V

Méthodes d’action pour faire aboutir ce Programme


Et si on se demande maintenant pourquoi un groupement des anciens combattants est nécessaire, pourquoi pas se fondre tous dans l’organisation syndicale ou dans les cadres d’un parti, en matière de réponse, nous préciserons quelles méthodes d’action s’imposent, aujourd’hui, au seuil de la paix.

C’est qu’en effet le pire obstacle que demain opposeront à la volonté des peuples, les serviteurs de la ploutocratie européenne, ce sera ce reste vivace de haine et de rancune que laissent derrière soi, l’incendie, le viol et la défaite.

On se traitera de barbares, d’affameurs, et l’Humanité, si on la laisse sous la funeste direction qui voulut la guerre, renouvellera le geste héroïque et absurde du blessé mourant, qui essaie encore, de ses doigts déjà gourds, le geste de viser les brancardiers.

Oui, c’est vrai que les pires atrocités ont été perpétrées sur notre sol, à nous Français, par l’ennemi ; c’est vrai que des généraux allemands ont fait sauter des villes innocentes, assassiné des terres jusqu’alors fécondes ; c’est vrai aussi que des violences ont été commises par des soudards. Tout cela est vrai.

Mais (et ici la parole appartient aux hommes qui reviennent de faire la guerre et qui ont vu)… mais il est à la fois absurde et injuste d’imputer à une armée de 6 millions d’hommes le crime de 50 généraux et de 4 ou 5 mille repris de justice.

Et si on nous pousse à bout, si on veut à tout prix que nous expliquions à ceux qui n’ont pas vu de champ de bataille ce que c’est que l’âme hagarde et navrée d’un soldat ivre de la mort des autres et de la hantise de la sienne propre, si on veut que nous évoquions l’horrible dilemme entre l’imprudence de laisser derrière soi un blessé ennemi vivant et le geste qu’il faut pour le réduire à l’impuissance de nuire… si on veut, enfin, que nous révélions aux apôtres du devoir de haine, ce que nous avons vu et fait, nous sommes prêts à cette confession.

Au reste, le devoir des anciens combattants sera, non pas d’oublier leurs souffrances et leurs luttes, mais au contraire de les évoquer chaque fois qu’un naïf ignorant parlera de lauriers, de vengeance.

Car la guerre n’a été possible que par le mensonge ensoleillé dont l’avaient auréolée d’innocents poètes et de rétrogrades historiens. La surprise de 1914, il ne faut pas que nos enfants la connaissent. Et c’est pourquoi, il faut que notre souci constant s’acharne à ruiner, à salir, arracher l’amour de la guerre du cœur des enfants et des adolescents. Il faut que nous sachions leur faire comprendre, à eux qui ont eu la chance d’être trop jeunes pour voir ce que nous avons vu, quelle différence il y a, entre ce sentiment inoffensif, tendre, lyrique, l’amour de la Patrie, et cette ineptie haineuse, coûteuse, tueuse, qu’on nous enseignait. Il faut que nous montrions avec respect à nos enfants, un drapeau de mairie, un drapeau de lavoir, parce que la vie municipale est bonne comique plantureuse saine et que le spectacle d’une douzaine de jeunes femmes rinçant dans le fleuve et frappant à grands battements clairs le linge blanc et bleu, est une belle et plaisante chose à voir. Mais, quand nous mènerons nos enfants au musée des Invalides quelque dimanche après-midi, et que nous leur montrerons ces drapeaux qui, pendant quatre années dormirent d’un auguste sommeil dans des cantonnements de train de combat, nous leur dirons, à nos enfants, non plus les choses qu’on nous avait dites et dont le mensonge nous prit à la gorge dans des tranchées blêmes, mais que ces jolies pièces de soie brochée, cousues après ces manches de bois représentent le symbole farouche d’une religion exigeante, aujourd’hui délaissée.

Et s’il faut qu’un reste de haine subsiste dans ces enseignements de l’ancien soldat, cette haine n’ira qu’aux chefs civils et militaires et au principe même au nom desquels ont agi ces chefs. Ce sera une haine révolutionnaire ; ce ne sera plus une haine nationale.

Dans le Kaiser nous haïrons l’Empereur, et non l’Allemand.[1]

Cette réconciliation des peuples, nécessaire au bon fonctionnement de la Société des Nations, nécessaire donc à la vie du monde, à la prospérité populaire, à la sécurité publique, qui donc mieux qu’un Congrès de toutes les Associations d’anciens Combattants d’Europe et d’Amérique auraient autorité pour l’imposer ? Qui donc, mieux que cette assemblée, aurait autorité pour fouler aux pieds la haine, et qui oserait la leur retirer de dessous les pieds !

Sans nous, que pourra être Wilson, sinon un phraseur ?

À nous donc, qui nous sommes entretués, à faire le premier geste d’où naîtra l’Unité.

Aussi faudra-t-il qu’à côté des Congrès de l’Internationale socialiste et syndicaliste, un Congrès des Victimes se tienne, qui sera le grand reniement historique de la gloire par les héros eux-mêmes — qui sera comme le démantèlement des Patries par ceux même qu’on avait portés aux créneaux, — qui sera la définitive trahison de l’Humanité au Devoir de Haine.

Et puis, quiconque a fait la guerre a droit à dicter la paix. et les délégués de dix millions de victimes sauront utilement aider les diplomates qui rédigent un devis de Société des Nations.

Sans le rassemblement de l’âme humaine, que peut être la meilleure Constitution Mondiale sinon un papier vide ?

Raymond LEFEBVRE,
Vice-président de l’Association Républicaine
des Anciens Combattants.
(Siège social, 9 ter, rue Albouy, Paris).
  1. Ceci fut écrit avant l’éclosion de la Révolution allemande.