L’Angleterre et la guerre

L’Angleterre et la guerre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1250-1269).

L’ANGLETERRE
ET
LA GUERRE


L’Angleterre traverse en ce moment une crise extérieure et une crise intérieure. Elle a déjà passé par de pareilles épreuves ; elle s’est tirée d’affaire autrefois, elle s’en tirera probablement encore aujourd’hui. Elle a, pour se guérir, une méthode qui pourrait être dangereuse pour une constitution moins robuste que la sienne, mais qu’elle s’applique avec une admirable confiance. Elle ne se dissimule jamais la gravité de son mal ; elle se prend elle-même pour sujet, s’étend sur la table, se dissèque et s’anatomise, appelant le monde entier à cette leçon de clinique. Cette publicité sans bornes, sans réserve et sans pitié est par elle-même une preuve de force ; un peuple qui se traite aussi énergiquement est sûr de se relever.

Exclusivement livrée depuis quarante ans aux travaux de la paix, dispensée par sa position géographique de la nécessité d’entretenir un établissement militaire permanent, l’Angleterre a été prise au dépourvu par la guerre. Son gouvernement et son parlement n’étaient pas plus en mesure d’entrer en campagne que ne l’était son armée. Non-seulement elle n’était pas prête pour la guerre, mais quand la guerre est venue, le gouvernement était précisément dans les mains des hommes qui étaient les représentans naturels du parti de la paix. L’objet de la coalition qui avait réuni dans le même cabinet lord Aberdeen, le duc de Newcastle, sir Jambes Graham, M. Gladstone et M. Sidney Herbert d’un côté, et de l’autre lord John Russell, lord Lansdowne et lord Palmerston, avait été de consolider à perpétuité la grande révolution économique accomplie par Robert Peel, et de la mettre pour jamais à l’abri de toute réaction. Ce but une fois atteint, la cause première de la coalition de toutes les nuances libérales cessait d’exister, et tôt ou tard les élémens hétérogènes qui composaient le gouvernement devaient reprendre leur cours. Par un hasard dont on était loin alors de prévoir les suites, la distribution des départemens ministériels, s’était faite de telle façon, que les représentans les plus spéciaux des idées pacifiques se trouvèrent chargés de la direction de la guerre. Le duc de Newcastle, M. Sidney Herbert et sir James Graham étaient à la tête des départemens de l’armée et de la marine, et M. Gladstone avait à pourvoir au budget de la guerre. Lord John Russell rongeait son frein et s’amusait à présenter, au milieu de l’indifférence universelle, un projet de réforme électorale qu’il devait retirer en pleurant ; lord Palmerston consacrait ses brillantes facultés à des questions de grande voirie et de législation fumivore. Quel qu’ait été l’enthousiasme belliqueux manifesté en Angleterre par les différentes classes de la nation, on peut dire que le gouvernement et même le parlement ne furent amenés à la guerre qu’à leur corps défendant. Ni l’un ni l’autre n’avaient été nommés dans cette intention, et c’est même pour cette raison qu’aujourd’hui encore le parlement est incapable de répondre aux exigences qui lui sont imposées. L’un et l’autre s’embarquaient dans la guerre comme dans une entreprise ingrate dont ils désiraient sortir le plus tôt possible. S’ils l’avaient faite de bon cœur et avec passion, ils auraient au moins cherché à la présenter sous les couleurs les plus populaires, et ils se seraient, comme au beau temps de Pitt, jetés dans la voie des emprunts. Au lieu de dorer la pilule, ils s’attachèrent à la rendre le plus amère possible ; ils s’adressèrent directement aux poches des contribuables, et, au lieu d’augmenter la dette de la postérité, ils doublèrent les taxes des contemporains. Nous nous souvenons que, quand le gouvernement proposa de doubler la taxe directe de tous les revenus personnels, lord Aberdeen et M. Gladstone déclarèrent ouvertement dans les deux chambres que leur but était de faire comprendre à la nation les durs devoirs qu’imposait la guerre, qu’on était trop porté à se jeter dans les aventures quand on en faisait supporter le poids à l’avenir, et qu’il fallait que la génération présente sût à quoi elle s’engageait. Ce ne fut donc point le gouvernement qui, en Angleterre, entraîna le pays à la guerre : tout au contraire il y fut lui-même entraîné par ce qu’on appelle en anglais pressure from without, la pression du dehors. C’est la différence qui a, dès le début, caractérisé les dispositions respectives de la France et de l’Angleterre. Assurément nous ne voulons point dire qu’en France la guerre actuelle ne soit point nationale ; mais ce qu’on peut dire, nous le croyons, c’est qu’elle y est moins distinctement comprise, moins entrée dans l’entendement populaire qu’elle ne l’est ou qu’elle ne l’était en Angleterre. C’est certainement l’opinion du dehors qui a forcé le gouvernement anglais à faire la guerre.

Jamais en effet on n’avait vu les Anglais animés d’une si grande ardeur belliqueuse. C’était à ne pas les reconnaître ; ils en laissaient pousser leurs moustaches. Du reste, la meilleure preuve de la sincérité avec laquelle ils se jetèrent dans la guerre, c’est la ferme et prompte décision avec laquelle ils embrassèrent l’alliance française, immédiatement et sans réserve. Ce fut comme un coup de théâtre ; en un clin d’œil, ils se mirent à adorer ce qu’ils avaient brûlé, et, comme de bons chrétiens, ils oublièrent toutes les injures qu’ils avaient dites. Sous ce rapport, la nation tout entière accomplit son évolution avec une admirable discipline, et, nous le disons pour l’avoir vu plus d’une fois, on avait la parole plus libre en France sur le gouvernement français qu’on ne l’avait en Angleterre.

Il faut dire aussi, pour expliquer l’immense popularité qu’obtint tout d’abord la guerre chez les Anglais, que les débuts en avaient été particulièrement glorieux pour eux. À l’Aima, et plus tard à Balaklava et à Inkerman, ils s’étaient trouvés, par le hasard de leur position, avoir à porter le poids et la chaleur de la bataille. Le fait seul d’avoir à combattre à côté et sous les yeux des Français surexcitait chez eux l’orgueil national, et les sacrifices héroïques accomplis par la cavalerie à Balaklava et par les gardes à Inkerman les avaient entourés d’une auréole poétique et chevaleresque peu habituelle dans leur histoire. Disons aussi qu’une des grandes causes de la popularité de la guerre fut qu’elle avait chaque jour ses historiens, nous pourrions dire ses poètes. Le développement sans limites acquis par la publicité, la place au soleil prise par la presse, constituent des influences nouvelles qui n’existaient pas au temps des dernières grandes guerres. On ne saurait imaginer quelle impulsion fut donnée à l’esprit public de l’Angleterre par ces nombreuses correspondances écrites sur le théâtre même de la guerre et le jour même de la bataille ! Ce genre de publicité est une invention toute nouvelle, une institution moderne qui est quelque chose comme la sténographie de l’histoire, et ce qu’il faut bien remarquer, c’est qu’elle a un caractère essentiellement démocratique. Ordinairement l’histoire ne nomme que les grands de la terre, et elle ne peut envisager les peuples que comme des personnes collectives et anonymes. Pour la première fois, et par ce procédé nouveau de la publicité quotidienne, le simple soldat trouvait son chroniqueur aussi bien que le général. Non-seulement les journaux allaient porter jusqu’aux plus humbles foyers le récit des exploits des enfans du peuple, mais ils ouvraient leurs colonnes aux innombrables lettres venues des derniers comme des premiers rangs de l’armée. Le peuple n’était plus un anonyme ; il avait, lui aussi, ses rapports, ses ordres du jour, il avait même sa littérature. À voir l’enthousiasme extérieur manifesté par toutes les classes de la nation, qui n’aurait cru qu’il suffisait de frapper du pied le sol britannique pour en faire jaillir des armées ? À la fin des longues luttes de la révolution et de l’empire, après un quart de siècle de batailles, l’Angleterre n’avait-elle pas su mettre sur pied, outre ses marins, une armée de deux cent trente mille hommes et une milice défensive de quatre-vingt mille hommes, et cela dans un temps où sa population n’atteignait pas le chiffre de treize millions d’âmes. Et maintenant, avec une population de vingt-huit millions, et après une période de prospérité industrielle inouie dans l’histoire, allait-elle rester inférieure à ce qu’elle avait été en 1814 ?

La surprise fut grande, plus grande encore l’humiliation, quand dans la courte session du mois de décembre le gouvernement vint confesser publiquement, à la face de l’Europe, que l’Angleterre n’avait pas d’armée. Lors de la convocation du parlement, on avait cru qu’il s’agissait simplement d’un emprunt, et le pays était certainement prêt à donner des deux mains ; mais il se trouva que ce n’était point l’argent, que c’étaient les hommes qui manquaient.

Il en fallait pourtant, et à tout prix. Si nous nous servons de ce dernier mot, c’est parce qu’en effet le gouvernement anglais eut l’idée d’aller chercher des hommes sur le marché, et présenta un projet de loi pour l’enrôlement de soldats étrangers. Nous nous souvenons de l’étonnement, mêlé de honte et de colère, avec lequel le public, en Angleterre, accueillit cette proposition. Elle fut immédiatement baptisée du nom de loi des mercenaires étrangers, et il fut facile de voir qu’elle était condamnée dès sa naissance. Bien qu’elle ait fini par être adoptée et par devenir une loi, elle n’en est pas moins restée une lettre morte, et les discussions auxquelles elle a donné lieu n’ont servi qu’à mettre à nu la faiblesse militaire de la Grande-Bretagne.

Quand on dit que la nation anglaise n’est pas une nation militaire, il faut s’entendre sur le mot. Assurément on ne veut point dire que les Anglais ne se battent pas bien ; leur histoire par le pour eux, et sans rappeler les faits anciens, la magnifique charge de cavalerie de Balaklava, d’autant plus belle qu’elle était inutile, et l’héroïque résistance d’Inkerman, sont des témoignages encore palpitans de la bravoure anglaise. Ajoutons que le simple soldat anglais répond peut-être plus que le simple soldat français à l’idée du devoir obscurément et religieusement accompli, car il combat sans avoir devant les yeux ni la gloire, ni la fortune, ni l’ambition, rien de ce qui embellit le danger ou fait aimer la mort. Nous laisserons parler pour lui l’éloquent historien de la guerre de la Péninsule, le général William Napier : « Quand il est, dit-il, complètement discipliné, et pour cela il lui faut trois ans, quand il a conquis la liberté et l’aisance de son allure, le monde entier ne produira pas un plus noble échantillon de la tournure militaire, et le cœur n’est pas indigne de l’homme extérieur… On a dit que sa fermeté reconnue dans la bataille était le résultat d’une constitution flegmatique qui n’est vivifiée par aucun sentiment moral. Jamais on n’a dit plus stupide calomnie. Les troupes de Napoléon se battaient sur de brillans champs de bataille où il n’y avait pas un seul casque sur lequel il ne tombât quelque rayon de gloire, mais le soldat anglais combattait sous l’ombre froide de l’aristocratie. Sa vaillance n’était couronnée d’aucuns honneurs, son nom ne figurait dans aucune dépêche, aucun espoir n’animait sa vie de périls et de fatigues, et il mourait silencieusement. Vit-on jamais pour cela son cœur faiblir….. ? » Nous étions dans la chambre des communes quand un des ministres, et précisément un de ceux qui font partie de la coterie la plus exclusive et la plus oligarchique de l’Angleterre, se mit à lire ce passage. Il s’arrêta subitement en arrivant à ces mots bien connus « l’ombre froide de l’aristocratie, » et ce fut au milieu des rires de la chambre qu’il continua cette lecture, qui se trouvait être la plus sévère censure de son ordre.

Il y a donc dans le peuple anglais, autant et quelquefois plus que dans d’autres peuples, la matière première du soldat : il y a l’homme qui, au bout de trois ans de discipline, devient un modèle ; mais on peut dire, d’une manière générale, qu’il n’y a point d’armée anglaise, ou du moins il n’y en a jamais en temps de paix. Le peuple anglais s’en vante ; il regarde comme l’honneur de son histoire et de ses institutions de se passer de force militaire. Il a toujours manifesté une invincible aversion contre les armées permanentes, et regardé avec une sincère commisération les nations continentales qui passaient des revues et jouaient au soldat. À ses yeux, une armée permanente est un danger pour les institutions civiles ; c’est en même temps une inutilité et une sorte de déperdition des forces nationales. Un Anglais ne regarde point l’état militaire comme une profession véritable, comme une profession sérieuse ; un officier anglais est « un amateur. » On sait ce mot d’un Turc à qui l’on montrait un bal à Paris, et qui s’étonnait que tant de femmes belles et riches se donnassent tant de mal pour danser, au lieu de faire faire cette corvée par des esclaves. De la même manière, les Anglais feraient volontiers faire la corvée militaire par des Turcs. Des jeunes gens de famille ou de fortune achèteront une commission, parce que c’est bien porté, ou parce qu’il faut que jeunesse se passe ; mais pour eux c’est simplement une position sociale, ce n’est pas une carrière. Aussi, quand il y a eu des batailles, on les a vus mourir comme des chevaliers et des gentlemen ; mais quand il a fallu passer les nuits dans les tranchées et se servir un peu soi-même, on les a vus par centaines demander des congés, et le commandant en chef a dû rejeter les demandes d’une manière absolue. Le soldat lui-même, ce soldat modèle, semble avoir quelque chose d’artificiel : il est comme un produit de l’industrie. On dit d’une armée française que, quand on vient de la passer en revue, on peut indifféremment la faire rentrer dans ses quartiers ou bien l’envoyer au bout du monde ; elle est toujours prête, et prête à tout. Le soldat anglais, au contraire, ne commence son école qu’au moment où il entre en campagne. « Dans tous les autres pays, disait un des ministres, M. Sidney Herbert, on sait organiser, nourrir et faire mouvoir de grandes masses d’hommes ; en Angleterre, on ne s’y prépare jamais que lorsque la guerre est arrivée, et on demande aux hommes à la fois d’apprendre et de pratiquer leur métier. » De plus, le soldat anglais, quand il sait son métier, ne sait que cela ; il n’y joint pas l’infinie variété de ressources qui est comme naturelle au soldat français. Il ne sait pas se servir, il ne sait pas faire du feu, faire la cuisine, il ne sait pas coudre. Il est vrai qu’on donne pour raison de cette infériorité précisément le degré supérieur de civilisation de l’Angleterre, et M. Sidney Herbert ajoutait à ce propos : « Remarquez la composition individuelle de votre armée. En Angleterre, nous avons le plus haut degré de civilisation qui soit dans le monde ; par conséquent et naturellement nous avons la plus grande subdivision du travail. Le peu d’étendue du territoire et la proximité des lieux font aussi qu’il y a les communications les plus rapides. Eh bien ! quel en est le résultat ? C’est que le paysan anglais, ne fait jamais rien pour lui-même, comme cela arrive dans les états moins avancés de civilisation ; on lui bâtit sa maison, on lui fait ses habits, on fait tout pour lui… La grande subdivision de travail qui accompagne une civilisation avancée offre de telles facilités de tout faire faire pour soi, qu’on ne sait plus comment se retourner quand on se trouve livré à ses seules ressources… » On voit que l’excès de civilisation a quelquefois des inconvéniens.

Toutefois l’Angleterre a eu des armées, et elle en aura encore ; mais elle n’en a jamais de toutes faites. Le vieux général Evans, voulant dernièrement calmer les craintes de son pays, disait que l’Angleterre n’avait jamais fait la guerre avec avantage qu’au bout de trois campagnes malheureuses. Un journal anglais disait aussi l’autre jour : « Notre système est admirablement adapté à un état de paix ; mais de nombreuses expériences ont établi la triste vérité qu’une armée anglaise, telle qu’elle est en temps de paix, est aussi propre à faire la guerre qu’une vache à courir un steeple chase. Au bout de deux ou trois ans, un général exceptionnel parvient à composer une armée, des officiers, des intendances, et finit par gagner des batailles ; mais ceci n’arrive qu’après que nous avons perdu au moins une armée : c’est le prix que nous payons pour rompre cette loi de la paix qui paraît être la mission spéciale de notre pays… » M. Sidney Herbert, que nous citons souvent parce qu’il était un des ministres de la guerre, disait encore dans la chambre des communes : « Qu’est-ce, je vous le demande, que ce que vous appelez l’armée anglaise ? Ce n’est qu’une collection de régimens. Certainement la discipline de ces régimens est excellente, mais ce n’est pas une armée… Il y a en Crimée des officiers généraux qui, jusqu’à ce moment, à moins qu’ils n’eussent servi dans l’Inde ou tenu garnison en Irlande, n’avaient jamais de leur vie seulement vu une brigade… Comment pouvez-vous attendre que des hommes qui n’ont jamais vu une armée en campagne puissent se montrer des administrateurs innés, et faire ce que non-seulement ils n’ont jamais pratiqué, mais n’ont jamais vu faire ?… »

Voilà ce qu’est une armée anglaise quand elle entre en campagne ; il en a toujours été ainsi, et il est extrêmement curieux de voir le duc de Wellington raconter lui-même, dans ses dépêches, l’état dans lequel il trouva l’armée de la Péninsule. Ainsi il écrivait de Cartaxo le 21 décembre 1810 : « Il est assurément étonnant que l’ennemi ait pu se maintenir si longtemps ici, et c’est un exemple extraordinaire de ce que peut faire une armée française. Avec tout notre argent, et ayant pour nous les bonnes dispositions de la population, je vous assure que je ne pourrais faire vivre une division dans le district où les Français ont maintenu pendant deux mois soixante mille hommes et vingt mille chevaux. » Wellington écrivait encore le 11 février 1812 : « Pendant que j’en suis au chapitre de l’artillerie, je prendrai la liberté d’insister sur l’utilité qu’il y aurait à ajouter au génie un corps de sapeurs et de mineurs… Il n’y a pas un corps d’armée français qui n’ait un bataillon de sapeurs et une compagnie de mineurs ; mais nous, nous sommes obligés de recourir, pour cette besogne, aux régimens de la ligne, et si braves et de si bonne volonté que soient les hommes, il leur manque les connaissances et l’exercice nécessaires… »

C’est encore en effet une des causes de supériorité d’une armée française en campagne que cet état complet d’organisation qu’elle porte partout avec elle. Il est vrai que là encore se retrouve le génie particulier de la nation, car le fantassin français devient promptement, soit ouvrier, soit terrassier, même sans une éducation préalable. Comme on le disait dernièrement dans un journal, une armée française porte en elle tous les arts et métiers, partout elle peut se suffire à elle-même, elle est toute une civilisation.

Eh bien ! à force de travail, de soins, de persévérance, et de cette patience qu’il poussait jusqu’au génie, Wellington était parvenu à donner à son armée une organisation telle qu’il disait plus tard : « Je serais allé partout, et j’aurais fait tout avec une pareille armée. Il était impossible d’avoir une machine mieux montée et en meilleur ordre… » Mais, une fois la guerre finie, l’Angleterre démonta la machine, et retourna à sa vieille opinion, à savoir qu’une armée signifie des soldats, comme une flotte signifie des bateaux. Tous les établissemens que Wellington avait si laborieusement créés furent sacrifiés sans pitié par les rogneurs de budgets, à tel point que lord Hardinge, aujourd’hui commandant en chef des forces, a pu dire dernièrement dans la chambre des lords : « Quand j’étais grand-maître de l’ordonnance sous le duc de Wellington, l’artillerie était tombée si bas, qu’il n’y avait pas dans tout le pays plus de quarante ou cinquante pièces, et celles-là tellement pourries, que si on les avait attelées à quatre chevaux dans un champ de labour, je suis sûr que presque toutes auraient été mises en morceaux… » Sir Francis Head rappelait aussi qu’en 1850, quand la France avait quatre cent huit mille hommes sous les armes, et une artillerie de plus de treize mille hommes, il n’y avait dans toute la Grande-Bretagne, en infanterie, cavalerie, génie et artillerie, que trente-sept mille huit cent quarante-trois hommes, et au plus quarante canons en état de service. On connaît les inquiétudes incessantes que cette désorganisation de la force militaire de l’Angleterre causait au vieux duc de Wellington ; on connaît ce cri prophétique qu’il jeta quelques années avant sa mort : « Je suis arrivé, écrivait-il, à la soixante-dix-septième année d’une vie passée dans l’honneur. J’espère que le tout-puissant m’épargnera d’être le témoin de la tragédie contre laquelle je ne puis persuader à mes contemporains de se mettre en garde. »

L’influence de Wellington lui-même ne put lutter contre les tendances économiques et contre la prépondérance industrielle du siècle. Il faut remarquer aussi que la position géographique de l’Angleterre la soumet moins que tout autre pays à la nécessité d’un établissement militaire permanent, et c’est ce qu’explique très bien l’historien anglais de la révolution et de l’empire, Alison, quand il dit : « Quoique la guerre durât déjà depuis dix-huit ans, le gouvernement anglais, grâce à notre situation insulaire et à notre invincible marine, était encore un vrai novice, et il fallait littéralement apprendre leur métier aux fonctionnaires subalternes de tous les départemens, quand ils étaient en présence de l’ennemi. Il n’y a là rien de surprenant : c’est le résultat naturel des circonstances particulières du peuple anglais, de sa puissance inabordable, de ses habitudes maritimes, de son gouvernement populaire, et de son caractère commercial. En temps de paix, il relâche invariablement les nerfs de la guerre, et aucune leçon de l’expérience ne peut lui persuader de prendre des mesures à l’avance pour s’épargner des désastres ou s’assurer des succès. » Telles sont les causes qui font que l’Angleterre n’est jamais prête pour la guerre ; c’est pour elle une pièce qu’elle apprend en la jouant, et qu’elle n’a jamais pris la peine de répéter. À ces dispositions particulières du peuple anglais il faut joindre l’ascendant irrésistible pris depuis quarante et surtout depuis vingt-cinq ans par les idées économiques et industrielles. Ce n’est point nous qui regarderons comme un mal la prépondérance acquise par l’esprit de paix, de travail et de civilisation ; nous dirons même qu’il est profondément injuste de faire retomber sur le parti des économistes la faute de la faiblesse militaire de l’Angleterre. Pour juger la question, il suffit de comparer ce qu’est aujourd’hui l’Angleterre à ce qu’elle était en 1815. Elle a à peine réduit sa dette, c’est possible ; mais qu’importe, si elle-même est vingt fois plus solvable ? Elle a d’année en année réduit les budgets de la guerre ; mais l’argent détourné de cette application stérile n’est-il pas allé féconder les sillons de l’industrie ? Si en ce moment elle a des établissemens militaires inférieurs à ceux qu’elle avait à la fin de l’empire, n’a-t-elle pas vingt fois, cent fois plus de ressources, plus de puissance productrice, pour en recréer de nouveaux ? D’ailleurs, si elle avait conservé les anciens, qu’en aurait-elle fait ? On comprend que sur le continent on garde le pied de guerre, parce qu’on s’en sert toujours, et que par conséquent on le renouvelle toujours. Mais si l’Angleterre avait conservé son organisation militaire depuis quarante ans, mis ses canons sous verre et empaillé ses chevaux, elle se serait retrouvée aujourd’hui avec tout un musée d’artillerie qui aurait eu l’air emprunté au moyen âge. Par exemple, elle a conservé, et le mot se trouve juste, son personnel militaire, et on a vu ce qu’elle y a gagné !

L’Angleterre n’a donc pas à regretter d’avoir remplacé par la machine à vapeur cette autre « machine » si bien montée et si bien réglée qui faisait l’admiration du duc de Wellington, mais qui avait naturellement le même âge que lui. Les Anglais n’aiment point les placemens improductifs ou oisifs ; ils ne comprennent pas les choses qui ne servent à rien. Pendant quarante ans, ils ont travaillé, inventé, produit, et ils ont porté leur pays au plus haut degré de prospérité. Ils ont créé des forces nouvelles, et la grande faute des hommes qui ont dirigé la guerre a été précisément de ne pas savoir appliquer et utiliser ces nouvelles forces. Si, par exemple, le gouvernement anglais avait fait au commencement de la campagne de Crimée ce qu’il a fini par faire quand il n’était plus temps, s’il avait chargé un des grands entrepreneurs de chemins de fer de construire une route de la mer au camp, l’armée anglaise n’aurait pas été détruite par la faim, le froid, les maladies et l’excès de travail, à deux ou trois lieues d’abondantes provisions et de secours de toute espèce. L’armée anglaise n’a pas été la victime de l’économie politique ; elle a été, quoique ce mot puisse paraître paradoxal en parlant de l’Angleterre, elle a été la victime de la bureaucratie. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet.

L’Angleterre n’était donc ni énervée ni affaiblie par ces quarante ans de paix et de travail ; mais précisément parce qu’elle avait jeté le courant de son activité et de sa vie dans la voie de l’industrie, de la découverte, de la colonisation, il lui était impossible de le détourner tout d’un coup et brusquement dans la voie de la guerre. Il faut toujours tenir compte de ce grand lait, qu’en Angleterre il n’y a pas de service militaire obligatoire, il n’y a pas de conscription ; l’armée, telle qu’elle est, se recrute par des enrôlemens volontaires. L’Irlande était autrefois la grande pépinière des armées britanniques ; mais depuis cinq ou six ans, par la famine et surtout par l’émigration, la population de l’Irlande a été réduite de trois millions. On calcule qu’il est parti de ce pays environ deux cent mille jeunes gens valides qui auraient été la principale matière à recrutement. Quant aux Anglais, ils ne considèrent point, nous le répétons, l’état militaire comme une carrière. C’est pour eux une impasse ; ils n’y trouvent ni gloire, ni fortune, ni liberté, ni égalité. Ils sont tous engagés dans les carrières productives, et lord Palmerston disait à ce sujet avec beaucoup de justesse : « Quand nous voulons trouver des hommes, il nous faut aller sur le marché faire concurrence à l’industrie nationale. On nous dit que la population est aujourd’hui de vingt-huit millions, que nous devons par conséquent avoir six pu sept millions d’hommes en état de porter les armes… Mais ces hommes propres au service sont tous engagés dans les diverses branches de l’industrie nationale ; nous sommes obligés d’aller sur le marché faire concurrence à cette industrie, et chaque millier d’hommes que nous en enlevons fait hausser le prix du travail… »

On voit pourquoi et comment le gouvernement anglais, malgré les démonstrations guerroyantes de la nation, se trouva obligé, au mois de décembre, de venir confesser son dénûment militaire. Il entra dès lors dans une série d’aveux qui ne furent égalés que par ceux qu’il fit encore un mois après. Le duc de Newcastle, ministre de la guerre, vint déclarer que tout le monde s’était trompé sur la portée de l’expédition de Crimée, sur la force de Sébastopol et sur les ressources militaires de la Russie. « Mylords, disait-il, je conviens que les événemens ont tourné d’une manière différente de ce que nous attendions. Assurément nous étions loin de croire que la facilité pour la Russie de renforcer Sébastopol fût aussi grande. Nous savions que la Russie était une grande puissance militaire, mais certainement nous étions loin d’attendre qu’une armée pût se trouver transportée d’Odessa à Sébastopol avec la rapidité merveilleuse qui a marqué ce mouvement… Je puis commettre une imprudence en faisant ces aveux, mais je vous parle avec franchise… » Voilà le langage que tenait le gouvernement anglais, et nous ne citons pas tout. D’après l’enquête qui se poursuit en ce moment même devant une commission de la chambre des communes, il paraît clair qu’en entreprenant l’expédition de Crimée, on croyait l’achever sans coup férir ; c’est pourquoi l’armée anglaise était dépourvue de tout, et n’avait ni médecins, ni ambulances, ni intendance, ni moyens de transport, ni moyens de campement.

À mesure que les difficultés du siège s’étaient révélées, le gouvernement anglais avait envoyé des renforts à son armée ; mais ces renforts étaient des recrues qui ne pouvaient supporter les fatigues d’une campagne, et qui ne faisaient qu’augmenter la mortalité. C’étaient des enfans de dix-sept et dix-huit ans, de ceux à propos desquels Napoléon disait : « Choisissez-moi les vieux ; ne m’envoyez pas des enfans qui consomment mes rations, qui entravent ma marche et qui encombrent mes hôpitaux. » C’est ce qui arrivait avec les recrues anglaises, et lord Raglan fut obligé d’écrire à son gouvernement de ne plus lui en envoyer.

Pour combler les vides, le gouvernement anglais proposa, comme on l’a vu, de recruter des étrangers dans différentes parties de l’Europe. Il comptait surtout sur les Allemands, qui, après avoir fait chez eux leur temps de service, pouvaient être disposés à le continuer pour l’Angleterre, et lui auraient ainsi apporté ce qui lui manquait absolument, des soldats tout faits. Il comptait aussi séduire au passage les milliers d’émigrans qui venaient s’embarquer à Liverpool ou à Londres pour l’Amérique. Il se souvenait également et il disait que, dans toutes les périodes de son histoire, l’Angleterre avait entretenu des troupes étrangères, et avait gagné presque toutes ses victoires avec des auxiliaires de toutes les nations. Lord John Russell faisait à cette occasion une grande accumulation d’antécédens historiques, et on invoquait, comme toujours, le témoignage du duc de Wellington, qui avait dit dans la chambre des lords : « Les armées de l’Angleterre, qui nous ont si bien servis, elles ne contenaient pas un tiers d’Anglais. Voyez les Indes, il n’y a pas un tiers d’Anglais. Voyez la Péninsule, il n’y a jamais eu dans ces armées un tiers d’Anglais. Et cependant ces troupes ont lutté contre les premières troupes du monde. Elles n’étaient pas seulement braves, car je suis convaincu que tous les hommes sont braves, mais elles étaient bien organisées. Prenez Waterloo ; voyez ce qu’il y avait là de troupes anglaises… Les étrangers ont été nos auxiliaires dans cette bataille, qui a été nommée justement une bataille de géans, et ce sont eux qui nous ont aidés à conquérir cette paix qui dure depuis trente-cinq ans… »

Mais ceux qui raisonnaient ainsi oubliaient la différence des temps et des positions. Les étrangers qui dans la lutte suprême de l’Europe étaient venus se concentrer sous le commandement de Wellington ne combattaient pas pour l’Angleterre, mais pour eux-mêmes et pour la cause commune des nationalités. L’Angleterre était alors à la tête de tous les protestans contre l’empire. Les légions étrangères, composées d’Espagnols, de portugais, de Hollandais, de toutes sortes d’Allemands, et d’émigrés français, défendaient leur propre cause, et combattaient pour leur propre indépendance et pour leurs propres croyances. Cette fois au contraire le gouvernement anglais se défendait de faire appel aux nationalités éteintes ou étouffées. Il ne pouvait point former une légion polonaise, puisqu’il était l’allié de l’Autriche et voulait être celui de la Prusse, ni une légion italienne, puisqu’il était l’allié des dominateurs de l’Italie, ni une légion d’émigrés français, puisqu’il était l’allié du gouvernement établi en France. Pour trouver des soldats en Allemagne, il demandait le consentement des gouvernemens allemands, ce qui était leur demander une déclaration de guerre contre la Russie. Dans ce cas, il eût été plus simple de conclure avec eux des traités et de leur donner, comme autrefois, des subsides.

Nous avons dit quelle impression de colère mêlée de honte cette loi causa en Angleterre. Pour faire passer cette coupe d’amertume il fallut des moyens violens. Il fallut mettre à nu les plaies nationales, et ce fut lord John Russell qui se chargea de cette opération. Il déclara cruellement et crûment à ses compatriotes qu’on ne pouvait pas faire la guerre simplement en chantant la Marseillaise en anglais, et que si le gouvernement allait chercher des soldats sur le continent, c’était parce qu’il n’en trouvait pas en Angleterre. Il leur déclara que le gouvernement ne voulait pas assumer seul l’impopularité des mesures que lui imposait la nécessité, et qu’il fallait que tout le monde en prît sa part. Nous le laissons parler : « La responsabilité, dit-il, ne peut pas retomber seulement sur le pouvoir exécutif, qui ne fait que proposer ce qu’il juge nécessaire à la poursuite de la guerre… Voyons un peu l’état des choses. Vous avez voté, largement et libéralement voté, une augmentation considérable de l’armée, mais vous n’avez pas par cela même obtenu les hommes que vous avez décrétés, car il ne nous en manque pas moins de vingt mille… On nous dit que le pays tout entier est pour la guerre, et on nous dit : pourquoi ne faites-vous pas appel au pays ? Tout cela, ce sont des mots vagues. Certainement il y a beaucoup de propriétaires, beaucoup de négocians qui font des manifestations pour la guerre, qui contribuent aux souscriptions très généreusement ; mais quand vous cherchez des soldats, ils ne sont ni d’âge ni de position à s’enrôler, et en fin de compte tout cet enthousiasme, si beau qu’il soit, ne nous donne pas les vingt mille hommes qui nous manquent. On nous dit : pourquoi donc ne demandez-vous pas plus d’hommes ? Certainement nous aurions fait une très belle figure en venant vous demander cinquante mille hommes. Nous aurions été très applaudis pour notre énergie ; mais venir vous demander encore cinquante mille hommes, quand déjà il nous en manquait vingt mille, eût été simplement absurde. Eh bien ! nous dit-on, abaissez les conditions de taille et d’âge, et augmentez les avantages de l’enrôlement. Nous l’avons fait, et les hommes ne viennent pas… »

On a souvent blâmé la liberté, ou, si l’on veut, la licence de langage des journaux. Nous ferons observer que les journaux du moins n’ont point de caractère officiel, qu’ils ne font qu’exercer la critique, qui est leur métier, et qu’ils ne sont point tenus à la réserve et à la discrétion, qui passent pour l’apanage des hommes d’état. Nous ne croyons pas qu’aucun organe de la presse ait jamais tenu des propos aussi compromettans que ceux que nous venons de reproduire, et qui arrivaient, non-seulement en Angleterre, mais en France, en Allemagne, et surtout en Russie, revêtus de l’autorité du ministre dirigeant de la chambre des communes. Devant ces dures apostrophes, le parlement dut céder, et il vota la loi ; mais il était trop tard. Cette loi fut un avortement ; elle fut pire encore, car elle produisit de mauvais fruits. Elle révéla au monde entier la faiblesse de l’Angleterre, et la révéla sous des couleurs exagérées. En même temps les discussions passionnées qu’elle provoqua dans le parlement, dans la presse, dans les meetings, mirent le peuple anglais en état flagrant d’hostilité avec tous les autres peuples auxquels son gouvernement demandait des soldats. Toutes les insultes de la langue anglaise furent accumulées sur ces étrangers de toute provenance que l’Angleterre voulait prendre à gages, insultes d’autant plus maladroites qu’elles étaient gratuites. Elles furent traduites, reproduites et répandues avec profusion par les soins de la Russie dans tous les pays auxquels elles s’adressaient, et y engendrèrent contre l’Angleterre des sentimens d’amertume qui ne s’éteindront pas facilement. Aussi, pendant que le gouvernement français voyait accourir à son premier appel des masses de volontaires étrangers, lord Palmerston était obligé de déclarer l’autre jour dans le parlement qu’en raison des avanies et des injures déversées sur les mercenaires de Suisse et d’Allemagne, le gouvernement anglais n’avait pas trouvé un seul homme qui voulût s’enrôler sous ses drapeaux.

Une autre loi fut votée dans cette courte session, celle qui autorisait le gouvernement à mobiliser une partie de la milice. La milice, qui est une sorte de garde nationale volontaire et salariée, avait, pendant les guerres de l’empire, servi principalement de force défensive. Elle avait été licenciée en 1815 ; elle a été réorganisée en 1852. Depuis deux ans, plusieurs bataillons de milice avaient fait dans l’intérieur du pays le service de garnison, confié ordinairement à la troupe régulière ; mais il fallait une loi spéciale pour pouvoir les faire sortir du royaume. L’objet de la loi était d’envoyer des bataillons de milice tenir garnison à Gibraltar, à Malte, dans les Îles-Ioniennes, pour y remplacer les régi mens de ligne qui iraient alors renforcer l’armée de Crimée. Ce service de la milice devait être volontaire et limité à une période de cinq ans.

La loi fut votée sans opposition, mais elle ne devait pas non plus produire de grands résultats. Elle changeait la nature primitive de la milice, qui est d’être une force défensive du territoire. Comme le disait M. Disraeli, a soyez sûrs que si vous mettez contre vous le foyer domestique, vous soulèverez des obstacles insurmontables contre l’enrôlement volontaire. » C’est ce qui est arrivé, et le nouveau ministre de la guerre, lord Panmure, a dû avouer dernièrement dans le parlement que le recrutement de la milice était très lent et très difficile, il a même, à cette occasion, risqué le mot de service obligatoire ; mais ce mot a produit dans le pays une impression telle que lord Palmerston a été obligé, quelques jours après, de l’expliquer et de le désavouer dans la chambre des communes.

Le ministère était sorti de la session de décembre mortellement blessé ; mais c’était de ses propres mains qu’il devait recevoir le dernier coup. On sait et nous n’avons pas besoin de rappeler longuement, comment lord John Russell se chargea encore de cette exécution. Le chef de ce qui était autrefois le parti whig ne s’était jamais résigné de bonne grâce à l’infériorité de sa position dans le cabinet. Après, avoir dévoré pendant deux ans cette humiliation, il jugea le moment venu de se débarrasser de ses collègues, et il y parvint par un procédé qu’on ne peut guère qualifier que du nom de croc-en-jambe politique. Le jour où M. Roebuck devait faire la proposition d’une enquête sur la conduite de la guerre, lord John Russell, qui se trouvait chargé de défendre le ministère, en sortit comme on dit que les rats sortent d’une maison qui tombe, et donna sa démission, en laissant se débrouiller comme il pourrait ce gouvernement dont il avait partagé tous les actes. On avait taxé d’exagération et de passion tous les récits faits par les journaux sur l’état de l’armée anglaise en Grimée ; mais, dès l’ouverture du parlement, voici ce que venait dire le ministre dirigeant de la chambre des communes : « Nul ne peut nier la déplorable condition de notre armée. Les rapports qui nous en viennent chaque semaine sont non-seulement pénibles, mais horribles et à fendre le cœur…. Je dois le déclarer, avec toute l’expérience officielle, avec toutes les sources d’information que je puis avoir, il y a là quelque chose qui est pour moi absolument inexplicable… »

La désertion de lord John Russell fut le signal d’une déroute générale. Nous n’insisterons pas ici sur le lamentable spectacle que présenta pendant plus d’un mois, que présente encore aujourd’hui l’Angleterre constitutionnelle et parlementaire. Le désordre qui avait régné dans le commandement et dans l’administration militaires fut surpassé par celui qui réduisit les pouvoirs politiques à une complète impuissance. Un vote écrasant de la chambre des communes avait achevé la dissolution du ministère ; l’homme aujourd’hui le plus populaire de la Grande-Bretagne, lord Palmerston, se trouva le maître de la situation. Il essaya des combinaisons ministérielles avec tous les partis, comme un expérimentateur essaierait des combinaisons chimiques avec les élémens les plus opposés. D’éliminations en éliminations, il arriva à écarter ceux des anciens disciples de Peel qui étaient restés dans le gouvernement, et resta seul en possession de la place.

Lord Palmerston, porté au pouvoir par le flot de l’opinion, répondra-t-il à ce qu’on attend de lui ? Nous en doutons. L’Angleterre en ce moment use un vieux personnel comme elle a usé un vieux matériel ; la plupart de ses hommes d’état sont de la même date que ses généraux. Le nouveau ministère ne fera probablement pas mieux que celui auquel il succède, parce qu’il est, au fond, composé d’hommes de la même classe politique, et qui sont également intéressés au maintien de l’ordre établi. Dans les dures épreuves qui viennent de frapper l’Angleterre, la part des hommes n’est pas encore si grande que celle du système consacré par la tradition, par la routine, par l’état social du pays. Nous disions que l’armée avait été la victime de la bureaucratie, et c’est en effet une chose étonnante que l’obstination avec laquelle le peuple le plus progressif de la terre s’attache aux plus caduques de ses institutions. Tant qu’il ne s’agit que de la perruque du speaker, ou de la voiture du lord-maire, et autres reliques du même genre, cet amour de la conservation peut être jusqu’à un certain point innocent ; mais quand il amène des désastres comme ceux que l’on a vus dans la dernière campagne, il devient une calamité et une honte nationale. Depuis trente ans, l’Angleterre a réformé presque toutes ses institutions politiques, commerciales et même religieuses ; elle a respecté l’intégrité de son administration militaire avec un véritable esprit de fétichisme. Il y a en Angleterre le secrétaire d’état de la guerre et le secrétaire d’état à la guerre, puis le département de l’ordonnance, puis le département de l’intendance, puis la direction des gardes, et le commandant en chef des forces ; nous en passons sans aucun doute. Tous ces départemens, qui ne devraient représenter que des divisions, sont indépendans les uns des autres, et dans toutes les occasions échangent des volumes de correspondances. On s’occupe en ce moment de centraliser toutes ces directions éparses, de les réunir dans un seul ministère, sauf celle du commandant en chef, qui gardera la dispensation des grades et ce qui regarde la discipline de l’armée. En attendant, le mal est fait, et l’Angleterre a perdu son armée. On ne saurait croire à quelle accumulation de bévues et de malheurs a donné lieu cette confusion des pouvoirs. On ne savait auquel entendre, et chacun, se trouvant sans autorité, laissait l’administration aller à la dérive. Un jour par exemple, le gouvernement veut rappeler un régiment du cap de Bonne-Espérance ; le ministre de la guerre envoie des ordres au gouverneur, mais le commandant en chef oublie d’en faire autant. Or, comme le gouverneur du Cap est un civilian et que le commandant militaire ne peut recevoir d’ordres de lui, le bâtiment envoyé pour ramener le régiment revient à vide. En Grimée, un bâtiment qui apporte des vêtemens d’hiver ne peut les livrer aux troupes qui meurent de froid, parce qu’il lui manque la formalité d’une lettre. Un autre, pour une raison pareille, laisse pourrir ses provisions à bord pendant que les soldats meurent de faim. L’armée a à lutter contre un ennemi plus fort que la Russie, contre la routine, et un écrivain anglais a pu dire avec autant d’esprit que de vérité : « Le ridicule dont Molière a couvert les médecins de son temps nous paraît aujourd’hui une extravagance ; mais aussi grotesque, et mille fois plus désastreux, est le pédantisme militaire auquel nous avons affaire. Nous avons nos Diafoirus et nos apothicaires de Pourceaugnac en habits rouges et en chapeaux à cornes, au lieu de les avoir en habits noirs et en perruques. Que de fois la Crimée nous a rappelé l’argument du médecin de Molière, qu’il vaut mieux mourir selon les règles que d’être sauvé contre les règles, attendu que la règle est incomparablement plus précieuse que la vie des individus ! »

Mais, disions-nous encore, le système n’est pas le seul coupable, car le système tient à la constitution sociale du pays. L’Angleterre n’est point une nation militaire, parce que la carrière militaire n’y est qu’un privilège ou une impasse. On n’y arrive aux grades que vieux ou riche, que par l’ancienneté ou par l’argent. Comme nous tenons à nous entourer d’autorités, nous citerons ce que disait à cet égard un des membres de l’administration, le sous-secrétaire d’état de l’amirauté. Voici ce que disait M. Osborne en pleine chambre des communes : « Le temps est venu où vous ne pouvez plus demander à une armée de gagner des batailles ou de supporter les épreuves d’une campagne avec l’ordre de choses existant. Il faut que vous mettiez la cognée sans miséricorde à ce bâtiment qui est près de nous, l’hôtel des gardes ; il faut que vous trouviez un Hercule pour y faire passer la rivière. Voyez notre état-major ! En France, l’état-major n’est ouvert qu’aux officiers qui ont passé par toutes les épreuves nécessaires. En Angleterre, chacun sait qu’on n’y entre ni par la science ni par la capacité, mais par l’argent et par la parenté. Prenez la liste de nos officiers d’état-major, voyez combien il y en a qui savent le français, combien qui savent tracer une carte ou un plan ! Je gage qu’il n’y en a pas un tiers… Ce n’est pas assez de centraliser vos départemens, il faut réformer votre armée de fond en comble… Comment pouvez-vous avoir des généraux, si la première chose que vous faites est de fermer l’armée à tout homme capable de commander, à moins qu’il ne puisse payer son premier grade avec une somme considérable et acheter successivement toutes ses promotions ? Ainsi le prix officiel, et jamais cela ne se borne là, le prix d’un brevet de lieutenant-colonel de cavalerie est de 6,175 livr. (155,000 francs). Il y a des cas où le prix est allé à 15,000 livres (375,000 francs). Le prix officiel d’un brevet de lieutenant-colonel d’infanterie est de 4,500 livres (112,500 francs). Comment voulez-vous donc que l’on entre dans l’armée, si l’on n’est pas riche ? Je dis que votre système est pourri. Je dis qu’il est injuste de faire retomber sur des ministres la faute d’un système que vous maintenez vous-mêmes. Il est possible que ces vérités vous soient désagréables, mais nous en sommes venus à une crise qui commande qu’on les dise… Il y a pourtant longtemps qu’on les sait, mais les leçons ne nous ont jamais servi. Nous ne songeons à nous amender que lorsque quelque calamité terrible vient frapper à nos portes, et alors on fait retomber sur un ministre le poids d’un système dont il est la première victime… »

Ceci, nous le répétons, a été dit dans le parlement par un homme qui était et qui est encore un des membres de l’administration. Cette question de l’achat des brevets et des grades a été discutée l’autre jour dans la chambre des communes ; elle est très importante, car elle touche à l’état social du pays. On sait que, par exception, le gouvernement anglais a dernièrement fait, dans l’armée de Crimée, quelques promotions au choix parmi les sous-officiers. Une proposition a été faite pour généraliser cette innovation ; la chambre des communes l’a rejetée. Le général Evans, qui a fait la dernière campagne et qui est revenu siéger à la chambre, a pris part à la discussion, et il disait : « Si le système de l’achat est une si excellente chose, pourquoi donc ne l’appliquez-vous pas à toutes les professions ? Pourquoi pas à la marine et à vos fonctions civiles ? Pourquoi pas même aux ministères ? Pourquoi pas à la magistrature ?… Dans toutes les professions, les fils des familles les plus humbles peuvent arriver aux grades les plus élevés. Dans l’armée, c’est impossible… » Et le vieux général, qui a fait la guerre toute sa vie, parce qu’il l’a faite en pays étranger, ajoutait en se montrant : « ….. Voyez-moi, par exemple. Le temps marche plus vite que nous. On nous barre le passage jusqu’à ce que nous ne soyons plus que des restes ! Ceux qui ont beaucoup d’amis arrivent aux grades ; mais s’il s’agit de choisir un commandant d’un corps d’armée, on dit : Oh ! un tel n’est pas de telle classe ; ne nous parlez pas de lui… »

La chambre a rejeté la motion, mais en vérité elle ne pouvait pas faire autrement. La question de l’achat des grades n’est pas une question simple ; elle tient à l’état social, à l’organisation aristocratique de l’Angleterre, et on ne la résoudra pas sans effectuer une véritable révolution. Ceux qui défendent le système existant ont plusieurs argumens à leur service. Selon eux, la condition de la naissance et de la richesse est par elle-même une garantie d’indépendance. Une armée composée d’officiers sans fortune et dépendant de la promotion et du patronage serait plus disposée à devenir un instrument servile entre les mains d’un général ou d’un pouvoir exécutif quelconque, et une arme dangereuse d’oppression et de despotisme. Cet argument ne manque pas d’une certaine force, et nous comprenons que les Anglais, avec la haine instinctive et constitutionnelle que leur inspire l’intervention de la force militaire dans leurs affaires civiles, reculent devant un changement qui, comme ils le disent, assimilerait leurs armées à celles du continent. Il y a encore un autre raisonnement des défenseurs du système actuel qui n’est pas moins anglais. En Angleterre, tout officier est ou noble ou riche ; il est toujours dans la catégorie des gentlemen. On sait à quel degré il Porte le luxe de la vie, celui des chevaux, celui des uniformes, celui de la table. Or quelle figure veut-on qu’un infortuné sergent, par exemple, passant capitaine, puisse faire à la table des officiers et dans la société la plus aristocratique du monde ? Il y a un abîme social entre les deux classes. L’autre jour, dans la chambre des communes, un membre de la noblesse, qui pouvait parler pour son ordre, puisqu’il est l’héritier du duc de Northumberland, lord Lovaine, disait : « Quel serait l’effet d’introduire une quantité d’hommes n’ayant reçu que peu d’éducation dans la société des autres officiers, qui sont tous des hommes bien élevés et de bonnes manières ? Il serait impossible que les deux classes pussent avoir les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Je ne veux pas le moins du monde déprécier le mérite des sous-officiers, je connais leurs bonnes qualités ; mais enfin il est impossible que des hommes nés dans les rangs les plus inférieurs de la société, où malheureusement se recrutent les soldats, puissent s’associer avec des hommes d’un rang plus élevé et de manières plus cultivées. Le parlement peut faire toutes les lois qu’il voudra, mais il ne peut pas changer la nature humaine, ni amener une fusion entre deux classes si opposées… »

Cet argument est et sera toujours puissant dans une société constituée comme l’est la société anglaise. Cela est si vrai, que beaucoup de soldats et de sous-officiers préfèrent leur condition modeste à une promotion qui les ferait entrer dans un ordre social dont ils ne pourraient supporter les chargés, et où ils ne seraient que des étrangers et des intrus. Un caporal qui n’a que quarante francs par semaine, dont il faut déduire les retenues, et dont souvent la femme est la blanchisseuse du régiment, se trouverait très dépaysé et très obéré, s’il était obligé, avec une modeste augmentation de traitement, de se transformer en gentleman, et si sa femme était forcée de vivre de ses rentes. Il est très facile de parler de démocratiser l’armée, mais en même temps il faudrait démocratiser la société, ce qui est une opération plus longue et plus difficile. Nous voyons qu’on cite souvent en Angleterre l’exemple de la France, où chaque soldat, selon le proverbe, a un bâton de maréchal dans sa giberne ; on rappelle à tout propos les noms des grands capitaines de la révolution et de l’empire, qui de simples soldats sont devenus maréchaux, princes et rois ; il faudrait se souvenir aussi que cette démocratisation de l’armée française a été précédée et accompagnée de celle de la France entière, de l’abolition des privilèges, de l’abolition des classes, de l’abolition du droit d’aînesse, en un mot, de la révolution.

Voilà le prix dont se paient les changemens que réclame la situation actuelle de l’Angleterre. Tous ces jeunes nobles qui, au dedans et au dehors du parlement, font de la démocratie et du socialisme en amateurs, n’ont pas l’air de connaître l’arme à deux tranchans avec laquelle ils font joujou, et qui un jour leur coupera les doigts. Le système dont ils demandent la réforme est intimement lié aux institutions aristocratiques, et les institutions aristocratiques sont le fondement même de la société anglaise.

Aussi croyons-nous que l’avènement d’un ministère nouveau, qui est loin d’être composé d’hommes nouveaux, n’apportera point des changemens sensibles dans la situation de l’Angleterre. Lord Palmerston, parmi les facultés variées et brillantes que nous nous plaisons à lui reconnaître, n’a probablement pas celle de pouvoir procréer cent mille hommes en vingt-quatre heures. De son côté, lord John Russell, si libéral qu’il soit, n’en est pas moins en même temps le plus grand aristocrate des trois royaumes. Le parlement lui-même, tel qu’il est aujourd’hui composé, est trop solidaire des institutions établies pour vouloir jamais les soumettre à une transformation qui serait une révolution. Un parlement nouveau, réélu dans les mêmes conditions, ne ferait que donner les mêmes résultats. C’est pourquoi nous croyons qu’il ne se passera pas un bien longtemps avant que la sourde agitation qui fermente dans le peuple anglais, prenant une forme et une voix plus intelligibles, ne demande, comme principe de toutes les réformes, celle du corps électoral et de la représentation nationale.


JOHN LEMOINNE.