L’Angleterre de 1865 et le septième parlement de la reine Victoria

L'ANGLETERRE DE 1865
ET
LE SEPTIEME PARLEMENT DE LA REINE VICTORIA

Le septième parlement élu depuis l’avènement au trône de la reine Victoria a commencé ses travaux le 1er février 1866, et en voyant comment il y procède, ce qui frappe surtout l’esprit de l’étranger, c’est la facilité et la dignité avec lesquelles il se constitue, c’est l’aménité des rapports qui semblent établis par avance entre les membres d’assemblées que la discussion des affaires publiques va bientôt partager chacune en deux opinions qui pendant toute la durée du parlement ne cesseront pas de se contredire. A la chambre des lords, la chose est des plus simples, il y a un président-né qui est le lord-chancelier en exercice, et les formalités à suivre pour la constitution de la chambre se bornent à la prestation du serment que chacun de ses membres doit renouveler au début de chaque parlement. A la chambre des communes, les choses ne vont pas tout à fait aussi vite : il faut commencer par élire un président, ce qui peut entraîner quelque discussion, d’autant mieux que, ce président étant nommé pour toute la durée du parlement, l’affaire est véritablement grave. Il est très rare cependant que cette élection entraîne de longs délais, parce qu’il est convenu d’un accord unanime que le président ne saurait être ni l’agent de la couronne, ni le représentant d’aucun parti chargé de peser sur les débats, qu’il doit être seulement l’homme le plus impartial de l’assemblée, celui qui est le plus capable de diriger ses débats conformément aux lois et aux traditions. Cela n’empêche pas le président d’avoir des opinions dont personne ne lui conteste le bénéfice, à ce point même que dans certains cas il peut faire à lui tout seul la majorité ; mais précisément à cause de cette éventualité possible on évite toujours de le choisir parmi ceux qui ont joué un grand rôle dans la politique, ou qui ont pris une part éclatante aux discussions du parlement. Il faut qu’il soit un des moins compromis avec aucun parti : aussi peut-être jamais aucun des hommes d’état ou des grands orateurs de la chambre des communes n’a-t-il été appelé aux honneurs de la présidence. D’ailleurs il serait assez difficile à de tels hommes de remplir convenablement les devoirs de cette charge. La jurisprudence de la chambre, résultat de traditions qui remontent jusqu’à plus de six cents ans, compose toute une science que n’ont pas le temps d’étudier ceux qui sont tous les jours sur la brèche du débat public, comme aussi par la même raison ils ne peuvent pas connaître avec compétence les usages et la manière de procéder dans ces innombrables affaires qui ressortent des attributions si étendues de la chambre, qui se vident-dans les discussions intérieures des comités, qui doivent être introduites, dirigées et menées à fin par les soins du président. Il n’y a que des hommes spéciaux et formés par une longue expérience qui soient capables de remplir cet office. Par suite, aucun homme nouveau ne peut être président, car le président doit être avant tout et par-dessus tout l’homme de la chambre des communes, éprouvé dans tous les détails de sa vie intérieure, de son administration et de sa juridiction[1].

Après l’élection de son président, il ne manque plus, à la chambre des communes pour être définitivement constituée que de procéder à la vérification des pouvoirs de ses membres. Cela se fait de la manière la plus simple. Le clerc de la chambre a en main la liste des candidats qui ont été proclamés sur les hustings par les officiers chargés de la police des élections comme ayant obtenu régulièrement la majorité des suffrages ; il appelle chacun par son nom, et celui-ci, après avoir prêté serment de vive voix et par écrit, se trouve investi du titre de membre de la chambre des communes. Même dans le cas d’une protestation présentée sous forme de pétition contre la validité d’une élection, le membre qui a prêté serment continue à jouir des prérogatives parlementaires jusqu’à ce que la chambre ait, s’il y a lieu, statué contre lui, et pour présenter des pétitions de cette nature il est accordé quinze jours à dater de l’ouverture solennelle de la session par la lecture du discours du trône.

Rien de plus simple que cette manière de procéder, ni de plus conforme à la dignité de la chambre élective que de lui laisser le soin de choisir son président ; rien de plus sensé que l’esprit qui l’inspire dans l’usage de son droit. Eh bien ! quelque réputation qu’aient pu mériter jadis les élections anglaises, le même désir d’impartialité, la même facilité des opérations, la même bonne volonté dans les rapports individuels qui président à la constitution des chambres sont aujourd’hui les traits caractéristiques des élections qui se font en Angleterre ; seulement il ne faut pas vouloir oublier qu’au lieu de se passer entre quelques gentlemen qui sont l’élite de la société, les choses touchent et remuent toute une nation de 32 millions d’âmes, qu’elles se passent en public et presque partout en plein air, que, même sans être électeurs, les plus humbles se mêlent au mouvement avec autant d’ardeur que les autres. Avec ces données, il est impossible que sur quelques points du territoire et au milieu de la fermentation générale il ne se commette pas quelques-unes de ces irrégularités dont les vaincus s’empressent et souvent ont le droit de tirer parti ; mais combien sont-elles rares par rapport au nombre des élus, qui est de 658, et surtout combien légères par rapport à ce qu’en pareille occurrence on voit dénoncer en d’autres pays ! Dans l’étude que nous voudrions faire ici des graves questions de politique intérieure ou extérieure que le nouveau parlement est appelé à discuter ou à résoudre, on ne s’étonnera pas sans doute de nous voir insister au début sur ce caractère particulier des élections anglaises ; ce sera en même temps indiquer dans quelles conditions salutaires créées par les institutions et les mœurs se renouvelle et se retrempe à certaines époques la puissance vitale du parlement anglais.


I

Quoi que l’on en dise souvent encore sur la foi de récits surannés, les élections anglaises d’aujourd’hui ne sont pas des occasions de désordre ; loin de là, elles ne portent que des fruits utiles à la société et à l’union des citoyens. En aucune autre occasion, les diverses classes ne se mêlent comme alors ; jamais les réunions de tout genre ne sont aussi nombreuses, jamais les villes ne sont pavoisées comme dans ces jours d’expansion nationale, jamais on ne se voit et on ne se reçoit plus souvent, jamais on ne fait plus de frais de sociabilité. C’est la vraie fête de l’Angleterre, ce sont bien là les jours où les Anglais ont le droit d’appeler leur pays, the merry and free England, quoique jadis la fête ait plus d’une fois dégénéré en saturnale. Les Anglais sont des hommes comme les autres et tout aussi richement pourvus des humaines faiblesses, mais ils sont élevés à une école meilleure que celle où se forment les mœurs politiques de beaucoup d’autres nations. C’est surtout en fait d’élections que la chose est apparente, et pour en bien juger ce n’est pas tant aux détails de la législation qu’il convient d’attacher son attention qu’à l’ensemble de l’organisation politique et administrative. Bien d’autres pays peuvent se vanter de lois électorales, de décrets, d’ordonnances ou de règlemens qui, pour la prévoyance, la sévérité et la loyauté du législateur, ne le cèdent en rien aux lois anglaises ; mais dans la pratique combien qui ne peuvent faire d’élections sans qu’il en résulte un déluge de protestations, et, ce qui est pire encore, une source abondante de mécontentement contre le gouvernement et de division entre les citoyens !

Il n’y a pas qu’une raison de ce contraste ; mais il en est une plus puissante que toutes les autres, c’est que l’Angleterre ne connaît pas la centralisation, mécanisme admirable dans certaines éventualités de la vie des peuples, mais aussi mécanisme constitué physiquement et moralement pour combattre et pour détruire toutes les forces individuelles et toutes les libertés des citoyens. La conséquence fatale de la centralisation, par quelques mains qu’elle soit exercée, c’est de remettre toujours en temps d’élections la sécurité du gouvernement en question, parce que du résultat dépend aussi la sécurité de l’innombrable armée de fonctionnaires qu’il traîne à sa suite, qui malgré lui-même dirigent son action, et qui, à moins d’être des anges, ne savent pas employer la puissance publique dont ils disposent autrement que pour les nécessités de leurs positions personnelles. Sous un gouvernement centralisé, les pouvoirs du jour, à quelque nuance, à quelque parti qu’ils appartiennent, lutteront toujours contre tout le monde avec l’énormité des ressources que l’organisation politique et administrative a mises dans leurs mains. C’est un jeu où ils se présentent avec des dés pipés non point par eux, mais par les institutions elles-mêmes. Aussi celui qui n’est pas d’accord, avec eux, ils l’accablent sous l’ensemble de la puissance publique, ils le mettent dans une telle situation morale que bien souvent il finit par se persuader qu’il vit sous un régime légal où il n’y a pas de place pour lui. De là à devenir un révolutionnaire il n’y a pas si loin, et c’est ce que deviennent peu à peu non pas seulement ceux qu’on appelle les hommes des vieux partis, mais aussi beaucoup de ceux qui étaient d’abord disposés à vous tendre la main, et qui seraient restés des vôtres, si, au jour de l’épreuve, l’administration n’était pas nécessairement obligée à porter tous ses efforts sur un seul candidat en combattant tous les autres, même ceux qui voudraient ne pas lui être hostiles. Les discordes et les haines qui naissent de ces conflits sont des plus fâcheuses pour la chose publique, et loin de s’affaiblir avec le temps, elles menacent plutôt de devenir inconciliables, car ce ne sont pas seulement des opinions qui sont en jeu dans ces crises, ce sont aussi les intérêts égoïstes des individus et des localités. Sous le régime de la centralisation, où toutes les carrières dépendent du gouvernement, où la plupart même des fonctions gratuites sont à sa nomination, les candidats indépendans et les électeurs qui ont été vaincus avec eux se regardent toujours comme menacés ou comme frappés dans leurs propres personnes, ou dans leurs familles, quelque chose que l’on veuille bien faire pour effacer le souvenir de leur défaite. Les localités qui n’ont pas voté comme on le leur demandait et qui sollicitent des chemins de fer, des ponts, des routes, des églises, des écoles, etc., attribuent à des rancunes électorales les refus que bien souvent l’état des finances suffirait à lui seul pour opposer à leur impatience, et elles crient à l’injustice, elles se passionnent. Il arrive alors ce qui se passe en France : le gouvernement recueille ce que les institutions ont semé pour lui, et, comme tout gouvernement centralisé, il éprouve la plus grande difficulté à concilier le principe de sa sûreté particulière avec celui de la liberté générale des élections.

L’Angleterre, qui n’est pas centralisée, est libre ; aussi en temps d’élections le gouvernement n’y est-il pas contraint à cette dépense d’efforts qui en d’autres pays coûtent si cher au pouvoir, à son crédit, à sa puissance morale. Sauf trois ou quatre bourgs, Chatham, Portsmouth, Davenport, Plymouth, sièges d’arsenaux maritimes où le gouvernement exerce par l’intermédiaire de l’amirauté une influence non avouée, mais réelle, on peut dire que le gouvernement en Angleterre ne se mêle guère plus des élections que si la chose ne le concernait pas lui-même. A un électeur du continent, habitué qu’il est à de certaines manières de faire, on peut dire sans exagération et sans jouer avec les mots que dans une élection anglaise le gouvernement se fait remarquer par son absence. Et en effet comment y paraîtrait-il ? avec quels moyens ? Quelle prise a-t-il sur les individus ou sur les localités ? Aucune. Le nombre des fonctionnaires qui sont à sa nomination est si restreint que nulle part, sauf dans les villes que je viens d’indiquer, il ne pourrait compter sur eux comme sur un appoint électoral. Les paroisses, les villes et les comtés se gouvernent, s’administrent eux-mêmes, nomment eux-mêmes leurs fonctionnaires, si bien qu’il y a certainement bon nombre de collèges où ne figurent pas dix électeurs fonctionnaires du gouvernement royal. Les maires et leurs adjoints, les maîtres d’école, les gardes champêtres, les officiers de police, tous ces fonctionnaires dont les Anglais ne peuvent pas se passer plus que nous, sont tous nommés par l’élection ou par les pouvoirs locaux dans la plus parfaite indépendance du gouvernement. Celui-ci ne dirige que la police de Londres (moins la Cité) et celle de l’Irlande. Il a la nomination de quelques grands emplois judiciaires, mais le nombre en est infiniment petit ; quinze juges suffisent, avec l’aide des magistrats locaux qui instruisent les affaires et des jurés qui en décident, à faire le service de toutes les sessions des cours d’assises de l’Angleterre proprement dite. D’ailleurs, le pouvoir judiciaire étant regardé par les Anglais comme une des branches de la souveraineté, les juges n’ont rien à voir dans les élections, qui sont pour les citoyens l’attribut de leur part propre de souveraineté ; les juges ne sont pas même électeurs. L’église a sa fortune à part, qu’elle administre elle-même ou avec le concours de certains corps électifs ; elle ne dépend du gouvernement ni pour son budget, ni même pour ses emplois, car le gouvernement n’a pas à sa nomination le douzième du nombre des bénéfices ecclésiastiques. Dans l’armée, il ne nomme guère que les généraux ; les grades s’achètent dans l’infanterie et dans la cavalerie ; ils se donnent exclusivement à l’ancienneté dans l’artillerie, dans le génie et dans le corps des soldats de marine. La marine peut être dans les mains du gouvernement un moyen d’influence un peu plus efficace, car il nomme tous les officiers au choix jusqu’au grade de capitaine de vaisseau ; mais les grades d’officiers-généraux appartiennent tous à l’ancienneté. Il reste les emplois diplomatiques, ceux du département des finances et du service colonial, qui constituent certainement un respectable patronage, au loin surtout, mais qui ne sont pas assez nombreux pour permettre d’exercer une pression quelconque sur les élections. Il est donc vrai de dire que, même s’il voulait entreprendre de le faire, le gouvernement anglais est mis dans l’impossibilité d’agir sur les élections par les appâts qu’il pourrait offrir aux convoitises individuelles. Sous ce rapport, il est presque complètement désarmé, et il ne l’est pas moins vis-à-vis des intérêts collectifs. Il n’a en effet à sa disposition aucunes promesses de routes ou de canaux, de ponts ou de chemins de fer, de garnisons ou de grands établissemens militaires avec lesquelles il puisse séduire les populations. Il n’y a pas en Angleterre de ministère des travaux publics. Tout en ce genre ou du moins presque tout se fait par les soins des localités ou de l’industrie privée, sans aucune participation du gouvernement, et en dehors de lui. Il n’a même pas voix délibérative pour le tracé d’une route ou d’un chemin de fer, c’est au parlement qu’appartient le droit exclusif d’instruire les affaires de cette sorte par ses comités et d’en décider souverainement, sans que le ministère ait rien à y voir, si ce n’est pour donner la sanction royale aux innombrables bills que chaque session voit éclore.

Un autre avantage de la situation qu’en Angleterre la force des choses impose au pouvoir vis-à-vis des électeurs, c’est qu’elle laisse la carrière libre de tout obstacle déloyal à ceux qu’il est le plus désirable de voir parvenir à l’honneur de la députation. N’étant distraits de leurs sympathies véritables ni par la crainte de n’avoir point part aux faveurs du budget, ni par le désir de les accaparer, les électeurs se portent franchement du côté de celui qu’ils croient le plus capable de les représenter, et comme leur qualité d’Anglais ne leur donne pas plus qu’à d’autres le privilège d’être en rapport avec tous les personnages du monde politique, c’est presque toujours autour d’eux, parmi leurs voisins, chez ceux qu’ils connaissent et dont l’existence s’est passée ou se passe au milieu d’eux, qu’ils choisissent leurs représentans. Sauf dans un petit nombre de cas, une élection anglaise est une affaire strictement locale. Je sais que beaucoup de beaux esprits, loin de voir à cela un avantage, y voient au contraire une cause irrémédiable de médiocrité et presque un ridicule. Ils accablent de plaisanteries ce qu’ils appellent les illustrations de clocher. N’en déplaise aux illustrations inconnues et aux génies ignorés qui comptent sur la faveur de quelque personnage pour se faire imposer par les bureaux d’une administration centrale aux électeurs de quelque province où peut-être ils n’ont eux-mêmes jamais mis les pieds, ce système a beaucoup de vertus. Ne se recommandât-il pas par ailleurs, ce serait déjà un très grand bien que de ne fournir aucun terrain pour se développer à ces parasites qui croissent si facilement en d’autres pays à l’ombre du pouvoir, qui vivent de sa substance, qui font le vide autour de lui, et qui lui sont ordinairement bien plus nuisibles que ses ennemis déclarés.

D’un autre côté, les lois et les mœurs, plus fortes que les lois, empêchent que l’on puisse rechercher la députation pour une autre. fin que l’honneur qu’elle rapporte ou l’espérance de jouer un rôle utile dans les affaires de son pays. On entre à la chambre des communes pour y soutenir de certaines doctrines, et l’on n’y peut guère entrer que pour cela. Toutes les fonctions salariées sont interdites à ses membres ; il n’est fait d’exception que pour les militaires, et l’on sait qu’avec l’organisation de l’armée anglaise cette exception est sans importance. Un député ne peut pas non plus occuper un emploi rétribué par la liste civile, il ne peut même contracter aucune espèce de marché avec le gouvernement pour fournitures, adjudications, entreprises, etc. Pour recevoir quelque chose des deniers publics, il n’est pas d’autre moyen que d’occuper un des douze ou quinze grands emplois : ministres, sous-secrétaires d’état, etc., qui reviennent à la chambre des communes dans la composition d’un cabinet, comme attribution de la part qui est faite à cette chambre dans la constitution du pouvoir exécutif. Encore ces emplois sont-ils très modérément rétribués ; le premier ministre par exemple ne reçoit que 5,000 liv. sterl. ou 125,000 fr. de traitement ; la plupart des sous-secrétaires d’état ne reçoivent que 2,000 livres, les lords de l’amirauté 1,000 livres seulement ; avec les habitudes de la vie anglaise, c’est très peu. Au lieu d’ambitionner les honneurs de la chambre, ceux que touche la question d’argent ont bien plus beau jeu en entrant dans la diplomatie, dans l’église ou dans l’administration coloniale. Le vice-roi des Indes jouit, toutes dépenses payées, autres que les dépenses de table et d’habillement, d’un traitement de 400,000 roupies ou 1 million de francs. Les chefs de services placés sous ses ordres, les juges des cours suprêmes indiennes, les gouverneurs des présidences de Madras et de Bombay, le général en chef de l’armée et ceux des présidences, les gouverneurs de la Jamaïque, du Canada et d’autres possessions encore, jouissent de traitemens beaucoup plus élevés que ceux du premier lord de la trésorerie, quelquefois doubles ou triples. Le vice-roi de l’Irlande reçoit 500,000 francs, l’archevêque de Canterbury a un revenu de 15,000 liv. sterl. ou 375,000 francs, celui d’York de 250,000 fr., l’évêque de Londres de 250,000 fr., de Durham de 200,000 fr., de Lincoln, d’Oxford, etc., de 125,000 fr. On ne traverse pas non plus la chambre des communes pour s’élancer de là comme d’un tremplin à une position plus lucrative : cela s’est bien vu quelquefois, et j’en pourrais citer quelques exemples ; mais cela est si sévèrement réprouvé par les mœurs que ces exemples sont très rares, et que ceux qui les ont donnés n’ont jamais pu parvenir qu’à des situations secondaires. Dans la réalité, c’est une carrière que la chambre des communes, et une fois que l’on y est entré, jeune ou vieux, il est d’usage et de bon goût de s’y tenir aussi longtemps que la volonté des électeurs vous y maintient, à moins qu’on ne soit appelé à la pairie. Encore voit-on que la plupart de ceux qui ont joué de grands rôles dans les communes et de qui il ne dépendait que de s’attribuer des sièges dans la chambre haute ne se sont presque jamais prévalus de cette faculté : William Pitt, M. Canning, sir Robert Peel, lord Palmerston, vécurent et moururent membres de la chambre des communes, n’ayant pas voulu être autre chose. Robert Peel, qui avait été le chef reconnu et tout-puissant du parti conservateur, poussa même si loin ce sentiment qu’il refusa, comme on sait, l’ordre de la Jarretière, et que par son testament il défendit à ses enfans d’accepter après sa mort un titre de pairie, dans le cas où l’on voudrait le leur conférer en récompense de ses services, comme on l’avait fait pour le fils de M. Canning.

Ces illustres exemples serviront à éclairer une question que l’on ne manquera sans doute pas de soulever sur le continent. Avec de pareilles lois, dira-t-on, et surtout avec de pareilles mœurs pour gouverner le parlement, ceux-là seuls peuvent songer à y entrer qui ont reçu de leurs pères une position toute faite ou qui ont été singulièrement et de bien bonne heure favorisés par la fortune. Il est facile de comprendre le sens de cette observation, inspirée par les sentimens d’égalité absolue qui règnent sur le continent, mais qui ont assez peu de cours de l’autre côté du détroit. L’Angleterre s’évertue à nous crier sur tous les tons qu’elle est aristocratique et libérale, et qu’elle veut rester telle, instruite qu’elle est par l’expérience de l’histoire que tout pays où la démocratie règne sans contre-poids est condamnée ne pas jouir d’une vraie liberté, à être ballotté des excès de l’anarchie à ceux du pouvoir absolu, deux extrêmes dont l’Angleterre a également horreur. Elle préfère le lest et la stabilité de son aristocratie à la chance de pareilles aventures, et si vous pouviez sonder le fond de la conscience anglaise, vous y liriez peut-être que, l’Angleterre n’étant pas moins libérale qu’aristocratique, elle ne tient pas seulement à son aristocratie par amour des traditions et par respect pour le souvenir des services rendus, mais aussi parce qu’elle la considère comme un mentor qui aide puissamment la démocratie à s’élever et à s’enrichir. Dans nos sociétés bouleversées par tant de révolutions, nous sommes entraînés par les souvenirs du passé à regarder l’aristocratie et la démocratie comme deux factions hostiles, deux partis irréconciliables. En Angleterre, il n’en est pas ainsi. Aristocratie et démocratie y désignent des opinions bien plutôt que des partis dans le sens que nous attachons à ce mot. Les whigs, qui représentent avec plus d’éclat et d’autorité que personne l’idée aristocratique, ont contribué de toutes leurs forces à la révolution de 1648 ; ils ont fait celle de 1688, ils ont été les auteurs du bill de réforme et de toutes les réformes politiques qui ont suivi cette grande victoire du libéralisme. D’un autre côté, c’est un ministère tory qui a fait l’émancipation des catholiques et qui a commencé la réforme économique avec M. Huskisson ; c’est sir Robert Peel qui imposa au parlement l’abolition des corn laws. Aujourd’hui encore les whigs sont les chefs nécessaires de l’opinion libérale, et parmi les personnages importons il n’en est pas d’aussi fortement compromis dans la question d’une nouvelle réforme électorale que le premier ministre, le comte Russell, si ce n’est peut-être M. Gladstone, le plus illustre disciple de Robert Peel. Par contre encore, l’opinion opposée a aussi son projet de réformé, et elle a pour chefs : à la chambre des pairs, le comte Derby, qui fut l’un des plus ardens promoteurs de la réforme de 1832 ; à la chambre des communes, M. Disraeli, dont le nom même indique l’origine non aristocratique, et qui doit son titré de right honorable à ce qu’il a exercé en 1859 les fonctions de chancelier de l’échiquier. Tous les chanceliers de l’échiquier jouissent de la même prérogative.

Il est donc vrai qu’en Angleterre les exigences des lois et des mœurs font dans les élections une belle part aux positions acquises, à la propriété, ou même, si l’on veut, à l’intérêt aristocratique, mais il faut reconnaître aussi que cet état de choses est tout à fait conforme à l’esprit et au goût national. Croire autre chose, c’est se tromper, comme on ne se tromperait pas moins, si l’on imaginait que cette situation a été créée par la puissance de l’aristocratie, ou par des traditions contre lesquelles l’esprit nouveau n’a pas encore eu la force de réagir. Loin qu’il en soit ainsi, c’est au contraire sous l’influence du sentiment populaire plutôt que de toute autre cause que ces mœurs et ces lois se sont formées. Jadis, et il y a de cela moins d’un siècle, l’influence du gouvernement sur les élections était grande, et elle était d’autant plus grande que la position de député n’était pas incompatible avec les faveurs du pouvoir et les libéralités du budget. L’aristocratie d’alors mettait à profit cette latitude de la loi sans plus de scrupules qu’une autre classe, ayant plus de chances encore que les autres pour l’exploiter. Aussi n’est-ce pas pour favoriser l’aristocratie, c’est plutôt au contraire pour réprimer les scandales et les abus dont elle prenait largement sa part que se sont formées avec le bénéfice du temps les mœurs d’aujourd’hui. Il a fallu bien des années, mais enfin on a réussi à faire passer dans la pratique cet axiome, que la carrière parlementaire est une sorte de religion où il est interdit au prêtre de vivre de l’autel, et l’exemple des politicians, le plus grand fléau de la politique américaine, est là pour prouver que les Anglais n’ont pas après tout si grand tort.

On voit que le système anglais, même avec ses défauts, est plus conforme que la plupart des autres aux principes d’une saine liberté comme à l’intérêt du bon ordre dans la société ; on voit aussi que ses avantages résultent en très grande partie de l’organisation administrative. Je n’insisterai plus que sur un des points de ce vaste sujet, qui touche de plus près qu’on ne pense à l’étude de la situation actuelle de l’Angleterre. Les institutions et les lois étant faites comme elles sont de l’autre côté du détroit, la lutte électorale se trouve dégagée des conséquences regrettables que trop souvent elle entraîne ailleurs. Dans les élections anglaises, ce qui est en question, c’est le verdict à rendre sur la politique générale du gouvernement ; ce qui est en jeu, ce sont des opinions. Ni candidats, ni électeurs, ni localités n’ont rien à attendre du résultat, quel qu’il soit, ni pour leurs intérêts particuliers, ni surtout pour leurs intérêts matériels. On ne peut ni les prendre avec cette amorce, ni les menacer avec cette arme. On vote sur la paix ou sur la guerre, pour ou contre l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur la drêche, pour ou contre la réforme électorale ou l’établissement du free trade, on vote toujours sur une question qui intéresse l’universalité des citoyens, et il n’y a pas moyen de voter sur autre chose, de voter pour s’emparer des fonctions rétribuées, comme cela se voit en Amérique, de voter pour avoir une ligne de chemin de fer, comme cela se fait en d’autres pays. Le sort de chacun est lié à la chose publique, mais aucun ne peut espérer de s’en approprier les bénéfices en consentant à laisser guider trop complaisamment son vote. Par là aussi se trouvent supprimées les causes de ces guerres que dans les gouvernemens centralisés les fonctionnaires sont toujours obligés d’engager et de soutenir contre une fraction plus ou moins nombreuse de leurs administrés, aux dépens de la considération du pouvoir et parfois de la leur propre, au détriment plus grand encore des vrais principes de l’ordre politique et social. C’est sa force vitale que l’administration dépense dans ces combats dont les ressentimens se perpétuent en s’aigrissant, et ce n’est pas dans les pays soumis à ce régime que l’on verrait après une élection, comme c’est la coutume en Angleterre, le candidat qui n’a pas réussi venir appuyer la motion présentée par son heureux rival pour offrir les remercîmens des électeurs au shérif qui a dirigé matériellement l’opération. Les vaincus, ou, pour parler plus exactement, ceux qui n’ont pas triomphé, sont en quelque sorte contraints par l’usage et par l’évidence des faits de rendre hommage à la loyauté de tous ceux qui ont participé à l’élection. Sans doute parmi les candidats qui ont été déçus dans leurs espérances il doit en être un certain nombre qui ont à se faire quelque violence pour remplir ce devoir ; mais, comme toutes les opérations depuis le commencement jusqu’à la fin se sont accomplies sur la place publique et sous les yeux de tous, on serait mal venu à ne pas vouloir reconnaître ce qui est de notoriété universelle, et l’offense serait ressentie non-seulement par les électeurs, mais par la population tout entière. Aussi le jour où se proclame le résultat de l’élection est-il un jour de fête et de conciliation générale. Le candidat triomphant est promené par la ville et par la campagne à la tête d’une procession joyeuse que contribuent à grossir bon nombre de ceux qui n’ont pas voté pour lui. Défaits dans une épreuve loyale, in a fair play, ils auraient honte, s’ils semblaient en conserver aucun ressentiment. Ils suivent les corps de musique qui remplissent les rues et les campagnes de fanfares éclatantes, ils se joignent au cortège où dans des voitures de gala trônent en grand costume de belles dames qui, après avoir pris une part active à la lutte, prennent aussi leur part de la victoire. Ils n’ont pas pu faire réussir leur candidat, mais enfin le bourg ou le comté a son représentant, de qui la majorité n’attend que le triomphe de ses opinions, et de qui la minorité ne craint rien pour ses intérêts individuels ni pour ses intérêts de localité. Pour quelle raison se conserverait-on rancune de part ou d’autre ?

Sur les 658 élections qui composent la chambre des communes, il y en a plus de 600 où les choses se passent ainsi. Dans une vingtaine de cas, les vaincus refusent de rendre hommage aux vainqueurs, ils protestent même contre la sincérité de l’élection, soit qu’ils aient à dénoncer quelques violences exercées contre leurs personnes ou contre leurs partisans, soit qu’ils se plaignent de l’emploi d’influences illicites, ou de la libéralité trop grande avec laquelle le candidat heureux a traité leurs adversaires dans les hôtels et dans les cabarets du voisinage. Il est aisé d’expliquer ces divers griefs. Les élections se faisant toujours en public et le plus souvent en plein air, tout le monde s’en mêle, et quoique cela soit aujourd’hui beaucoup plus rare que jadis, il ne laisse pas d’arriver que parfois il éclate au sein de la multitude des rixes qui, naissant d’abord dans un groupe de quelques individus, finissent par devenir générales. Quant aux tentatives de corruption ou de pression exercées sur les électeurs, elles feraient sourire de pitié ceux qui connaissent les mœurs électorales de l’Amérique et d’autres pays. Jadis les Anglais n’étaient certes pas moins experts que d’autres en pareille matière, mais avec le temps la loi est devenue si rigoureuse et si nette dans ses prescriptions qu’il est à la fois dangereux et difficile de chercher à l’éluder. Cela cependant arrive, et chaque élection générale fournit en moyenne une vingtaine de protestations fondées sur des griefs plus ou moins sérieux, mais qui souvent seraient à peine considérés comme des péchés véniels, si l’on ne parvenait à les faire tomber sous le coup d’une loi qui se glorifie d’avoir prévu presque tous les cas.

II

En 1865, l’Angleterre procédant à de nouvelles élections générales nous offre le spectacle d’un peuple heureux, qui connaît son bonheur, et qui veut en jouir en paix avec tout le monde. Plus le siècle s’avance et plus il semble que se vérifie, au moins pour les Anglais, la prévision de Richard Cobden sur les résultats que produira politiquement et moralement la liberté des échanges entre toutes les nations. S’élevant fort au-dessus des intérêts où ceux qui ne l’ont pas connu personnellement étaient portés à croire que son imagination était absorbée, Richard Cobden ne voyait pas seulement dans l’établissement du free trade le soulagement des misères matérielles des classes pauvres ; il aimait encore à prédire que le développement des échanges, c’est-à-dire nécessairement aussi des rapports de confiance et d’amitié entre les citoyens de toutes les nations, serait plus puissant que les combinaisons des hommes d’état pour conjurer ce fléau de la guerre qu’il détestait de toute la force de son âme. En aidant à fonder le congrès de la paix, il n’était que conséquent avec lui-même, et si le but final qu’il se proposait doit être malheureusement considéré comme une chimère, il n’en est pas moins vrai que les victoires économiques de Richard Cobden semblent avoir eu pour résultat d’entraîner les Anglais à pas très marqués dans la voie où il avait résolu de les pousser. De même qu’on n’a jamais vu chez eux toutes les classes de la société aussi unies qu’elles le sont maintenant, de même on n’a jamais vu la politique extérieure de l’Angleterre plus conciliante et plus désireuse de ne pas se mêler aux affaires des autres. L’immensité de son empire qui lui ôte tout sujet de jalousie vis-à-vis de l’étranger, l’énormité des intérêts et des capitaux que, par suite de la réforme économique, elle a eu la faculté d’engager partout, la rendent à la fois plus accommodante et plus respectueuse pour autrui qu’elle ne l’a jamais été à aucune époque de son histoire. En 1865, les Anglais avaient la satisfaction de considérer comme épuisés les sujets de querelles qu’en 1863 et 1864 le comte Russell s’était ménages avec certains cabinets de l’Europe, s’engageant dans la discussion avec ardeur, mais sans résolution arrêtée, et sortant toujours du débat sans autre satisfaction que celle d’avoir prêché à tout le monde une morale impuissante. On espérait qu’instruit par l’expérience, si l’expérience a jamais profité au comte Russell, il se garderait bien de se lancer à nouveau dans de pareilles entreprises, qui rappelaient, moins les armes et moins les exploits, les aventures du dernier représentant de la chevalerie errante.

A vrai dire d’ailleurs, il n’était qu’un seul point d’où l’Angleterre pouvait craindre de voir souffler quelque orage. La fin de la guerre civile aux États-Unis allait créer une situation nouvelle et amener l’échéance à laquelle le gouvernement du président Lincoln avait annoncé qu’il demanderait compte à l’Angleterre des actes de partialité que l’opinion publique des états du nord lui reprochait d’avoir commis dans l’intérêt des confédérés. Que ferait-on, que pourrait faire le cabinet de Washington des nombreuses armées qui, se trouvant sans occupation, allaient peut-être devenir pour le gouvernement américain un embarras non moins grave que la guerre elle-même ? Serait-il capable de renvoyer pacifiquement tout ce monde dans ses foyers ? Aurait-il assez d’autorité pour empêcher tous ces régimens, rompus maintenant à la guerre et exaltés par leurs succès, par les hommages que l’Europe elle-même avait rendus à leur bravoure et à leur constance, de se jeter sur le Mexique, ou mieux encore sur le Canada ? On devait en toute justice supposer à M. Lincoln et à son intelligent ministre — M. Seward — des intentions équitables et modérées ; mais ne seraient-ils pas eux-mêmes emportés par le mouvement ? Les vaincus de la guerre civile n’y entreraient-ils pas avec autant de vivacité que les vainqueurs, car si les états du nord reprochaient si amèrement à l’Angleterre sa neutralité, c’était avec bien plus d’amertume encore que les confédérés lui reprochaient de n’avoir pas reconnu leur gouvernement en reconnaissant le blocus de leurs côtes. Le blocus n’était-il pas plus que les victoires de Grant ou de Sherman l’instrument trop efficace de leur ruine et de leur défaite ? Et même en supposant que l’on n’eût pas la main forcée, ne serait-il pas tentant, pour reconstruire l’Union, pour effacer les cruels souvenirs de la guerre civile, d’associer toutes les animosités dans une entreprise qui sourirait aux ambitieuses passions de tous les partis ?

Ces craintes étaient réelles, et elles devinrent bien plus sérieuses encore lorsque la fin déplorable de M. Lincoln fit passer le pouvoir dans les mains de M. Andrew Johnson, un homme inconnu à l’Europe, et dont l’attitude le jour de son installation comme vice-président de la république des États-Unis avait inspiré en Amérique même d’assez graves appréhensions, appréhensions qui heureusement devaient être, même aux yeux les plus prévenus, très singulièrement modifiées, sinon tout à fait dissipées par l’expérience. En effet, quoi que l’on puisse dire ou penser des antécédens de M. Johnson, il est certain que dans sa nouvelle situation il a déjà prouvé qu’il n’était pas un homme vulgaire, un de ceux que le pouvoir déprave, mais qu’il est au contraire de ces hommes distingués que le pouvoir améliore et éclaire. On peut combattre certains détails de son administration, mais on ne saurait nier que dans l’ensemble ils sont inspirés par une volonté sincère de rétablir l’Union sur des bases honorables pour toutes les parties, et si dans le sud il est des gens qui le trouvent encore trop rigoureux, il faut cependant lui savoir gré de la résistance qu’il oppose aux passions vindicatives, qui ne sont pas encore partout éteintes dans le nord. En fait, il n’a jusqu’à ce jour engagé aucune discussion délicate avec quelque puissance que ce soit, car la négociation entamée avec l’Angleterre au sujet des indemnités que les États-Unis réclamaient à propos de l’Alabama et des autres bâtimens confédérés, c’était M. Lincoln qui l’avait ouverte, comme il avait annoncé d’ailleurs qu’il le ferait lorsque le sud aurait été contraint de déposer les armes.

Cette demande, à laquelle l’Angleterre répondait de son côté par une demande reconventionnelle de dommages et intérêts pour les torts que certains de ses sujets ont eu à souffrir de la part des autorités des États-Unis pendant la durée de la guerre civile, est restée le seul point vraiment délicat des relations extérieures de la Grande-Bretagne. On a publié les pièces relatives à cette première phase de la négociation, qui a été close par une dépêche du comte Russell en date du 3 novembre 1865. Il s’agit des affaires de deux peuples libres, les gouvernemens qui en sont chargés se sont empressés de les déférer à l’opinion, recherchant la force que donnent son concours et son approbation, et ne voulant pas courir la chance d’être un jour réduits à venir déclarer que des affaires qu’ils auraient conduites sans contrôle, dans le mystère des chancelleries, devraient se résoudre par une crise où serait engagée sans réserve la fortune des deux pays. Ainsi on a pu se former une opinion sur la valeur des argumens invoqués des deux parts. Nous n’entrerons pas dans l’examen détaillé de ces pièces, qui sont, et par M. Adams et par le comte Russell, rédigées avec le soin le plus attentif, écrites sur le ton de la modération la plus scrupuleuse. Quand il s’adresse à la Russie ou à la diète germanique, à la Prusse ou à l’Autriche, toutes les dépêches du comte Russell s’expriment de la façon la plus hautaine et la moins conforme aux traditions diplomatiques ; le plus souvent il ne prend même pas la peine de discuter les faits : il se contente de prêcher la morale à ses interlocuteurs et de leur faire savoir les sentimens que la cruauté ou l’illégalité de leur conduite inspire au gouvernement de la reine et au peuple anglais ; mais, lorsqu’il parle aux États-Unis, il ne laisse passer aucun détail sans l’examiner sous toutes ses faces, il discute tous les principes avec un soin minutieux, et pour soutenir son opinion il fait preuve d’une richesse d’érudition vraiment remarquable. Au lieu de prendre les choses de haut comme un redresseur de torts, il consent à se tenir sur la défensive ; il se justifie, il ne retourne aucun argument d’une façon provocante, et il n’est pas une de ses dépêches qui ne commence et qui ne finisse par prodiguer aux États-Unis les assurances du sincère désir qu’éprouve le gouvernement de la reine de vivre en paix avec eux. Pourquoi ce contraste si frappant ? Il ne manquera sans doute pas de gens pour dire que la réponse est bien simple : c’est que l’Angleterre, qui n’a rien à craindre de l’Allemagne et de la Russie, ne se met pas en peine de les blesser, tandis qu’au contraire elle est très circonspecte avec les États-Unis, dont elle redoute la puissance et la rivalité. Cependant ce raisonnement, qui n’est pas inspiré par une grande sympathie pour l’Angleterre, est aussi souverainement injuste. Dans sa correspondance avec les Russes et les Allemands, le comte Russell n’a jamais pris de conclusions ; en retour des actes qu’il leur reprochait, il ne les a jamais menacés que de l’opinion publique ou du jugement de la postérité, et c’est là ce qui justifie la critique que l’on a faite de ce langage si hautain, si rempli de belles maximes et si vide quant au fond des choses. Vis-à-vis des États-Unis, la situation que prend le comte Russell est tout autre. Après avoir soigneusement établi sa défense, il déclare que l’Angleterre, forte de sa confiance dans la droiture de sa conduite, certaine de n’avoir fourni aucun sujet de plainte légitime ni en fait ni en droit au gouvernement des États-Unis, n’accepte plus que l’on mette en doute ses intentions ni ses actes, qu’elle repousse d’avance toute proposition d’arbitrage comme une offense faite à sa dignité, que pour donner une dernière preuve de l’esprit de conciliation qui l’anime elle consent à la formation d’une commission mixte qui serait chargée de présenter un projet de loi, lequel deviendrait commun aux deux pays, sur les conditions de la neutralité et sur les devoirs qu’elle impose aux sujets des neutres. Il ajoute que l’Angleterre s’en tient là et que la correspondance est close. « En terminant cette lettre, la dernière que j’aurai l’honneur de vous adresser sur ce sujet, je ne puis que renouveler la sincère et sérieuse espérance de voir nos deux pays, aujourd’hui relevés du stigmate et du péché de l’esclavage, jouer leur rôle dans le monde en paix et animés de l’esprit de bonne volonté[2]. » Cela ne ressemble en rien aux sermons que le comte Russell prêchait à la convoitise prussienne, et un tel langage accepte l’éventualité de conséquences pratiques tout à fait sérieuses.

Les considérations politiques qui militent en faveur d’un dénoûment pacifique sont trop nombreuses et trop évidentes pour que nous ne croyions pas au dénoûment amiable de cette difficulté ; nous insisterons seulement sur un point de vue moral dont nous autres étrangers nous ne tenons pas toujours assez de compte quand nous occupons notre esprit des affaires communes à l’Angleterre et aux États-Unis. Nous oublions trop que ce sont deux pays où la liberté de la presse est une réalité vivante et où l’on en use sans hésitation. On dirait qu’habitués à vivre comme dans la chambre d’un malade, nous ne pouvons supporter le moindre éclat de voix sans croire aussitôt à quelque catastrophe. Ce que nous oublions aussi, c’est que les querelles entre l’Angleterre et les États-Unis ressemblent beaucoup à des querelles de famille, les plus terribles de toutes quand on ne parvient pas à les conjurer, mais de toutes aussi celles qui sont le plus faciles à accommoder, même quand elles semblent être le plus près d’aboutir aux dernières extrémités. On en a vu maints exemples, et qui ne peuvent s’expliquer que par le profond sentiment d’estime que les deux peuples, s’il est admis que ce soient deux peuples, éprouvent l’un pour l’autre. A vrai dire, et quoi qu’il en coûte à l’amour-propre des autres nations, il faut bien reconnaître que les États-Unis professent pour l’Angleterre une considération exceptionnelle, et que cette considération n’est pas un hommage rendu par faiblesse à la puissance ou à la grandeur anglaise ; elle prend sa source véritable dans le sentiment de la race et dans la voix du sang. Ne nous laissons pas d’ailleurs étourdir par la violence des clameurs que l’on pousse dans la presse ou dans les meetings. Si vous pouviez savoir quels sont les hommes qui tiennent ces plumes enflammées, qui composent les orateurs et le public de ces meetings, vous verriez que pour l’immense majorité ce sont des réfugiés politiques ou de nouveaux débarqués d’Europe, des Irlandais ou des Allemands qui n’ont pas encore été moralement absorbés par les États-Unis, tandis que la population qui est née sur le sol, celle qui a reçu le baptême ou l’inoculation des sentimens américains, s’abstient presque toujours de prendre part à ces démonstrations. Celle-ci laisse les autres parler, écrire et s’agiter ; cependant c’est toujours elle encore qui gouverne, et elle n’encourage pas toutes les entreprises, comme on l’a pu voir à propos du fenianisme. Pour en venir à une rupture avec l’Angleterre, il lui faudrait d’autres griefs que les courses de l’Alabama, quoiqu’elle ait amèrement reproché à l’Angleterre d’avoir laissé construire et échapper l’Alabama, quoiqu’elle désire vivement prendre sa revanche de la blessure faite à son amour-propre, lorsqu’après s’être si témérairement compromise dans la question, il fallut bon gré, mal gré rendre les prisonniers enlevés sur le Trent. S’ils ne sont pas pareils, les sentimens de l’Angleterre à l’égard des États-Unis correspondent cependant à ceux que l’on éprouve pour elle de l’autre côté de l’Atlantique. Sans doute il doit exister en Angleterre des gens qui jalousent la grandeur promise aux États-Unis, qui sont fatigués de les avoir toujours sur les bras avec leurs prétentions, leurs récriminations perpétuelles, leur humeur toujours inquiète, et qui ne demanderaient pas mieux que de voir amoindrir la grande république ; mais il s’en faut de beaucoup que cette école exprime le sentiment national. A leur tour, les Anglais accordent peut-être une attention plus sérieuse à ce qui se passe en Amérique qu’à ce qui arrive en aucun autre pays du monde, et en le faisant ce n’est ni la crainte, ni l’envie qui les inspire. Dans les classes inférieures au contraire, dans la population industrielle surtout, et parmi les familles pauvres qui ont envoyé tant de leurs membres peupler les villes et les campagnes de l’Amérique, on est fier de la grandeur des États-Unis comme de la prospérité des enfans de la maison. On n’exagère pas en disant que la guerre civile a été considérée par les Anglais comme une affaire intérieure où ils se passionnaient comme s’ils eussent été eux-mêmes en jeu, et que tous, qu’ils fussent pour le nord ou pour le sud, ils éprouvaient une sorte d’orgueil à voir la grandeur des efforts qui étaient faits de chaque côté. Le citoyen des États-Unis n’est pas seulement en temps ordinaire le client le plus riche et le plus considérable de l’industrie et du commerce anglais, qui désirent sa prospérité pour le profit qu’ils en tirent eux-mêmes ; aux yeux des Anglais, il est quelque chose de beaucoup plus intéressant encore, il est de la même race et du même sang.

Ceux qui ne veulent pas se rendre compte de ces sentimens ne sauraient se faire une idée des proportions qu’a prises de nos jours l’ambition anglaise ; ni des motifs qui l’inspirent, ni des points sur lesquels elle porte. La prépondérance de la race anglo-saxonne dans le monde, c’est là son but, et le terrain sur lequel elle y travaille, ce n’est pas notre Europe, c’est l’Amérique du Nord, c’est l’immense empire colonial qui est échu à l’Angleterre par les armes ou qu’elle a conquis sur les solitudes. Elle aspire à être non pas la souveraine, mais la mère d’une foule d’états qui, répandus sous toutes les latitudes, établis dans toutes les parties de l’univers et issus de la même origine, parlant la même langue, ayant les mêmes mœurs, pratiquant la réalité des mêmes institutions politiques, exerceraient dans l’ensemble une influence prépondérante sur les destinées du genre humain. Ce rêve ambitieux, elle en poursuit la réalisation avec une énergie qui doit donner à réfléchir, à tous ceux que préoccupe l’avenir du monde. Combien étaient-ils au commencement de ce siècle ceux que l’on aurait comptés comme appartenant à la race anglo-saxonne ? 25 millions au plus. Combien sont-ils aujourd’hui ? 70 millions au moins, et avec l’Inde, qui n’a été véritablement conquise que depuis un demi-siècle, avec l’Inde presque aussi grande et presque aussi peuplée que l’Europe, ils règnent sur 200 millions de sujets. Il y a cinquante ans, ce projet de confédération ne figurait dans le monde que pour deux communautés politiques sérieusement constituées ; le reste des possessions qui en dépendaient ne se composait que de postes militaires, de stations maritimes, de colonies tributaires de la métropole et arrêtées dans leur développement par les doctrines qui prévalaient alors sur la manière de gouverner les colonies et de les exploiter par le moyen de l’autorité métropolitaine. Aujourd’hui plusieurs de ces colonies, le Canada, le Cap, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, sont devenues de véritables états dont l’existence est désormais assurée dans la famille des nations et qui font de merveilleux progrès en richesse et en puissance. En effet, ce qui donne à ce rêve de l’Angleterre des chances de réalisation, c’est qu’ayant conçu le projet, elle a su accepter franchement les conditions qui peuvent le faire réussir. Instruite par l’expérience qu’elle avait faite aux États-Unis, elle s’est mise à pratiquer sans réserve la moralité de la leçon qu’elle venait d’y recevoir. Voyant par le fait qu’il était impossible de prétendre à gouverner des colonies peuplées d’hommes de sa race et situées à des milliers de lieues de distance par les talens de la bureaucratie métropolitaine, l’Angleterre a remis aujourd’hui à toutes celles de ses colonies où domine la race blanche le soin de pourvoir elles-mêmes à leurs destinées. Sauf le droit de paix et de guerre, elles jouissent de tous ceux qui appartiennent à des états indépendans, et la mission des gouverneurs que l’Angleterre leur fournit encore n’a plus d’autre objet que d’assurer l’exécution des lois rendues par les parlemens locaux, de représenter cette autorité arbitrale qui, dans les sociétés libres, a la charge de remettre le pouvoir aux mains de la majorité.

Les choses vont bien plus loin encore. Au lieu de ressentir aucune jalousie des idées militaires ou des projets d’armement que peuvent concevoir ses colonies, l’Angleterre les pousse dans cette voie, elle les presse de former des régimens de volontaires et d’organiser leurs milices, elle fournit au besoin des armes, des subsides et des instructeurs. Cela n’est pas du goût de toutes les colonies, dont quelques-unes au moins aimeraient à voir la métropole prendre à sa charge les peines et les frais de leur défense. Le Canada est de ce nombre, et tout dernièrement encore l’Angleterre, après l’avoir longtemps gourmandé sur ce sujet, a dû finir par le menacer de retirer les troupes royales, s’il ne voulait pas consentir à s’armer lui-même. Ailleurs c’est un autre esprit qui prévaut. Après trois ans de combats, la Nouvelle-Zélande vient de finir, ou peu s’en faut, sa troisième ou sa quatrième guerre avec les Maoris, et elle l’aura terminée avec ses milices. Les régimens de la reine, ne connaissant ni le pays, ni la manière d’opérer des indigènes, n’avançaient pas, si bien qu’à la longue les habitans, qui souffraient dans leurs intérêts de la durée des hostilités, ont réclamé des armes à grands cris, se faisant fort de terminer la guerre eux-mêmes. Le gouverneur sir J. Grey, qui était de leur avis, engage sur ce sujet avec le général des troupes régulières une correspondance qui ne paraît pas avoir été des plus amicales. Il arme ses milices ; quoiqu’il ne soit pas militaire lui-même, il se met à leur tête, et quelques coups bien frappés amènent les Maoris à composition. L’Angleterre, au lieu de se sentir humiliée avec ses régimens, bat des mains aux exploits des volontaires qui soulagent son budget. Ce n’est pas d’ailleurs seulement pour s’épargner les frais des garnisons que l’Angleterre en agit ainsi, c’est bien certainement aussi pour forcer ses colonies à développer leurs ressources et leur puissance. La session de 1865 en a fourni une preuve manifeste par le bill où l’Angleterre s’engage à fournir des subsides et à faciliter de tous ses moyens la création de marines militaires coloniales. Il a même été question d’un projet qui consiste à fondre en un état fédéral les possessions anglaises de l’Amérique du Nord situées sur l’Océan-Atlantique. Rien assurément n’est moins conforme aux antiques traditions de la politique coloniale, et cependant l’autorité métropolitaine ne tolère pas seulement ce projet, c’est elle qui l’a inspiré, c’est elle qui depuis deux ans n’épargne aucune peine pour le mener à bonne fin. S’il n’a pas encore réussi, cela tient à des jalousies et à des défiances locales que le ministre des colonies, M. Cardwell, n’a pas encore réussi à concilier. L’île de Terre-Neuve et celle du Prince-Edouard, la Nouvelle-Ecosse et le Nouveau-Brunswick, étant entre eux tous beaucoup moins riches, moins peuplés que le Canada, et n’ayant pas non plus la dette très considérable qui charge ce dernier, ont peur d’être absorbés, tout en payant pour lui. C’est là que gît la difficulté ; mais si l’Angleterre arrive à la résoudre, elle aura certainement travaillé de ses propres mains à la constitution d’un état sur lequel il semble bien difficile qu’à raison de son importance, de sa grandeur, de sa situation géographique, des origines de la population qui l’habite, elle puisse conserver longtemps une suzeraineté, même nominale.

Mais cette suzeraineté, l’Angleterre ne prétend la maintenir qu’autant qu’il convient aux colonies elles-mêmes de la voir durer. C’est là le dernier trait du système, la dernière conséquence du nouvel esprit qui s’est infiltré dans les âmes anglaises à la suite de toutes les réformes économiques et politiques qui se sont introduites depuis un demi-siècle dans le gouvernement de la Grande-Bretagne. Cinquante ans de réformes incessantes, accomplies au sein d’une paix, d’une prospérité intérieures telles qu’aucun peuple n’en a vu de pareilles, n’ont pas seulement produit un ensemble de procédés administratifs et un mécanisme politique que la nation considère comme ce que la sagesse humaine a produit jusqu’ici de plus parfait. La pratique de ces cinquante ans a aussi dégagé des principes supérieurs à cet ordre politique ou administratif, et que les générations élevées depuis ce demi-siècle sont désormais habituées à invoquer pour le gouvernement de leurs affaires comme les bases infaillibles d’une sorte de religion. Les Anglais s’en trouvent bien, mais il est impossible que le profit qu’ils en ont tiré n’ait pas nécessairement aussi exercé une influence puissante sur leurs esprits et sur leurs sentimens. La liberté, — car c’est toujours elle qui se trouve au fond de toutes ces questions, sous quelque aspect qu’elles se présentent, — la liberté, dont les Anglais jouissent aujourd’hui si pleinement et sous toutes ses formes, leur a suffisamment appris, par tous les travaux qu’ils ont dû faire pour l’établir chez eux, qu’elle n’avait qu’un seul fondement, une seule sauvegarde, une seule preuve de sa réalité, — le respect des droits d’autrui et des minorités. La majorité, elle, n’est presque jamais embarrassée pour faire triompher sa volonté ou ses passions, et bien souvent elle ne le fait que trop : c’est ce que l’histoire nous enseigne, mais en nous enseignant aussi que les majorités qui ne savent pas se contenir elles-mêmes au regard des droits d’autrui finissent toujours par tomber sous le fouet du despotisme. Telle est l’admirable vertu, telle est aussi la délicatesse de la liberté qu’elle ne peut vivre elle-même qu’en couvrant les faibles de son égide, en garantissant l’air respirable à tous les intérêts et à tous les sentimens qui sont innocens devant la morale. Cette généreuse solidarité des faibles et des forts, les Anglais la comprennent et la pratiquent aujourd’hui si bien qu’ils ont fini par faire entrer les minorités comme des parties nécessaires dans la constitution de l’édifice religieux et politique, et que les minorités se considèrent à leur tour comme des organes indispensables du corps social, exerçant leurs fonctions à titre aussi utile dans la vie de l’ensemble que le gouvernement ou la majorité elle-même : elles n’en sont pas, comme ailleurs, les ennemis ; elles en sont le complément. C’est sous l’influence de ces idées que l’opposition, qui est la minorité dans le parlement, s’appelle si volontiers l’opposition de « sa majesté, » non qu’en prenant ce titre si peu usité dans d’autres pays elle veuille faire parade de sa fidélité au trône ; elle revendique ainsi la part qui lui revient, comme à la majorité la sienne, dans le gouvernement des affaires publiques. Pour remplir le rôle que la constitution lui assigne, il faut à la reine une opposition, comme il lui faut un ministère.

Ces principes, qui font aujourd’hui partie du credo politique de tous les Anglais, ne laissent planer aucun doute sur la sincérité avec laquelle ils disent, instruits par l’expérience, qu’ils n’entendent plus maintenir leur suzeraineté sur leurs colonies qu’autant que le maintien de cette suzeraineté conviendra aux colonies elles-mêmes. Comment imaginer par exemple qu’un citoyen qui regarde comme article de foi que toute loi qui interviendrait dans les rapports de l’offre et de la demande serait un acte inique que le parlement n’a pas le droit de voter ni la reine celui de sanctionner, comment imaginer que ce citoyen puisse concevoir pour les colonies habitées par des gens de sa race, par des compatriotes, par des membres de sa famille peut-être, autre chose que l’indépendance industrielle et commerciale ? Celui qui repousse systématiquement l’ingérence de la reine ou du parlement dans les affaires intérieures de sa commune, de sa paroisse, aussi longtemps qu’elles obéissent aux lois générales du royaume, celui-là peut-il contester à des concitoyens qui jouissent au même titre que lui de tous les privilèges du sujet anglais le droit de gérer à leur guise et sous leur responsabilité les affaires de la colonie qu’ils habitent à mille lieues, aux antipodes de la métropole ? Celui qui regarderait comme une faiblesse et comme une humiliation de payer les taxes au collecteur, si le budget n’avait été d’abord discuté et voté, toutes les opinions entendues en pleine liberté de paroles et d’action, — celui-là peut-il dénier aux colonies l’indépendance financière et le droit qu’il revendique pour lui-même de ne payer que les impôts qu’il a consentis en personne ou par les représentant qu’il a librement et directement élus ? Or ce privilège de voter les impôts, qui appartient exclusivement aux communes, qui est considéré dans la constitution anglaise comme l’attribut spécial de la part de souveraineté qui leur est dévolue, le reconnaître aux colonies en ce qui touche leurs affaires comme un droit, exclusif, et tellement exclusif que le parlement lui-même n’a pas qualité pour leur imposer aucune taxe, n’est-ce pas en fait consacrer presque la souveraineté et l’indépendance des colonies ?

Toutes ces choses s’enchaînent. C’est la liberté du sujet anglais qui a emporté avec elle les libertés coloniales, et il faudrait être beaucoup moins prévoyans que ne le sont les Anglais pour ne pas apprécier les conséquences possibles de la situation qu’ils travaillent avec tant d’ardeur à développer. Aussi, loin de se faire aucune illusion, vont-ils au-devant. C’est en toute sincérité qu’ils répètent chaque jour à leurs colonies que, lorsqu’elles voudront se séparer de la métropole et réclamer leur indépendance absolue, l’Angleterre ne mettra elle-même aucun obstacle à cette séparation, et sera la première à les reconnaître comme états souverains. Les ayant fondées, les ayant obtenues par les armes ou par les traités, eue les considère comme des membres de sa famille qu’elle s’engage à défendre avec toutes les ressources de sa puissance aussi longtemps qu’elles voudront rester liées à son sort ; mais le jour où elles se croiront majeures et voudront tenter la fortune pour leur propre compte, libre à elles, et puissent-elles, en prospérant comme les États-Unis, devenir comme eux une terre d’abondance où l’Angleterre ira, par son commerce et par son industrie, multiplier les sources de sa richesse ! — Wayward, sisters ! « allez, mes sœurs ! » — En réalité, le seul lien par lequel l’Angleterre entend aujourd’hui les retenir, c’est l’avantage qu’elles peuvent avoir à conserver leurs attaches avec le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande. A première vue, ce lien peut paraître assez faible ; mais un examen quelque peu approfondi de la question montrerait au contraire que ce lien est encore très puissant. Il n’est pas en effet d’un médiocre intérêt pour des sociétés naissantes, pour des colonies qui jouissent déjà de l’autonomie intérieure la plus complète, d’avoir en outre l’assurance d’être protégées au jour du besoin par la puissance et par les armes de la mère-patrie, de savoir constamment ouverts à leurs produits les marchés qui dépendent de l’Angleterre dans toutes les parties du monde, de pouvoir compter pour la sauvegarde de leurs intérêts individuels, sans qu’il leur en coûte absolument rien à elles-mêmes, sur l’appui de la diplomatie, des consuls, des stations navales que le gouvernement de la reine entretient par toute la terre, — de voir ouvrir à leurs enfans les rangs de l’armée, de la marine, de l’église et de toutes les branches de l’administration publique au même titre et aux mêmes conditions qu’aux enfans des citadins de Londres et de Liverpool, — de jouir enfin si entièrement de tous les droits qui appartiennent aux sujets anglais, que les habitans des colonies et les enfans de leurs enfans sont éligibles aux honneurs du parlement métropolitain, lorsqu’ils trouvent des électeurs pour les envoyer à la chambre des communes. C’est un fait dont les exemples ne sont plus rares.


III

Quelle que soit l’importance des affaires extérieures ou coloniales dont l’Angleterre s’était occupée en 1865, ce sont les questions de politique intérieure qui seules ont agi sur les élections, et le résultat qui s’en est suivi est d’autant plus intéressant à étudier que les élections se sont faites sans qu’aucun parti ni personne ait pu arguer de surprise ou même d’incertitude. Tout le monde y était préparé — par l’excellente raison que le parlement qu’il s’agissait de remplacer était arrivé, chose assez rare, presque au terme de son existence légale.

L’issue des élections n’était d’ailleurs pas douteuse. Malgré l’assurance avec laquelle les tories annonçaient l’avènement d’une réaction conservatrice, on savait d’avance que la majorité qui gouvernait depuis six ans avait conservé la faveur du pays, et qu’elle gagnerait quelques voix sur l’opposition. Ce qui était encore incertain, c’était l’importance du bénéfice qu’allait faire le parti libéral ; quant au reste, la confiance était si généralement répandue qu’elle doit servir à expliquer comment les élections de 1865 ont été les plus paisibles qu’on ait vues depuis longtemps, quoique depuis longtemps aussi il n’y ait pas eu d’élections qui aient produit d’aussi nombreux changemens dans le personnel de la chambre des communes. Excepté sur quelques points, la lutte fut généralement peu vive, et le nombre des électeurs qui prirent part au poll fut moins considérable qu’il ne l’avait été en d’autres temps.

La chambre des communes que l’on réélisait, la majorité que l’on renforçait, avaient en définitive bien mérité des électeurs et du pays. Sans avoir eu l’occasion de voter aucune de ces grandes mesures qui font époque dans l’histoire, le parlement qui venait de finir avait rendu de très véritables services, et de ces services que l’esprit pratique des Anglais tient en haute estime, quoiqu’ils ne soient pas toujours brillans. Élu sous l’influence du ministère tory, auquel il reprochait, entre autres griefs, d’avoir une politique secrètement hostile à la France (on était en 1859) et de prêter une attention trop complaisante à des rêves de coalitions nouvelles contre nous, l’ancien parlement avait débuté en renversant le cabinet de lord Derby par un vote de non-confiance rendu à la majorité de 13 voix, et depuis lors il avait continué sa pacifique existence en s’occupant presque exclusivement d’améliorations populaires, du dégrèvement des articles de consommation générale et du rétablissement des finances, que le ministère tory ne lui avait pas remises dans le plus brillant état. Il avait hérité de la guerre de Chine et il l’avait menée à bonne fin, il avait chaleureusement appuyé le ministère de lord Palmerston dans l’affaire du Trent ; mais, si l’on excepte ces deux cas, il s’était employé à soutenir partout la politique de la paix, même avec plus de résolution que le ministère, et en dépit des blessures passagères que cette politique poussée jusqu’à des limites presque extrêmes pouvait faire souffrir à l’amour-propre national. En réalité, c’est à ce parlement plus encore qu’à lord Palmerston ou au comte Russell que doit revenir la responsabilité de la politique anglaise dans les affaires de Pologne en 1863 et de Danemark en 1864. Si la chambre des communes se fût prêtée à une autre conduite, celle des ministres eût certainement été différente de celle qu’ils ont tenue ; mais ils avaient les mains liées par la reine d’un côté et par la chambre de l’autre, comme on le vit par le vote rendu sur la motion de censure proposée par M. Disraeli au sujet de la politique suivie dans le conflit dano-allemand ; 18 voix de majorité firent triompher la politique d’abstention malgré le vote rendu en sens contraire par la chambre des lords. 18 voix de majorité, cela peut ne point paraître très considérable ; mais il ne faut pas oublier qu’à ce moment l’effervescence était très grande, que l’indignation soulevée par la conduite de la Prusse et de l’Autriche était unanime, que la presse et les deux chambres retentissaient des appels les plus véhémens à l’honneur de l’Angleterre. Les communes tinrent bon cependant, et au fond elles étaient dans le véritable courant du sentiment public, car il est hors de doute que, si aujourd’hui la question pouvait être posée à nouveau, ce seraient non pas 18, mais 100 voix qui voteraient encore pour la politique d’abstention. Il est à remarquer aussi que depuis le jour où succomba le ministère tory jusqu’à celui de la dissolution du parlement, c’est-à-dire pendant six ans, ce fut la seule occasion où l’attitude des chambres permit à l’opposition de risquer une question de cabinet, Loin de se prêter à une réaction conservatrice, l’opinion abandonnait de jour en jour les conservateurs.

Ce parlement d’humeur si pacifique était sensé et laborieux, très libéral et très sincèrement dévoué aux intérêts des masses, sans courtiser cependant la popularité et même en ayant quelquefois le courage de faire des choses qui pouvaient bien ne pas être tout à fait du goût du public. Rien ne lui eût été plus facile que de se rendre populaire en votant un bill de réforme quelconque, celui qui par exemple fut présenté par lord Palmerston en 1860 ; mais, voyant que si d’un côté personne ne repoussait en principe le projet d’une réforme, d’un autre côté personne ne semblait capable de trouver un moyen terme entre les systèmes qui se produisaient de toutes parts, le parlement, ne se sentant pas pressé par les exigences du pays, ajourna la question. De même encore il lui avait fallu un certain courage, non pas seulement pour voter le budget des dépenses qui lui fut présenté pour l’exercice 1860-61 (73 millions de livres sterling ou 1 milliard 825 millions de francs), mais aussi et surtout pour vouloir que cette grosse somme fût exclusivement demandée à l’impôt. Jamais, dans une année de paix, le budget des dépenses ne s’était élevé à un chiffre aussi considérable, et il eût été si aisé de demander au crédit, aux bons de l’échiquier, à la dette flottante, à toutes les formes d’emprunts déguisés ou avoués, que notre siècle produit en si grande abondance, de venir provisoirement soulager les contribuables ! Cependant, sur l’invitation de M. Gladstone, la chambre des communes refusa honnêtement d’entrer dans cette voie. Les dépenses auxquelles il s’agissait de faire face étant des dépenses passagères et improductives, le parlement ne se crut pas en droit d’en faire supporter une part à l’avenir, et pendant toute la durée de son existence il ne fit qu’une seule dérogation au principe en faveur du projet assez mal digéré qu’il se laissa imposer par lord Palmerston pour couvrir de fortifications les côtes de l’Angleterre. Les hommes du métier que l’on consultait répondaient que, dans la période de transformation où se trouvait l’artillerie, il était très difficile de savoir quel parti prendre, puisqu’on ignorait avec quelles armes seraient attaquées les fortifications qu’il s’agissait d’élever. Lord Palmerston en savait encore moins que les officiers du génie, mais il tenait à son idée avec une opiniâtreté extrême, si bien qu’il finit par l’emporter. La chambre se résigna, à son grand regret, mais en limitant à 2 millions de livres sterling la somme qu’il serait permis de consacrer annuellement à ces fortifications, — et comme il était impossible de faire entrer dans les cadres réguliers du budget des dépenses dont l’objet était aussi peu précis, elle décida qu’on les paierait au fur et à mesure des besoins, soit sur les excédans des recettes, soit au moyen d’obligations portant intérêt et remboursables par annuités. C’était le seul moyen de se tirer de la difficulté.

Les finances, c’est le côté solide et brillant de l’administration que présidait lord Palmerston et du parlement qui l’aidait à gouverner. La nation leur en était d’autant plus reconnaissante que, si l’on veut être scrupuleusement juste, il faut ajouter que ces heureux résultats étaient le fruit de la sagesse et du talent beaucoup plus que d’un concours de chances favorables. Le ministère et le parlement avaient hérité de très lourdes charges ; ils avaient trouvé en voie d’exécution des travaux qui ne pouvaient être abandonnés, notamment la reconstruction de la flotte et la création d’un nouveau matériel d’artillerie, rendues surtout nécessaires par un sentiment de défiance assez généralement répandu sur la valeur des moyens de défense nationale. À ce sentiment on a répondu par l’organisation des volontaires, institution dont la valeur peut être diversement appréciée, mais dont l’existence est la plus éloquente preuve qui se puisse donner de l’honnête et absolue confiance que toutes les classes de la nation éprouvent l’une pour l’autre. Souffrir, disons mieux, favoriser la création dans son sein d’une armée de plus de 160,000 hommes, qui se recrute principalement dans les classes ouvrières des grandes villes, qui dispose de 415 batteries ou 2,490 pièces de canon, qui se réunit quelquefois au nombre de 20 ou de 25,000 hommes, qui se gouverne et s’administre dans une indépendance presque complète, c’est fournir le témoignage le plus éclatant de l’union qui règne entre toutes les classes. Un autre mérite de l’institution, c’est qu’elle n’a pour ainsi dire rien coûté au budget. Il n’en pouvait être de même des dépenses à faire pour la flotte et pour l’artillerie ; à celles-là il fallut pourvoir avec l’argent du trésor, avec des impôts qui embarrassèrent les débuts de l’administration. La guerre civile aux États-Unis, la disette du coton, qui éprouva si cruellement les classes ouvrières, furent d’autres causes d’embarras très graves, et qui, elles aussi, n’étaient pas du fait du ministère ou du parlement. Elles furent compensées jusqu’à un certain point par le développement que la nécessité de trouver du coton à tout prix fit prendre au commerce de l’Inde ; mais là encore il y avait de sérieuses difficultés à résoudre. On était presque au lendemain de la redoutable insurrection qui avait mis en péril la suprématie de l’Angleterre, on n’avait liquidé qu’au prix de grands sacrifices les désastres qu’elle avait causés, car même pour l’exercice 1859 le déficit, jusque-là périodique, des finances indiennes ne s’était pas élevé à moins de 14 millions de livres sterling ou 350 millions de francs. Le déficit reparaît en 1865 pour une vingtaine de millions de francs, mais dans l’intervalle les budgets de l’Inde n’avaient pas seulement été mis en équilibre ; au grand étonnement et à la grande satisfaction du public, ils s’étaient encore soldés par des excédans de recettes qui avaient permis de réduire le chiffre de la dette indienne d’une somme de 225 millions de francs. En même temps des mesures judicieuses avaient appelé dans l’Inde les capitaux anglais jusqu’à concurrence de plusieurs milliards pour y exécuter les travaux d’irrigation, pour y construire les chemins de fer et les moyens de communication qui manquent à ce territoire. Aujourd’hui Calcutta et Delhi sont unis par un chemin de fer qui sur un parcours de plus de trois cents lieues dessert la plaine du Bengale, les villes importantes de Bénarès, d’Allahabad, et le territoire si fertile du Douab[3]. Une chance favorable cependant était venue se joindre aux résultats de l’administration financière de M. Gladstone, c’était le traité de commerce avec la France, qui fut d’un grand secours pour aider à surmonter la crise occasionnée par la guerre américaine, car il n’eut pas seulement pour résultat de porter à plus de 60 millions de livres sterling la moyenne des échanges entre les deux pays pendant les trois premières années qui suivirent la signature de ce traité[4], mais il eut encore l’heureux effet d’entraîner d’autres états de l’Europe à conclure des traités semblables.

Les actes purement relatifs à l’administration intérieure furent moins éclatans, et surtout ils échappent plus facilement à l’appréciation des étrangers ; mais ils furent tous inspirés par la sympathie la plus sérieuse pour les classes populaires. Les lois des pauvres, discutées à chaque session, furent aussi singulièrement perfectionnées ; il en fut de même pour l’instruction publique, pour les lois sur la banqueroute, etc. Aussi, quand vint la session qui devait être la dernière de ce parlement, on sentait si bien de quel côté soufflait le vent populaire qu’au lieu d’être saisie par les partis comme une occasion de développer leur programme politique et de l’adresser à l’opinion en vue des élections qui allaient survenir, cette session fut l’une des moins intéressantes de la durée du parlement. Les propositions qui se renouvellent annuellement pour la réforme électorale, pour le vote au scrutin secret, pour l’abolition des church rates, échouèrent comme à l’ordinaire, et sans que la discussion à laquelle on les soumit présentât aucun trait nouveau. Les tories, pressentant leur défaite et comme déjà presque vaincus d’avance, ne firent qu’une démonstration à l’adresse du corps électoral. Par l’organe de sir Fitzroy Kelly, ils demandèrent l’abolition du droit sur la drêche, proposition qu’ils supposaient devoir être particulièrement agréable à la classe des agriculteurs, qui composent, avec le clergé de l’église établie, la principale clientèle du parti tory ; mais c’était une tentative qui n’avait aucune chance d’aboutir à un résultat pratique. Combattue par M. Gladstone, qui n’eut pas de peine à en faire justice, elle fut repoussée par la question préalable et par 251 voix contre 171. À cette manœuvre la majorité répondit de son côté par trois contre-propositions dont aucune ne fut convertie en loi, mais qui exercèrent toutes trois une certaine influence sur les électeurs. La première, qui fut repoussée par les communes, était relative à un remaniement des propriétés de l’église établie en Irlande, le plus sérieux, le seul sérieux peut-être de tous les griefs qu’aient encore à faire valoir les catholiques de ce pays. La motion échoua, mais elle fournit à M. Gladstone l’occasion de se prononcer pour le principe d’une réforme à faire dans le sens de la motion, acte considérable et qui produisit un très grand effet en Irlande. Une autre motion, présentée par M. Monsell, tendait à modifier la forme du serment que les catholiques ont à prêter pour entrer au parlement, et qu’après bientôt quarante ans de participation loyale aux travaux de la chambre des communes ils regardent aujourd’hui presque comme insultante. En effet, ce serment est encore ainsi conçu : « Je dénie et j’abjure solennellement toute intention de renverser l’établissement actuel de l’église tel qu’il est fixé par les lois dans ce royaume, et je jure solennellement de ne me servir d’aucun privilège qui déjà m’appartienne ou pourra m’appartenir pour troubler ou affaiblir la religion protestante ou le gouvernement protestant dans le royaume-uni. En présence de Dieu, je confesse, témoigne et déclare solennellement que je fais la présente déclaration avec tout ce qu’elle comporte dans le sens simple et ordinaire des mots, sans aucune évasion, équivoque, ni réserve mentale, quelle qu’elle soit. » M. Monsell demandait que cette formule blessante fût remplacée, comme pour les autres dissidens, par un simple serment de fidélité à la reine et aux lois, et la proposition, soutenue par le ministère, passa à la chambre des communes ; mais elle fut repoussée à la chambre des lords, où le discours d’ouverture de la session de 1866 annonce qu’elle sera représentée. Enfin M. Göschen à son tour proposa une motion qui, en dispensant les dissidens de l’obligation de signer l’acte de conformité aux articles de foi de l’église établie, leur eût permis d’aspirer à tous les grades de l’université d’Oxford. Le point important de la motion, c’est qu’en ouvrant aux dissidens la faculté de prendre les grades, elle leur ouvrirait aussi celle d’exercer les droits politiques qui appartiennent à l’université, de participer à son gouvernement et à l’administration des grands biens qu’elle possède, — toutes choses que l’église établie est habituée par une tradition séculaire à regarder comme les objets d’un monopole qui lui est dévolu sans contestation possible. Le projet, appuyé encore par le ministère et particulièrement par M. Gladstone, passa en seconde lecture à la majorité de 206 voix contre 190 ; mais c’était à la veille de la dissolution, et il ne put pas être porté à la chambre des lords. Il est plus que probable qu’il y eût été d’abord repoussé ; néanmoins il est certain que, comme la proposition relative au serment des catholiques, il finira par être converti en loi.

Tous ces témoignages de sincère libéralisme disposaient favorablement les esprits, et l’effet qu’ils allaient produire devait dépasser les prévisions. Quand on alla aux élections de 1865, les libéraux comptaient que, pertes et gains compensés, ils gagneraient sur les conservateurs environ 25 voix, qui, réunies à la majorité qu’ils possédaient déjà, leur donneraient approximativement un avantage de 60 voix dans tous les votes de partis. Le résultat aujourd’hui accepté, c’est qu’au lieu de 25 voix la majorité s’est renforcée d’environ 40 voix nouvelles qui lui assurent un avantage d’au moins 80 voix dans les circonstances importantes. Ce surcroît vient surtout de l’Irlande. Pendant les cinq premières années de la durée du parlement, on avait vu bon nombre de députés irlandais passer à l’opposition, irrités qu’ils étaient de la politique italienne du gouvernement et blessés par l’accueil fait à Garibaldi. Sur les 105 membres dont se compose la députation irlandaise, 73 avaient voté avec l’opposition pour la motion de censure présentée en 1864 par M. Disraeli, et l’on en avait conclu assez naturellement qu’il s’était déclaré en Irlande un courant d’opposition de plus en plus marqué contre le ministère, Cependant les élections de 1865 ont donné un démenti à cette prévision, et les événemens qui depuis se sont encore accomplis viennent prouver chaque jour que, si l’Irlande continue à récriminer contre la situation qui lui est faite, elle n’en reconnaît pas moins que depuis trente ans et plus le gouvernement libéral de l’Angleterre ne lui a fourni aucun sujet de griefs nouveaux, et que bien loin de là il cherche à faire disparaître ceux qu’ont légués les âges antérieurs. De fait, l’Irlande n’a jamais été aussi bien disposée à s’entendre avec l’Angleterre, et le procès intenté aux fenians en a fourni une preuve éclatante. Sans recourir d’abord à aucune juridiction exceptionnelle, les fenians ont pu être jugés par la justice ordinaire et condamnés par des jurys irlandais. Il y a trente ans, pareille chose eût été tout simplement impossible, et peut-être l’eût-elle été encore en 1865, si le pouvoir se fût trouvé aux mains des tories. D’ailleurs les mœurs non moins que les lois font en Angleterre aussi bien qu’en Irlande des progrès considérables dans la voie de la réconciliation, et à Londres même on en vit un exemple manifeste lors de la mort du cardinal Wiseman, arrivée au mois de février 1865. On se rappelle sans doute l’émotion violente qui s’était emparée de l’Angleterre lorsque la cour de Rome institua dans le royaume-uni des diocèses à titre anglais, les démonstrations hostiles et menaçantes de la population, les lois dignes d’un autre âge qui furent alors rendues en parlement (mais qui ne furent jamais exécutées), la vive colère qu’inspirait aux anglicans une institution qui semblait vouloir les retrancher du monde catholique, auquel ils veulent toujours appartenir, — enfin ce titre d’archevêque de Westminster, qui paraissait choisi tout exprès pour aigrir encore la blessure. Eh bien ! lorsque survint la mort du cardinal Wiseman, il put être enseveli avec toute la pompe que comporte le cérémonial de l’église romaine. Le cortège funèbre, que les fidèles s’étaient attachés à rendre aussi imposant qu’il était possible, put parcourir un long trajet dans les rues de Londres avec ses bannières, ses costumes et tous les signes extérieurs du culte, sans rien rencontrer sur son passage que des témoignages de respect, sans qu’aucun journal de quelque crédit se permît une observation blessante pour les sentimens des catholiques. Il en fut de même lors de l’intronisation du nouvel archevêque de Westminster, qui se fit aussi avec le plus grand déploiement de pompe, et cependant le docteur Manning, qui a succédé au cardinal Wiseman, est lui-même dans une position qui devait éveiller des émotions pénibles dans l’esprit des anglicans, car, avant d’entrer dans les ordres catholiques, il avait appartenu au clergé de l’église établie, il avait été doyen de Chichester, il avait joué un rôle considérable dans l’école puseyiste. Ces exemples si péremptoires des progrès que les sentimens de tolérance ont faits dans les cœurs non moins que dans les lois ont été appréciés par le clergé catholique d’Irlande, et il a montré qu’il en avait de la reconnaissance au gouvernement par sa conduite aux élections en appuyant à peu près partout les candidats qui s’engageaient à voter avec le ministère, et par la condamnation que dans ses chaires il a prononcée contre le fenianism, qui d’ailleurs l’attaquait lui-même comme complice des Saxons.

Il y a peut-être aujourd’hui dans cette accusation quelque chose de plus vrai qu’on ne pense, surtout si l’on en juge par le manifeste qu’ont lancé vingt-deux des députés irlandais réunis en conférence à Dublin pour rédiger le programme des griefs de l’Irlande et des questions à proposer ou à soutenir dans le nouveau parlement. Ces vingt-deux personnages, dont plusieurs ont été jadis compromis dans les troubles politiques du pays, et qui sont considérés comme les créatures ou les amis les plus fidèles du clergé catholique, formulent d’abord, par nécessité sans doute, sur la législation des fermages (tenant’s right), sur le remaniement des propriétés de l’église établie, sur l’instruction publique, diverses demandes au sujet desquelles il n’est pas probable qu’ils obtiennent de si tôt satisfaction complète ; cependant ils avancent aussi quelques propositions qui seraient peut-être plus près de recevoir une solution pratique, s’il est vrai toutefois que l’on doive les regarder eux-mêmes comme les mandataires du clergé. Les difficultés du gouvernement de l’Irlande ne viennent pas seulement de l’oppression sous laquelle le pays a été tenu pendant des siècles, elles viennent aussi des Irlandais eux-mêmes. Toutes les concessions qui depuis quarante ans bientôt ont été faites à l’Irlande, on peut dire qu’elles ont été faites en dehors des Irlandais eux-mêmes, qui, au lieu de consentir à les discuter, ne fût-ce que pour se les rendre plus acceptables, semblent prendre plaisir à se retrancher dans leurs éternels griefs comme des assiégés dans une citadelle qui ne veut pas se rendre. Tout ou rien, c’est la devise qu’ils ont appliquée avec une persévérance, avec un dévouement qui leur donne des droits à la considération et à la sympathie générales ; mais ce n’est pas une devise qui réussisse ordinairement dans les affaires de ce monde. Aussi seraient-ils sans doute plus avancés dans la revendication de leurs droits, s’ils avaient mieux reconnu la bonne volonté que depuis quarante ans au moins le gouvernement anglais a toujours montrée lorsqu’il s’est agi de leur accorder des réparations. Pitt lui-même avait eu le dessein de faire l’émancipation des catholiques. Sans doute le ressentiment d’aussi longues souffrances que celles de l’Irlande ne peut pas s’effacer en un jour pour faire place comme par enchantement à des sentimens de fraternité. Cependant un demi-siècle d’incontestable bon vouloir doit aussi compter pour une épreuve réelle, quoiqu’il puisse ne pas suffire à racheter toutes les conséquences de plusieurs siècles de mauvais gouvernement. Le plus sage ne serait-il pas de chercher à s’entendre et d’accepter franchement les ouvertures de conciliation qui sont faites avec une entière sincérité ? Le clergé catholique, qui a été jusqu’ici le véritable boulevard de la résistance irlandaise, songerait-il à entrer dans cette voie ? Sa conduite aux dernières élections et vis-à-vis de la conspiration des fenians autorise au moins quelques présomptions dans ce sens, et ces présomptions deviennent presque des probabilités, si, comme on peut le supposer, le clergé est d’accord avec la conférence de Dublin, qui demande dans son programme une dotation pour l’église catholique d’Irlande. Ce n’est pas une affaire qui puisse se résoudre sans de grandes difficultés ni de très vifs débats ; il y a néanmoins tout lieu de croire que si la majorité du public anglais était convaincue que le clergé catholique acceptera la dotation de bonne grâce, on la voterait avec bonne grâce aussi, que l’on saurait même gré aux catholiques de leur acceptation, et que l’on en serait d’autant plus disposé à leur faire de nouvelles concessions en matière d’instruction publique, à leur accorder ce qu’ils désirent si vivement, — la création d’une université catholique à Dublin. Si jamais ces choses arrivent, et il n’en faut pas désespérer, ce sera l’une des plus belles victoires que l’esprit libéral aura jamais remportées : maître de la situation par le nombre, par les lumières, par les richesses, par tout ce qui constitue le pouvoir en ce monde, il aura racheté autant qu’il était en lui les fautes des siècles passés, il aura vaincu par la tolérance et par la générosité la résistance morale d’une minorité qui semblait être inconciliable.


IV

Les élections de 1865 ont donné une grande majorité au parti libéral dans la chambre des communes, mais la prépondérance de cette majorité ne l’affranchit pas de tout souci pour l’avenir. On comprendra mieux les difficultés de la situation, si l’on soumet à une analyse scrupuleuse les élémens qui composent la nouvelle chambre. C’est un sujet difficile et délicat, mais que nous croyons devoir aborder.

Le plus grand nombre des membres de la chambre des communes appartient à cette classe de la société que l’on désigne en Angleterre sous le nom de gentry, un mot que nous traduirions très imparfaitement en disant les propriétaires fonciers. Chez nous, la propriété immobilière est entraînée par les mœurs et par les lois dans un tourbillon de mutations si rapides qu’elle ne représente plus guère qu’un objet matériel qui produit de certains revenus, qui ne rapporte moralement que la considération attachée à la richesse, qui par suite n’impose guère d’autres devoirs que celui de payer les contributions. En Angleterre, la propriété foncière a une existence sociale et morale, et elle jouit d’une vitalité beaucoup plus large et plus puissante : elle a pour elle le prestige de la perpétuité, que les lois autorisent et que les mœurs obligent à respecter. Les lois anglaises, en effet, quoi que l’on pense généralement, n’ont pas besoin d’être et ne sont pas très rigoureuses en matière de majorats et de substitutions : elles sont, on peut le dire, très modérées par rapport au sentiment général, car elles limitent à deux générations la validité d’un majorat, et de plus elles permettent qu’il soit toujours résolu dans les mains du détenteur, si le plus proche héritier veut bien consentir à la résolution. C’est ainsi qu’on a vu le duc de Buckingham d’aujourd’hui, alors marquis de Chandos, consentir à la dissolution du majorat qui devait lui revenir, afin d’aider son père à payer les dettes énormes (on disait une trentaine de millions de francs) qu’il avait contractées pour soutenir la cause de la protection agricole. En pareil cas, il y a honneur à faire ce sacrifice ; autrement le blâme universel est assuré à quiconque laisse morceler le patrimoine de la famille, d’autant plus que les majorats sont très souvent grevés d’hypothèques au profit de sœurs ou de frères cadets et de leurs enfans, d’institutions charitables ou d’établissemens d’utilité publique. Tout cela ne concorde pas avec nos lois et nos idées sur les successions, mais tout cela est aussi profondément enraciné dans le cœur et dans l’esprit des Anglais que chez nous la passion de l’égalité. En Angleterre, la propriété n’a jamais eu, comparativement parlant, le caractère féodal et blessant qu’elle revêtit ailleurs. Quoique l’Angleterre ait été conquise plusieurs fois, le hasard de circonstances qui sont encore peu expliquées a fait qu’elle a échappé au servage, à cette institution qui, partageant la population en vainqueurs et en vaincus, engendra des haines terribles dans d’autres pays. Macaulay fait observer à ce propos, dans l’introduction de son histoire, que si des monumens authentiques prouvent qu’il a existé des serfs en Angleterre, il en a existé si peu et pendant si peu de temps que dans l’immense fatras des lois anglaises on n’en trouve pas une seule qui concerne le servage, pas même pour l’abolir. Le servage disparut ainsi de lui-même, tandis qu’il n’était pas encore absolument éteint en France à la fin du siècle dernier. Ensuite l’accès à la propriété avec tous les privilèges qu’elle peut conférer a toujours été ouvert indistinctement à tous ; il ne paraît pas qu’il y ait jamais eu de terre anglaise noble qu’un vilain ne fût pas capable d’acquérir, de droits que la terre ait conférés qui fussent déniés au manant devenu assez riche pour l’acheter. Il n’en pourrait pas d’ailleurs être autrement dans un pays où les préjugés de race et de sang n’ont pas été transformés en institutions sociales, et où la noblesse proprement dite a toujours été trop peu nombreuse pour constituer une caste investie d’un pouvoir oppressif, car d’abord elle est accessible à toutes les illustrations, et ensuite elle a la vertu de se purger de la descendance des illustrations qui ne continuent pas la gloire ou les services de leurs pères, si bien que les petits-fils cadets du plus noble duc rentrent dans la classe commune quand ils n’ont pas de titres personnels à faire valoir.

La propriété anglaise n’est pas constituée de façon à blesser ceux qui ne possèdent pas. Aussi, quoique la liberté de discussion s’étende chez nos voisins à tous les sujets, il en est bien peu qui soient plus rarement agités que les majorats et les substitutions. D’ailleurs ces mots, qui trop souvent ne provoquent en d’autres pays que des idées de restriction, de privilèges exclusifs ou offensans, n’excitent pas les mêmes sentimens de l’autre côté de la Manche. La propriété a ses majorats, c’est un fait, mais qui n’empêche pas que beaucoup de gens et beaucoup d’intérêts ne soient associés à la propriété substituée. On a vu déjà que bien souvent elle est chargée d’hypothèques au profit de familles de sœurs ou de frères cadets ; je ne sais à quels chiffres ces hypothèques peuvent s’élever, mais elles contribuent pour une part sérieuse à faire que la propriété anglaise est probablement la plus grevée de l’Europe. De même les majorats n’empêchent pas qu’en vertu de contrats dont l’usage n’est répandu qu’en Angleterre une multitude de familles ne soient intéressées à la propriété, même à la propriété substituée. Rien n’est plus fréquent que de voir une famille s’établir sur une parcelle de terrain dont le fonds continue à dépendre d’un majorat et y bâtir une maison dont la jouissance, libre de toute charge vis-à-vis du propriétaire du fonds, lui appartiendra pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, pour faire ensuite retour pur et simple au majorat. Un siècle de jouissance ! n’est-ce pas à bien peu de chose près l’équivalent de la propriété ? Comptons-nous maintenant en France beaucoup de familles dont la possession remonte à une date aussi lointaine ? Et cependant cela se pratique en Angleterre depuis un temps presque immémorial. Une partie très considérable de cette immense ville de Londres, où vit presque un dixième de la population totale du royaume-uni, a été construite dans ce système, qui, avec le bénéfice du temps, a fait la fortune de beaucoup de familles, des ducs de Bedford, des marquis de Westminster et de tant d’autres. Il en est de même dans la plupart des villes, et non-seulement dans les villes, mais dans les villages de leurs banlieues. C’est la situation légale du plus grand nombre peut-être de ces villas, de ces cottages, où les bourgeois, les marchands, les industriels, les employés, obligés par leur profession à vivre dans le voisinage des grands centres du commerce et des affaires, aiment à retirer leurs familles loin de la fumée des usines et du fracas de la cité. De même aussi, dans la propriété rurale, rien n’est plus ordinaire que les baux d’une durée de trente, de cinquante ans, et de plus encore, qui ont contribué pour une si grande part à l’avancement de l’agriculture anglaise, et que les mœurs interdisent de ne pas renouveler à moins de motifs graves, de sorte qu’il n’est pas rare de rencontrer sur beaucoup de domaines des familles de fermiers qui les exploitent depuis des siècles, qui sont venues s’y établir avec les aïeux des détenteurs du fonds, quelquefois avant, et qui y sont devenues aussi riches que les propriétaires, souvent même plus. Toutes ces familles ne se considèrent-elles pas, elles aussi, par la jouissance séculaire et par les liens qu’elle ne peut manquer de créer, comme associées à la propriété ? Est-il autre chose que la confiance dans la perpétuité de la propriété qui puisse engendrer de pareils usages, et si cette perpétuité entraînait des conséquences humiliantes ou oppressives pour la masse de ceux qui ne possèdent pas, est-il croyable que le droit de propriété n’eût pas subi en Angleterre les restrictions et même les atteintes qui l’ont frappé dans d’autres pays ?

Mais la propriété anglaise n’a pas que la vertu négative de ne soulever aucunes passions contre elle, elle a aussi des vertus positives ; elle n’est pas seulement acceptée comme une nécessité sociale, elle est encore respectée pour les services qu’elle rend. L’Angleterre, on ne saurait trop le répéter, est un pays qui ne connaît pas le joug de la centralisation. Comtés et villes, bourgs et paroisses ne souffrent l’intervention du pouvoir royal dans leurs affaires particulières que tout juste assez pour les rattacher à l’ensemble de la société. Quant au reste, ils se chargent d’y pourvoir eux-mêmes, et pour leur réserver toujours la haute main dans l’administration de leurs affaires, la loi leur attribue presque toutes les nominations de leurs magistrats, aux fonctions presque toujours gratuites, au mandat presque toujours renouvelable par l’élection après une certaine durée. C’est très bien ; mais il ne suffit pas que la loi crée des électeurs investis de pareils droits, il faut encore qu’il se présente des candidats pour occuper ces situations purement honorifiques et cependant assez laborieuses, car elles impliquent une foule d’attributions en sus de celles que nous avons l’habitude de regarder comme appartenant à la commune, à l’arrondissement ou au département. Ainsi le temporel de l’église dépend presque autant des vestries ou conseils des paroisses que de l’autorité ecclésiastique. Or, sauf dans les grandes villes, il n’est guère que les propriétaires qui puissent se charger de ces fonctions, et le système serait presque impraticable, s’il n’existait pas dans chaque localité un certain nombre de familles qui, enracinées depuis longtemps au sol et y possédant des intérêts collectifs importans, sont habituées à se mêler des affaires publiques et à rivaliser d’efforts pour maintenir ou pour accroître l’influence et la considération que rapporte l’exercice des fonctions gratuites. Des propriétaires de passage, sans tradition et sans avenir, ne consentiraient pas à se donner autant de peines, ni à faire autant de sacrifices ; au lieu d’imiter les propriétaires anglais, qui ont leur domicile réel et habituel sur leurs terres, retenus qu’ils sont par leurs devoirs publics autant que par leurs goûts, ils feraient comme les propriétaires de nos provinces, qui vivent pendant six mois de l’année dans les villes, où ils dépensent les revenus que la terre a produits. On retomberait alors forcément dans le système des fonctionnaires salariés, qui sont plus ou moins étrangers aux intérêts des localités qu’ils administrent, mais qui du moins expédient les affaires avec assez d’exactitude pour que la machine ne s’arrête pas, qu’elle soit d’ailleurs bien ou mal conduite.

C’est cette classe de la société, — assez riche pour faire gratuitement les affaires publiques, qui donne ses fils à l’armée, à la marine, lesquelles n’offrent pas des professions lucratives, à l’église, où il n’y a de gros traitemens que parmi les hauts dignitaires, à la milice, aux volontaires, à la yeomanry, où le service ne rapporte rien, — c’est cette classe que l’on appelle la gentry, sorte d’intermédiaire entre la noblesse et la bourgeoisie, tenant à l’une et à l’autre par ses alliances et comptant pour le moins autant que l’une ou l’autre comme importance dans le pays. Si même on voulait examiner la question au point de vue de la politique pratique, on trouverait peut-être que la gentry pèse dans les destinées de la nation d’un poids plus considérable que la noblesse, qui est trop peu nombreuse pour exercer l’influence que parfois on lui attribue, qui possède légalement le droit de se perpétuer, mais qui n’est pas organisée pour la perpétuité. En Angleterre, le but de l’institution nobiliaire n’étant pas de créer une caste, mais de réunir dans un corps brillant toutes les gloires vivantes du pays, il arrive très souvent que ces généraux, ces amiraux, ces diplomates, dont la vie s’est dépensée sur tous les points du globe, ces hommes de loi qui, partis du degré le plus humble, ont dû conquérir leur position dans le monde par d’immenses labeurs, ne sont pas mariés ou ne se marient que très tard, et n’ont pas d’héritiers directs de leurs noms et de leurs dignités. Le livre du Peerage est là pour en faire foi. De la pairie anglaise on peut dire qu’elle est surtout un lieu de passage pour ce que chaque génération produit de plus distingué dans tous les services publics et même dans le commerce ; mais l’éclat qu’elle jette sur une famille n’est que bien rarement durable. Aujourd’hui même, arrivés que nous sommes à peine aux deux tiers du XIXe siècle, il n’est pas moins de 309 membres de la chambre des lords sur les 455 qui la composent dont les titres ne datent que des années postérieures à 1800. De ces 309, il en est 82 qui siègent à titre viager ou électif, et sur les 146, dont l’origine date des siècles antérieurs au nôtre, il n’en est que 30 qui remontent jusqu’au XVIe ou au-delà. Au contraire, la gentry, avec ses institutions et ses mœurs, ne représente pas seulement les positions acquises ; elle représente surtout les positions solides et durables, si bien que dans le nombre très considérable des familles qui la composent il en est une multitude dont l’histoire authentique remonte beaucoup plus loin que les parchemins de la noblesse, laquelle d’ailleurs n’est bien souvent que la descendance de branches cadettes issues des rameaux principaux de la gentry, et qui ont fait leur fortune dans les armes ou dans les services publics. On connaît la réponse que fît à Guillaume III un membre de la chambre des communes qui lui avait été présenté comme étant l’un des parens du duc de Somerset. — Vous êtes, disait le roi pour entrer en conversation, vous êtes de la famille du duc de Somerset ? — Non, sire, répondit l’autre, c’est le duc de Somerset qui est de ma famille. — Appartenant à la branche aînée, le membre de la chambre des communes continuait à se regarder toujours comme le chef de la famille, bien que la création du titre de duc de Somerset, qui remonte par exception à 1546, datât déjà de plus d’un siècle.

Aussi, bien que la gentry constitue une variété à part dans la société anglaise, est-il très difficile, surtout à des étrangers, de la distinguer de la noblesse proprement dite, d’autant que le plus juste peut-être serait de la considérer comme l’aristocratie véritable du pays. Toutefois les deux variétés ont des sentimens et des intérêts si semblables que l’on peut les ranger dans la même classe ; faire le départ entre ceux qui appartiennent à l’une et à l’autre catégorie serait presque impossible. Contentons-nous donc de dire seulement que sur 658 membres de la chambre des communes il en est environ 480 dans le nouveau parlement, soit plus des trois cinquièmes, qui appartiennent à des familles nobles ou à celles de la gentry, de cette classe qui vit sur ses terres, en dehors du commerce, de l’industrie, et même des professions libérales, qui exerce très peu de fonctions salariées, mais qui remplit presque toutes les fonctions gratuites dont le nombre en Angleterre est pour nous presque inimaginable. De ces 480 membres, nous en pourrions signaler plus de 90 qui servent ou qui ont servi dans l’armée, — une trentaine comptent encore sur les cadres, mais pour la plupart sont classés dans la réserve, — une soixantaine qui n’appartiennent plus à l’armée, ayant revendu les commissions qu’ils avaient achetées. Le nombre des députés de cette classe qui ont complété leurs études de droit et leur stage jusqu’à se faire inscrire, comme nous disions, sur le tableau des avocats, mais qui n’exercent pas ou n’exercent plus, dépasse le chiffre de 50. Les lettres sont représentées par au moins 50 écrivains qui ont publié des livres ou dirigé des journaux ; quant à ceux qui ont écrit dans la presse périodique sans en faire une occupation régulière, ils sont très difficiles à connaître, mais on peut être sûr qu’ils sont extrêmement nombreux.

La classe qui vient immédiatement après la gentry dans la nouvelle chambre des communes comme nombre et comme influence est celle des banquiers, directeurs d’usines, maîtres de forges, brasseurs, armateurs, ingénieurs, entrepreneurs de travaux publics, etc. On compte environ 110 membres appartenant à cette catégorie, dont six ont publié des livres traitant de matières relatives à leur profession ; presque tous sont députés des villes. Dans la représentation d’un pays qui est la plus grande puissance industrielle et commerciale du monde, ce ne paraîtra point sans doute une proportion exagérée pour la classe dont nous parlons que celle du sixième dans l’ensemble des élus. Au contraire on sera peut-être étonné de la faiblesse de ce chiffre ; mais ce qui surprendra bien plus encore, c’est que l’opinion générale semble trouver cette proportion excessive. Le Times, qui n’est pas autant qu’on le croit l’organe de la Cité de Londres, mais qui est certainement très sympathique à cette classe de la société, a plusieurs fois exprimé sur ce sujet d’assez vives doléances. Quel sentiment a pu les inspirer ? Ce n’est pas, qu’on en soit bien convaincu, une sorte de dédain aristocratique pour le négoce ou pour l’industrie ; un pareil sentiment, qui serait partout absurde, n’oserait même pas se laisser deviner en Angleterre, où l’éclat d’une grande carrière commerciale peut devenir un titre universellement reconnu pour entrer à la chambre des lords ou dans les rangs de la noblesse. C’est le sens pratique tout seul qui dans cette occasion guide les Anglais. Ils veulent que les affaires du parlement soient bien conduites ; or l’expérience a montré non-seulement que les députés de cette catégorie n’apportent pas en général au parlement les lumières dont il a le plus besoin, mais qu’ils sont le plus souvent encore la cause de graves embarras, sans jamais fournir les moyens d’en sortir. Prenons le plus illustre exemple que l’on puisse citer de nos jours, celui de l’excellent et respecté Richard Cobden. Dans la lutte qu’il soutint pour l’abolition des corn laws, il fut un admirable agitateur ; mais, lorsque la reconnaissance publique lui eut ouvert les portes de la chambre des communes, quel parti sut-il tirer de son éloquence, de sa popularité, de la considération que lui méritaient tant d’aimables vertus ? Il ne put être lui-même le promoteur d’aucune des lois qui assuraient la victoire à sa cause ; il vivait au milieu de la chambre comme un excentrique, comme un esprit dépaysé, toujours mécontent, plus gênant en mainte circonstance pour ses amis que pour ses adversaires, tourmenté de chimères impraticables, ayant contribué plus d’une fois à produire des crises ministérielles qu’il ne pouvait lui-même aider le pays à résoudre, si bien que le jour où on lui offrit un poste dans un cabinet, il ne crut pas pouvoir l’accepter.

On en devrait dire autant de son ami M. Bright. C’est l’un des plus grands orateurs de son époque, et pourtant quel bénéfice l’Angleterre a-t-elle retiré de cette merveilleuse éloquence ? C’est un antagoniste des plus redoutables ; mais cela ne suffit pas dans la politique : il faudrait bien aussi être capable d’aider la machine à marcher, il faudrait au moins montrer quelque puissance pour faire avancer les questions que l’on affecte d’avoir le plus à cœur, il faudrait surtout ne point avoir l’air de s’en jouer, ou, quand on est mis au pied du mur, de ne pas savoir exactement ce que l’on veut. C’est cependant ce que faisait il y a six mois M. Bright, lorsque, pressé de s’expliquer devant un meeting sur la réforme électorale, il s’excusait de ne pas paraître en alléguant qu’il fallait ajourner cette cause à la mort de lord Palmerston ; c’est ce qu’il faisait encore plus récemment lorsqu’après la mort de lord Palmerston on l’a vu, dans son discours de Manchester, ne pouvoir rien formuler lui-même, mais sembler seulement préparer ses batteries pour ruiner tous les projets que d’autres vont apporter. Ces expériences et tant d’autres, que les Anglais ont faites, ont inspiré beaucoup de défiance contre la capacité politique des députés de cette origine, quels que soient leurs talens appliqués à d’autres branches de l’activité humaine. Les hommes de cette origine ont en effet presque toujours le désavantage de ne pouvoir rêver les honneurs du parlement que comme le couronnement d’une existence employée avec succès à d’autres soins et de n’obtenir ces honneurs qu’à un âge où l’esprit de l’homme, comme un champ chargé du trésor de sa moisson, est incapable de recevoir une nouvelle semence. Or la politique est une spécialité dont on ne peut plus faire l’apprentissage lorsqu’on a passé le temps d’apprendre ; c’est même une spécialité très tranchée, à tel point que l’Angleterre, le pays par excellence des grands capitalistes et de quelques-uns des maîtres de la science économique, n’a cependant trouvé chez aucun de ses merchant princes un chancelier de l’échiquier. Ne semblerait-il pas pourtant à première vue que la différence de celui-ci à ceux-là doive être bien peu de chose ? Mais, disait excellemment M. Gladstone aux électeurs de Chester en leur présentant son jeune fils, la politique, la carrière de la chambre des communes est a trade, une profession qu’exercent utilement pour le pays ceux-là surtout qui s’y sont dévoués de bonne heure. — Parlant à un auditoire anglais, il n’avait pas besoin de citer des exemples, et on nous permettra d’ajouter que Pitt, Canning, le comte Grey, lord Palmerston, sir Robert Peel, le comte Derby, le comte Russell, lord Stanley, M. Disraeli, M. Gladstone lui-même, qui était député de Newark à l’âge de vingt-deux ans, en un mot presque tous ceux qui depuis un siècle ont compté parmi les personnages importans du parlement anglais étaient entrés jeunes dans la vie politique.

Il est une autre cause aux appréhensions que paraît exciter dans le public la présence au parlement d’un aussi grand nombre de capitalistes et d’hommes d’affaires : c’est que la nouvelle chambre des communes compte parmi ses membres presque deux cents administrateurs de compagnies de chemins de fer. Ceci mérite explication. Tandis que nous avons fini chez nous par diviser tout notre système en six grands réseaux que l’on serait presque tenté de prendre pour autant de grands fiefs industriels concédés à autant de compagnies, si elles n’étaient pas tenues en bride par le ministère des travaux publics, chargé de prévenir dans l’intérêt général les abus du monopole, on a laissé, en Angleterre, les chemins de fer se développer sous le régime de la plus libre concurrence, en dehors de tout autre contrôle que celui du parlement, lequel a montré le soin le plus jaloux pour retenir exclusivement dans ses mains tout ce qui est relatif aux chemins de fer. En fait, il n’est pas d’autre autorité que la sienne avec laquelle les compagnies aient à compter pour leurs concessions, pour les tracés de leurs lignes, pour leurs fusions, pour les embranchemens ou pour les modifications de statuts qu’elles sollicitent, pour les pouvoirs dont elles sont investies, pour les règlemens et les lois de police générale qui les régissent. Jusqu’ici, les Anglais n’ont pas encore trop à se plaindre de la marche qu’ils ont suivie, car, sans demander un shilling au trésor, ils se sont procuré le plus considérable de tous les réseaux de chemins de fer de l’Europe et le service le plus abondant. Toutefois cette omnipotence du parlement commence à inspirer des défiances ; le pouvoir absolu, qu’il soit exercé par un homme, par une bureaucratie ou par une assemblée élective, ne sera jamais goûté du public anglais, et voilà que des protestations se font déjà entendre contre l’autorité exclusive que le parlement est parvenu à se réserver en matière de chemins de fer. Dans un banquet solennel, le président de la chambre de commerce de Liverpool s’est fait récemment sur ce point l’organe du sentiment public ; mais lord Stanley, qui lui a répondu, n’a pas osé s’expliquer sur un sujet aussi délicat et qui touche particulièrement un si grand nombre de ses collègues : c’est là en effet ce dont on se plaint. Les compagnies, voyant que tout dépend du parlement, ont naturellement fait tous leurs efforts pour absorber dans le sein de leurs conseils le plus grand nombre possible de membres des deux chambres, qui les représentent, qui les défendent dans les comités et qui votent les bills. Elles sont arrivées aujourd’hui à compter parmi leurs administrateurs presque un tiers des communes, si bien que le public commence à craindre que, dans une question où l’intérêt général ne serait pas d’accord avec celui des compagnies, il ne se trouvât déjà presque une majorité tout acquise aux compagnies. On le craint d’autant plus qu’une très forte proportion de ces administrateurs se compose d’hommes en réalité assez peu familiarisés avec le commerce, la finance et l’industrie, de propriétaires ou de personnages appelés dans les conseils pour leur nom, pour leur situation sociale, pour opiner du bonnet et couvrir du prestige de leur considération personnelle la responsabilité des véritables hommes d’affaires. C’est à ceux-là que l’on s’en prend. Toutefois c’est une question qui ne sera probablement pas encore résolue de si tôt, mais on peut dès ce moment s’attendre à la voir introduite dans le parlement, qui finira par être contraint de renoncer à l’absolutisme de ses prérogatives pour les partager avec quelque institution publique qui est encore à créer. Les chemins de fer sont devenus une partie trop considérable de la richesse, un instrument trop puissant de la vitalité nationale, un objet de nécessité première trop impérieuse pour que les Anglais en abandonnent le gouvernement à une seule main.

Après la finance viennent dans la nouvelle chambre les hommes de loi, avocats, solicitors, attorneys, etc., qui exercent encore leur profession et qui en vivent. Ils sont cinquante environ, soït un peu plus que le treizième du nombre total des députés. Ils sont répandus, dans tous les partis, ne comptent parmi eux que deux ou trois noms qui soient connus hors de l’Angleterre, et n’exercent aucune influence qui soit propre à leur situation.

Avec les mœurs qui la dominent, avec les lois qui la régissent, avec le personnel qui la compose, la nouvelle chambre des communes, on peut le dire hardiment, offre de plus grandes garanties de lumières, d’indépendance et de désintéressement qu’aucune assemblée élective qui soit au monde, et avec la majorité qu’elle donne au parti libéral il semblerait, à première vue, qu’elle promet de rendre au ministère whig le gouvernement facile. Ce serait peut-être cependant se tromper que de le croire. Si certaine que soit la majorité, il faut néanmoins tenir grand compte de cette circonstance, qu’un quart de la représentation nouvelle se compose de membres nouveaux et par conséquent trop peu faits à ces habitudes de discipline qui sont indispensables à la pratique du gouvernement parlementaire, trop disposés au contraire, comme tous les nouveau-venus, à se prévaloir de leur indépendance personnelle, sans se douter des suites que peut souvent avoir, pour jeter le trouble dans tous les partis, un vote rendu sur une question qui semblait presque indifférente. Pour former tant de nouvelles recrues, quels que soient d’ailleurs les mérites et les talens qui les distinguent, ce n’eût point été trop de la sagacité de lord Palmerston, de l’autorité que lui valaient ses longs services, et de la singulière popularité qui s’attachait à son nom. Non, rien de tout cela n’eût été de trop, car le ministère, déjà vieux de six ans, avait, depuis sa formation, fait des pertes qu’il lui avait été impossible de remplacer par des équivalens : sir G. Cornwall Lewis, lord Herbert Lea, le duc de Newcastle, lord Westbury. Cette difficulté devait être la principale préoccupation de lord Palmerston, lorsque la mort est venue, en le frappant à son tour, priver le ministère de son chef et de son plus solide appui.

Or le personnage que la force des circonstances a nécessairement appelé à prendre la succession de lord Palmerston n’est peut-être pas le plus capable de faire face aux délicatesses de la situation présente. Le comte Russell n’est pas l’homme des compromis et des transactions, celui qui sait tenir compte des personnes et surtout de l’opportunité. C’est, comme nous disons familièrement, un esprit tout d’une pièce, qui va jusqu’au bout de ses convictions et de ses principes, sans s’inquiéter de l’heure, ni du jour, ni à plus forte raison des conséquences et du lendemain. Ce qu’il croit être juste et bon, vrai et utile, il l’entreprend toujours, quels que soient les hommes qu’il ait devant lui, et quelle que soit la somme de ses forces par rapport aux obstacles qu’il veut surmonter. Aristocrate né, il apporte dans la politique un désintéressement qu’aide à comprendre le sentiment qu’il a de sa naissance et de sa valeur personnelle. Simple dans ses mœurs, exclusivement occupé des intérêts de la chose publique, dédaigneux de la fortune et de l’éclat qu’elle ajoute à l’existence, menant lui-même une vie relativement très modeste, il ne paraît faire cas du pouvoir que comme d’un moyen pour réaliser les projets qu’enfantent ses passions libérales et patriotiques ; sinon, il pourrait bien être le premier à renverser le ministère dont il serait le chef, étant bien convaincu que, hors du pouvoir comme au pouvoir, rien ne saurait l’empêcher d’être l’un des plus illustres rejetons de l’illustre maison de Bedford et l’un des principaux auteurs, sinon le principal, de ces glorieuses réformes qui ont été la source de si grands bienfaits pour son pays. A l’occasion, il eût répondu comme Pitt enfant à son frère aîné, qui lui disait dans un accès de vanité enfantine : « Tu ne seras jamais le comte de Chatham. — Et toi, tu ne seras jamais William Pitt ! » Il est même à croire que s’il n’eût cédé à des obsessions de famille, il ne serait jamais devenu le comte Russell, et qu’il serait volontiers resté le très honorable John Russell, dit par courtoisie lord John Russell, membre jusqu’à la fin de la chambre des communes, comme Pitt, comme Robert Peel, comme lord Palmerston.

Mais, à la différence de lord Palmerston, cette personnalité qui ne sait pas se prêter aux concessions est très peu populaire. On respecte l’homme, on sait qu’il a rendu de grands services ; néanmoins à son défaut de souplesse on ne se sent point porté à répondre par des excès de condescendance, et on vient de lui en donner une preuve qui a dû le toucher. Tandis que les électeurs de Chester envoyaient à la chambre des communes le jeune fils du populaire M. Gladstone, les électeurs de la ville libérale de Leeds refusaient leurs suffrages au fils du comte Russell, à lord Amberley, qui se présentait cependant à eux comme l’un des champions les plus décidés de la réforme. C’est l’avenir seul qui achèvera de payer à la mémoire du comte Russell les dettes de reconnaissance de ses contemporains. Quand ils étudieront l’histoire de nos jours, ceux qui viendront après nous auront quelque peine à se rendre compte de la différence de fortune que lord Palmerston et le comte Russell ont rencontrée dans la politique de leur temps. Les mérites de l’un survivront dans de nobles monumens, les qualités de l’autre seront peut-être oubliées. Nos successeurs éprouveront une difficulté extrême à s’expliquer la puissance que valurent à lord Palmerston et les grâces qu’il savait déployer dans tous ses rapports avec les individus, et le merveilleux instinct avec lequel il pressentait le vent qui soufflerait le lendemain pour orienter sa barque. Dans cet homme qui tour à tour servit tous les partis victorieux parce qu’il aimait le pouvoir pour le pouvoir lui-même, ils ne verront peut-être qu’un ambitieux médiocre et sans principes. Dans la carrière de cet homme d’état qui fut ministre pendant un demi-siècle, ils remarqueront la lacune que déjà l’on signale, la stérilité que déjà on lui reproche, car il n’a enrichi le statute-book, la collection des lois anglaises, d’aucun bill important, et qui témoigne des soucis qu’il avait pour la liberté de ses concitoyens ou pour l’amélioration du sort de ses semblables. De lord Palmerston il ne reste rien que des souvenirs sans corps et destinés à s’éteindre avec la vie de ceux qui l’ont connu, tandis que le nom du comte Russell restera éternellement gravé sur les tables de la loi comme celui du patriote libéral qui, dans la chambre des communes, contribua plus qu’aucun autre à faire voter le bill de 1832. Et nos descendans, jouissant de tous les biens qu’ont produits les réformes politiques et administratives auxquelles le comte Russell eut une si grande part, mais ne sentant plus les imperfections de caractère qui lui auront créé à lui-même tant d’entraves, accuseront peut-être la génération présente d’ingratitude.

Néanmoins ces imperfections sont réelles, et on a pu en reconnaître les fâcheux effets dès l’instant même où le comte Russell est devenu premier ministre. Par suite de ce choix, que les événemens imposaient, que la reine n’était pas libre de ne pas faire, le cabinet s’est trouvé comme dissous. Il est vrai que les changemens causés dans le personnel du ministère par les pertes si nombreuses qu’il avait subies faisaient que du vivant même de lord Palmerston le cabinet n’était pas suffisamment représenté dans la chambre des communes, et qu’il y avait lieu à un remaniement nécessaire. Cependant, si le comte Russell avait eu dans le caractère et dans l’esprit quelque peu de ce liant qui distinguait son prédécesseur, s’il n’eût point, dès son avènement, affiché certaines prétentions inflexibles non d’amour-propre, mais de doctrine, la plupart de ses collègues ne se seraient pas crus obligés de mettre leurs portefeuilles à sa disposition. — Ce n’est là pourtant qu’une façon de parler ; ce qui est vrai, c’est que plusieurs des membres de l’administration ont offert leur démission. L’un d’eux, le principal secrétaire pour l’Irlande, sir Robert Peel, a été aussitôt remplacé. On lui a donné pour successeur le très honorable Chichester S. Fortescue, qui était déjà sous-secrétaire aux colonies, et dont la nomination, car il est lui-même Irlandais, peut passer pour une avance faite à l’Irlande. Après trois mois de la situation la plus indécise (heureux le pays qui peut supporter sans avoir l’air de s’en préoccuper une crise ministérielle d’une pareille durée !), le comte Russell, pressé par l’ouverture du parlement, a complété enfin ou à peu près le cabinet dont il est le chef. Le ministre des affaires indiennes, sir Charles Wood, ayant, lui aussi, donné sa démission pour des raisons de santé qui malheureusement paraissent être sérieuses, a été remplacé par le comte de Grey et Ripon, qui était ministre de la guerre, et à qui l’on a donné pour successeur le fils aîné du duc de Devonshire, le jeune marquis de Hartington (il est né en 1833), qui depuis trois ans était sous-secrétaire d’état de la guerre. M. Monsell, le député de Limerick en Irlande, est devenu vice-président du bureau du commerce en remplacement de M. Hutt, qui s’est retiré ; M. Stansfeld, député de Halifax, a été fait sous-secrétaire des affaires indiennes en remplacement de lord Dufferin, qui s’est retiré aussi ; M. Forster remplace M. Chichester Fortescue dans le poste de sous-secrétaire des colonies, et enfin M. Göschen, député de la Cité de Londres, a été nommé, avec voix délibérative dans le conseil des ministres proprement dit, chancelier du comté de Lancastre à la place de lord Clarendon, passé au ministère des affaires étrangères par suite de l’élévation du comte Russell au poste de premier lord de la trésorerie ou premier ministre.

Ces nominations ont été faites pour renforcer le banc des ministres à la chambre des communes, et elles révèlent les trois dernières surtout, le programme politique du comte Russell. M. Stansfeld, que de brillans débuts dans la chambre avaient fait choisir par lord Palmerston pour être l’un des lords de l’amirauté, est le même qui, par suite de ses relations avec Mazzini et de la compromission de celui-ci dans le procès de Greco, se crut obligé de donner sa démission. Les Anglais n’ont jamais voulu admettre, seulement comme hypothèse que M. Stansfeld ait pu avoir une part quelconque de responsabilité dans cette déplorable affaire, et sa rentrée dans les rangs de l’administration est regardée presque comme une sorte de satisfaction donnée à l’opinion publique. Né en 1820, M. Stansfeld a été, comme nous dirions en France, inscrit sur le tableau des avocats ; ce n’est pas seulement un libéral ardent, c’est presqu’un radical, et dans la question de la réforme électorale il donne la main à M. Bright. — M. Forster, député de la ville industrielle de Bradford, est entré au parlement en 1861. Il est le fils d’un ministre de la Société des Amis (les quakers) et par sa mère le neveu de sir Thomas Fowell Buxton, l’un des apôtres de l’émancipation des noirs. Avant son entrée dans la carrière politique, M. Forster était filateur de laine à Bradford. Lui aussi, il est l’un des réformistes les plus décidés, il a même voté pour le scrutin secret, Toutefois le plus considérable de ces trois personnages, quoique, était né en 1831, il soit le plus jeune, est M. Göschen. Avant d’entrer à la chambre des communes, il était l’associé d’une maison de banque importante de la Cité de Londres : Fruhling et Göschen. Il jouit d’une grande considération comme homme d’affaires, et son livre de la Théorie des changes étrangers a obtenu un très brillant succès non-seulement en Angleterre, mais aussi au dehors. Élu pour la première fois en 1863, il est passé lors des dernières élections en tête du scrutin de liste de la Cité de Londres avec 7,102 voix. Il a été élevé à l’université d’Oxford, et nous avons déjà parlé des efforts qu’il a faits pour ouvrir aux dissidens l’entrée des universités anglaises.

C’est un projet de réforme électorale qui fait la base du programme ministériel. Quoi que l’on pense des chances d’une pareille entreprise, il ne faut cependant pas la reprocher trop vivement à l’inflexibilité logique du comte Russell. Avec ses précédens et avec ceux de M. Gladstone, qui s’est aussi compromis sur la question en 1864, il n’est pas possible au ministère reconstitué sous les auspices de ces deux hommes d’état de ne pas faire une tentative dans cette voie. Et il y a plus, ceux-ci ne sont pas libres, comme lord Palmerston en 1860, de ne pas faire du projet de réforme une question de cabinet. Malheureusement c’est aussi une question des plus perfides, des plus dangereuses, parce que dans le parlement tout le monde, conservateurs et libéraux, l’accepte en principe, sauf à appliquer le principe chacun selon ses intérêts, En dehors du parlement d’ailleurs, la très grande majorité de la nation, ceux même que le sujet concerne, ne paraît pas y attacher une importance prépondérante. Voilà cinq mois que l’on sait que le ministère présentera un projet de réforme, cinq mois que les quelques hommes qui ont fait de cette réforme leur affaire particulière s’évertuent à exciser l’opinion par tous les moyens dont la liberté dispose en Angleterre, et cinq mois, que l’on ne peut parvenir à émouvoir sérieusement le public. Quelques meetings convoqués et réunis à grand’peine, c’est tout ce que l’on a pu obtenir, et, comme pour mieux montrer que l’indifférence du grand nombre tient non pas à une apathie de l’esprit public, mais au peu de cas qu’il fait de la question, il s’est trouvé, que les événemens de la Jamaïque ont tout à coup provoqué des démonstrations aussi vives que nombreuses ; tenues de meetings, envois de députations, adresses aux ministres, etc. Non certes, l’esprit libéral ne dort pas, mais il semble pour le moment ne se soucier qu’assez peu d’un projet de réforme électorale. Or c’est toujours une situation des plus dangereuses pour un ministère que d’avoir à débattre une question de cabinet sur un sujet qui ne passionne réellement pas le public. C’est l’occasion ou jamais pour lui d’être assassiné par derrière, d’être étranglé dans les pièges des coteries et des petits manèges parlementaires auxquels peut surtout se laisser prendre une chambre des communes qui compte autant de membres nouveaux.

Dans une situation qui comporte ces incertitudes, tous les regards se tournent sur M. Gladstone, quoique l’on fasse remarquer que jamais jusqu’ici il n’a occupé un premier rôle, et que plus d’une fois, enivré par le succès, il lui est arrivé de se laisser aller à des développemens d’éloquence embarrassans pour ses collègues et pour lui. Était-ce le fait d’un esprit imprudent ou d’une personnalité qui cherchait à s’affirmer ? Toujours est-il néanmoins qu’il est le plus grand orateur de la chambre des communes, comme le plus populaire des chanceliers de l’Échiquier, et que, libre enfin des entraves que lui imposait sa situation antérieure de représentant de l’université d’Oxford, il semble que rien ne doive plus l’arrêter dans le développement de ses convictions libérales et de sa carrière politique. Son avènement inaugurerait une ère nouvelle dans la constitution des partis, dans la politique intérieure et dans les transformations de l’esprit public de l’Angleterre. Disciple bien-aimé de Robert Peel, qui reste toujours dans notre opinion le meilleur et le plus grand des hommes d’état qu’ait encore produits le XIXe siècle, M. Gladstone a l’avantage de n’être ni whig ni tory. Devenu par l’éclat du talent, par les grâces de son caractère, par l’autorité des services rendus, le premier d’un groupe d’hommes considérables, mais tenus pendant longtemps à l’état d’observation jalouse par les partis, qui se défiaient de leur esprit nouveau, il est aujourd’hui le leader, le chef de la majorité dans la chambre des communes, et au dehors de la chambre il possède une popularité sans égale, quoiqu’elle n’ait été achetée par aucun de ces actes de courtisanerie dont les multitudes sont toujours si facilement les dupes. Avec M. Gladstone et ses amis, c’est un parti tout nouveau qui arriverait au pouvoir, — exemple mémorable et encourageant de ce que peut la liberté pour préparer pacifiquement les évolutions intérieures des peuples, pour développer la prospérité matérielle et la grandeur morale des nations en exaltant la dignité des citoyens.


XAVIER RAYMOND.

  1. Le très honorable John Evelyn Denison, qui vient d’être élu pour la troisième fois à ces hautes fonctions, remplit, cela n’a pas besoin d’être dit, toutes les conditions que nous venons d’indiquer. Il est né en 1800, et il est entré au parlement en 1827. Il appartient au parti libéral, mais il n’a jamais joué de rôle important dans les luttes de la politique proprement dite, s’étant voué de bonne heure à ces fonctions intérieures qui ne jettent pas un grand éclat aux yeux du public, mais qui donnent des titres sérieux à la considération de la chambre. Aussi en 1857, après trente ans de cette existence laborieuse et dévouée, lorsque la candidature à la présidence devint vacante par l’élévation de M. Shaw Lefevre a la pairie, M. Denison fut-il élu par un vote unanime. Il en fut de même en 1859, quand les tories étaient au pouvoir ; il vient d’en être encore de même en 1866, avec addition d’un petit épisode qui mérite d’être rapporté comme symptôme des mœurs parlementaires de nos voisins. En offrant à M. Denison les félicitations de l’opposition, M. Disraeli a exprimé le regret que l’on n’eût pas demandé à quelqu’un des membres du parti conservateur, de proposer ou d’appuyer la nomination, devoir que tous les membres de l’opposition eussent été heureux de remplir, connaissant, comme ils les connaissent depuis longues années déjà, l’impartialité et les lumières de M. Denison.
  2. Dépêche du comte Russell à M. Adams, 3 novembre 1865.
  3. Dans un avenir prochain, les communications seront établies entre Calcutta et Madras, Calcutta et Bombay, à travers les districts qui fournissent les plus beaux cotons de l’Inde, mais qui jusque-là ne pouvaient exporter leurs produits, le prix de transport du lieu de production jusqu’au port d’embarquement étant supérieur dans beaucoup de cas à la valeur vénale de la marchandise, étant toujours, — au-delà d’un très faible rayon, — très supérieur au prix du fret qu’elle avait à supporter pour Être envoyée de Madras ou de Bombay à Liverpool par le cap de Bonne-Espérance.
  4. Cette moyenne n’avait été que de 24 millions de livres sterling pendant les trois années précédentes.