intervenir dans les affaires du jeu, et de donner leur décision sur les coups contestés. Ces umpires sont de véritables juges constitutionnels, liés par un code de lois écrites et dirigés le plus souvent par la force de l’opinion publique. Leur sentence est toujours acceptée. Un exercice si répandu donne encore lieu à une autre branche d’industrie. Il n’y a guère de ville autour de Londres où ne se rencontrent quelques boutiques entièrement consacrées à l’équipement des joueurs de cricket et à la vente des objets que nécessite ce jeu (cricket outfits). Le costume le plus généralement adopté est une jaquette et un pantalon de flanelle aux couleurs du club, un chapeau de paille ou une légère casquette jaune, bleue ou rouge, et de gros souliers de cuir blanc à la semelle garnie de pointes. Ce costume si simple produit l’été, au milieu de la lumière et du soleil, un effet agréable. Les professional players donnent le ton au champ de cricket ; mais la plupart de ceux qui y figurent sont des hommes de lettres, des avocats, des artistes, des gentlemen, qui n’y cherchent que le plaisir et un exercice fortifiant. L’excentricité anglaise n’est pas non plus demeurée étrangère à un jeu si national. Les femmes, non contentes d’applaudir et d’encourager les cricketers, ont voulu quelquefois descendre dans l’arène. À Berry, une partie (match) s’engagea entre les matrones et les jeunes filles de la paroisse, en présence de leurs maris, de leurs frères et de leurs amans ; les matrones l’emportèrent, et, enivrées sans doute par le succès, défièrent ensuite tous les cotillons du comté de Suffolk. Une autre rencontre intéressante est celle des vétérans de Greenwich et des vétérans de Chelsea, — la marine contre l’armée. J’assistai moi-même à l’une de ces batailles entre onze braves avec une jambe contre onze vieux loups de mer qui n’avaient plus qu’un bras. La victoire fut chaudement disputée, et resta aux pensionnaires de Greenwich : Trafalgar l’avait emporté sur Waterloo. Dans l’ardeur de la mêlée, il y eut deux ou trois jambes brisées par la balle. Qu’on se rassure pourtant, c’étaient des jambes de bois. Les Anglais ne cultivent pas seulement chez eux le cricket avec tout l’héroïsme de la patience, ils ont voulu le répandre dans les contrées les plus lointaines. Aujourd’hui presque toutes les casernes de la Grande-Bretagne ont leur cricket ground et leur club de joueurs ; tous les vaisseaux de guerre de l’état se trouvent pourvus de barres, de balles et de crosses. Il en résulte que partout où ils descendent, soldats et marins organisent une partie sur le rivage, au risque de troubler le repos des tortues, d’effrayer les oiseaux de mer et d’étonner les indigènes. Je lis presque toutes les semaines dans les journaux de sport le récit fort détaillé de cricket matches qui ont eu lieu au cap de Bonne-Espérance, dans l’Inde, en Chine, au bout du monde. Le climat des tropiques n’est point précisément celui qui conviendrait le mieux à un tel exercice ; mais les Anglais le cultivent en pareil cas à cause de l’association d’idées qui s’y rattachent. Ils jouent au cricket, comme aux antipodes les colons séparés de la mère-patrie célèbrent la fête de Noël, au milieu de leur été, avec du roastbeef et du plumpudding, en souvenir de la vieille Angleterre.
À en croire les apologistes de ce passe-temps national, le cricket est un moyen de civilisation, et comme tel on ne saurait trop l’étendre sur toute la terre. Je dirais plus volontiers que c’est le signe de la domination britannique. Les hommes d’état eux-mêmes ne considèrent point une colonie comme bien fondée, c’est-à-dire comme entièrement soumise à l’élément anglais, tant qu’il n’existe pas sur les lieux un cricket ground. Toutes les populations du nord de l’Amérique ont conservé, comme trace de leur origine et comme lien avec la race anglo-saxonne, la passion de ce jeu caractéristique. Il y a deux ans, onze cricketers anglais traversèrent l’Atlantique, se rendirent d’abord au Canada, puis aux États-Unis, défiant sur leur passage, ainsi que les anciens chevaliers, tous les joueurs du Nouveau-Monde, puis s’en revinrent en Angleterre, couleurs déployées. De toutes ces expéditions, la plus intéressante et la plus glorieuse est encore celle qui partit l’année dernière pour l’Australie. Depuis longtemps cette puissante colonie, la Nouvelle-Hollande, avait manifesté le désir de se mesurer avec l’Angleterre sur le champ du cricket. Plusieurs tentatives d’arrangement avaient échoué lorsqu’en 1861 deux riches habitans de Melbourne, MM. Spiers et Pond, prirent l’affaire en main et avancèrent une somme de 7,000 livres sterling comme garantie de leurs sérieuses intentions. Un intermédiaire, M. Mallam, fut envoyé par eux à Londres, où il se mit en communication avec les clubs de cricketers. Ses conditions étaient libérales : aux onze joueurs anglais qui voudraient traverser la mer, il proposait de payer tous les frais de voyage et de donner à chacun d’eux la somme de 150 livres sterling. Il y eut bien quelques objections, surtout la longueur de la traversée, — dix-sept mille milles d’eau à franchir ! Après tout, cet obstacle n’est pas de ceux qui arrêtent un Anglais, et l’affaire fut bientôt conclue. Onze champions choisis parmi les bons joueurs du royaume inscrivirent leurs noms sur la liste d’enrôlement. À peine cette décision fut-elle connue qu’elle souleva dans le pays un enthousiasme unanime. Les journaux lui donnèrent même les proportions d’un événement politique. Ce mot peut étonner au premier abord, mais il ne faut point perdre de vue que la Grande-Bretagne possède dans toutes les mers un vaste collier de colonies qui s’égrènerait bien vite, si le fil des communications et des bons rapports avec la métropole était un moment interrompu. Les Anglais, en hommes pratiques, ne considèrent donc point comme indifférentes les moindres occasions qui peuvent resserrer les liens entre la mère-patrie et la plus jeune de ses filles, l’Australie. Or quel terrain plus propre à cimenter l’alliance que celui du cricket, sur lequel se rencontrent toutes les sympathies de la même race, divisée par l’immensité des mers ? Les onze furent fêtés par un banquet d’adieu que leur donna le Surrey club, et le 18 octobre ils s’embarquèrent à Liverpool avec l’assurance que toute l’Angleterre aurait les yeux sur eux. Le repos de la traversée fut pénible pour des hommes habitués au mouvement et aux exercices du corps, Quand la mer n’était point trop agitée, ils jouaient entre eux sur le pont du steamer pour passer le temps et pour s’entretenir la main. Enfin ils arrivèrent en bonne santé le 24 décembre 1861 à Melbourne. De son côté, le gouvernement de Victoria n’était point demeuré inactif ; il avait acheté un vaste terrain sur lequel quarante clubs de cricketers pratiquaient continuellement. Au moment où se répandit la nouvelle de la prochaine visite des onze joueurs anglais, la colonie était plongée dans la consternation par suite du malheureux sort que venait de rencontrer au milieu du désert la dernière expédition chargée d’explorer le centre de l’Australie. De semaine en semaine, l’attention publique se détourna du désastre pour se porter sur le défi international. On leva partout des souscriptions pour mettre à même les meilleurs joueurs répandus dans les différens districts de se rendre à Melbourne. Cependant la ville elle-même avait pris un air de fête ; à peine eurent-ils mis le pied sur le sol de la colonie que les onze cricketers venus d’Angleterre furent entourés d’honneurs. Jamais hommes d’état ne reçurent une pareille ovation. Leurs noms et leurs exploits étaient aussi bien connus aux antipodes qu’ils peuvent l’être dans la Grande-Bretagne. On admirait en eux la supériorité musculaire des races chrétiennes. La religion du Christ et la force n’ont guère de rapports ensemble ; mais à la place de christianisme écrivez civilisation, et la pensée deviendra juste. Un immense cricket ground avait été entretenu frais et vert au moyen d’un système d’irrigation jusque dans les jours les plus chauds de l’année, qui, sur cette terre des paradoxes, se lèvent en décembre et en janvier. Le tapis de gazon était entouré de galeries disposées en amphithéâtre et destinées à recevoir cinq ou six mille personnes ; il en vint plus de dix-sept mille qui payèrent une couronne d’entrée et la moitié d’entre eux une demi-couronne en sus pour trouver place sur l’estrade. L’un des onze, M. Stephenson. à son arrivée dans la colonie, avait répondu aux discours par lesquels on saluait sa bienvenue et celle de ses confrères que pour reconnaître la généreuse et enthousiaste hospitalité des colons, il espérait bien leur donner une bonne volée (good licking). Comme il est aisé de le prévoir, les joueurs anglais sortirent en effet victorieux de tous les défis qui s’engagèrent entre eux et les joueurs australiens au milieu d’un concours inoui de spectateurs, surtout de femmes. Ce voyage aura été une bonne affaire pour tout le monde ; les entrepreneurs de cette tentative hardie n’auront point risqué en vain leurs capitaux, et les colons auront eu le plaisir de revoir en quelque sorte les traits de la mère-patrie représentés par un de ses exercices les plus aimés. D’un autre côté, les onze n’auront point perdu leur temps ; ils devaient quitter Melbourne au mois de mars et revenir en Angleterre pour la seconde semaine de mai, juste à l’ouverture de la campagne (cricketing campaign). Entre deux étés, ils auront combattu pour l’honneur de la vieille Angleterre, répandu les principes d’un art qu’ils considèrent comme intimement lié à la nationalité britannique, et vu à l’autre extrémité du monde une cité qui, sortie hier du fond des solitudes, compte déjà une population de cent soixante mille habitans, et possède des institutions qui, pour la culture du corps et de l’esprit, lui assurent des avantages inconnus aux plus grands états de l’Europe. Ces paladins de la bat apprendront en outre à la génération nouvelle qu’un abîme de dix-sept mille milles, agité par les vents et les tempêtes, n’est pas une barrière pour un Anglais quand il s’agit de jouer une partie de balle. De même que le cricket est le jeu favori des Anglais, le golf qu’on a qualifié de royal (royal game of golf), et le curling, qui se pratique sur la glace, sont les passe-temps des Écossais. Sans discuter avec les poètes et les romanciers des deux pays sur les mérites respectifs de ces divertissemens nationaux, on me permettra de changer le lieu de la scène. Ce qui étonna le plus Voltaire quand il débarqua pour la première fois à Gravesende fut d’y rencontrer un stade et des coureurs : il se crut « transporté aux jeux olympiques. » Que dirait-il donc aujourd’hui ?
Le 2 décembre 1801, le chemin de fer Eastern countries railway m’avait laissé à l’entrée de la ville de Cambridge. Elle ne s’annonce de loin que par une ou deux flèches et par les tourelles de King’s College Chapel, qui s’élèvent au milieu de campagnes d’une platitude désolante. Je m’avançai avec respect vers cette ancienne cité, berceau moral de Newton, de Bacon, de Milton et de tant d’autres grands hommes. Malgré quelques curieux monumens et une assez belle rue, l’intérieur de la ville ne répondit point à mon attente. La Cam elle-même, presque aussi célèbre que le Tibre dans les annales classiques de l’Angleterre, n’est qu’un ruisseau paresseux traînant ses ondes boueuses et verdâtres. Au reste, ce n’était ni la ville ni même l’université qui m’attiraient cette fois à Cambridge ; c’était le désir de voir un running match (défi à la course) dans certaines conditions solennelles. Le bruit avait été répandu que le prince de Galles y assisterait. Je me rendis donc vers deux heures au fFenner’s Cricket ground, qui s’était converti ce jour-là en une lice pour les coureurs. L’entrée était assiégée par une foule d’étudians au milieu desquels le prince, coudoyé, rudoyé, inconnu, se fraya tant bien que mal un chemin en éclatant de rire. L’intérieur se trouvait déjà occupé, par cinq ou six mille spectateurs, parmi lesquels se distinguaient des gentilshommes campagnards du comté de Suffolk, des chefs de l’université et un nombre très considérable de femmes. On avait même construit pour ces dernières une grande estrade couverte. Au centre s’étendait un terrain plat de 440 mètres de circonférence, revêtu d’une herbe verte comme on n’en voit qu’en Angleterre au mois de décembre : c’était le champ clos. Le temps était beau, mais froid, et un vent aussi aigu qu’une brise de mer soufflait sur les joues des ladies, dont il ne faisait du reste qu’augmenter la fraîcheur. Deux courses d’un intérêt tout local s’engagèrent entre des amateurs, l’une pour une bourse et l’autre pour une coupe d’argent. On touchait maintenant au grand événement de la journée. Les coureurs de profession parurent l’un après l’autre dans l’enceinte. Celui de tous qui attira le plus l’attention de la multitude fut Deerfoot (Pied-de-Daim).
Qu’est-ce donc que Deerfoot ? Un peau-rouge, descendant d’une tribu indienne connue au Nouveau-Monde sous le nom de Seneca, était débarqué depuis quelques mois en Angleterre. Dès son arrivée, il avait défié l’un après l’autre les meilleurs coureurs de la Grande-Bretagne ; vaincu une première fois par Mills, un célèbre pedestrien anglais, il avait pris sa revanche dans beaucoup d’autres épreuves, d’où il était toujours sorti avec les honneurs du triomphe. À Dublin, il avait parcouru un espace de douze milles en soixante-cinq minutes cinq secondes. Il y avait d’ailleurs un peu de poésie dans l’intérêt et la curiosité qui s’attachaient à l’Indien ; les spectateurs, surtout les femmes, envisageaient naturellement le fils de la prairie à travers les romans de Cooper. Sa haute taille majestueuse, ses formes d’une beauté primitive, sa peau d’un ton brun et cuivré, son costume fantastique, tout ajoutait encore à l’illusion. Deerfoot était depuis quelque temps le lion, l’événement, la merveille du monde des courses (running world). Son portrait ou du moins sa photographie avait été imprimée sur des mouchoirs de soie qui circulaient dans le commerce : il avait excité dans le cœur de certaines femmes ce que les Anglais appellent des amours à première vue, et reçu plus d’une déclaration de la part des pâles visages. Tout autour de moi, je n’entendais raconter que de bizarres détails sur sa vie : il avait laissé dans son wigwam (hutte) trois enfans et une femme qui l’attendait avec le calme majestueux de Pénélope. Il ne couchait point dans un lit, mais s’étendait la nuit sur le plancher dans sa peau de loup. En Amérique, il avait été converti au christianisme par les missionnaires, et priait avec ferveur matin et soir. Depuis son arrivée en Angleterre, il avait déjà gagné beaucoup d’argent ; mais il se montrait des plus soupçonneux en matière d’intérêt, et avait longtemps porté sur lui toute sa lourde fortune en or et en argent, ne voulant point l’échanger contre les bank-notes, qu’il considérait comme des papiers sans valeur. Il avait fallu toute l’autorité de son cornac ou de son mentor, George Martin, ancien pédestrien de Manchester, pour le décider à placer ses fonds sur la banque d’Angleterre ; encore ce dernier avait-il été obligé de lui promettre qu’il répondrait de la somme dans le cas où la banque viendrait à manquer. C’était évidemment cette grande réputation de Deerfoot qui avait piqué la curiosité du prince de Galles et qui l’amenait au Fenner’s recreation ground. Aussi, dès que le peau-rouge se fut montré dans l’enceinte, le prince, qui était assis dans l’estrade des dames, le fit demander et lui serra cordialement la main devant tout le monde. Il était trois heures, et la grande course allait commencer.
Trois coureurs anglais se présentèrent pour disputer le terrain à Deerfoot ; deux au moins d’entre eux étaient ce que nos voisins appellent en condition et en forme c’est-à-dire avec des muscles durs comme le fer et des yeux brillans de tout l’éclat d’une rude santé. Un léger tissu de soie laissait admirablement deviner toutes les lignes du corps, et chaque concurrent portait une couleur différente, verte, bleue ou orange. Leur costume, quoique formant un groupe assez pittoresque, se trouvait tout à fait éclipsé par celui de l’Indien. Il avait autour de la tête un mince bandeau rouge orné de grosses perles et dans lequel était plantée une plume d’aigle, autour du corps une ceinture de peau de bête, aux pieds des mocassins, et sur ses habits de petites sonnettes de cuivre, dont il paraissait aussi fier qu’une mule espagnole de ses grelots. Ces insignes étaient, disait-on, les emblèmes de sa tribu. Il s’agissait, ce jour-là, d’une course de six milles, qui consistait à tourner vingt fois autour du champ clos. Le compteur ou timekeeper prit solennellement son siège près du poteau. Le timekeeper est un personnage important ; l’œil fixé sur un de ces infaillibles chronomètres qui, au besoin, régleraient le soleil, il décide en combien de minutes et de secondes le terrain a été éclairci par les coureurs (cleared). Le signal fut donné, et les hommes partirent. Ce qui frappa tout d’abord, ce fut la différence de style entre les coureurs anglais et l’Indien. Les premiers déployaient, en effleurant le terrain, ce que l’on appelle ici la beauté de l’action ; à la rapidité, ils ajoutaient l’aisance et une sorte de grâce ; le peau-rouge au contraire, le dos un peu courbé, roulant et se balançant de droite à gauche, courait avec toute la vitesse, mais aussi avec la brutalité d’un bison sauvage. Le champ de course présentait alors, avec ses différentes couleurs, un spectacle excitant ; tantôt c’était le bleu qui prenait la tête, tantôt l’orange tantôt le vert, ou bien ils couraient tous ensemble épaule contre épaule, ombre contre ombre, avec la raideur et la légèreté d’une pierre lancée par la fronde. L’Indien se trouvait quelquefois devancé, ou même distancé ; mais alors il se précipitait tête baissée, glissait, bondissait, et si par momens une partie des spectateurs le perdait de vue, le bruit de ses clochettes était là pour attester qu’il serrait de près ses adversaires. Sa grande taille contrastait avec celle d’un des coureurs anglais, le petit Barker ; on eût dit Goliath contre David, avec cette différence que Goliath entendait bien cette fois ne pas se laisser vaincre. Au dernier tour, l’intérêt redoubla ; il ne restait plus dans l’arène que deux concurrens sérieux, Deerfoot et Brighton, un pédestrien de Norwich. Ce fut Deerfoot qui l’emporta d’environ 4 mètres. Le succès de l’Indien fut salué par une immense exclamation et par un enthousiasme tout britannique. L’oracle du temps, timikeeper, déclara que la course avait duré trente et une minutes, cinquante-quatre secondes, trois quarts. À peine avait-il changé ses habits de coureur, que l’indien fut redemandé par le prince de Galles. Le prince, avant de quitter le pavillon, présenta à Deerfoot une bourse qui contenait deux bank-notes, distribua quelques pièces d’or aux autres coureurs, et serra encore une fois la main du peau-rouge, qui répondit à cet honneur par un salut un peu gauche. C’était maintenant le tour des femmes ; elles se pressèrent autour de Deerfoot, le fêtèrent, l’entourèrent des signes les plus énergiques de l’admiration, et le prièrent de pousser son terrible cri de guerre, warwhoop. L’Indien, visiblement flatté, prit une attitude héroïque, et lança du fond de la poitrine quelques notes sauvages qui firent reculer d’effroi les belles Anglaises, puis il se retira aussi frais et aussi calme que s’il n’eût point mis le pied sur le turf ; on eût dit qu’il était prêt à courir encore pendant un mois.
D’autres honneurs attendaient à Cambridge le représentant d’une race que les Anglo Saxons ont longtemps poursuivie jusque par-delà les lacs et les forêts. Deerfoot fut invité à dîner, quelques jours après la course, dans la grande salle de Trinity-College. Cette marque de distinction, je l’avoue, fit murmurer les fellows (agrégés de l’université) : mais une des notabilités de Cambridge, le révérend Beaumont, qui avait introduit l’Indien à la table des érudits, défendit et expliquât ses motifs dans une lettre publique. Selon lui, toutes les supériorités du corps ou de l’esprit méritent un certain degré d’admiration. Je crois que, préjugé de classes à part, le révérend Beaumont s’est fait dans cette circonstance l’écho des vrais sentimens anglais. La présence de Deerfoot dans la Grande-Bretagne soulève d’ailleurs une question physiologique d’un certain intérêt. La course, ainsi que la plupart des exercices du corps, ne serait-elle point un des attributs de l’état sauvage ? On pouvait le croire après la lecture des romans de Cooper ; il est difficile d’en douter aujourd’hui depuis l’arrivée de Deerfoot en Angleterre. Ce dernier, je le sais, n’est point un sauvage dans toute la portée du mot ; la tribu dont il descend s’est rattachée depuis quelque temps à l’agriculture et aux rudimens de la vie civilisée. Son vrai nom n’est pas Deerfoot, mais Louis Bennett. J’ajouterai même, au risque d’affaiblir un peu la poésie de la mise en scène, que la plume d’aigle, la ceinture et les autres insignes dont se décore ce fils des forêts en souvenir de sa tribu ont été achetés à Londres chez un marchand de costumes de théâtre. À cela près, Deerfoot n’en est pas moins un rejeton très authentique de la souche indienne d’Amérique ; il porte sur tous ses traits le cachet de sa race, et ceux qui l’ont vu comme moi se baigner dans la mer, où il nage aussi bien qu’un phoque, ne douteront point que ce ne soit un peau-rouge pur sang. On peut donc le regarder, charlatanisme à part, comme le rival des derniers Mohicans venant jeter un superbe défi aux coureurs de la pâle Angleterre. Quel motif peut maintenant avoir porté les Anglais à conserver chez eux depuis des siècles avec toute sorte d’encouragemens et de curiosité un art qui, à un certain point de vue, est un retour vers la barbarie ? Je crois après tout qu’ils ont eu raison. L’homme parfait ne serait-il point celui qui participerait à tous les développemens de la civilisation sans avoir perdu pour cela aucun des avantages de l’état de nature ? Ce qui ne se peut chez l’homme est peut-être possible dans une nation, grâce à la division du travail. Les Anglais l’ont pensé : de Là leurs efforts pour conserver chez eux à l’état de spécialité certains dons et certains talens physiques, tels que la course, qui étaient à l’origine le partage et l’exercice journalier de presque tous les individus.
N’est-il point encore curieux d’étudier les modifications que l’état de société semble avoir introduites sous ce rapport dans la nature de l’homme ? Il y a beaucoup de pédestriens en Angleterre qui auraient raison de Deerfoot dans une course de trois ou quatre milles ; mais très peu d’entre eux sont en état de lui tenir tête au-delà de cette limite. Des Anglais ont, je le sais, prétendu qu’il y avait de la fraude, et que les antagonistes de l’Indien mettaient une sorte d’esprit de spéculation à se laisser vaincre. Avant lui, disent-ils, les défis à la course (running mathes) étaient tombés très bas dans l’opinion publique à cause des manœuvres ténébreuses qui s’y glissaient et des mœurs de la confrérie ; l’arrivée d’un peau-rouge a donné de l’éclat à un exercice qui rentre d’ailleurs dans le caractère anglais ; les coureurs de profession ont donc intérêt à le soutenir et à lui céder la victoire : même en perdant, ils gagnent, car ils reçoivent dans tous les cas une partie de la recette, — ce qu’on appelle ici gate money. Cet argument néanmoins n’a convaincu personne, si j’en juge par la foule qui se porte toujours à ces sortes de courses. On oublie de plus que Deerfoot n’a point seulement à se mesurer avec ses compétiteurs : il a un autre adversaire beaucoup plus incorruptible, le temps. Non-seulement l’Indien a laissé derrière lui dans toutes les longues courses les pédesriens à visage blanc, mais encore il a parcouru le terrain en moins de minutes qu’on ne l’avait fait avant lui de mémoire d’homme[9]. N’y avait-il point dans ces accusations d’imposture un peu d’amour-propre national blessé ? Les Anglais n’aiment guère à être battus sur leur propre terrain, et ce qui touche au monde des sports est regardé par eux comme un domaine sur lequel les étrangers ne doivent point mettre le pied. La supériorité de Deerfoot dans les courses à longue distance semblera encore plus significative, si on la rapproche d’un autre fait. Toutes les fois que les chevaux de course anglais, les race-horses, ont lutté de vitesse contre les chevaux arabes, ils l’ont toujours emporté dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire dans une arène de deux ou trois milles ; mais reculez les limites du terrain, et il en sera tout autrement. Il y a quelques années, des Anglais, ayant emmené avec eux des chevaux pur sang, se trouvaient dans la province de Nedj, une contrée de l’Arabie centrale ; l’idée leur vint de proposer un défi aux Bédouins, dont les chevaux maigres et osseux ne leur inspiraient point d’abord une grande estime. Les Bédouins acceptèrent, et demandèrent combien de jours durerait la course ; les Anglais, comme on pense bien, se récrièrent. Il fut enfin convenu qu’on réduirait l’épreuve à trois heures ; ce fut encore beaucoup trop pour les chevaux anglais, qui, après avoir pris la tête au départ, se trouvèrent bientôt essoufflés, épuisés, mourans, tandis que les chevaux arabes arrivèrent sains et saufs au but. Je ne veux point faire ici de comparaison injurieuse, mais tous les sportsmen conviennent qu’il existe plus d’un rapport entre le pedestrian et le race-horse. Il résulterait donc des faits connus que la civilisation accroît chez l’homme et chez les animaux la force d’impulsion, mais qu’elle affaiblit chez eux la force de résistance à la fatigue, ce que les Anglais appellent endurance.
Le pédestrianisme est, aux yeux de nos voisins, une science qui embrasse deux ordres d’exercice : la marche et la course. Les défis à la marche (walking matches) ont assez souvent lieu dans les campagnes ; tantôt la lutte s’engage entre plusieurs adversaires, tantôt un seul homme a parie contre le temps ; » cela veut dire qu’il s’oblige à parcourir un certain espace dans un nombre d’heures déterminé. Un de ces marcheurs intrépides qui a laissé un nom dans le monde pédestrien était, il y a quelques années, le capitaine Barclay ; on se souvient encore en Angleterre qu’il parcourut mille milles de suite en mille heures. Il a depuis lors donné son secret au public, et ce secret des plus simples consistait à se lever de bonne heure, à mener une vie sobre et réglée, à prendre chaque jour de l’exercice, à pratiquer de fréquentes ablutions. Il y a près de deux ans, un autre Anglais nommé Andrew se donna pour tâche de parcourir quatre-vingt-trois milles sur une route contrariée par de dures collines. Parti à cinq heures du matin, il atteignait le terme de son voyage à dix heures et demie du soir. À la grande surprise des habitans, il ne paraissait point du tout fatigué, et offrit de marcher soixante milles par jour, durant six jours de suite, si on voulait lui promettre une somme d’argent raisonnable. La gageure fut acceptée, et Andrew remplit aisément les conditions du programme. Ce ne sont pas seulement les hommes qui se livrent à cet exercice : l’année dernière, les rues de Windsor étaient encombrées de spectateurs accourus de tous les environs pour assister aux débuts d’une jeune femme qui avait promis d’aller et de revenir cinq fois en quatre heures et demie de Town-Hall à Salt-Hill. Cela faisait un espace de vingt milles à couvrir dans la limite de temps fixée par le traité. À cinq heures, elle apparut tout habillée de mousseline blanche. Cette pédestrienne avait une vingtaine d’années, des formes admirables et une jolie figure ; elle partit les bras relevés, les coudes à la hauteur des hanches et la tête droite, se conformant ainsi, dans son attitude, à toutes les exigences du style professionnel. Est-il besoin d’ajouter qu’elle accomplit sa tâche dans le temps qui était dû, comme disent les Anglais ? Ces défis se renouvellent sous toutes les formes et souvent pour des sommes considérables : deux gentlemen, l’honorable Formor et le capitaine Lumley, conclurent dernièrement entre eux un walking match dont le prix était de 100 guinées. Le moyen de s’étonner après cela que les Anglais soient d’excellens voyageurs et qu’on retrouve la trace de leurs pas dans les neiges du pôle, sur le sable du désert, dans les steppes brûlans ou glacés, et jusque sur le sommet des plus hautes montagnes ? Il est également aisé d’apercevoir les avantages de cette force de locomotion appliquée au travail et à l’industrie. Je n’en signalerai qu’un exemple : il existait il y a quelques années, près de Gloucester, un jeune garçon employé dans une grande briqueterie, et qui, une hotte chargée d’argile blanche sur le dos, marchait ou plutôt courait tous les jours le long d’un espace de soixante milles. N’est-il point triste de songer qu’à la fin de dix heures de course, durant lesquelles il transportait plus de 24 tonnes d’argile, ce pêdestrien sans le savoir recevait pour tout salaire une demi-couronne ?
Aux walking matches (défis à la marche) se sont en grande partie substitués, dans ces derniers temps, les running matchcs (défis à la course). Ce dernier exercice a été encouragé par plusieurs membres de l’aristocratie anglaise. Près d’Epsom, sir Gilbert Heathcote donne tous les ans sur sa terre des Hardens une fête pédestrienne à laquelle il convie tous ses tenanciers, vieux ou jeunes, et détermine lui-même la distance qu’ils doivent courir, eu égard à leurs succès ou à leurs défaites durant les années précédentes. Ces sortes de luttes sont encore en grand honneur dans les universités de Cambridge et d’Oxford, dans les écoles d’Éton, de Harrow, de Rugby et de Shrewsbury, où ont lieu chaque année devant les étrangers des exhibitions de jeux athlétiques. Le clergé protestant, qui dirige en grande partie ces établissemens, considère de tels exercices comme un élément de progrès physique pour la race anglo-saxonne, et même comme un moyen de moralité. Leur avis à cet égard m’a souvent rappelé ce que me disait un jour en France le savant anatomiste M. Serres : « La course développe les poumons, et ce sont les poumons qui tiennent sous leur dépendance toute l’économie du corps humain. » Ces exercices, si estimés qu’ils soient en Angleterre, dégénéreraient bien vite entre les mains des amateurs, s’ils n’étaient soutenus par ce que nos voisins appellent un standard (modèle). Ce type est le coureur de profession. Les professional runners sont aujourd’hui très nombreux dans toute la Grande-Bretagne. En feuilletant les journaux de sport, je n’ai pas compté moins de quatre-vingt-dix pedestrian matches dans une semaine. Il y en avait pour toutes les conditions de distance, et quelques-uns de ces défis entraînaient l’obligation de sauter en outre par-dessus des tas de fascines. Il y a parmi les pédestriens quelques célébrités. Ce que souffrent ces hommes, surtout dans le commencement, à quelles privations de toute sorte ils se soumettent, quelles épreuves monotones et fatigantes ils doivent traverser, le tout pour gagner quelquefois un prix de 10 livres sterling, nul autre qu’eux ne pourrait le raconter. Sans un cours spécial d’instruction (training), il n’y a point de coureurs proprement dits. À ceux qui douteraient de la puissance d’une méthode sur les exercices du corps, il suffira de citer un fait entre mille. Un coureur avait figuré dans différentes matches, et avait toujours été battu. Ses soutiens (buckers), — hommes dont l’industrie consiste à parier et à spéculer sur les pédestriens comme sur les chevaux de course, — avaient perdu avec lui beaucoup d’argent, et venaient de l’abandonner. Il ne savait plus que devenir, quand un habile trainer (professeur de course) se présenta et offrit de l’appuyer de nouveau contre ses anciens adversaires, à la condition qu’il se soumettrait aveuglément à un régime. Ce coureur avait été instruit auparavant, mais mal instruit. Le marché, comme on pense bien, fut accepté. Le pauvre homme se vit tout d’abord obligé de renoncer à son porter grand sacrifice pour un Anglais ; il eut à suer et à maigrir durant des semaines ; enfin il apprit un jour, à sa grande joie, qu’il était en condition, et qu’il allait reparaître dans la lice. La conséquence de ce traitement fut qu’il étonna et laissa bien loin en arrière ses anciens vainqueurs. En quoi consistent maintenant les principaux élémens d’une telle méthode ? C’est ce que j’ai voulu apprendre de la bouche des pédestriens eux-mêmes.
Le premier soin du trainer est de réagir sur la constitution de son protégé par un régime diététique. Ce régime est sévère, et l’initié promet de s’y soumettre avec toute la rigidité d’un anachorète. Il lui faut d’abord rompre avec ses anciennes habitudes, et, comme me disait l’un d’eux, « le plus pénible n’est pas encore ce que nous devons faire durant le cours d’instruction, c’est ce que nous ne devons pas faire. » L’adepte doit s’abstenir de fumer, renoncer au café, ne boire à chaque repas qu’une pinte de thé, cette boisson favorite des Anglais, et se priver de toutes liqueurs spiritueuses. Ses repas sont exactement fixés quant au temps, comme aussi quant au nombre et à la qualité des mets. Tout ce qu’il boit, tout ce qu’il mange est mesuré, pesé, analysé avec une vigilance extrême. Le fond de sa nourriture consiste en bœuf rôti, côtelettes de mouton et gruau. L’élève s’est engagé d’honneur à subir toutes ces épreuves ; la moindre dérogation aux règle du training serait un vol envers son maître. À ce régime austère s’ajoutent les exercices qui ont également un Caractère d’inflexibilité. Ce que les trainers méprisent le plus chez l’homme, c’est l’embonpoint, qu’ils regardent comme un luxe, une superfluité, ou, pour mieux dire, une maladie de la civilisation. Un coureur gras, — et il s’en rencontre encore de temps en temps dans les matches, — est à peu près sûr d’essuyer une défaite et de s’attirer les épigrammes du public[10]. Pour combattre cet inconvénient, on a recours aux sueurs (sweatings). Ces sueurs sont naturelles ou artificielles, générales ou locales, selon le tempérament du sujet. S’il s’agit seulement de réduire quelques parties du corps trop chargées de chair, l’élève doit courir plusieurs heures de suite avec ces mêmes parties couvertes d’un nombre effroyable de vêtemens très chauds. Quand c’est au contraire toute la masse de l’individu qu’il faut atteindre, on l’enveloppe d’un drap mouillé, on le roule comme une momie dans une couverture de laine, puis on le place sous un matelas de plume. Quelquefois même on administre au patient des liqueurs et des potions sudorifiques. Dès qu’on juge enfin qu’il est bien, c’est-à-dire fort et maigre, le trainer le conduit généralement dans un enclos réservé aux expériences de course (professional ground), et où la société comme on dit, n’est point admise. Là, le trainer, qui doit être lui-même un bon coureur, donne l’exemple et excite l’ardeur de son élève, tout en ayant soin pourtant de ne point le décourager par des airs de supériorité accablante. La période critique, si l’on peut s’exprimer ainsi, est celle qui précède immédiatement la course ; d’excellens coureurs perdent souvent leur défi à cause de l’inquiétude qui les dévore jour et nuit peu de temps avant l’épreuve. C’est au trainer d’inventer alors des moyens de diversion et d’inspirer à l’homme qui lui appartient une grande confiance en soi-même (self confidence).
Quel est maintenant le résultat de cette préparation ? Un coureur avant ou après le training n’est plus le même homme. Les merveilles d’une telle transformation ont été reconnues par tous les médecins physiologistes, et j’en ai vu moi-même des exemples extraordinaires. Les chairs molles, flasques, soufflées., comme disent les professeurs de l’art, prennent sous l’action du système la dureté et la fermeté du marbre ; les muscles, endormis jusque-là sous la graisse, se prononcent avec une vigueur et une sécheresse admirables ; tous les membres se réduisent à de justes proportions, sur lesquelles se colle une peau lisse, fine et serrée. La conséquence du training n’est pas seulement d’accroître les facultés matérielles de l’élève, c’est encore de le protéger contre les accidens qui accompagnent trop souvent chez les autres un excès de fatigue. Le froid, la pluie, le vent, la sueur, glissent maintenant sur ses membres de fer sans qu’il s’en aperçoive. À en croire les physiologistes pratiques de la Grande-Bretagne, toutes les constitutions et presque tous les âges pourraient être modifiés par le même régime ; tous les hommes y trouveraient une source de force et de santé. Un spectacle tout aussi curieux pour moi que la course elle-même est en effet de voir les coureurs, arrivés sur le terrain, rejeter le tapis brun qui les couvre comme d’un manteau, et étaler alors au soleil les muscles que l’éducation professionnelle leur a faits. S’étonnera-t-on après cela des louanges un peu brutales que les Anglais prodiguent à ces hommes ? Comme les pédestriens portent volontiers des noms d’animaux, on croirait aisément, à lire dans les journaux de sport le compte-rendu d’un running match, qu’il s’agit d’une ménagerie. « Le cerf de Londres (London stag) n’avait pas sur lui une once de chair superflue ; le daim américain (american deer) était admirable de proportions, et sa chair se montrait dure comme l’ongle ; l’antilope (antelope) n’avait jamais été vu en si bonne condition… » Tout cela est un peu bestial, je l’avoue, et il semble au premier abord que l’homme se soit anéanti chez nos voisins dans ses fonctions physiques. Qu’on se rassure pourtant : cette nation, qui admire chez certaines spécialités le développement de la force, a ses Dickens, ses Thackeray, ses Bulwer, auxquels elle paie d’un autre côté le tribut d’hommages qui est dû à l’intelligence. Dans le temps, une certaine école religieuse a beaucoup pailé en France de réhabilitation de la forme et de résurrection de la chair ; en Angleterre, la forme humaine, en tant qu’elle exprime la vigueur et l’action, n’a nul besoin d’être réhabilitée, parce qu’elle a toujours été honorée et cultivée avec soin. Dira-t-on que c’est du matérialisme ? Exercer et développer la force matérielle n’est point lui obéir.
Les Anglais estiment la course, comme ils estiment d’ailleurs toutes les autres gymnastiques du corps ; ils admirent ces hommes, marbre vivant, dit un de leurs poètes, dans lesquels un art particulier a en quelque sorte sculpté la statue de l’énergie et de la vitesse. D’où vient donc qu’ils méprisent la vie des pédestriens ? Cela tient, il faut le dire, aux mœurs de la profession. Depuis longtemps, les coureurs passent en Angleterre pour des hommes à conscience large qui ont recours à tous les moyens, sans en excepter la fraude, pour gagner de l’argent. Il y a plusieurs années, le Lord’s Cricket ground était en même temps à Londres un endroit fameux pour les défis à la course. Un des habitués de l’endroit, connu sous le nom du père Fennex (old Fennex), amena un jour du Hertfordshire un jeune homme qui, arrivé sur le terrain, prit les airs d’un fat et d’un imbécile de province aux poches pleines d’argent. Un défi s’engagea entre lui et un mauvais coureur de troisième ordre, — défi dans lequel il gagna, mais seulement de la longueur du cou (by a neck) ; puis, comme enivré de son mince triomphe et frappant sur ses poches gonflées d’écus : « Je défie, s’écria-t-il, n’importe qui sur le terrain pour la somme de vingt-cinq livres sterling argent comptant ! » Une course s’organisa sur-le-champ au milieu des réflexions de la foule. « C’est un cas de conscience, disaient les uns, que de soutirer de l’argent à un pareil ingénu ! — Bah ! reprenaient les autres, il est assez vieux pour savoir ce qu’il fait ; tant pis pour lui ! » Cependant Fennex allait çà et là, pariant des sommes considérables sur la tête du jeune homme. La course eut lieu, et cette fois le prétendu novice arpenta le terrain comme un lévrier. C’était un coureur de première force. Sa victoire fut suivie d’un immense éclat de rire ; seulement tous ceux qui avaient perdu (et ils étaient nombreux) ne riaient que du bout des dents. Aujourd’hui les pédestriens ont d’autres tours à leur service. Si l’on tient sérieusement à réformer la lice, comme on le dit tous les jours en Angleterre, la première condition serait d’abolir l’usage, qui s’est introduit depuis quelques années, d’abandonner aux pédestriens une partie de la recette (gate-money). Tant que cet usage existera, les spectateurs paieront dans la plupart des cas pour être dupes. Les coureurs se soucient en effet bien moins de leur honneur et de leur réputation que du profit qui peut leur revenir ; or leur intérêt, sous le nouveau système, est quelquefois de céder le prix à un confrère dont les victoires, annoncées à plusieurs reprises par les journaux, attireront du monde. Cette dernière circonstance explique assez comment, tandis que les professional crickcters sont, dans toute la Grande-Bretagne et jusqu’aux extrémités du monde anglais, des hommes populaires, considérés et estimés, les professonal runners au contraire se voient généralement dédaignés, même par ceux qui les applaudissent.
Les Anglais cultivent encore beaucoup d’autres exercices gymnastiques. Comme ils vivent dans une île, on ne s’étonnera point si la natation est chez eux un art national. Un célèbre nageur, Beckworth, q :ii se décore du nom de champion a une fille de sept ans, miss Jessie, et deux autres enfans, l’un de cinq et l’autre de trois ans, qui le suivent dans l’eau et sous l’eau, ainsi qu’une famille de dauphins. Un autre professeur de natation s’est jeté, il y a quelque temps, d’une hauteur de quatre-vingts pieds, a tiré dans son voyage aérien deux coups de pistolet, et, une fois au fond de l’eau, a passé tranquillement un pantalon tout aussi bien que s’il eût été dans son cabinet de toilette. La mer et les rivières donnent lieu en même temps à un autre genre de sport qui est encore bien plus développé : je veux parler de l’art nautique. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a comparé l’Angleterre à un vaisseau : ce vaisseau de terre, jeté sur l’Océan à la suite des révolutions géologiques, est représenté en quelque sorte par une multitude d’yachts, de barques et de pirogues que manœuvrent des amateurs. Vienne le printemps, et la vieille Albion rajeunit toutes les années au milieu de la fête des eaux. Une des premières luttes qui excitent alors la curiosité est celle des rameurs de l’université d’Oxford contre les rameurs de Cambridge. Les regattas attirent ensuite des milliers de personnes durant l’été au bord de la mer ou sur le cours des fleuves. Si le navire, selon l’expression d’un Anglais, est le cheval des eaux, les canots fins et légers qui se disputent sur la Tamise le prix de vitesse doivent en être les gazelles. C’est merveille de voir comme ils courent, sautent, bondissent à la surface du sombre fleuve ! Les confréries de nautoniers et de canotiers se sont depuis longtemps organisées dans toute la Grande-Bretagne en clubs très nombreux et très puissans, dont chacun a ses couleurs, ses traditions, ses annales et sa célébrité. Il y en a pour tous les rangs de la société, pour toutes les formes imaginables d’yachts ou de bateaux destinés à couper les eaux douces ou amères. Je ne m’arrêterai pourtant point à un divertissement qui se trouve représenté en France, quoique sur une échelle beaucoup plus restreinte. Il me suffira de dire que l’habitude de manier l’aviron, la voile et le gouvernail, en créant une sorte de familiarité avec les fleuves et la mer, a dû développer chez nos voisins l’esprit d’aventures. Trois Anglais traversèrent l’Océan il y a deux ou trois années, et se rendirent en Hollande dans un petit bateau. Arrivés à Arnheim, ils chargèrent le bateau sur leurs épaules et le portèrent dans un hôtel où ils devaient passer la nuit. Le lendemain matin, ils reprirent, comme ils disaient, leur coursier de bois, et le conduisirent sur leur des jusqu’au Rhin, où ils s’embarquèrent pour l’Allemagne.
Je n’ai fait mention jusqu’ici que de divertissemens et d’exercices auxquels les Anglais donnent l’épithète de légaux. Il en est un autre qui a contre lui la loi, mais qui a pour lui les mœurs, les coutumes et les chaudes sympathies de la nation : ne viens-je pas de nommer la box ?
Il est à Londres, dans Shoreditch, un cabaret hanté par des hommes à mine bourrue et à tournure extraordinaire. Ce public house, qui fait le coin d’une rue, se trouve cerné tous les soirs par un groupe de désœuvrés plus ou moins en haillons. Ces martyrs de la curiosité restent là debout pendant des heures, l’œil fixe, le cou tendu, cherchant à plonger un regard furtif dans l’intérieur de la boutique chaque fois que s’ouvre la porte. « C’est lui, le voici ! (here he is !) » entendis-je bientôt résonner à mes oreilles. Non, c’était sa femme ; mais le reflet d’une célébrité mérite bien aussi quelque attention, et la maîtresse du public house de Shoreditch est après tout une beauté de comptoir. Ces gens qui restent en dehors sont naturellement retenus par une considération grave, et quelle considération plus grave qu’une poche vide ? Ceux qui ont au contraire de quoi payer une pinte de bière ou un verre de gin poussent bravement la porte, et entrent, heureux mortels, dans le tap-room ou le parlor. Dans le tap-room, ils voient derrière le comptoir, rangés sur une étagère ou pendus aux murs, des trophées magnifiques. Ce sont des coupes, des vases d’or ou d’argent délicatement ciselés, et surtout une fameuse ceinture qui provoque l’envie et l’admiration des visiteurs. Cette ceinture, qui a été décrite par certains journaux anglais avec tout le soin que mit Homère à parler du bouclier d’Achille, est couverte d’emblèmes et de scènes pugilistiques. Dans le parlor se trouve une galerie de portraits accrochés à la muraille et représentant tous les célèbres athlètes. Autour des tables et à travers un nuage de fumée, des hommes assis se distinguent par une figure peu rassurante et causent mystérieusement entre eux. Ce sont évidemment des apprentis boxeurs, des bettors qui parient indifféremment sur les hommes ou sur les chevaux de course, des sportsmen de bas étage, en un mot des membres plus ou moins actifs de l’honorable confrérie. Au milieu d’eux trône parfois un homme d’une trentaine d’années, au visage basané, aux traits durs comme un vent du nord-est, au front court et fuyant. C’est Jem Mace. Qu’est-ce que Jem Mace ? Il ne faudrait point adresser cette question à des Anglais ; mais je crains qu’en France la célébrité de ce héros ne se soit pas encore répandue, et que je doive par conséquent le faire connaître.
Jem Mace, ainsi que beaucoup de ses confrères, cumule les fonctions de publicain et de pugiliste. Il est dans ce moment l’étoile levante du ring, nom qu’on donne au cercle dans lequel combattent les lutteurs. Présent champion d’Angleterre, il a succédé au terrible Tom Sayers, qui vit encore, et comme insigne de sa dignité, il a le droit de porter cette magique ceinture, belt, qu’il a gagnée à la sueur de son front, et qui est l’orgueil, l’ambition, le but de la carrière athlétique. Jem Mace est né dans le comté de Norfolk : si j’en crois quelque récits, pleinement confirmés d’ailleurs par les traits et la couleur de sa figure, il serait sorti d’une tribu de gipsies, et aurait longtemps couru avec eux les vertes campagnes et les âpres rivages de la mer. Quoi qu’il en soit du nuage qui couvre la première moitié de sa vie, il est certain que Jem Mace n’a paru dans le cercle que depuis quelques années. Jusque-là ; il se contentait de hanter les foires et les courses de chevaux, où, comme tant d’autres histrions du pugilat, les mains recouvertes de gros gants bourrés, il donnait aux provinciaux ébahis une représentation du noble art de self defence (défense de soi-même). Encouragé sans doute par ces débuts, il figura enfin pour tout de bon, dès 1855, dans une lutte où il y avait de vrais coups de poing à donner ou à recevoir. Depuis lors, ses exploits ont fait grand bruit dans le monde des sports, et pour lui les victoires ont succédé aux victoires. Au reste, ce n’était point pour apprendre l’histoire de ses prouesses que je m’étais glissé à mes risques et périls dans cette taverne assez mal famée, — low house, comme disent les Anglais ; — c’était pour voir le lutteur chez lui, le lion dans son antre. En somme, ce lion m’a paru assez bien apprivoisé ; dans son parlor, Jem Mace est un publicain ordinaire, qui fait l’article, pousse à la consommation, surveille, avec l’aide de sa femme et de sa fille, les détails de son commerce, et d’après une expression familière à nos voisins cause volontiers avec les pécheurs[11]. Une ou deux fois la semaine néanmoins cette causerie prend un tour plus animé. Le maître tient ces soirs-là, dit le programme, une conversation intéressante avec ses meilleurs élèves : on devine qu’il s’agit d’une conversation à coups de poing. Quoique ces répétitions soient inoffensives et que la violence des horions se trouve amortie par les gants, on peut pourtant alors se faire une idée de ce qu’est une lutte sérieuse en chair et en os.
Les Anglais donnent à la science de boxer une origine classique. Suivant eux, Homère a parlé de la box dans l’Iliade, comme d’un des jeux qui se célébrèrent en l’honneur de Patrocle. Je ne m’arrêterai point à l’histoire de cet exercice chez les Grecs et les Romains, ni même chez les Anglais des premiers âges. Les annales authentiques du cercle, tel qu’il se pratique aujourd’hui, ne remontent point au-delà de 1719, Il est vrai que depuis lors jusqu’à nos jours les chroniqueurs de l’art ont conservé avec soin le souvenir des principales batailles, tout aussi bien que les noms, la biographie et les titres personnels des lutteurs. Le premier qui obtint le titre de champion était un nommé Figg, qui tenait dans Oxford-street un amphithéâtre où l’on pratiquait la box et l’exercice du bâton. Depuis Figg, le titre a passé à travers toute une série d’athlètes connus qui se sont succédé les uns aux autres, et parmi lesquels je ne nommerai que le célèbre John Jackson, qui avait été, dit-on, page de George IV. La vérité est que le roi George IV avait un faible pour les fighting men (hommes qui ont pour métier de se battre). Lors de son couronnement, il engagea les services des dix-huit athlètes les plus renommés, sous les ordres de Jackson, pour garder les avenues qui conduisent à Westminster-Hall. Cette garde d’honneur, qui comptait parmi ses membres un nègre connu sous le nom de Richmond le Noir, portait le costume des pages. Jackson, surnommé gentleman Jackson, parce qu’il avait des manières plus distinguées que ses autres confrères, mérite surtout d’arrêter notre attention, parce que, s’il faut en croire les Anglais, il réchauffa dans son sein le génie de Byron. La vérité est que le poète l’appelait son vieil ami, le maître et le pasteur de l’ordre matériel. Lord Byron excellait, comme on sait, dans tous les exercices physiques ; mais dès sa plus tendre jeunesse il affectionnait avant tout le ring, dans lequel il se jeta corps et âme. « À Harrow, écrit-il dans une de ses lettres, je frayai ou plutôt je battis fort bien mon chemin. Je crois n’avoir perdu qu’une bataille sur sept. Mes combats les plus mémorables eurent lieu entre moi et Moryan, Rice, Rainsford et lord Jocelyn ; nous étions toujours après cela les meilleurs amis du monde. » En 1813, à la veille de publier la Fiancée d’Abydos, il avait dîné au club des boxeurs, où se trouvaient, bien entendu, son ami Jackson et un autre qu’il d’signe sous le sobriquet de Tom, — « un grand homme ! » Byron, si difficile d’ordinaire sur le chapitre des relations sociales, recherchait et cultivait la société des champions, eussent-ils été porteurs de houille, ainsi que ce même Tom, avant de prendre le reste[12]. « J’aime l’énergie, écrivait-il alors, même l’énergie animale, et j’ai grand besoin de force à la fois mentale et corporelle. »
L’auteur de Childe Harold n’est point le seul, il s’en faut de beaucoup, parmi les poètes et les artistes anglais qui ait témoigné une grande admiration pour la box et qui ait pratiqué cet exercice national. Sir Thomas Lawrence eut une rencontre à coups de poing, dans les champs de Bristol, avec un jeune homme qui devint plus tard le modèle de son Satan. Le nom de George Morland se rattachait aussi très intimement à la fraternité des prize-fighting men (hommes qui combattent pour gagner le prix). Je connais même aujourd’hui des écrivains modernes très distingués qui passent une ou deux heures par jour à se détendre l’esprit en raidissant les bras et en appliquant, en recevant de toutes leurs forces des coups plus ou moins amortis par le gantelet. La box est en grand honneur dans certaines écoles et dans les universités. Considéré au point de vue de l’hygiène et de la défense personnelle, cet exercice, que nos voisins ont élevé à l’état de science, est évidemment irréprochable ; mais, une fois la force développée, qui marquera la limite entre la défense et l’attaque ? L’immoralité du ring consiste dans le spectacle que donnent à la population anglaise deux hommes marchant l’un contre l’autre sans griefs aucuns, sans autre point d’honneur que celui d’obtenir la victoire, sans autre appât que celui du gain, et frappant à tours de bras au risque d’écraser le nez de l’adversaire, de lui briser les membres ou même de l’assommer sur place. « On ne peut pas empêcher ça, » disent naïvement les héros du poing, et en effet ce n’est pas leur faute ; s’il y a un coupable, c’est le public qui les regarde, qui les encourage et qui les applaudit.
On a dit des lutteurs de profession qu’ils appartenaient au genre homo et à l’espèce pugil. Le fait est qu’ils constituent une classe tout à part dans la société. On les reconnaît aisément à des traits de famille. C’est toujours le même front bas et étroit, le même occiput énormément développé. Si quelque chose pouvait donner raison aux principes de Gall et de Lavater, ce serait bien le pugiliste anglais avec le nez aplati, l’oreille saillante, la bouche épaisse, la poitrine large, la tête un peu encaissée et le cou de taureau fortement soudé aux épaules. On retrouve chez lui, à un degré qui surprend, le type que les artistes grecs ont donné à Hercule ; il descend en ligne droite du héros mythologique dont il s’attribue volontiers le nom, et s’il n’a plus de massue, il a ses poings, qui valent bien autant. Ce n’est pas seulement par les traits extérieurs que l’athlète se sépare des autres hommes, c’est aussi par son langage, par ses mœurs et par son genre de vie. Les membres de la confrérie ont une langue ou plutôt un argot à eux dont on chercherait vainement les termes dans le dictionnaire du docteur Johnson. Le sang qui coule est pour eux du claret, la tête est une noisette, le front est un frontispice, le nez est une conque, les cheveux sont de la laine, le ventre est la corbeille à pain, etc.[13].
En dehors du ring, les querelles des boxeurs sont assez rares. Je citerai le seul de ces cas peu nombreux, assure-t-on, qui soit venu à ma connaissance. Tom Sayers et Jem Mace s’étaient rencontrés dans le bar-room d’un hôtel de Liverpool, à un moment où il y avait entre eux des motifs de jalousie ; ils entamèrent une explication vigoureuse. Encore la colère de Sayers s’évapora-t-elle bien vite dans l’action, et à peine eut-il assuré la défaite de son rival qu’il lui témoigna toutes ses sympathies. Aujourd’hui ces deux braves lutteurs voyagent ensemble comme Castor et Pollux et sont les meilleurs amis de la terre. Ainsi-que tous les hommes frappés au physique et au moral par un cachet particulier, les fighting men se recherchent entre eux, et cet isolement de la société profane fortifie encore de jour en jour le caractère qui les distingue. Beaucoup de pugilistes célèbres tiennent en même temps un hôtel ou un public house, — excellente spéculation, car la présence au comptoir d’un des soleils du ring attire bientôt toutes les étoiles secondaires, étoiles altérées, dit le proverbe, et qui aiment à se baigner le soir dans les flots d’ale et de porter. Quand le lutteur n’a pas d’autre profession, il se rend volontiers vers quelque parlor où il a sa place marquée et où il passe une bonne partie de la journée, moins pour boire (il est généralement sobre) que parce qu’il trouve là une société choisie, c’est-à-dire un cercle de confrères et d’initiés. Ces hommes ont le plus souvent une grande idée d’eux-mêmes ; aucune supériorité ne se prouve en effet plus nettement que celle de la force physique ; ensuite leur vanité se trouve singulièrement flattée par certains journaux de sport qui distribuent leurs portraits et les comparent aux chevaliers des anciens temps. Si l’athlète a ses défauts, il a aussi ses qualités ; on s’accorde à louer sa bienfaisance. Il existe parmi les confrères boxeurs un fonds de secours connu sous le nom de pugilistic benevolent association. Leur bienveillance est un peu celle du bouledogue qui se bat quelquefois pour la bonne cause. Il y a quelques années, au moment de la maladie des pommes de terre, les meilleurs pugilistes de la Grande-Bretagne proposèrent de donner au profit des pauvres Irlandais mourant de faim une représentation monstre dans laquelle « tout le monde ferait son devoir. »
Ce type si tranché est-il un produit de la nature ou de l’éducation ? De l’une et de l’autre, je crois. Il y a des hommes qui naissent athlètes : après avoir exercé quelque temps leurs bras à un autre métier, après avoir été maçons, comme Tom Sayers, ou forgerons, comme Heenan (le champion américain), ils s’aperçoivent un beau jour qu’ils se sont fourvoyés. C’est alors que leurs regards se tournent vers le ring ; après avoir essayé leurs forces dans des combats singuliers, ils déclarent au monde qu’ils ont enfin trouvé leur étoile. Il y en a d’autres qui, ayant plus ou moins de sang de lutteur dans les veines, courtisent la profession dès leur enfance. Dans ce dernier cas, l’aspirant entre volontiers en qualité de garçon (pot-boy) chez un vétéran du cercle qui tient un hôtel ou un cabaret, et qui aime à voir reverdir ses lauriers sur la tête d’un pupille. Là l’éducation du futur Hercule commence de bonne heure : je ne parle pas, on l’entend, de l’éducation classique, pour laquelle les vrais pugilistes témoignent en général un mépris souverain. Non, son cours d’instruction consiste à parler couramment l’argot, à brandir des dumb-bells, à courir un mille en cinq minutes, et surtout à souffrir les coups et les horions sans donner le moindre signe de douleur. C’est à lui de comprendre que la chair humaine a été faite pour être martelée par le poing. Un des principes de la science est que l’élève doit toujours se montrer de bonne humeur : dût le lutteur mourir à la peine, il doit mourir en riant. Ce rire est souvent, je l’avoue, un peu forcé et ressemble d’assez près à une grimace ; mais qu’importe ? l’intention y est. À mesure que l’apprenti avance en âge, il se détache en vigueur sur le fond pâle et monotone des autres adolescens. Ses cheveux coupés court et durs comme une brosse, son nez aplati et poli à la surface par les rudes caresses du gantelet, ses os et ses muscles fortement prononcés, ses mâchoires protubérantes, tout annonce déjà ce qu’il doit être un jour. Le novice se trouve encore cependant à peu près sur le même pied que les ouvriers qui, poussés par une vocation soudaine, abandonnent la truelle ou le marteau pour le gantelet ; seulement il possède sur eux, à forces égales, un avantage incontestable. Après avoir choisi un sobriquet, s’être créé des relations dans le monde pugilistique et avoir trouvé un capitaliste qui veuille bien l’appuyer d’un enjeu (stake), lequel n’est guère au début que de 5 à 10 livres sterling, il se met entre les mains d’un maître régulier (regular trainer).
Le traitement des lutteurs ne diffère de celui des pédestriens que par des nuances. Chez ces derniers, le développement de la partie supérieure se sacrifie au développement de la partie inférieure ; il n’en est pas ainsi chez le pugiliste. Ses bras et ses épaules doivent naturellement commander l’attention et se superposer à une base solide. Pour les uns et les autres d’ailleurs, c’est toujours la même vie monotone et réglée, un exercice quotidien, une nourriture cénobitique, ainsi que l’obligation de se lever et de se coucher avec le jour. Tous les matins avant le déjeuner, le pugiliste prend un bain, il est ensuite frotté de la tête aux pieds avec une rude serviette ou même avec des gants de crin. S’il a soif entre les repas, il ne peut boire que de l’eau de gruau. Au bout d’environ deux mois d’un tel régime, l’autorité qui n’a cessé de veiller sur tous ses actes déclare par la bouche du trainer qu’il est blanc comme une femme. C’est en effet une noble victime à offrir aux coups du pugilat qui doivent dans quelques jours bleuir et noircir ces belles chairs ayant la couleur et la dureté du marbre. Il n’est pas seulement blanc[14], mais droit et vigoureux comme un chêne ; ses muscles se dessinent avec des reliefs imposans, et rien n’égale ses moyens de résistance à la fatigue. Un des effets du training est que, tout en doublant le volume des forces, il endurcit le corps et le revêt d’une sorte d’invulnérabilité. Un pugiliste bien dressé saigne très peu, même sous l’action de certains coups qui provoqueraient chez d’autres une hémorragie abondante. On est libre de ne point envier cette supériorité physique de l’athlète, surtout au prix où elle s’acquiert ; mais dans les sociétés modernes, où l’action du système nerveux a pris sur l’économie organique une prédominance quelquefois maladive, il est au moins curieux de trouver une classe d’hommes qui font contre-poids et qui rétablissent en quelque sorte l’équilibre en consacrant tous leurs efforts à l’éducation des muscles.
Enfin arrive le grand jour de la lutte : elle a été annoncée depuis une ou deux semaines dans les journaux de sport, qui ont pourtant eu soin de dissimuler l’heure et le lieu de la scène. Comment ces détails se répandent, la veille de l’événement, par toute la ville ave c la rapidité de l’étincelle électrique, comment des milliers de personnes se trouvent le lendemain, au lever du jour, sur le terrain, sans que la police anglaise en ait rien su, c’est un point que je n’ai jamais pu m’expliquer. Les deux adversaires, gardés à vue par les agens de police, s’il faut en croire certains bruits, trouvent toujours moyen de s’échapper et de se rendre sur le champ clos où les attend déjà un public nombreux et sympathique. Pour quiconque a assisté à l’un de ces défis, jamais l’idée ne viendra d’accuser à ce propos le gouvernement anglais de faiblesse ou d’incurie. Que peut-il faire, avec la meilleure volonté du monde, quand des étoiles de l’aristocratie, des chefs de l’armée, des membres de la chambre des communes et de la chambre des lords, des hommes distingués dans toutes les sphères, quelquefois même des clergymen, couvrent pour ainsi dire le ring de leur influence et de leur patronage ? Comment la main du pouvoir se glisserait-elle à travers ce rempart d’impunité ? Les lutteurs ne craignent donc guère les tribunaux, placés qu’ils sont sous la protection de l’enthousiasme national. Il faut pourtant se hâter, et le premier soin de ceux qui président au tournoi est de choisir un terrain favorable ; ceci fait, on prépare aussitôt le ring, qui, contrairement aux idées que les mathématiciens nous inculquent sur la nature du cercle, est un carré de verdure entouré de pieux et de cordes. Chacun des deux pugilistes se montre dans la foule accompagné de deux amis ou témoins dont l’un porte une éponge ou une serviette, c’est le second, et dont l’autre tient une bouteille d’eau à la main, c’est le bottle-holder. Les fonctions de ces deux chevaliers servans consisteront tout à l’heure à éponger avec un soin de nourrice les membres ruisselans du lutteur et à lui rafraîchir la bouche avec de l’eau. L’entrée dans le ring est un moment solennel : avant d’y pénétrer lui-même, le pugiliste y jette son chapeau, comme s’il ne voulait franchir l’enceinte redoutable que pour le ressaisir. Quand le pugiliste a déjà fait ses preuves et qu’il est aimé du public, son entrée est saluée par un tonnerre d’applaudissemens qui se répètent d’ailleurs avec plus ou moins de force, un moment après, en faveur de son adversaire. Si ces deux hommes ne se connaissent guère ou même ne se sont jamais rencontrés jusque-là, ils s’observent de la tête aux pieds avec des regards étranges, ainsi que des lions qui s’envisagent et se flairent sur la limite d’un bois. Cependant les deux adversaires s’avancent l’un vers l’autre et se serrent chaudement la main, comme pour témoigner qu’aucune inimitié personnelle ne les anime, et qu’ils ne sont là que pour soutenir l’honneur d’un passe-temps national. À cette poignée de main qu’accompagne de part et d’autre un sourire glacial, les applaudissemens redoublent en dehors du ring. Les Anglais donnent aux athlètes le nom de gladiateurs : ce terme est impropre, car ils n’ont d’autre arme que leur poing noueux ; mais ce sont bien, comme les anciens gladiateurs, les souffre-douleur de la joie publique. O vieille Angleterre, ceux qui vont combattre te saluent ! Les deux champions tirent maintenant au sort pour savoir quelle place chacun d’eux occupera dans le ring cette dernière circonstance n’est point du tout indifférente, car un grand désavantage s’attache quelquefois à celui qui reçoit dans les yeux le vent, la poussière ou le soleil ; on nomme alors des arbitres, umpieres, et toutes les formalités étant remplies, les lutteurs se dépouillent de leurs habits pour se montrer nus jusqu’à la ceinture. Cette cérémonie manque rarement d’exciter dans la masse des spectateurs un mouvement d’enthousiasme, tant l’exercice et le training ont développé sur les bras et les épaules de ces hommes des amas de muscles, qui, pour la dureté et la saillie, ressemblent à des os recouverts d’une peau mince. Les curieux, qui ont quelquefois payé jusqu’à 10 shillings leur place sur le gazon, se tiennent maintenant assis à environ six pieds en dehors du ring, et forment un cercle autour du cercle, — sorte de serpent plusieurs fois enroulé sur lui-même. Quelques minutes se sont écoulées entre le moment où les pugilistes se sont serré la main et celui où ils prennent leur position : une seconde de plus, et le combat s’engage. Homme contre homme, bras contre bras, poing contre poing, ils frappent, parent ou reçoivent les coups avec une violence qui est d’abord plus ou moins modérée par la présence d’esprit et le grand empire qu’ils ont appris à exercer sur eux-mêmes. La première ronde, c’est-à-dire la première attaque, se trouve généralement consacrée par les boxeurs à faire connaissance avec le système, les forces et les ressources de leur antagoniste. Après un court repos, les rondes succèdent aux rondes, et les coups de poing retentissent sur la chair ferme, comme des coups de marteau sur l’enclume. Je n’ai assisté qu’une seule fois à ce spectacle révoltant, et cela bien moins par goût que pour connaître la vie anglaise sous un de ses aspects les plus caractéristiques. Il faut pourtant avouer qu’on ne peut voir un de ces défis à la lutte (fighting matches) sans concevoir l’excitation des Anglais et l’enthousiasme qui les anime en présence du ring. Saint Augustin raconte l’histoire d’un jeune chrétien qui, forcé d’assister à un combat du cirque, avait obstinément tenu les paupières baissées jusqu’au moment où un cri poussé par l’un des gladiateurs lui fit ouvrir les yeux : il avait vu, il fut perdu, et devint, à partir de cet instant-là, un des sectateurs les plus passionnés de ces scènes sanglantes. Eh bien ! le ring exerce une fascination à peu près semblable. J’avais à côté de moi un jeune Anglais qui pouvait avoir dix-sept ans, blond avec des yeux bleus, et que j’avais remarqué avant la lutte à cause de son air de grande douceur. À peine les coups de poing commencèrent-ils à pleuvoir sur les chairs meurtries, que ses regards prirent une expression de curiosité féroce. Comme il remarquait pourtant ma surprise : « C’est horrible, s’écria-t-il, de s’intéresser à ces choses-là ; mais c’est plus fort que moi, c’est dans le sang. Mon père était un grand amateur de ce genre de sport. »
Tant que dure la lutte, la fureur des paris redouble ; c’est même alors que les fluctuations du marché (betting market) deviennent orageuses, selon que les chances paraissent tourner en faveur de l’un ou de l’autre adversaire. Cette alliance de la spéculation et de la brutalité a quelque chose d’impie. Dans ces sortes de tournois, c’est généralement la force animale qui l’emporte ; on ne saurait pourtant nier qu’il n’y ait une science, une méthode. L’importance de l’art de la box n’apparut peut-être jamais sous des traits plus frappans que dans la rencontre de Jem Mace et de Hurst, — un nain contre un géant. Tous ceux qui ne connaissent point assez les ressources de la stratégie pugilistique tremblaient de voir ce ridiculusmus exposé aux secousses d’une telle montagne de chair : ce fut la montagne qui s’écroula. Au bout de quelques instans, le géant n’était plus qu’un cyclope borgne ; au bout d’une heure, c’était Samson aveugle. Le courage admirable avec lequel ces hommes endurent les coups et supportent les blessures, sans s’avouer vaincus, serait certes digne d’une meilleure cause. Qui a oublié la bravoure de Tom Sayers, qui, ayant eu le bras cassé d’un coup de poing presque au commencement de la lutte, n’en tint pas moins tête à Heenan durant quarante et une rondes, ferme, indomptable, un sourire sur les lèvres, puis laissa la victoire indécise[15] ? Quand un des adversaires est pourtant tout à fait hors de combat, les arbitres interviennent et déclarent l’affaire terminée. C’est alors que le plus souvent on voit apparaître sur le terrain une escouade de policemen qui avaient été envoyés, dit la phrase officielle, « pour prévenir la bataille, mais qui arrivent juste au moment où elle vient de finir. »
On s’étonnera peut-être que le pugilat puisse fournir à certains hommes une carrière. Il faut d’abord savoir que le vainqueur, meurtri, battu, défiguré, mais d’autant plus fier qu’il est plus puni (mot honnête pour ne point dire qu’il est roué de coups de poing), reçoit l’enjeu hasardé par son adversaire. Ces enjeux (stakes) sont quelquefois de 4 et 500 livres sterling. Outre cela, il a des amis qui parient pour lui sur le terrain, et il récolte naturellement une bonne partie du butin. Dans les intervalles, — car ces combats n’ont lieu qu’à la distance de quelques mois, — il donne, comme professeur, des leçons de box à un prix très élevé. Il est pourtant facile de prévoir que la carrière de l’athlète n’est point de longue durée. Un homme, si bien constitué qu’il soit, ne résiste pas longtemps à de tels assauts. Après quelques actions d’éclat, le pugiliste se retire généralement du ring, heureux s’il emporte avec lui la fameuse ceinture ! Quand il ne tient point alors pour son compte un public house, il se place volontiers, comme Tom Sayers, à la tête d’un cirque ou d’une ménagerie d’animaux. Ces hommes ont le respect de la force, et ils l’admirent dans toute la nature, mais surtout chez les bêtes fauves, avec lesquelles, il faut bien le dire, on peut leur trouver quelques traits extérieurs de ressemblance. Il y a pourtant chez eux des exceptions, et celle que j’ai surtout en vue montrera que le développement exclusif des muscles n’obscurcit pas toujours l’intelligence. Je fus conduit un soir, par un Anglais de mes amis, dans un quartier de Londres assez mal famé qui porte le nom de White-Chapel-Road ; là, nous trouvâmes un petit public house qui s’annonçait de loin par une grosse lanterne allumée sur laquelle on lisait cette enseigne : the king’s arms (aux armes du roi), et plus bas : Jem Ward’s ex-champion of England (Jem Ward, ex-champion d’Angleterre). C’était le nom du tavernier. L’endroit était bien celui que nous cherchions, et nous entrâmes. Au comptoir, nous trouvâmes un homme à cheveux gris dont le visage et la haute taille trahissaient à première vue un ancien athlète, mais dont les yeux bleu clair annonçaient un caractère méditatif et presque rêveur. Jem Ward a été dans son temps un des meilleurs pugilistes, et derrière son comptoir on voit encore une ceinture de 1,000 guinées qu’il a obtenue dans une fameuse rencontre dont les annales du ring ont conservé le souvenir. Après quelques mots échangés, nous lui demandâmes à voir ses tableaux, car nous savions que Ward était peintre. Retiré du cercle en 1832, il se mit plus tard, vers l’âge de quarante-six ans, à broyer des couleurs sur une ardoise et à manier le pinceau. Son éducation ne le préparait guère au métier d’artiste : au sortir d’une rude enfance, il avait porté du sable sur le dos pour lester les navires ou du charbon de terre. C’est d’instinct qu’il s’est mis à peindre. Un sourire se dessina sur la figure simple et honnête de l’ancien pugiliste. Il était évident que, comme tous les artistes, Ward ne tenait point du tout à garder la lumière de son talent sous le boisseau. Après avoir donné l’ordre d’allumer le gaz, il nous conduisit par un escalier étroit dans une chambre au-dessus de la boutique, où une douzaine de ses peintures se trouvent exposées dans des cadres d’or. C’étaient surtout des paysages, des couchers de soleil, des points de vue entre ciel et eau. Je fus heureusement trompé, car je m’attendais à trouver des barbouillages, et très certainement la manière de Ward n’est pas commune. On y sent les défauts et les qualités d’un homme heureusement doué qui s’est formé lui-même. Ce sont à la fois plus et moins que des chefs-d’œuvre, ce sont des tours de force. Ward possède encore un talent naturel pour la musique ; il a une fille, fort distinguée de sa personne, qui figure honorablement parmi les bonnes pianistes de Londres.
La vieillesse de l’athlète est généralement exempte d’infirmités. Il incline seulement avec l’âge à se montrer laudator temporis acti ; de son temps, les hommes étaient bien plus forts ! On a observé en Angleterre qu’il fréquentait rarement les églises : faut-il en conclure qu’il appartienne à la race d’Antée, l’ennemi des dieux ? L’athlète n’est l’ennemi de personne ; mais une religion qui prêche la douceur, l’humilité, l’oubli des injures, et qui recommande de présenter la joue gauche quand on a reçu un soufflet sur la joue droite, n’est pas trop de son goût. Peut-être aussi craint-il, en se présentant dans une assemblée religieuse, de détourner les esprits de la prière et des exercices moraux pour attirer l’attention sur la force matérielle dont il est la représentation vivante. Quoi qu’il en soit, il tient à reposer à la fin de sa vie dans une sépulture chrétienne. Dans un des cimetières de Londres, j’assistai, il n’y a pas très longtemps, à l’enterrement d’un pugiliste, et parmi les quelques paroles prononcées sur sa tombe, j’ai retenu celles-ci : « Il a combattu bravement le combat de la vie, he fought fairly the battle of live. Ce n’est d’ailleurs pas dans le cimetière, où ses amis lui érigent pourtant d’ordinaire un monument, qu’il faut chercher l’oraison funèbre du lutteur : c’est dans les journaux de sport où sa vie, sa carrière et ses exploits sont racontés avec emphase, comme si l’Angleterre venait de perdre en lui une des gloires nationales.
Tel qu’il est, le ring compte de zélés défenseurs au-delà du détroit : quelle mauvaise cause a jamais manqué d’avocats ? Je suis d’ailleurs prêt à reconnaître qu’il peut y avoir, comme disent nos voisins, deux côtés dans la question. Les Anglais répondent aux Français, qui s’indignent de ces défis à coups de poing : « Et vous, n’avez-vous pas le duel ? » Leur conviction est que la science du pugilat et le genre d’honneurs rendus aux hommes qui paient bravement de leur personne dans un combat singulier, où les membres nus luttent contre les membres nus, éloigne de la population britannique l’idée de recourir aux armes offensives. Cette théorie a trouvé des partisans jusque sur les bancs de la magistrature : le lord chief justice Best, plus tard baron Wynford, était d’avis que la boxe pratiquée selon certaines règles était une bonne institution anglaise. Il alla même un jour jusqu’à dire au grand jury de Wiltshire que c’était une loi de paix, law of peace en ce qu’elle décourageait, par l’usage des armes naturelles, l’emploi de lâches et criminels moyens d’attaque, tels que le poignard ou le stylet. Les faits eux-mêmes ne manquent point pour appuyer cette théorie. Un des aristocratiques patrons du ring sir Maurice Berkeley, raconte volontiers un fait dont il a été témoin et qu’il cite comme un exemple des nobles sentimens que développent chez certains hommes les habitudes du pugilat. Un vaisseau britannique, la Blanche, était engagé dans une attaque contre un navire de guerre ennemi sur les mers des Indes occidentales. Parmi les soldats de marine se trouvait un Anglais qui s’était distingué dans le monde du ring. Au moment où l’on en vint à l’abordage, il se trouva face à face avec un homme qui n’avait rien dans la main pour se défendre. L’ancien athlète venait d’être blessé à la jambe par un coup de feu ; mais à la vue d’un homme désarmé une sorte de générosité naturelle aux lutteurs se réveille en lui, il jette son sabre et termine le combat corps à corps.
Les lois du ring, ajoutent encore les partisans du système, en défendant de frapper un adversaire au-dessous de la ceinture, de lui arracher les chairs avec les ongles ou de lui sauter à la gorge, imposent des limites à la brutalité, introduisent le point d’honneur dans les rencontres personnelles, et élèvent ainsi jusqu’à un certain point les combats d’homme à homme vers un type régulier. C’est un mal qui en prévient un plus grand. Il n’est pas aisé, surtout dans certaines classes, de retenir le bras d’un Anglais au sang bouillant ; on a donc trouvé plus simple et plus pratique de modérer par les règles de l’art l’explosion des instincts batailleurs. Tous ces argumens méritent sans doute d’être pris en sérieuse considération ; mais on me paraît confondre ici deux choses bien distinctes, la box et le ring. Qu’il soit quelquefois avantageux d’élever à l’état de science ou même d’institution le sentiment de la défense personnelle, je n’en disconviens point ; s’ensuit-il pour cela que la vue des scènes horribles qui se passent trop souvent dans le cercle soit un spectacle moral et digne d’une civilisation avancée comme celle de l’Angleterre ? Déjà un parti, composé d’esprits graves et éclairés, s’élève dans toute la Grande-Bretagne contre cet usage barbare, qui, on a beau dire, perd chaque jour du terrain. À la tête de ce parti, je suis heureux de trouver l’autorité du Times ; mais, tant que ce journal prêtera aux combats de gladiateurs l’appui de son éminente publicité, ne ravivera-t-il point chez ses concitoyens une coutume qu’il tend à combattre par ses réflexions morales ? Une dernière objection ne m’arrêtera qu’un instant : quelques Anglais semblent persuadés qu’en supprimant les fêtes publiques du ring, on affaiblirait chez eux le courage national. Les pugilistes sont braves sans doute ; mais cesseraient-ils demain d’exister que la flotte et l’armée britanniques n’en continueraient pas moins, j’en suis convaincu, de se faire craindre jusqu’aux extrémités du monde. « Le courage militaire, me disait à ce propos le général Cameron, est un autre courage ; c’est une force morale qui naît du sentiment du devoir. »
Sans nous attacher davantage aux inconvéniens du ring, ne convient-il point de chercher quelle peut être l’utilité sociale de certains jeux et de certains exercices athlétiques ? Je ne croirai jamais, avec les écrivains du sport, que lancer une balle, délier ses jambes à la course ou asséner un vigoureux coup de poing, soit la grande affaire de la vie ; mais enfin l’homme est double, et je conçois très bien que, tout en ne perdant point de vue les développemens de l’esprit, les Anglais tiennent à accroître chez eux le mécanisme naturel de l’action. On a dit dans ces derniers temps beaucoup de mal de la force ; après tout, c’est encore elle qui gouverne le monde. Les peuples qui ont le plus déclamé contre elle et qui se sont donné le plaisir de la déclarer impuissante sont souvent les premiers qui la subissent à un moment donné. Seulement il y a différentes manières de comprendre la force. On peut la mettre dans les ressorts et les institutions de l’état. Telle n’a pas été l’intention des Anglais, car à leurs yeux les gouvernemens impérieux font les nations faibles. C’est au contraire dans l’individu qu’ils ont cherché à développer les moyens d’action et de résistance. Quels ont été les résultats économiques d’un tel système ? Il a donné des forces précieuses à l’industrie et au travail. C’est à l’aide de ces ressources vivantes, c’est appuyée sur la somme de ces énergies individuelles créées et développées par un ensemble d’exercices incessans que la Grande-Bretagne a dompté les élémens, défriché les déserts, fondé partout des manufactures et couvert soixante mille milles de fils télégraphiques, tandis que toute l’Europe réunie n’en a encore que la moitié, — trente mille milles. Accroître la puissance physique de la race, c’est enrichir le pays. Quand on a su remplir de telles conditions, on peut ouvrir un port sous la Tamise, creuser des chemins de fer sous la ville de Londres et bâtir à l’industrie un palais de brique auquel on convie l’univers.
ALPHONSE ESQUIROS.
- ↑ Voyez pour les sports les livraisons du 15 novembre 1861 et du 1er mars 1862, et pour l’ensemble de la série la Revue du 1er septembre 1857, du 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, 1er mars, 1er septembre et 15 décembre 1859, 15 avril, 15 septembre, 15 octobre et 1er décembre 1860, 1er mai, 15 juin et 1er septembre 1861.
- ↑ Ces rapports ont été publiés en 1861 avec l’autorisation du gouvernement dans la collection des volumes parlementaires, à la suite d’une enquête sur l’état de l’éducation dans la Grande-Bretagne ; l’auteur est M. Edwin Chadwich.
- ↑ Ces wickets, qui forment en quelque sorte la base du jeu de cricket, ont la forme d’un énorme gril à trois branches, assez écartées les unes des autres pour laisser passer la balle. La stratégie du jeu, qui est d’ailleurs fort compliqué, consiste surtout à attaquer et à défendre ces barres. On les attaque en jetant une balle avec la main (bowling) ; on les défend en repoussant et détournant cette même balle avec une crosse de bois (batting).
- ↑ La halle de cricket ne rebondit pas, elle est dure comme une pierre et a été faite évidemment plutôt en vue de la crosse de bois que des membres humains. Pour prévenir quelques-uns des accidents les plus communs. les deux ou trois joueurs dont la position est surtout menacée portent des gants très épais et une sorte d’appareil en bois autour des jambes (leggards) destinés à les protéger contre les rudes coups de la balle. Rien n’égale d’ailleurs la fermeté aver laquelle les joueurs supportent les contusions et les blessures. Un vieux cricketer, M. Alfred Mynn, qui est mort à Londres il y a quelques mois, avait été frappé à la jambe en jouant dans une partie du nord contre le midi. Il ne sen maintint pas moins à son poste pendant des heures au milieu des douleurs les plus atroces.
- ↑ Je dois conclure d’une discussion assez vive qui s’est élevée dernièrement dans les journaux de sport qu’il y a deux clubs de ce nom, les vrais et les faux arlequins.
- ↑ Un fait peut-être mérite d’être remarqué : parmi les étrangers, et ils sont nombreux, qui résident depuis des années en Angleterre, beaucoup se sont tout à fait assimilé les manières britanniques ; mais pas un d’eux, que je sache, n’a conquis quelque célébrité dans le jeu de cricket. Ce jeu marque en quelque sorte la limite de la naturalisation pratique.
- ↑ On raconte qu’à Purton, en 1836, cinq des joueurs furent forcés d’abandonner la partie. Ils avaient déjeuné le matin de crabes et bu du vin de Champagne.
- ↑ Il ne faut point le confondre avec son fils, M. Fred Lillywhite, qui est aujourd’hui une des étoiles du jeu.
- ↑ L’Indien n’a point paru à Londres depuis environ deux mois ; il se réserve pour le temps de l’exposition universelle : il espère alors recueillir beaucoup d’argent. En attendant, comme il n’est point d’humeur à laisser pousser l’herbe sous ses mocassins, il court dans les running grounds de la province.
- ↑ L’un d’eux, dans un défi auquel j’assistais, fut traité sans façon de fat pig (cochon gras). Il s’excusa, disant qu’il n’en serait plus ainsi à la prochaine course, et il tînt parole. Le traitement avait agi sur lui tout à l’inverse de la baguette de Circé.
- ↑ Cette opposition de publician et de sinner, qui revient si souvent dans la conversation des Anglais tient sans doute à une réminiscence de l’Evangile, où il est dit que Jésus-Christ faisait sa société des publicains et des pécheurs. Ai-je pourtant besoin de rappeler que le publicain, dans la Grande-Bretagne, n’a rien de commun avec les fonctions du publicain dans la société juive. C’est le maître d’un public house.
- ↑ Le ceste est dans la bouche de Byron une réminiscence classique ; il avait sans doute en vue le combat de Dares et d’Entellus dans l’Enéide, qui, au ceste près, est regardé par les Anglais comme la description très exacte d’une partie de box.
- ↑ Ce bas langage sert du moins à couvrir du voile de la métaphore ou de l’allégorie certains détails qui nous révolteraient, s’ils étaient exprimés dans l’idiome des corinthiens (c’est ainsi que les hommes du métier, fancy, appellent les profanes). S’agit-il par exemple de dents enlevées ou arrachées par un coup de poing, on dira, avec tous les ornemens du style figuré, que « les ivoires ont été extraits sans l’aide de procédés mécaniques. » Les yeux ont-ils disparu sous l’enflure des paupières et par suite de contusions, on trouvera plus agréable de raconter que « les optiques se sont éteintes sous l’arcade du frontispice. »
- ↑ Ai-je besoin de dire que la peau ne change pas toujours de couleur en dépit un traitement : elle reste quelquefois brune ou bronzée ; mais même dans ce dernier cas elle prend un ton de force et de santé.
- ↑ La fameuse ceinture, belt, pour laquelle Tom Sayers, champion d’Angleterre, et Heenan, champion des États-Unis d’Amérique, avaient si vaillamment combattu, n’a été en définitive adjugée ni à l’un ni à l’autre. Les avis sur le mérite relatif des deux lutteurs durant cette journée fameuse sont très partagés, et je me garderai bien de porter moi-même un jugement. Toujours est-il que cette rencontre demeure un des principaux griefs entre les Anglais et les Américains. Heenan, qui avait passé et repassé l’Atlantique, n’a cessé depuis ce temps-là de réclamer, en son nom et au nom de ses concitoyens, contre la sentence des Anglais. Aujourd’hui il est revenu à Londres, les poches pleines de bank-notes, pour voir l’exposition, et annonce des intentions pacifiques auxquelles tout le monde pourtant n’ajoute point une foi extrême.