L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/L’Anarchiste

L’AnarchistePaul Ollendorff, éditeur (p. 1-92).
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L’ANARCHISTE



I


Nous habitions la même maison : moi à l’entresol, sur la rue, lui au septième, sur les toits. C’était un courageux garçon qui, par une nuit brumeuse, m’avait, en l’absence des sergents de ville, tiré des mains de quelques gredins acharnés à ma perte. Ce grand service méritait récompense, et cependant, son acte de dévouement accompli, il s’était éclipsé avec une telle promptitude que je n’avais même pas pu le remercier. Certes, il n’était pas riche, mais j’aurais rougi de lui offrir de l’argent, tant son seul aspect avait de hauteur et de dédain.

Le concierge, que j’interrogeai, ne savait rien sur son compte, sinon qu’il payait régulièrement le loyer de sa mansarde et que la boiteuse s’occupait de son pauvre ménage. Je n’avais jamais vu cette boiteuse, et je demandai ce qu’elle était à mon protégé : une sœur, une compagne, ou une simple domestique ? Mais les gens obscurs n’éveillent guère la curiosité autour d’eux, et le concierge se contenta, pour toute réponse, de lever dédaigneusement les épaules.

Mon valet de chambre fut plus expansif :

— Monsieur, me dit-il, a remarqué, sans doute, combien la Claudie est pâle, faible, chancelante, depuis quelque temps ? Il paraît qu’on l’a relevée à moitié morte, hier, sur le trottoir, et qu’on a eu mille peines à lui faire reprendre connaissance.

— Je ne connais pas la personne dont vous parlez.

— C’est la boiteuse, la femme à Jacques André.

— Ah ! vraiment… Et sait-on de quoi souffre cette malheureuse ?

— Elle est phtisique jusqu’aux moelles ; et je jurerais bien qu’elle n’a jamais pris un remède de sa vie ; car les pauvres diables n’ont même pas de quoi se payer des chemises !

— Ce Jacques André m’a tiré d’un fort mauvais pas, et j’aurais voulu récompenser son dévouement ; mais, depuis, il semble m’éviter avec un soin étrange. Connaîtrais-tu un moyen de lui faire accepter quelque argent ?

— Il ne m’a jamais parlé, Monsieur… peut-être la Claudie sera-t-elle moins fière, je pourrais lui faire signe quand elle passera.

— Non, je trouverai bien une occasion de payer ma dette. Ces gens sont susceptibles, il ne faut pas les froisser…

Jean eut un ironique sourire, ayant peine à comprendre qu’on fît tant de façons pour accepter une chose aussi agréable.

Pourtant, l’occasion se fit attendre. Jacques André disparut subitement, et, durant deux mois, on n’entendit plus parler de lui. La boiteuse, sans doute, l’avait accompagné, et je regrettai de n’avoir pas suivi le conseil de mon domestique en confiant à cette femme la somme que je destinais à son amant. Il est des visages dont on garde la mémoire, qui soulèvent la curiosité, sans qu’on puisse dire ce qui a particulièrement frappé dans leur expression. Le visage de Jacques André restait ainsi vivant en moi ; parfois, pendant mes insomnies, il jaillissait de l’ombre de mes souvenirs, et je me plaisais à le considérer avec ce regard intérieur qui acquiert tant de puissance. Ces yeux pâlis de visionnaire, cette bouche large, sinueuse, décolorée, et ce front proéminent, si disproportionné dans cette face mince, fixaient mon attention pendant des heures. Mais, si cette tête me hantait irrésistiblement, je ne cherchais pas à m’interroger sur le genre d’intérêt qu’elle m’inspirait. Ma vue subissait sa fascination comme l’oreille subit un refrain qui s’impose, un air entendu par hasard, dont la ritournelle bourdonne dans la cervelle comme un frelon dans un verre.

Bientôt, d’autres préoccupations chassèrent le souvenir de Jacques André ; je l’oubliai même si bien que je ne pus retenir un geste de surprise lorsque je le retrouvai devant la porte de ma maison, amaigri, chancelant, méconnaissable.

— Que vous est-il donc arrivé, mon ami ?… Vous semblez sortir de maladie !

Il fut étonné de la question, mais il répondit d’une voix blanche, indifférente :

— En effet, Monsieur, je sors de maladie, et je regrette bien de n’avoir pas plié bagages pour l’éternité.

— Allons donc ! À votre âge on doit aimer la vie ! Quel si grand sujet de tristesse pouvez-vous avoir ?…

— Oh ! je ne me plains pas. Mon sort est pareil à celui des camarades, plus heureux même que celui de la plupart d’entre eux, car je n’ai ni femme ni enfant à nourrir.

Je pensais à la boiteuse, mais je n’osais cependant l’interroger à son sujet, dans la crainte qu’elle ne l’eût quitté pour aller chercher asile ailleurs. Peut-être la grande amertume que reflétait le visage de Jacques venait-elle de cet abandon.

— Quel est votre état, mon ami ? demandai-je avec intérêt, afin d’avoir l’occasion de lui être utile, si son travail, comme j’en étais certain, ne suffisait pas à son existence.

— J’ai essayé de tout, Monsieur, mais je ne suis pas apte aux gros travaux, et les patrons, sous un prétexte ou sous un autre, m’ont toujours congédié au bout de peu de temps. Les besognes pénibles sont cependant les seules qui fassent vivre les malchanceux, les seules qu’on leur accorde sans marchander.

— Je crois que vous exagérez un peu et qu’avec des protections…

— Avec des protections ! Tout est là. Aujourd’hui on n’obtient plus rien avec de l’intelligence et du savoir-faire ! Il faut des protections ; la faveur va aux plus recommandés et non aux plus dignes.

— Il en a été toujours de même. Les défauts de chaque individu pris isolément se retrouvent dans une société. Vous ne pouvez exiger la raison parfaite de ce qui est fatalement déraisonnable…

— Alors, ne vous drapez pas dans votre illusoire supériorité ! Que les puissants ne traitent pas les petits avec un si cruel dédain !

— Il me semble, mon ami, que vous vous trompez sur les sentiments des classes dirigeantes. Elles font ce qu’elles peuvent pour maintenir l’ordre et la justice ; mais leur effort est souvent bien mal récompensé. Croyez-vous qu’il soit aisé de faire entendre des sourds et de faire voir des aveugles ?

Jacques me jeta un regard courroucé et me quitta après un léger salut.

Je demeurai consterné, ne sachant comment le rappeler pour lui offrir les quelques louis que je lui destinais, et dont il semblait avoir un si pressant besoin. — Singulier garçon ! pensais-je, où la fierté va-t-elle se nicher ? Cet homme meurt de faim évidemment, et loin de chercher à se tirer de misère, il emploie ses dernières forces à se révolter. Que peut-il faire contre la société qui se soucie de lui comme d’un noyau de cerise ? Si tous ces insensés voulaient entendre raison, les immenses richesses que possède l’industrie, et les produits obtenus par le prodigieux outillage des machines qu’elle pourrait mettre en mouvement suffiraient à nourrir tous les hommes ; mais il faudrait s’entendre, et je crois que l’accord sera très difficile, étant donné que chacun tire à soi sans se soucier du voisin. Et, pourtant, que de progrès réalisés depuis un siècle !


II



C’était au mois d’août ; une tiède brise d’été en trait par ma fenêtre, poursuivant la fumée d’un fin cigare que je savourais en attendant l’heure du cercle.

La ville sommeillait sous son casque d’azur fleuri de roses d’or, et je regardais, au loin, les pâles piqûres du gaz qui semblaient épingler régulièrement les marronniers le long des maisons. Paris n’était plus dans Paris, je me trouvais dans une solitude délicieuse, dans un calme régénérateur.

Le piano de la jeune demoiselle du premier avait momentanément rendu sa belle âme aux enfers. Les cochers malintentionnés, les chevaux martyrs et les servantes criardes avaient suivi les joueuses de piano et les danseuses de cotillon. Plus de trépignements hystériques au-dessus de ma tête, plus de trilles aussi malfaisants qu’une salade de piments verts ! Les Yseult aux longues dents, les Edmée aux tailles plates et les Isabeau aux grands pieds étaient en train de faire tourner l’onde amère comme une vulgaire mayonnaise !…

Jamais je ne quitte mon appartement du boulevard Saint-Germain pendant ces deux mois de vacances si doux à la rêverie du poète. Il me semble que la grande ville est à moi, que je suis seul à apprécier le charme de ses murs frais, de ses trottoirs si agréablement ombragés. Je m’y promène en maître, indulgent aux mendiants et aux gueux de toute sorte qui fleurissent au coin des rues, sous l’œil apaisé des sergents de ville.

J’étais donc perdu dans ma songerie, et je m’assoupissais même aux gémissements poussifs d’un orgue de Barbarie, lorsqu’un cri aigu, suivi de la chute d’un corps sur le trottoir, me tira de mon engourdissement. Il y avait là, sous ma fenêtre, une femme étendue que l’obscurité m’empêchait de bien distinguer. D’ailleurs, un rassemblement se formait déjà autour d’elle et, dans ce grouillement de vêtements sombres, je n’aperçus plus rien. En vain essayai-je d’interroger les moins affairés : dix réponses partaient à la fois plus confuses les unes que les autres. Je pris mon chapeau et descendis dans la rue. Jean, mon domestique, y était déjà pérorant au milieu du groupe.

— Monsieur, me dit-il aussitôt qu’il m’aperçut, c’est la Claudie qui vient de se trouver mal.

— La Claudie ?…

— Oui, Monsieur sait bien ?… La boiteuse, la femme à Jacques André !

— Eh bien ! mais il la faut porter chez lui.

— C’est qu’ils ne sont peut être plus ensemble…

— Bah !… Cette malheureuse ne peut rester dans la rue, je me charge de faire entendre raison à son homme. Aidez-moi, Jean, nous allons la transporter chez elle.

À cette proposition on me livra passage, et je pus enfin voir la pauvre créature qui occasionnait tout cet émoi. Elle était vêtue d’une robe brune qui moulait si exactement son corps qu’il était facile de deviner qu’elle n’avait rien dessous. Ses longues mains émaciées faisaient des taches dans l’ombre ainsi que son visage ; ses rares cheveux blonds tombaient en mèches roides sur ses joues. Nous la soulevâmes sans peine, car elle ne pesait pas plus qu’un petit enfant ; et, comme nous traversions la cour, le concierge, qui nous guettait, sortit de sa tanière en grommelant de mauvaises paroles à l’adresse des gueux que le propriétaire tolérait dans son immeuble.

— Il y a assez de quartiers malsains et de maisons borgnes, n’est il pas vrai ? On devrait obliger cette vermine à n’en pas sortir ! M. Chassavant a tort de souiller ainsi une maison bourgeoise en louant à de pareilles espèces.

— Vous avez raison, monsieur Chafoin, mais il faut bien que chacun vive, et quand les maisons borgnes et les quartiers malsains sont démolis, comme cela arrive chaque jour, la vermine en sort !

— Alors, qu’on la mette au fumier, hors des fortifications !

Le concierge me conseilla encore de passer mes mains dans l’eau phéniquée et de désinfecter mes vêtements, puis, tout à l’extrémité d’un escalier en échelle, il m’indiqua une porte minuscule sur un palier qui avait bien cinquante centimètres de largeur.

— Voici la niche, Monsieur !

Je frappai et attendis ; rien ne bougea à l’intérieur ; mais comme je demeurais perplexe, Jean qui n’y mettait pas tant de délicatesse, ébranla la porte d’un vigoureux coup de poing. Alors, un pas indécis se fit entendre derrière la cloison, et Jacques parut.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-il avec humeur, que venez-vous faire ici ?… Je n’aime pas les bourgeois !

— Nous vous amenons une malheureuse que vous connaissez.

— Oui, vraiment, la Claudie !… Eh ! qu’elle crève dehors ! J’ai assez de ma carcasse à remplir !

— Vous êtes cruel pour cette fille qui, sans doute, vous a aimé…

— Oh ! moi comme bien d’autres, en admettant que vous appeliez ça de l’amour. Seulement, quand vos gâteux l’ont méprisée, elle a pensé aux ouvriers qui sont moins difficiles. Vous auriez mieux fait de laisser cette guenille au ruisseau.

La femme, que nous avions posée sur une paillasse — le taudis de Jacques ne contenant pas autre chose — parut revenir à elle. À la lueur d’une chandelle piquée sur un clou, contre le mur, je considérai la boiteuse, que la phtisie rongeait horriblement. Ses yeux agrandis par le mal brillaient d’une flamme surnaturelle, et son visage, entre les mèches ternes et raides de ses cheveux, semblait ridiculement mince, comme allongé et tiré vers la tombe. Pourtant, elle avait dû être jolie, le sourire de bonheur qui retroussa sa lèvre sur ses dents blanches trop grandes, comme des dents de squelette, avait une étrangeté attirante.

— Jacques, dit-elle d’une voix faible qui semblait monter du passé, ne me chasse pas ! J’ai tant de regret de ce que j’ai fait !

— Oh ! misérable !

— Oui, misérable !… et cependant, c’était pour toi. Je me croyais gentille encore… je voulais…

— Tais-toi !

— Nous n’avions plus de pain… tu ne pouvais trouver d’ouvrage… Je croyais qu’un patron très riche que j’avais connu jadis…

— Si tu dis un mot de plus, je t’étrangle !

Mais elle ne comprenait pas. Prostituée dès l’enfance, elle n’avait à offrir que son corps, et elle croyait qu’en l’offrant pour obtenir du travail à l’homme chéri entre tous, elle n’avait pas démérité.

— Oh ! en être réduit à vivre de la chair d’une gueuse ! hurla Jacques en se voilant la face de ses mains tremblantes. Dites-moi, Monsieur, ne vaudrait-il pas mieux assassiner sous une porte cochère et détrousser les passants ?…

— Il vaut mieux chercher de l’ouvrage et s’obstiner dans la lutte. Soyez bien persuadé que tous ceux qui sont arrivés aujourd’hui ont eu des commencements difficiles.

— Mais, j’ai toujours lutté ! J’ai fait tous les métiers, et, si je n’ai pu en exercer aucun, c’est que les patrons m’ont trouvé trop faible… ou trop dangereux… Est on dangereux quand on est faible ?…

— Certainement. Les mauvaises paroles ont perdu le peuple, votre intelligence employée au mal peut bouleverser un atelier.

Jacques s’appuya contre le mur, et parut défaillir.

— Je vous demande pardon, dit-il, j’ai veillé toute la nuit pour lire ce livre qu’on m’a envoyé hier, et je n’ai rien pris depuis vingt-quatre heures.

Je fis un signe à Jean qui, comprenant mon intention, redescendit l’échelle, tandis que je jetai les regards sur un volume à couverture écarlate, posé sur la paillasse, à côté de Claudie.

C’était la Conquête du Pain par Kropotkine.

— Eh bien, mon garçon, cette œuvre vous a-t-elle intéressé ?…

— Certes, elle contient de belles et grandes choses, mais bien peu de gens, dans votre monde, la liront, et ceux qui en parleront seraient, j’en suis certain, fort embarrassés d’en citer le moindre passage. Car les bourgeois discutent de tout et ne savent rien ; leur jactance égale leur pénurie d’idées. En dehors de leur égoïsme satisfait, de leurs plans de vols organisés et de leurs mesquines conspirations politiques, le monde pour eux n’existe pas. Ce n’est que du jour où ils se sentiront sérieusement menacés dans leur bien-être et dans leur existence, qu’ils sortiront de leur dédaigneuse cruauté pour la misère humaine.

Mais, ce jour-là, il sera trop tard, car les malheureux, poussés à bout, fous de douleur et de rage, ne s’arrêteront pas sur la route de la destruction. Il faut qu’une nouvelle révolution fasse justice de tous ces repus engraissés aux dépens du misérable qui peine toute sa vie sans trouver un seul moment de sécurité et de bonheur. Ce livre est fort bien écrit, mais j’aimais mieux les Paroles d’un révolté qui, selon l’expression d’Elisée Reclus, « se livrait surtout à une critique ardente de la société bourgeoise, à la fois si féroce et si corrompue, et faisait appel aux énergies révolutionnaires contre l’État et le régime capitaliste. L’ouvrage actuel est de plus paisible allure. Il s’adresse aux hommes de bon vouloir qui désirent honnêtement collaborer à la transformation sociale et leur exposer, suivant les grands traits, les phases de l’histoire imminente qui nous permettront de constituer enfin la famille humaine sur les ruines des banques et des États. »

Jacques avait ramassé le bouquin, et, tournant les premières pages, il lisait la préface, de cet accent profond et un peu saccadé des gens convaincus et nerveux : « La reprise des possessions humaines, l’expropriation, en un mot, ne peut s’accomplir que par le communisme anarchique ; il faut détruire le gouvernement, déchirer ses lois, répudier sa morale, ignorer ses agents et se mettre à l’œuvre en suivant sa propre initiative et en se groupant selon ses affinités, ses intérêts, son idéal et la nature des travaux entrepris… C’est après ce renversement de l’État, que les groupes de travailleurs affranchis, n’ayant plus à peiner au service d’accapareurs et de parasites, pourront se livrer aux occupations attrayantes de labeur librement choisi, et procéder scientifiquement à la culture du sol et à la production industrielle. » Et plus loin : « C’est l’antique civilisation tout entière que nous voyons s’achever. Le droit de la force et le caprice de l’autorité, la dure tradition juive et la cruelle jurisprudence romaine ne nous imposent plus ; nous professons une foi nouvelle, et dès que cette foi, qui est en même temps la science, sera devenue celle de tous ceux qui cher chent la vérité, elle prendra corps dans le monde des réalisations…

Certes, l’imminente révolution, si importante qu’elle puisse être dans le développement de l’humanité, ne différera point des révolutions antérieures en accomplissant un brusque saut : la nature n’en fait point. Mais, on peut dire que par mille phénomènes, par mille modifications profondes, la société anarchique est déjà depuis longtemps en pleine croissance. Elle se montre partout où la pensée libre se dégage de la lettre du dogme, partout où le génie du chercheur ignore les vieilles formules, où la volonté humaine se manifeste en actions indépendantes, partout où les hommes sincères, rebelles à toute discipline imposée, s’unissent de leur plein gré, pour s’instruire mutuellement et reconquérir ensemble, sans maître, leur part à la vie et à la satisfaction intégrale de leurs besoins[1]… »

Jacques s’arrêta brusquement, et me regardant de son œil clair :

— Il faudrait tout citer, Monsieur, mais vous ne prenez, sans doute, aucun intérêt à ces choses.

— Vous vous trompez, mon ami, je crois seulement que tant que le monde existera (et peut-être cette existence est-elle plus limitée qu’on ne suppose), il y aura des puissants et des faibles, des riches et des pauvres. L’égalité ne peut être que momentanée, au bout d’un certain temps les capacités triompheront des masses et les exploiteront, les esprits pervers tromperont les simples, les malins s’arrangeront de façon à supplanter les naïfs. Il y aura toujours des oppresseurs et des opprimés, parce que l’homme faible a besoin d’obéir, comme le fort a besoin de commander.

En détruisant tout ce qui existe, vous recommenceriez un nouvel état qui, au bout d’un siècle, serait exactement semblable à l’ancien. On versera encore bien des flots d’encre en faveur de votre thèse qui est fort belle dans l’esprit des illuminés et des poètes, mais irréalisable dans un monde aussi imparfait que le nôtre.

Tous vos efforts tendront à faire couler le plus de sang possible, et ce n’est pas avec le remords de vos crimes que vous arriverez au bonheur. J’ai connu bien des folies dans ma vie, et, si je ne les ai pas partagées, je les ai comprises, excusées. En considérant sérieusement les choses on arrive, d’ailleurs, à cette conclusion : que l’homme est un être irresponsable, et que tout ce qui émane de son jugement est folie ! Mais, mieux vaut, croyez-moi, la folie organisée et solennelle que nous subissons que votre folie sanguinaire qui vous rabaisse à l’état de brutes.

Jacques crispa les poings, et je crus qu’il allait s’élancer sur moi, tant l’expression de ses yeux pâles devint menaçante ; puis il sembla s’apaiser et me tourna le dos avec dédain. La Claudie, repliée sur elle-même, respirait péniblement entre deux quintes de toux. Je jugeai inutile de combattre davantage une opinion aussi enracinée, et j’allais me retirer quand Jean reparut avec les provisions que je l’avais envoyé chercher : un peu de viande, du pain et une bouteille de bon vin que je déposai dans un coin du taudis. Jacques André ne bougea pas, mais la femme se jeta avec avidité sur les aliments, et, après en avoir fait deux parts, dévora la sienne.


III


Je pris l’habitude d’aller quelquefois chez ces malheureux, tâchant, dans la mesure de mes moyens, d’adoucir leur misère sans éveiller leur extrême susceptibilité. Il m’importait peu que le concierge fût hostile à mes démarches, et jamais je ne me sentais plus heureux que lorsque j’avais pu faire quelque bien à mes protégés.

— Ça finira mal ! grognait le père Chafoin en savourant son café, à la fenêtre de sa loge. Les ceusse qui disent du mal des bourgeois sont des canailles ! À preuve que, sans les bourgeois, ils iraient engraisser le champ de navets ! Si les bourgeois n’étaient pas là pour faire aller le commerce, tous ces miséreux claqueraient comme des mouches ! Bien sûr que sans M. Chassavant, le propriétaire, je n’aurais pas de quoi recevoir les amis, le dimanche, et que je ne siroterais pas ma fine, en ce moment, tout comme un ministre. Plus de bourgeois, plus de propriétaires ! Plus de propriétaires, plus d’immeubles ! Plus d’immeubles, plus de concierges !…

— Vous êtes un privilégié, père Chafoin, et je suis persuadé que vos mérites seuls vous ont valu la faveur de tirer le cordon dans la maison d’un homme aussi distingué que M. Chassavant. Malheureusement, les loges ne sont pas à la portée de toutes les ambitions, et je connais plus d’un pauvre diable qui soupire vainement après cet honneur tant convoité.

Le portier se rengorgea, et les préventions que mon étonnante conduite lui inspirait se dissipèrent à demi.

— Ah ! Monsieur, soupira-t-il, vous paierez peut-être de votre vie la générosité que vous montrez à l’endroit de cet anarcho.

— Vous croyez ?…

— Dame !… Depuis quelques jours on ne parle que de lui dans le quartier. N’a-t-il pas imaginé d’ameuter tous les vagabonds du voisinage pour leur prêcher la liberté par le meurtre, l’égalité par le partage, le redressement du monde par le renversement des choses ! C’est à se tordre !… Pour moi, on ferait bien de museler tous ces hurleurs qui finiront par devenir enragés !…

— S’ils vous entendaient, père Chafoin ?…

— Je pense bien, au moins, que vous n’allez pas me dénoncer ! s’écria-t-il avec une terreur comique. Ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Moi, n’est-ce pas, je n’ai rien à perdre… Bien sûr que l’on ne trouverait pas lourd à partager dans mes frusques !…

La Claudie avait repris quelques couleurs, et, grâce à ma protection, on avait bien voulu l’admettre dans un atelier de couture. Jacques, aussi, s’était remis au travail, mais par intermittence, n’ayant de volonté que pour son rêve absurde. Il m’avait pris pour confident et me racontait ses chimères que j’écoutais avec calme, ayant compris l’inutilité de mes indignations. Pas un méchant homme, cet anarchiste, mais un illuminé marchant avec ardeur dans son apothéose, et côtoyant les gouffres sans même les soupçonner. Son ambition eût été de haranguer les foules, de les convaincre, de les consoler, et d’obtenir, par le raisonnement, la soumission des bourgeois. Le rêve ne devenait sanglant que lorsqu’il se voyait dans l’impossibilité de le poursuivre dans l’azur et que les fleurs de la pitié se flétrissaient sous ses désirs impatients.

Il souriait de son mystérieux sourire d’halluciné lorsque j’avais paru approuver des paroles que je n’écoutais plus. Et, pourtant, il était éloquent, d’une éloquence nerveuse, heurtée, avec des silences et des images ardentes subitement évoquées.

— Tout ce que je vous dis arrivera un jour, s’écriait-il souvent ; seulement, vous êtes volontairement aveugles, et ne daignez pas voir l’immense chemin que l’idée fait d’heure en heure. Vous vous réveillerez dans l’abîme !

Que de soirées nous passâmes ainsi à caresser de roses visions de félicité, d’union et de paix universelles ! Jacques arpentait fiévreusement son étroite chambre, et je l’écoutais, assis sur une malle, tandis que Claudie sommeillait à nos pieds. La fumée de ma cigarette s’échappait en bleuâtres tourbillons par la lucarne ouverte sur le ciel sombre, et je regardais les étoiles qui scintillent là-haut, si loin, si loin, qu’elles ne sont plus qu’une cendre d’or, une cendre chaude de tous les rêves, de toutes les illusions et de toutes les luttes qui bouleversent notre globe minuscule !

J’avais une assez vaste propriété dans les environs de Paris ; je tâchai d’y intéresser Jacques, afin de l’arracher à son affreuse prison.

— Si vous voulez, mon ami, vous surveillerez mes travaux agricoles, Claudie vous accompagnera et soignera le poulailler, car elle est trop faible pour traire les vaches et aller à l’herbe. Est-ce dit ?

Ils acceptèrent avec reconnaissance. La boiteuse, surtout, était ravie. Elle alla prévenir à l’atelier qu’elle ne reviendrait plus, et, en moins de temps qu’il ne m’en fallut pour donner à Jean mes ordres de départ, elle assembla les quelques hardes qu’ils possédaient maintenant en commun.

La campagne !… son éternel désir, qui, toujours, reculait dans les brumes de l’impossible ! Elle allait donc pouvoir se promener dans un grand jardin avec beaucoup d’herbes et de fleurs autour, avec des oiseaux qui chanteraient en liberté et des chemins qui se perdraient dans des nuits de verdure !…

Elle n’avait jamais vu la vraie campagne ; son souvenir n’allait pas au delà des fortifications. Là, parfois, elle avait cherché aventure quand le soleil chauffait doucement la route poudreuse, entre deux rangs de maisons inégales. Elle s’était assise au bord du talus avec des amants de rencontre qui la trouvaient gentille tout de même, et le lui disaient crûment. Elle eût voulu effacer cette époque déjà lointaine de sa vie pour devenir la femme de Jacques, de ce Jacques qui parlait si bien et savait tant de choses ! Certes, elle était indigne de lui ; pourtant, cette existence de débauche, elle ne l’avait point voulue, elle l’avait détestée toujours par instinct, sans se rendre compte de son ignominie.

Et la pauvre fille donnait raison aux théories de son amant qui rêvait l’égalité pour tous : pour les vierges heureuses comme pour les drôlesses martyres. Cent jeunes filles élevées dans le luxe et les bons principes se fussent souillées, irrémédiablement perdues, où l’enfant du peuple était restée bonne et généreuse. Claudie, avec une innocence adorable, s’accusait de n’avoir pu subir le vice : « J’étais si délicate, n’est-ce pas, je n’avais pas la force ! » Sans cela, elle eût aimé sa peine d’amour pour apporter quelques sols au logis, et désarmer la colère toujours véhémente de son ivrognesse de mère !

Quelle joie ! quand, au sortir de Paris, la route s’étendit au loin, étincelante, noyée dans le poudroiement d’or du jour naissant. Tout vibrait dans cette poussière de rayons que les chaudes heures de l’été laissent après elles.

La verdure s’orangeait de tons brillants et les maisons devenaient roses. Des vols d’hirondelles circulaires et joyeux s’enchevêtraient sur sa tête, les oiseaux se répondaient, et elle regardait d’un œil lumineux les jardinets qui fleurissaient le long du chemin, les chalets couverts de vigne vierge et de clématites. Pourtant, ce n’était encore que cette maigre verdure que les grandes villes créent autour d’elles, cette première zone de banlieue, sans cesse déflorée, où la nature est sèche, la terre usée et où les écailles d’huîtres s’entassent sous les feuilles mortes et les épluchures.

Elle se pelotonnait dans la voiture qui l’emportait avec son homme vers les horizons embaumés d’espérances ; elle aspirait avec son cœur ces premières bouffées d’air pur et de liberté. Les robustes commères la regardaient passer de leurs gros yeux, étonnées de lui voir cet étroit visage de cire tacheté de sang aux pommettes et ces épaules frêles qui semblaient des épaules de fillette.

Elle était très élégante, la Claudie, avec sa robe à dix sols le mètre et son paillasson fleuri d’une touffe de bluets ! si élégante que j’avais peine à la reconnaître, et que je lui adressais des regards en coulisse comme à une demoiselle de distinction.

Nous descendîmes de voiture à la Cerisaie, et je voulus, moi-même, veiller à l’installation de mes protégés. J’avais fait repeindre et remeubler un pavillon attenant aux communs, afin que leur premier sentiment fût un sentiment de joyeuse surprise. Un beau fusil neuf, accroché au mur entre deux bois de cerf, attendait Jacques, et j’avoue que le résultat de toutes ces attentions dépassa mon attente. Jamais je n’avais vu une reconnaissance aussi sincère luire dans quatre prunelles humaines ! et jamais la satisfaction d’une bonne action ne me fut aussi douce.

— Oh ! mon cher maître, s’écria Claudie, en se mettant presque à mes pieds, comment reconnaître ce que vous avez fait pour nous ?… Toute ma vie je vous bénirai, toute ma vie je prierai Dieu pour que vous ayez encore de la joie dans vos vieux jours.

Jacques haussait les épaules ; pourtant je crus voir une toute petite larme luire dans le coin de son œil. Cette larme me trouble encore aujourd’hui, et je tombe dans un abîme d’incertitudes, lorsque j’y songe. Peut-être, après tout, n’a-t-elle existé que dans mon imagination. N’étais-je pas un bourgeois, un de ces abjects bourgeois qu’il eût voulu laisser tout nus sur le chemin ?…


IV



Dès le lendemain de notre installation, je montrai ma propriété à Jacques et à sa compagne. Un nuage déjà s’amoncelait sur le front pensif du jeune homme ; Claudie, au contraire, était plus épanouie que la veille.

Elle courait de tous côtés, assemblant des fleurs dans ses pauvres mains à veines bleues, saillantes comme des cordelettes. Avec un goût parfait, elle disposait les corolles plus humbles autour des roses d’élection ; puis, quand elle eut serré son chef-d’œuvre dans une ceinture de fougères et de roseaux, elle me le tendit avec une belle révérence à la Trianon, toute remplie d’une grâce mièvre et précieuse qui nous fit rire.

— Quel âge avez-vous, Claudie ?

— Je suis vieille, Monsieur, j’ai vingt-quatre ans !

— Vieille ! vous avez dix ans de moins que lorsque je vous ai vue pour la première fois.

— C’est vrai. J’étais plus près de la fin alors que maintenant. Croyez-vous que le bonheur puisse guérir complètement ?

— Certes. Le bonheur est le plus efficace des remèdes. Or, il ne tient qu’à vous d’être heureuse jusqu’à l’âge le plus avancé.

— Oh ! moi, je suis heureuse quand il est heureux. Ma vie n’est-elle pas liée à la sienne de telle sorte qu’une rupture serait la mort ?…

— Jacques ne vous quittera plus maintenant ; n’est-ce pas, Jacques ?…

Le jeune homme hocha la tête sans répondre.

— Laissez-le, s’écria Claudie. Il a toujours en tête une foule d’idées singulières qui l’empêchent de songer à son bonheur…

Mais, je m’obstinai.

— Voyons, mon ami, dites-moi quelque chose, insistai-je doucement. Vous voyez que les bourgeois ont quelquefois du bon, et que, dans la mesure de leurs moyens, ils font le bien autour d’eux.

Jacques me regarda dans les yeux, puis il dit nonchalamment :

— Vous n’êtes pas un bourgeois, Monsieur, vous êtes un bienfaiteur… Mais je veux bien reconnaître que le bourgeois n’est pas foncièrement mauvais, qu’il n’est qu’égoïste. Sa générosité ne va pas au-devant de l’infortune, ce n’est que quand elle lui barre le chemin qu’il songe à la soulager.

— Peut-être vos amis n’en feraient-ils pas autant !

— Mes amis seraient pareils à vous s’ils avaient été élevés dans vos principes, et c’est précisément parce que tous les hommes se valent que je veux l’égalité pour tous ! Trop longtemps vos doigts ont gardé le reflet de l’or, je veux que nos dures mains de travailleurs puissent, à leur tour, palper le joyeux métal. Dieu, si Dieu existe, a fait le ciel pour tous, pourquoi la terre ne serait-elle pas aussi pour tous ?… Il eût mieux valu assurément s’entendre et partager de bonne grâce, mais puisque vous vous bouchez les oreilles, la violence seule reste aux malheureux. Je sais bien qu’il y aura de mauvais moments à passer, et que le sang est une chose laide à voir ; cependant il faut agir, nous avons attendu trop longtemps, et les petits demandent du pain…

— Je crois, hélas ! que ce n’est pas le moyen de leur en procurer.

— Peut-être, en effet, faudra-t-il des années pour renouveler le monde. Sait-on même si jamais l’amour des autres aura assez de vigueur pour remplacer l’égoïsme ou le favoritisme dans l’organisation sociale ?… Pourtant, j’espère encore que cette aube de justice se lèvera plus éclatante après les ténèbres de la lutte, et qu’il n’y aura plus, désormais, sur la terre, ni victimes ni bourreaux.

L’amertume de son cœur, en lui remontant aux lèvres, fit trembler sa voix. Cependant il pour suivit :

— Il faut que la civilisation de demain soit le fruit de ce combat loyal, il faut que chacun entende raison et se résigne, car si l’on ne sait garder le bon côté de l’émulation et du contrôle, tout croulera de nouveau. Ah ! cette civilisation ! comme je la vois clairement, à cette heure, grande, forte, équitable, indestructible… Et lors que chacun aura sa part…

— Cher Jacques, s’écria Claudie, je ne veux rien pour moi, tu garderas tout !

— Vous voyez, dis-je en souriant, votre partage n’est déjà plus possible. Voici un être sincère et doux qui n’en veut pas !… Il peut s’en trouver encore d’autres.

— Oh ! moi, murmura la boiteuse, je ne compte pas, je suis si peu de chose !… D’ailleurs, je voudrais être moins encore… une ombre, seulement, l’ombre du bien-aimé !

— Bonne petite Claudie ! dis-je en lui prenant la main, parlons de vous aussi. Racontez-moi votre enfance, votre jeunesse… Est-ce un accident qui vous a rendue boiteuse ?

— Pourquoi remuer cette fange ? Vous en aurez le cœur soulevé, Monsieur.

— Qu’importe ! Plus vous remuerez de fange, plus vous sortirez pure de votre affreux passé, ma pauvre fille. Parlez sans crainte, j’ai deviné, déjà, une partie de la vérité.

— Je suis née, je pense, derrière la butte Montmartre, dans une cité infecte, sans cesse obstruée de boue et de détritus. La cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, était métamorphosée en cloaque, car il n’y avait ni fosse, ni puisard, et l’odeur qu’elle répandait empoisonnait l’air. Là, dans des taudis faits de planches et de terre, croupissaient une centaine d’êtres qui avaient à peine apparence humaine. Étais-je la fille des gens qui me forçaient à mendier tout le jour et m’accablaient de coups lorsque je revenais les mains vides, je ne le crois pas ; et bien des indices que j’ai recueillis depuis me confirment dans ce doute. La femme rentrait ivre et en sang, après des bordées de huit jours, l’homme faisait la fête au logis avec l’argent que mes sœurs rapportaient le soir. Jamais je ne suis entrée sans dégoût dans la tanière qui nous servait de logis ; l’haleine nauséabonde de vice et de misère qui me frappait au visage m’écœurait jusqu’à la nausée. L’homme qui, sans doute, s’apercevait de ma répulsion, me détestait plus que les autres petits, et j’ai certainement reçu de lui plus de raclées que de morceaux de pain ! Après une de ces exécutions, je ne pus me relever, et des voisins, accourus à mes cris, constatèrent que j’avais la jambe brisée. On me laissa en repos pendant quelque temps, mais sans appeler aucun médecin, de sorte que lorsque je pus enfin marcher, j’étais boiteuse. Bonne aubaine, d’ailleurs, pour les misérables qui me trouvèrent plus digne d’apitoyer le passant ; et je l’apitoyais, en effet, de telle sorte que je ne rentrais jamais sans rapporter plein mes poches de sous et de piécettes blanches.

» Lorsque j’eus treize ans, on m’enferma dans une masure voisine de la nôtre avec un chiffonnier qui me trouvait à son gré. Et, là, sur un tas de guenilles et d’os pourris, je subis, le plus infâme des supplices, malgré mes efforts et mes cris !… D’ailleurs, dans ces charniers où s’entassaient des familles de huit à dix personnes, sans lit, la plupart du temps, les hommes, les femmes, les enfants se gâtaient les uns les autres, comme des champignons véreux. Parfois, des épidémies de fièvre typhoïde ou de variole balayaient au cimetière les trois quarts de la cité ; et c’était tant mieux pour ceux qui partaient !

» Le chiffonnier fit de moi sa bonne amie, et il me fallut habiter son bouge, tout au fond de la cour, derrière un monceau d’immondices, et partager sa paillasse, parmi le pêle-mêle d’ordures dont il l’ensevelissait chaque nuit. Et, lorsque je sortais, pour aller mendier, de l’humidité gluante de ces murs verts suintant sans cesse, j’avais l’air d’une morte échappée du cercueil. Les passants ne s’en montraient que plus charitables, la recette grossissait en raison de mon état de souffrance.

» Enfin, je m’échappai !… Je vécus comme il me fut possible, de prostitution et de basses besognes, car je ne savais rien faire et n’avais pas les moyens d’apprendre. Aussi, quand il y a deux ans, je rencontrai Jacques, me trouvai-je, tout de suite, heureuse et rassurée ; non pas que mon dénuement eût cessé, mais parce que mon âme, pour la première fois, put s’ouvrir aux bonnes paroles et aux encouragements. Il ne me traitait plus en traînée, en rouleuse, comme mes amants de rencontre, il avait pour moi de la pitié et de la tendresse…

» Un jour, que nous étions sans un morceau de pain, je m’enfuis pour faire mon ancien métier, espérant gagner quelque argent qui nous aiderait à vivre. Je ne croyais pas mal agir, je me réjouis sais même à l’idée de procurer un peu de bien-être à mon homme chéri ! Hélas ! la phtisie avait détruit ma gentillesse, et je ne rapportai qu’une très petite somme. Mais, ce qui me brisa le cœur, c’est que Jacques me reçut avec des injures plein la bouche, et qu’il me jeta dehors avec la poignée de pièces blanches que je lui offrais ! Mon Jacques, si doux, était comme un forcené. Jamais je ne lui avais vu cet air terrible, ces poings frémissants… Je m’enfuis désolée, et, pendant six semaines, je n’osai retourner devant sa maison. C’est pendant ces six semaines que je connus toutes les tortures, tous les désespoirs ! Oh ! si la mort avait voulu de moi !… Pourtant, l’amour me tirait vers lui de jour en jour plus violemment. Enfin, je ne pus y tenir, et, faisant taire mes appréhensions, je courus me blottir devant sa porte… Je restai là pendant des heures, puis, l’émotion et la fatigue furent trop fortes, je perdis connaissance… Vous savez le reste, Monsieur. »

En effet, je savais le reste, et mes yeux se remplissaient de larmes à voir cette pauvre créature si résignée, si intéressante, malgré son effroyable passé.

J’essayai aussi d’interroger Jacques, mais il ne me répondit que par des paroles vagues.

— À quoi bon vous raconter ma vie ?… Elle est semblable à celle de tous les malheureux ! Ce n’est point en étalant nos misères que nous les soulagerons, c’est en agissant. Ma conscience est droite, Monsieur, c’est tout ce que je peux vous affirmer.

Puis, après une rêverie de quelques minutes, il revint à sa chimère :

— Nous sommes riches de tous les progrès accomplis depuis que la société existe, nous sommes riches de nos découvertes et de nos perfectionnements. Le sol couvert de moissons, de bois, de manufactures et de cités nous appartient et doit procurer le bien-être à chacun de nous. Pourquoi donc cette désolation de tous côtés ? Pourquoi ce travail pénible pour quelques-uns et cette éternelle incertitude du lendemain ?… Parce que tout ce qui produit : la terre, les mines, les machines, l’éducation, le pouvoir, tout ce qui nourrit et élève l’homme a été accaparé par quelques-uns, pendant des siècles de pillage, de guerre et d’oppression ; parce que, forts du passé, ces accapareurs se croient assurés de l’impunité, et pensent qu’en tenant les masses dans un perpétuel état de gêne et d’esclavage, ils les empêcheront de penser et d’agir !… Des générations entières nées et mortes dans les tourments de la faim ont légué à ces quelques privilégiés l’immense héritage de ce siècle, des millions d’hommes ont succombé à la tâche, chaque hectare du sol que nous labourons a été arrosé des sueurs et du sang de plusieurs races, chaque découverte, chaque progrès de l’humanité a son origine dans l’ensemble de travail manuel et cérébral du passé et du présent. De quel droit donc pourriez-vous vous approprier la plus petite parcelle de cet immense tout, et prétendre que ceci est à vous plutôt qu’aux autres ?…

— Il n’y a pas de droit ; c’est ainsi, parce que notre nature est imparfaite. C’est l’éternelle fable des Marrons du feu. Pourquoi ne demandez-vous pas raison à la création des injustices qu’elle ne cesse de commettre ? Pourquoi les uns sont ils droits comme des joncs et les autres bossus ou culs-de-jatte ? Pourquoi les uns sont-ils beaux et bêtes et les autres laids et intelligents — ce qui leur fait ressentir plus désagréablement leur disgrâce ? Enfin, pourquoi les uns sont-ils bien portants et les autres martyrisés par de mystérieux supplices ? Voyez-vous, mon ami, il faut remonter plus haut que l’homme pour chercher l’injustice des choses ! Seulement, la force qui nous a créés gardera toujours son secret, et, jusqu’à ce qu’il lui plaise de supprimer le monde, vous vous tordrez dans d’inutiles convulsions comme des tronçons de vipères sous la botte ferrée du chasseur !

Mais Jacques ne m’écoutait pas, creusant son idée avec la ténacité des visionnaires :

— Je vous ai entretenu de la richesse, poursuivit-il, vous parlerai-je aussi de l’éducation ? Elle est impossible au fils de l’ouvrier qui, à douze ans, est obligé d’aider son père dans son dur labeur. Peut-on parler d’étude à celui qui rentre le soir, brisé par une journée de travaux abrutissants ?… Or, l’étude est la suprême consolation, le pain moral qui donne à notre être la force de créer, et fait parfois d’un homme intelligent un homme de génie et un bienfaiteur. Que de progrès n’aurions nous pas encore réalisés si beaucoup de nos désespérés avaient pu apporter aux arts et à l’industrie l’étincelle qu’ils avaient en eux, et qui ne demandait qu’à jaillir pour embraser un monde ? L’humanité s’essaye à se délivrer de toute entrave, de tout despotisme et, enfin, de tout gouvernement. Alors, seulement, elle pourra satisfaire ses aspirations et ses besoins par la libre entente des peuples et des individus. Le commun accord remplacera la loi, et, sans tenir compte des frontières, réglera les intérêts particuliers en vue du but général. Nous pouvons déjà pressentir le moment où l’individu, cessant d’être lié par des lois, n’aura que des habitudes sociales. Plus de capital privé, plus d’État. La liberté d’action et de conscience… Ah ! ils sont jolis vos flagorneurs politiques qui nous disent : « Donnez-nous la puissance, nous vous donnerons le bien-être ! » Une fois leur ambition satisfaite, ils ne songent plus qu’à lécher l’assiette au beurre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien pour le voisin ! Et quand je pense que vos journaux consacrent des colonnes entières aux débats parlementaires, aux intrigues des gens en place et de tous les polichinelles du pouvoir, je me sens frémir de colère !… Quant aux bourgeois, ils oublient, en lisant ces calembredaines, le nombre incalculable d’êtres — presque toute l’humanité — qui souffrent, se débattent dans la misère, travaillent, pensent, créent et crient vers eux dans une croissante indignation !

Jacques s’appuya à un arbre pour ne pas tomber, tant son émotion était grande ; de larges gouttes de sueur perlaient sur son front blême.

— Mon Dieu, mon ami, lui dis-je pour le calmer, je pense que le mal arrive fatalement, et que devant la mort certaine et rapide, il importe peu que nous ayons été paysan, ouvrier, mendiant, député ou ministre !…

Et j’ajoutai distraitement, en cueillant un gros cèpe mordoré comme une grenade, et fleurant la forte odeur des champignons nourris de terre grasse et de rosée :

— Je crois aussi que vous avez le droit de manger du bourgeois, si le cœur vous en dit… mais c’est un plat bien indigeste !…


V


Petit à petit, le calme sembla renaître dans cet esprit ravagé par les mauvaises doctrines, les dangereuses lectures, et que l’injustice humaine — elle existera toujours — avait conduit à l’abîme.

Je ne pense pas, cependant, qu’il eût le moindre forfait sur la conscience, mais les discoureurs de carrefours, les professeurs d’anarchie font plus de victimes, autour d’eux, que les véritables criminels, car ils peuvent gagner tout un peuple à leur cause.

En éloignant Jacques de Paris, en l’isolant dans un pays paisible, j’avais espéré détruire son influence morbide et le guérir lui-même de ses terribles visions.

Je restai à la Cerisaie jusqu’au mois de janvier, enchanté de mon nouveau surveillant qui ne surveillait pas grand’chose, mais semblait, pourtant, se mieux garder lui-même — seul but que j’avais d’ailleurs ambitionné !

Un agriculteur des environs, bien pensant, brave homme et aimable compagnon, s’était lié d’amitié avec mon protégé, et cette fréquentation me paraissait devoir lui être favorable. — Puissent les saines idées et les bons principes de ce Guillaumet convertir Jacques à notre cause ! pensais-je, je ne saurais trop encourager cette intimité !

À vrai dire, j’avais assez de la campagne, et j’étais heureux de pouvoir confier à un tiers la direction morale de mon halluciné.

Je retournai donc à Paris, en priant la boiteuse qui, maintenant, écrivait comme une Sévigné, de me renseigner fréquemment sur les faits et gestes de son cher homme.

Elle me le promit les larmes aux yeux :

— Je vous écrirai chaque jour, Monsieur, si vous voulez bien le permettre, et vous raconterai notre existence, heure par heure.

— Non, mignonne, ce serait trop ! Une bonne lettre par semaine me suffira, à moins que vous n’ayez à m’apprendre un événement de quelque importance.

Elle rougit, et, malgré mes efforts pour me dégager, pressa ma main sur ses lèvres.

— Merci encore, Monsieur, je n’oublierai jamais que vous m’avez rendu la vie et le bonheur… Oh ! si je n’étais une pauvre et faible fille, comme je voudrais vous prouver ma reconnaissance !

— Vous me la prouvez mieux qu’aucune autre ne saurait le faire, ma bonne Claudie ; je suis largement payé du peu que je vous ai fait… Au printemps prochain, j’espère vous trouver tout à fait rétablie, avec de grosses joues vermeilles et de belles épaules potelées… Vous serez alors gentille comme un petit cœur !

Elle riait et pleurait à la fois : de joie de me devoir tant de félicité, et de chagrin de ne pouvoir me retenir. Moi aussi, je me sentais tout ému, avec un regret que je ne m’avouais pas. Il me semblait que j’avais tort d’abandonner l’œuvre commencée, de laisser au hasard le soin de veiller sur ces deux êtres faibles et inconscients.

Cependant, mes amis commençaient à m’oublier, et la nostalgie de Paris me prenait de jour en jour plus tyranniquement. Je croyais avoir puissamment contribué à la conversion de l’anarchiste qui délaissait positivement ses théories criminelles, et accomplissait sa nouvelle tâche dans la mesure de ses moyens.

Avant de partir, j’avais demandé aussi un entretien à Guillaumet, afin de mettre ma conscience à l’abri de tout remords. Le fermier était un homme d’une cinquantaine d’années, fort, haut en couleur, qui tenait prodigieusement à son bien et n’en aurait pas distrait une parcelle pour sauver son âme. Suffisamment riche et vivant grassement à la campagne, il devait tout au sol ; aussi l’aimait-il d’une affection profonde, qui se manifestait à chaque instant dans ses paroles. Les natures opposées de ces deux hommes devaient se rechercher et se combattre ; mais je pensais que le bon sens de l’un triompherait de la folie de l’autre et qu’il n’était pas mauvais que le caractère de mon protégé fût assoupli par une résistance saine et vigoureuse. Je trouvai le père Guillaumet en train de surveiller ses valets de ferme. Il retirait parfois sa courte pipe d’entre les dents pour gourmander les paresseux, et il ne dédaignait pas de donner un coup de main aux uns et aux autres.

— Ah ! fit-il, vous êtes sur votre départ ?… Je crois que votre présence va bien manquer à ma dame Claudie et à son homme !

— J’espère que non. Ils ont tout ce qu’il faut pour se suffire à eux-mêmes, et je venais, monsieur Guillaumet, vous demander d’être doux à ces pauvres gens. Ce sont des convalescents qui ont besoin, surtout, d’un appui moral. Surveillez les donc, donnez-leur de bons conseils et supportez avec patience les divagations du mari.

— J’y tâcherai. Cependant, je suis parfois un peu vif aussi, surtout après les repas, et je ne mâche pas toujours mes paroles. Vous savez ce que je pense de toutes les théories de ces imbéciles ? Eh bien ! si la moutarde me monte au nez, je le dirai crûment à ce petit raté qui n’a même pas la force de soulever un fusil ! Est-ce que le partage est juste, voyons, quand ce n’est qu’au prix d’un labeur acharné que nous avons acquis une modeste aisance ? Il suffirait donc de dire : « Je veux ! » pour dépouiller toute une famille d’honnêtes gens qui, de père en fils, ont gagné leur pain si péniblement ? Une poignée de gueux, venus on ne sait d’où, nés d’on ne sait quel crime, incapables d’aucun effort, ni d’aucun bon sentiment, pourraient nous piller, au mépris de toute loi et de toute justice ?… C’est inadmissible… Nous possédons, parce que nous avons été plus obstinés, plus actifs, plus intelligents et plus adroits. Je crois que tant que le monde existera, il en sera toujours de même, et que ce qu’on renverserait aujourd’hui se rétablirait demain.

Tenez, voilà mes valets de ferme : ils sont heureux de m’obéir, et ne cherchent qu’à amasser un peu d’argent pour pouvoir à leur tour acheter un lopin de terre et le cultiver. Aux champs, il y a toujours de l’ouvrage, celui qui montre de la bonne volonté et de l’ambition peut toujours se tirer d’affaire… Mon grand-père était simple domestique, et je suis, aujourd’hui, un des plus gros fermiers du pays ! Peut-être mon fils deviendra-t-il châtelain, député et ministre ! Et ce serait justice, n’est-il pas vrai ? car ses parents lui auront gagné l’instruction et les honneurs par leur travail !

— Vous avez raison, monsieur Guillaumet : votre opinion est la plus logique et la plus saine de toutes. Je vous confie Jacques, faites-en un honnête homme ! Cela, peut-être, ne sera pas aussi difficile que vous le croyez ; car il est juste, au fond, sa nature est enthousiaste et généreuse ; il ne lui a manqué qu’une bonne direction.

Le fermier hocha la tête avec incertitude, mais il me promit de me seconder dans mon œuvre de rénovation. Je partis donc, l’esprit léger et la conscience tranquille.

À Paris, l’anarchie avait fait des progrès pendant mon absence. Plusieurs locataires avaient reçu des lettres de menaces, et, la terreur aidant, ma maison s’était vidée comme par enchantement. N’ayant pas lu de journaux à cause de Jacques, durant ces quelques mois passés à la campagne, je n’avais pas suivi les progrès de cette gangrène sociale. Aussi, la violence du mal et l’inquiétude que je vis dans tous les regards me semblèrent-elles extrêmes. Le père Chafoin, qui apercevait des ennemis partout, ne tirait son cordon qu’en tremblant, et chaque boîte à sardines qu’il trouvait dans sa cour le remplissait du plus violent effroi. Les gavroches du quartier se gaudissaient de ses terreurs et ne cessaient de les provoquer par leurs fumisteries.

J’eus quelque peine à rentrer chez moi, car ma vue seule avait mis le coquin hors de lui.

— Oh ! Monsieur, vous allez attirer tous les gueux du quartier ! gémissait-il, c’est vous qui nous avez porté malheur avec votre bonté pour ce misérable Jacques André que la foudre écrase !

— Jacques est incapable de faire du mal à une mouche, c’est un fou et pas autre chose !

— Les fous sont dangereux, on les enferme !

— Aussi ai-je enfermé le mien, il ne reviendra pas, soyez tranquille !

— Monsieur a tort de ne pas se méfier davantage ! Il y a une odeur de dynamite dans l’air ; le mieux serait de dénoncer cette vermine, de s’en débarrasser à jamais.

— Vous n’y songez pas, père Chafoin ! Jacques n’a commis aucun crime.

— Il en commettra, c’est moi qui vous le dis ! Ces choses-là sont contagieuses comme le choléra !

Plus je me fis doux et conciliant, plus le concierge devint agressif. Chaque jour amenait des vexations nouvelles ; aussi, me décidai-je à donner congé.

Ce ne fut pas sans mélancolie que je quittai cet appartement et ce quartier que j’avais habités pendant si longtemps. Il me sembla que je rompais violemment avec le passé, que ce qui avait fait ma joie jadis ne se retrouverait plus, et que mon âme changerait comme les êtres et les choses. Nous laissons à tout ce que nous avons approché une parcelle de nous-mêmes, mais lors que nous abandonnons une demeure aimée, le déchirement est plus cruel encore. Longtemps les facultés vitales de notre âme en restent affaiblies, et le souvenir attristé retourne aux lieux qui lui sont chers. Toute séparation prépare la disparition finale qui souvent, hélas ! ne touche qu’un corps et qu’un cœur déjà glacés.

Les nouvelles de Claudie que je recevais régulièrement m’étaient heureusement une consolation. Elle avait beaucoup profité des leçons que je lui avais fait prendre pendant ces derniers mois, et ses lettres pleines de sentiment et de poésie me touchèrent plus que je ne saurais le dire. En voici quelques passages dont je supprime les fautes d’orthographe et les barbarismes, pour plus de clarté.

« La Cerisaie, 20 janvier.
» Cher bienfaiteur,

» Si vous saviez combien le temps nous semble long loin de vous, vous auriez pitié ! Tout notre soleil s’en est allé, comme si un gros nuage avait passé dessus. Nous avons bien manqué prendre le train pour venir vous rejoindre ! Ce serait mal, n’est-ce pas ? puisque votre désir est que nous vous attendions…

» Oh ! comme il fait froid dans nos cœurs ! plus froid encore que dans le grand chemin qui, ce pendant, est tout blanc de givre ! Plus un cri d’oiseau, plus un sourire de plante, c’est une désolation !

» Pourquoi suis-je si triste, après tout ?… Mon Jacques est toujours là, et je dois m’appliquer à le soigner et à le guérir. Il se porte mieux, depuis quelque temps, quoique son humeur soit restée chagrine. Je tâche de le distraire et de lui ôter de la tête les mauvaises idées qui y bourdonnent comme des mouches charbonneuses. Peut-être y arriverai-je à la longue, avec l’aide de M. Guillaumet qui nous comble d’égards. Remerciez-le, si vous avez l’occasion de lui écrire. Il sera sensible à votre souvenir, car il a beaucoup de sympathie et de considération pour vous. »

La lettre de Claudie continuait ainsi, toute remplie de choses mélancoliques et charmantes, délicatement exprimées. Celles qui suivirent me causèrent le même plaisir et me rassurèrent sur le sort de Jacques. Cette confiance ne devait malheureusement pas être de longue durée ; bientôt les nouvelles furent moins bonnes, ma gentille messagère ne me cacha plus ses craintes :

« Cher Maître, » écrivait-elle à la fin de février, « il s’est passé, hier, un événement peu grave qui, cependant, m’a vivement inquiétée, et je crois bien faire en vous le racontant : Jacques a reçu tout un paquet de journaux venant de Paris, avec des annotations au crayon rouge aux endroits les plus dangereux. Il s’agissait naturellement des troubles anarchiques survenus dans ces derniers temps, et rien ne pouvait avoir une plus mauvaise influence sur l’esprit de mon pauvre ami. Jusqu’à présent, il était resté sans nouvelles du dehors, et semblait, de parti pris, vouloir oublier les événements politiques ; aussi cet envoi vient-il certainement d’un ennemi…

» Peut-être M. Chafoin pourrait-il nous renseigner à ce sujet. Mais je ne veux accuser personne ; celui qui a accompli cette mauvaise action s’en repentira certainement tôt ou tard. L’effet de cet envoi a été désastreux pour Jacques. Après m’avoir lu les passages les plus violents, il s’est promené, comme un fou, durant toute la soirée ; et lorsque, vers minuit, il est rentré au logis, son exaspération était telle que j’ai dû le déshabiller et lui faire prendre une forte dose de chloral pour l’endormir. J’ai voulu à mon tour parcourir ces journaux : il paraît que les troubles renaissent à Paris, et que, chaque jour, de nouveaux mécontents se joignent aux révoltés pour réclamer le droit au pain et au bien-être. Qu’ils retournent donc à la campagne ! Il n’y aura jamais trop de bras pour labourer la terre et ensemencer les sillons !…

» Je suis une ignorante, mais je sais cependant que le sol français est assez généreux pour nourrir tous ses enfants. Les villes seules restent trop étroites pour contenir les misères humaines, et c’est ici qu’il faut venir ! J’ai parlé de toutes ces choses avec M. Guillaumet, qui m’a complètement convertie par la clarté et la justesse de ses opinions. De quel droit, par exemple, moi, fille de malfaiteurs, de voleurs, d’assassins, peut-être, serais-je l’égale de l’enfant d’honnêtes travailleurs qui, toute leur vie, auront peiné et combattu dans l’espoir d’amasser une petite fortune ? Devrai-je crier à l’injustice, parce que je n’aurai trouvé qu’un héritage d’infamie ? Chacun récolte ce qu’il a semé, c’est aux enfants à semer si les parents ont été indignes.

» Je dis peut-être des sottises, et je suis tentée de le croire devant le mépris de Jacques. Mais je ne convoiterai jamais le bien d’autrui, quand bien même la faim me rongerait les entrailles ! Je vous assure, Monsieur, que mon cœur est rempli d’indulgence et d’affection pour le monde entier ! Tout est certainement très bien ainsi, et je crois que ceux qui voudront renverser la société tomberont avec elle.

» Ces émotions m’ont brisée ; j’ai eu, ce matin, de nouveaux crachements de sang, je me sens si faible que c’est à peine si je puis diriger ma plume. Écrivez-moi, je vous en prie, cher bienfaiteur, vous seul pouvez remettre un peu d’ordre dans l’esprit bouleversé de mon pauvre ami ! »

Cette lettre me plongea dans de nouvelles inquiétudes. Fallait il aller à la Cerisaie pour admonester ce malheureux et l’empêcher de nuire, non par ses acles, il eût été incapable de la moindre violence, mais par ses paroles ?… Je me rassurai en pensant que la population de J··· était à l’abri des doctrines révolutionnaires, que dans ce petit pays de laborieux et de simples la mauvaise graine ne germerait pas, car il se trouverait toujours un soc de charrue pour l’écraser.

Une sorte de langueur m’avait envahi, un dégoût profond de la vie de garçon ; plus que jamais je sentais ma solitude, et, bien qu’aucune femme ne m’eût particulièrement intéressé, je cherchais inconsciemment autour de moi une âme où accrocher mon âme, une branche où accrocher mon nid !… De vagues désirs d’affection me faisaient tressaillir, je me sentais le cœur désespérément vide.

À vrai dire, les lettres de Claudie n’étaient pas étrangères à cet état. Cette pure tendresse féminine, qui battait doucement de l’aile loin de moi, me semblait la plus enviable des félicités. La pauvre fille pâle et fluette que j’avais arrachée à une mort certaine se revêtait même, à distance, d’un charme troublant. Que n’étais-je aimé comme ce Jacques qui n’avait, après tout, que de l’orgueil et de l’envie au fond de l’âme ! Il est singulier qu’un brave homme bien équilibré, intelligent et généreux, ne puisse inspirer qu’une affection calme et prosaïque aux femmes qu’il rencontre. Les don Juan sont toujours ou de franches canailles, ou de parfaits égoïstes !… Peut-être, après tout, est-ce la fatalité qui met la victime auprès du bourreau pour que l’œuvre de destruction, qui est l’œuvre suprême, ne chôme jamais. Ce n’est pas juste, mais, en y réfléchissant, c’est logique. Et de déduction en déduction, j’en vins à me dire que l’anarchie arrivait en son temps pour hâter la fin des choses… Peut-être notre monde a-t-il assez vécu, et sent-il vaguement les prodromes de l’irrémédiable anéantissement…



VI



La Cerisaie, 1er mars.

« Cher bienfaiteur,

» Tout est perdu ! Le plus effroyable malheur vient d’arriver ! Je suis à moitié morte de douleur… Comment vous dire ? et, pourtant, il faut que vous sachiez… Jacques, Jacques a assassiné ! Il est en fuite, et peut-être s’est-il tué pour échapper au châtiment… Ah ! cher maître, pardonnez lui ! il était affolé depuis quelque temps ; tous les journaux qu’il recevait lui faisaient un mal affreux !… Ceux qui ont ainsi troublé sa vie sont de bien grands coupables ! Je voudrais les connaître pour les frapper, les insulter, leur cracher au visage !… Comment vous apprendre ?… Me croirez-vous si je vous jure, sur la tête de mon amant, que ce que je vais vous raconter est la vérité entière ?… Oui, vous me croirez, car vous savez que, malgré mes hontes passées, je n’ai jamais menti.

» Depuis un mois nous allions, presque tous les jours, à la ferme de maître Guillaumet. J’emportais mon ouvrage, et pendant que je raccommodais nos hardes ou faisais des vêtements pour les enfants pauvres, Jacques lisait ses journaux à haute voix, commentant les passages qui lui avaient déplu. Je prêtais peu d’attention à ses paroles qui me paraissaient dénuées de tout bon sens, et je ne m’inquiétais pas, sachant que sa fureur se dissipait comme elle était venue. M. Guillaumet ne disait rien, mais son air railleur était plus éloquent que tout ce qu’il aurait pu répondre. Je crois qu’à la fin il était fatigué de ce verbiage inutile, et qu’il n’y attachait pas plus d’importance qu’à la colère d’un enfant.

» Votre homme est incorrigible, » me disait-il avec calme, « mais comme, après tout, il fait plus de bruit que de besogne, je ne vois pas la nécessité de lui clore le bec. S’il va trop loin, nous verrons ! » Moi, je le suppliais de se montrer toujours bon et généreux pour mon cher Jacques. — « Il est comme ça, voyez-vous, » disais-je, « mais il ne ferait pas de mal à une fourmi ! Jamais il ne m’a touchée, même du bout du doigt, et, cependant, je suis si habituée aux coups que je me serais bien laissé battre s’il avait voulu ! Personne, au contraire, ne m’a tant soignée et dorlotée ; quand je suis malade, il me veille comme si mon existence était vraiment une chose précieuse ! »

« Ce qui est arrivé est tellement inouï que je ne puis y croire encore, que je me demande à tout moment si je n’ai point fait un mauvais rêve…

» Comme tous les soirs, nous étions allés à la ferme, et, comme il nous arrivait souvent aussi, nous y avions accepté à dîner. M. Guillaumet n’était pas seul : deux cultivateurs des environs avaient également profité de son hospitalité, à cause de l’ouragan qui faisait rage et jetait des arbres entiers au travers des routes. Le dîner, très gai, dura longtemps, et plusieurs bouteilles de vieux vin furent vidées en notre honneur.

» La politique avait presque uniquement fait les frais de la conversation, car vous devez savoir, cher maître, que les paysans ne s’occupent pas d’autre chose, en dehors de leurs semailles et de leurs récoltes. Dans notre bourg, les quelques heures dérobées au travail sont employées à lire et à discuter les journaux du département. L’anarchie avait été, chez notre hôte, attaquée et bafouée avec une grande violence. Ces braves gens, dont l’existence s’était écoulée à engraisser et à conserver des terres, ne tenaient pas à partager avec les frères inconnus que le diable leur envoyait. Ils disaient leur mépris pour ces voleurs et ces assassins qui ne montrent leur courage que dans le pillage et le meurtre. Les injures, les menaces, les gros mots grondaient dans la salle, et je me faisais toute petite, honteuse d’être là.

» Jacques écoutait, pâle et les yeux baissés ; il demeurait immobile, sans toucher aux aliments qu’on lui servait. Pourtant, je fus effrayée de lui voir vider son verre coup sur coup, comme s’il eût voulu s’étourdir. Ses mains tremblaient, son front se creusait d’une ride profonde. Je le contemplais anxieusement dans l’espoir qu’il comprendrait ma prière muette et conserverait jusqu’au bout tout son sang-froid. Hélas ! je m’aperçus bientôt qu’il ne me voyait même pas ! Sa pensée devait soulever tout un monde de fureur, tant elle était violemment concentrée en dedans, tant elle bouleversait l’expression habituellement rêveuse de son visage !

» Je voulus partir, et me levai en prétextant un grand mal de tête. Jacques aussi se leva machinalement, et je pus croire, durant une seconde, que tout péril était passé. Oh ! Monsieur, pour quoi maître Guillaumet s’est-il alors opposé à notre départ ? Pourquoi a-t-il, pour ainsi dire, provoqué Jacques en lui faisant honte de sa patience ?…

» — Comment, voisin, on attaque votre parti, vos amis, et vous fuyez, sans les défendre ? Je vous aurais cru plus acharné à la lutte !

» Les deux paysans se mirent à rire bruyamment, en remplissant jusqu’aux bords le verre de Jacques.

» — Il n’a pas assez bu, dit l’un, faut émoustiller sa faconde, pour qu’il lâche son venin !

» — C’est égal, ajouta l’autre, s’ils sont tous aussi farauds que celui-ci, la société a encore de beaux jours devant elle !

» Jacques empoigna son verre et le vida d’un trait.

» — Prenez garde, dit-il ; ne me poussez pas à bout, je vois rouge quand j’ai bu, je suis de la race de ceux qui tuent…

» Les fermiers haussèrent les épaules. Ils étaient tellement ivres qu’ils ne se rendaient pas compte de l’état d’exaspération où se trouvait mon amant. Guillaumet, lui-même, ne semblait plus maître de lui, et la violence naturelle de son caractère reprenait le dessus.

» Je ne vous répéterai pas, Monsieur, toutes les paroles qui furent échangées ; elles jaillissaient des bouches comme une mitraille, et chacune portait.

» Jacques avait glissé ses mains sous la table, mais j’étais tellement affolée que je n’observais plus ses mouvements. Immobile, comme ramassé sur lui-même, il ne répondait presque plus aux injures de ses compagnons. Ses yeux seulement restaient opiniâtrement fixés sur son voisin de gauche dont l’ironie grossière l’avait plus cruellement atteint.

» Tout à coup, avec une rapidité incroyable, je vis son bras se détendre comme un ressort, et une flamme traverser l’air. L’homme poussa un hurlement de douleur et se renversa sur sa chaise. Quelques tremblements convulsèrent son corps, un flot de sang lui sortit par les lèvres, et sa tête retomba en arrière.

» Je vis encore, comme dans un nuage, Jacques ouvrir la porte et disparaître, tandis que les deux fermiers s’empressaient auprès de leur camarade ; puis, les choses s’effondrèrent autour de moi, je perdis connaissance.

» Il paraît que je ne revins à la vie qu’au bout de trois heures. Tout paraissait calme ; mais une jeune bonne qui me soignait me dit, en se signant, qu’il y avait un mort en bas et que tous les domestiques de la ferme étaient à la poursuite du meurtrier. La mémoire alors me revint, et à l’idée que mon amant allait être arrêté, je sautai à bas du lit pour le revoir encore. Hélas ! j’étais si faible que je pus à peine faire quelques pas ; une nouvelle syncope me rejeta sur le carreau…

» Pardonnez-moi, Monsieur, je vous parle de moi, alors que je voudrais vous attendrir sur le sort de mon pauvre ami qu’on va prendre et enfermer comme un assassin !

» Je vous jure sur mon salut éternel qu’on l’a tourmenté, provoqué, poussé à bout ! Je vous jure qu’il était affolé par le vin et par les insultes de ces trois hommes qui semblaient s’être ligués contre lui. Il a frappé dans un moment de délire, au hasard, comme dans un rêve…

» J’apprends à l’instant qu’on l’a inutilement cherché dans tout le pays, personne ne l’a vu. Par cette tempête, ce n’est d’ailleurs, pas étonnant. Peut-être a-t-il marché toute la nuit et gagné Paris, où des camarades l’ont caché. Je vous en supplie à deux genoux, Monsieur, ne le condamnez pas ! Soyez-lui miséricordieux comme vous l’avez toujours été ! C’est un égaré, un malheureux garçon que les injustices humaines ont poussé à la vengeance ! Cependant, il était devenu très calme, dans ces derniers temps ; il voulait se montrer digne de votre confiance, il travaillait à vous satisfaire autant qu’il était en son pouvoir.

» Si vous le rencontrez, ne le dénoncez pas ! Peut-être échappera-t-il à la justice avec notre aide.

» Entendons-nous pour le protéger, et, au besoin, pour lui assurer une retraite certaine… On ne vous soupçonnera jamais, Monsieur, ayez pitié ! Accomplissez, jusqu’au bout, votre œuvre de salut, et je vous bénirai comme mon Dieu ! »


VII


La lettre de Claudie me tomba des mains. Je demeurai consterné… Ainsi donc, tous mes efforts avaient été inutiles, toutes mes sollicitudes pour ce misérable n’avaient pu dompter la bête mauvaise qui était en lui, et qui se redressait prête à mordre, au moindre heurt ! Il est des natures fatalement perverses que rien ne peut ramener au bien, pensais-je, et le mieux est de les réduire de telle sorte qu’elles ne puissent plus faire le mal autour d’elles. J’étais fermement résolu à aider la justice et à livrer Jacques, s’il retombait entre mes mains. L’indignation que m’inspirait sa conduite s’ajoutait pour moi au mécontentement que l’on ressent parfois lorsqu’on a été dupe d’un sentiment de naïve philanthropie, et j’aurais éprouvé un réel plaisir à le dénoncer. Puis, la réflexion aidant, je me dis, qu’après tout, il n’était pas si coupable, et que dans une circonstance analogue, bien d’autres, moins impressionnables, eussent perdu la raison. Guillaumet avait eu tort de laisser les discussions s’envenimer et de pousser ses convives à l’ivresse. Pour un homme aussi sage, cette conduite était tout au moins singulière ; il devait, en grande partie, prendre la responsabilité de ce qui était arrivé.

Et cette pauvre Claudie ?… La condamnation de son amant serait probablement aussi la sienne. Suspendue sur la tombe depuis longtemps déjà, et retenue providentiellement par le lien de sa tendresse, elle roulerait au fond si ce lien venait à être tranché. Aurai-je donc la cruauté, pour punir un crime excusable, de frapper cette faible et tendre victime ?… Dès ce moment, mon parti fut arrêté, je pris la ferme résolution de me taire, quoi qu’il pût arriver.

Claudie, comme si elle n’eût attendu que ce revirement, vint se jeter à mes pieds. J’eus peine à la reconnaître tant elle était pâle et ravagée. Immobile et muette, elle attendit sa condamnation ; puis, lorsqu’elle sut que j’avais pardonné, un torrent de larmes jaillit de ses paupières. Je pris doucement son mouchoir pour les essuyer, et je vis avec tristesse qu’il était plein de sang.

— Ma pauvre Claudie !

— Ce n’est pas moi qu’il faut plaindre, c’est lui. Où est-il ? Que fait-il en ce moment ?… Comme il doit être malheureux !… Pourra-t-il, seulement, trouver un peu de pain pour vivre ?… Il n’avait rien quand il est parti, même pas de quoi abriter son corps contre le froid. Pourquoi ces paysans l’ont-ils insulté ? Je les hais et les maudis de toute la force de mon être !… Voyons, on n’accable pas un malheureux quand on est trois contre lui, et qu’on le juge incapable de se défendre !… Il s’est détendu tout de même, il a eu raison !

— Claudie ! que dites-vous ? Le chagrin vous rend folle ! Vous oubliez que ces hommes étaient plus ivres encore que votre amant, et qu’ils ne savaient ce qu’ils faisaient. D’ailleurs, on ne doit jamais verser le sang, et tout ce que vous alléguerez pour la défense de Jacques n’empêchera pas qu’il ne soit un assassin !

Je regrettai aussitôt mes sévères paroles, car la pauvre fille n’était plus en état de juger le juste et l’injuste. Ce qu’elle savait, c’est qu’on lui avait tailladé le cœur, et que ce cœur pantelant saignait par toutes ses plaies. Ce qu’elle savait, c’est que l’unique amour de sa vie lui était ravi par la faute d’êtres grossiers et cruels, que jamais plus il ne refleurirait si son homme était perdu, et que l’agonie de son être serait doublée de l’agonie de son âme. Sur sa route elle n’avait trouvé que ce compagnon pitoyable et tendre, lui seul lui avait ouvert les bras sans arrière-pensée, lui seul l’avait traitée comme une femme et non comme une machine à plaisir ! Lamentable machine dont tous les ressorts étaient brisés, dont il ne restait qu’un frêle squelette !

Je voulus la consoler, et l’ayant fait asseoir auprès de moi, sur un divan, je pris ses petites mains moites de fièvre.

— Voyons, dis-je, ne pensez plus à cet ingrat. Vous lui avez largement payé le peu d’amour qu’il vous a donné. Où aurait-il trouvé une amie aussi douce, aussi courageuse, aussi aimante que vous ?… Il n’inspirait guère de confiance, et il a fallu votre aveuglement touchant pour le revêtir de toutes les qualités qui lui manquaient. À vrai dire, c’est un être étrange, inexplicable aux autres comme à soi-même. Explique-t-on les fous ?… Une étude psychologique de plusieurs volumes ne parviendrait pas à nous donner une idée exacte de son caractère, parfois si différent le lendemain de ce qu’il était la veille. En cherchant bien, on trouverait la haine au fond de tous ses actes : la haine et le mépris de ceux qui ne le comprennent pas et qu’il ne comprend pas davantage ; un continuel besoin d’agir paralysé par une timidité et une invincible torpeur ; enfin un immense orgueil et un immense égoïsme. Je suis fermement convaincu que cet homme deviendrait des plus dangereux, si, poussé par un parti et encouragé par un auditoire enthousiaste, il pouvait librement répandre le fiel de sa parole. Il est le mauvais esprit qui pousse les foules au meurtre et les arme contre tout ce qui met obstacle à leur cupidité, contre tout ce qui est puissant ; et, cela, non par conviction de doctrine, mais par colère contre une société qui dédaigne les humbles et les faibles. Ces natures-là font les bourreaux ou les martyrs, suivant l’occasion ; mais il faut les empêcher de corrompre les masses, car leur influence est toujours funeste… Jacques s’est laissé aimer par vous, sans vous donner rien en échange. Son âme plane bien au-dessus, ou, plutôt, bien au-dessous de vous. Je vous trouve sa seule excuse ici-bas, et si je n’avais pensé à votre douleur, je l’aurais cherché et dénoncé dès le premier moment.

— Merci, Monsieur, je vais tâcher de vivre pour qu’il vive, puisque votre pitié est à ce prix. Que m’importe qu’il m’aime ou ne m’aime pas ? Je l’aime assez pour deux. Gardez-le moi, c’est mon seul désir en ce monde.

Je louai une petite chambre à la malheureuse, et j’installai une garde à son chevet, car elle s’alita presque aussitôt. Je savais qu’elle était condamnée sans retour, et je tâchai d’adoucir sa lente agonie.


VIII


Un vent de carnage soufflait partout, et, comme si l’influence de Jacques se fût réellement fait sentir, les anarchistes semblaient vouloir se lever en masse pour terroriser les villes.

Il n’était question que d’explosions — heureusement peu meurtrières — et les maisons se vidaient de plus en plus. Dans les journaux officiels on s’efforçait de dissimuler les inquiétudes de l’opinion, en affirmant qu’elles étaient factices et qu’elles avaient pour but unique de discréditer le gouvernement. Quoi qu’il en fût, toutes les conversations roulaient sur la dynamite et sur l’arrestation des prétendus coupables. Parmi les lettres de menaces qui pleuvaient chez les bourgeois, beaucoup étaient l’œuvre de mauvais plaisants, et de tous les engins trouvés dans les cours peu de matières explosibles avaient été extraites.

Mais, à côté de l’ironie française qui ne perd jamais ses droits, se dressait le spectre rouge de la terreur, visible, de quelque côté que l’on dirigeât le regard. Il était là, sinistre, colossal, et sa main semblait s’étendre sur le monde…

Les esprits malveillants accusaient la police de ne pas faire consciencieusement son devoir. On la jugeait timorée dans la recherche des coupables, indécise et mal dirigée. On s’étonnait de ne pouvoir trouver un remède aux souffrances du peuple qui demandaient à être comprises et guéries après des siècles de résignation. Les plus courageux se sentaient glisser à l’abîme, tout en tâchant de se donner l’illusion d’une folie momentanée soufflant sur le monde comme un vent d’orage. Pour moi, j’étais assez rassuré, sachant que l’heure n’était pas venue, que bien des années passeraient encore avant le renversement des puissances humaines.

L’anarchie n’est pas suffisamment organisée et ses partisans ne sont pas assez nombreux pour lutter avec avantage contre une société admirablement défendue, quoi qu’on en dise ! Si la loi est inique et menteuse, si les magistrats sont les courtisans des forts, si le travail et la probité sont rarement récompensés, il ne s’est pas encore trouvé un parti assez habile et assez impeccable pour s’imposer aux masses. Au lieu de régler leurs pensées, leurs vœux, leurs entreprises et leurs actions d’après un sens éclairé de la justice, ces soi-disant rénovateurs n’ont fait, jusqu’à présent, qu’ensanglanter les villes et troubler les esprits…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps passait ; malgré mes recherches, je restais sans nouvelles de Jacques André. J’aurais voulu le ramener à Claudie qui, chaque jour, s’affaiblissait davantage et m’interrogeait avec une inquiète avidité :

— Est-ce aujourd’hui qu’on me rendra mon Jacques ?

Au fond, je conservais bien peu d’espoir de retrouver le fugitif, son caractère violent ayant dû le porter à quelque extrémité. Je n’étais pas éloigné de le croire mêlé aux groupes des révoltés, mais la nouvelle de son suicide ne m’eût pas étonné davantage. Comment confier mes craintes à la malheureuse qui n’existait plus que dans l’espoir du retour de son ami, et qui, comme tous les malades, bâtissait mille rêves merveilleux sur des toiles d’araignées ?

La petite chambre que je lui avais louée était au midi, sur une cour pleine de fleurs. Le soleil y entrait librement et caressait les murs de ses premiers rayons. Dans l’étroit lit, la boiteuse, soutenue par deux oreillers, souriait à ma vue comme à une apparition divine. Après avoir religieusement écouté les nouvelles consolantes que j’inventais pour maintenir sa foi, elle prenait à son tour la parole, et sous la singulière excitation cérébrale qui précède souvent la mort des phtisiques, elle discourait pendant des heures, d’une voix plus insaisissable que le froissement d’ailes d’une libellule. Puis de terribles périodes de délire suivaient, et, au milieu de sa face de cire encadrée de mèches décolorées, ses yeux élargis démesurément interrogeaient le vide.

— Cher bienfaiteur, me dit-elle un soir, je suis certaine que vous n’êtes pas retourné à notre ancienne maison du boulevard Saint-Germain ? Peut-être Jacques y est-il revenu. Je ne sais pour quoi cette idée s’est ancrée dans ma cervelle ! Voulez-vous faire encore cela pour moi et prendre des renseignements ?…

— J’irai dès demain, Claudie, bien qu’il n’y ait rien à attendre de bon du père Chafoin. Vous n’aviez pas de pire ennemi, jadis, et je ne crois pas qu’il cherche jamais à vous obliger.

— Qu’importe, s’il a quelque nouvelle, bonne ou mauvaise, à vous donner ?… Je voudrais tant savoir !

— Dès demain, vous serez obéie. En attendant, dormez sans inquiétude, comme une belle petite sainte dans votre lit blanc.

— Oui, dit-elle avec un sourire, une ombre de sainte qui ne trouve plus son paradis !


IX


Le père Chafoin prenait un verre de fine à la fenêtre de sa loge, tandis que les vapeurs d’un café odorant voltigeaient encore dans les espaces lumineux de la cour.

— Ah ! ah ! fit-il, en se frottant les mains, vous venez me féliciter pour l’action d’éclat que j’ai accomplie ce matin ? La grande nouvelle a dû, déjà, se répandre par le monde, et les journaux, ce soir, n’auront pas assez d’encens pour célébrer ma bravoure.

— Hélas ! non, je ne sais rien encore. La seule sympathie que vous m’inspirez, père Chafoin, a motivé ma visite. J’étais inquiet de votre santé, et je venais, à tout hasard, puiser des nouvelles à la source même.

— Fameuses, les nouvelles !… Je savais bien que mon flair ne me trompait jamais ! Les bourgeois pourront à l’avenir reposer en paix. Leur implacable ennemi est sous les verrous. Plus de troubles, plus de complots, plus d’explosions ! Il y a longtemps, Monsieur, que je n’ai pas bu ma fine avec une aussi noble fierté !

— Vous avez donc accompli un prodige, père Chafoin ?…

— Je m’en vante ! tous les pipelets des environs vont en crever de rage !

— Parlez vite, je vous écoute avec recueillement.

— Oh ! vous pouvez me tendre la main comme à un sauveur de l’humanité !… Je crois, sans orgueil, que j’ai bien mérité de mes concitoyens.

— Enfin, de quoi s’agit-il ?

— Voilà. Faut vous dire, d’abord, que, depuis les méfaits des anarchistes, j’étais toujours sur mes gardes et que personne n’entrait dans la maison sans avoir passé sous mon œil soupçonneux. Je vous réponds que les petites bonnes qui faisaient passer des galants en cachette ont toutes obtenu leur congé. Plus de soi-disant philanthropes, plus de canailles, plus de vermine dans l’immeuble, tout est net du haut en bas !

Je ne relevai pas ce que cette déclaration pouvait avoir d’offensant pour mes anciennes accointances. Le concierge, n’ayant plus de pourboire à attendre de ma munificence, ne craignait pas d’exprimer toute son opinion. Je ne pouvais lui en vouloir de cette attitude, et je baissai humblement les yeux.

— Donc, Monsieur, reprit-il en se rengorgeant, comme j’avais aussi fait donner congé au magistrat du troisième qui… avait trop d’enfants, le plus grand calme ne cessait de régner ici.

» Quelle ne fut pas ma surprise en voyant, ce matin, dans ma cour, un homme sordide, à longs cheveux et à barbe malpropre qui me faisait signe d’approcher ! J’empoignai mon balai et je sortis bravement de ma loge. C’était Jacques André, le bandit, le gueux, l’anarchiste, l’assassin !

— Jacques André !

— Lui-même. Je pris naturellement mon air le plus aimable pour lui demander ce qu’il désirait. Il voulait la clef de sa chambre pour retirer des livres oubliés dans un placard… Un autre, à ma place, eut tremblé ; moi, je ne bronchai pas. Et, dès que mon homme eut disparu dans l’escalier de service, j’appelai les agents… Il a été pris comme un lièvre au gîte, Monsieur ! Ce que je me suis fait une pinte de bon sang !

Cette foudroyante révélation me consterna. Ainsi donc, c’était ce vieil imbécile qui avait livré Jacques ! Mais, s’il était innocent, comme le croyait Claudie, on ne tarderait pas à le relâcher.

Sans dire un mot au sauveur de l’humanité, qui me regardait d’un air goguenard, je courus aux informations. En effet, Jacques avait été arrêté, et, comme sa réputation d’anarchiste était bien établie dans les environs, on n’avait pas hésité à l’accuser de tous les crimes commis depuis deux mois.

Les journaux du soir donnaient les détails les plus fantaisistes sur ce grand événement ; à les en croire, on avait trouvé dans l’ancienne mansarde du malheureux toutes sortes de pièces à conviction : des cornues, des creusets, des tubes en s et en u, des bombes, des cartouches, des mixtures bizarres, des fausses barbes et des perruques variées. En réalité, cette mansarde n’avait jamais contenu que quelques pamphlets anarchiques et quelques bouquins plus scientifiques que dangereux.

Jacques, lors de son départ pour la Cerisaie, avait volontairement oublié ces ouvrages que j’avais vus avec peine entre ses mains ; car il entrait dans mon plan de supprimer, surtout, les affaiblissantes lectures auxquelles il se livrait avec excès.

On le trouva éloquent, intelligent, instruit, et on le jugea plus coupable que tous les coquins arrêtés précédemment. N’avait-il pas assassiné sans raison, sans haine, dans un moment d’emportement inexplicable ? Or, un homme qui assassine ainsi, sans avoir pour excuse le vol ou la vengeance, est capable de tout !… C’est un pervers, un dilettante du crime, un monstre insaisissable.

Ces allégations de haute fantaisie ne me surprirent pas, le peuple le plus spirituel de la terre se laissant facilement aller aux écarts de son imagination ; mais ce qui me parut invraisemblable, c’est que Jacques se reconnût coupable de tous les attentats commis et en prît hautement la responsabilité. — Son seul regret, disait-il, était de n’avoir pas réussi plus complètement dans son œuvre de destruction !

« C’est là, ajoutait le compte-rendu, que se fait sentir la forfanterie vaniteuse du criminel de profession qui aspire à jouer un rôle. Passant de son premier mutisme aux déclarations tapageuses, il essaie de se poser en révolté fanatique ; mais la froide cruauté de son caractère, les instruments de malfaiteur vulgaire trouvés en sa possession, ne lui permettent pas de soutenir le personnage qu’il a imaginé pour faire illusion, soit au public, soit à ses juges. »

Les jours suivants, Jacques se montra plus réservé. Il parla peu avec ses gardiens qui, d’ailleurs, avaient reçu l’ordre de ne plus l’entretenir de ses tristes exploits. Il fut soumis à des interrogatoires et à des confrontations. Le juge d’instruction tenta, de nouveau, de lui arracher le secret de l’endroit où avaient été cachés les engins destinés aux prochaines explosions ; mais ses réponses restèrent évasives. Pour la deuxième fois il fut confronté avec M. A… et M. B…, qui affirmèrent avoir vu le dynamiteur s’enfuir après son attentat. Ces messieurs le reconnurent positivement !

Ainsi, le doute n’était plus possible. C’était bien Jacques André qui avait ensanglanté Paris dans ces derniers temps ! Je m’accusais d’aveuglement et d’imprudence. Comment, ne connaissant ni les antécédents, ni les projets réels de cet homme, avais-je pu lui donner asile et le traiter, pour ainsi dire, en ami ?… Ma colère égalait mon indignation.

Claudie, au contraire, restait inébranlable dans sa confiance : son homme n’était pas coupable, il y avait un malentendu ! Bientôt tout serait éclairci. la justice reconnaîtrait son erreur…

— Mais, ma pauvre fille, disais-je avec découragement, votre amant a avoué. Il a été confronté avec des passants qui l’ont vu se diriger vers la maison dynamitée avec une boîte en fer-blanc munie d’une mèche !…

— C’est impossible, Monsieur, s’il avait été vu, comme on le dit, il n’aurait pu mettre son projet à exécution. Est-ce que, par ce temps de folie les paniques, on laisse circuler les gens avec des boîtes en fer-blanc munies de mèches ?… Vos passants ont trop d’imagination, et le besoin de se faire remarquer leur inspire ces ineptes dénonciations.

— Peut-être avez-vous raison, Claudie, mais ces aveux ?

— Ces aveux lui ont été dictés par le désespoir, le dégoût de la vie, ou, plutôt, par ses idées de sacrifice, ses visions de rénovateur du monde ! Il voit avec bonheur que l’anarchie a commencé son œuvre, et il veut l’aider dans la mesure de ses moyens, en prenant sur lui les responsabilités. Pendant ce temps, croit-il, ses frères agiront, et, tandis que les haines se porteront sur lui, ils poursuivront en paix leur œuvre de destruction. Oh ! je suis bien sûre de ce que je dis, Monsieur ! je le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même, je sais qu’il est capable de tous les héroïsmes pour la réalisation de son rêve ; mais je sais aussi qu’il ne saurait commettre les ignominies qu’on lui reproche.

— Puissiez-vous ne pas vous tromper, mon enfant ! Moi je ne vois plus clair… tous ces étranges événements m’ont anéanti !

La boiteuse se fit câline.

— Voulez-vous être bon encore, bon comme le bon Dieu ?…

— Oui, si c’est possible.

— Eh bien ! allez voir Jacques, interrogez-le ; je crois qu’il se confessera à vous, surtout si vous lui dites que c’est moi qui l’en supplie. Il ne doit pas savoir ce que je suis devenue, et peut-être cette inquiétude accroît-elle encore ses tourments. Promettez-moi de tenter cette dernière démarche !… Je serai si heureuse de vous devoir la réhabilitation de mon pauvre ami !

— Il me sera sans doute difficile d’arriver jusqu’à lui.

— Oh ! je vous en prie, cher bienfaiteur, ne nous abandonnez pas !… Dites… dites que vous voulez bien !…

Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Je promis tout ce qu’elle voulut, et je partis pour cacher l’émotion qui me gagnait.


X


Ce n’est pas sans peine que j’obtins l’autorisation que je sollicitais. Après plusieurs entrevues avec le défenseur de l’accusé, j’allai trouver le procureur général, qui me délivra enfin le permis de communiquer.

À la Conciergerie, je me fis conduire auprès de Jacques André. Il avait à peine changé ; seuls, ses longs cheveux et sa barbe embroussaillée le vieillissaient quelque peu.

— Merci d’être venu, Monsieur, dit-il, de sa voix brève, saccadée, en me tendant la main. Puis, supposant probablement qu’il me répugnerait de toucher cette main d’assassin, il la laissa retomber, après un geste vague d’excuse.

— C’est Claudie qui m’envoie : elle est bien bas, la malheureuse ! si elle vit même encore, c’est qu’elle est persuadée de votre innocence, et qu’elle espère que vous reviendrez sur vos déclarations. Votre condamnation ferait deux victimes !… Pourquoi donc avez-vous pris sur vous ces crimes que vous ne pouvez avoir commis ?…

— Vous vous trompez. J’ai commis tous les crimes dont je suis accusé. Je ne regrette que ma maladresse, car j’ai atteint les innocents et n’ai pas toujours puni les coupables. Si j’étais libre de recommencer, je prendrais mieux mes mesures. Les compagnons seraient contents de moi !

— Les compagnons… quels compagnons ? Vous ne connaissiez personne, jadis ! Ce n’est pas en aussi peu de temps que vous avez pu organiser une bande et la discipliner. Vous n’aviez rien de ce qu’il fallait pour fabriquer vos engins explosibles ; avec quel argent vous seriez-vous procuré les matières nécessaires ?…

— Lorsque, dans le parti anarchiste, on a su mes intentions, l’argent m’est arrivé de tous côtés, car les révoltés sont légion, et j’en connais que nul ne soupçonne !… On sera bien étonné, un jour, de voir la société et ses lois tomber à l’abîme d’un seul coup, parce que le terrain lentement, mais sûrement, aura été creusé sous ses pas et sera devenu tellement mince qu’un simple choc l’aura détruit.

— Voyons, Jacques, revenez à vous ; ce n’est pas possible ! Vous n’avez pas combiné froidement ces odieux forfaits ? Je ne veux pas arrêter ma pensée sur cette idée pénible, je ne veux voir en vous qu’un égaré et non un bandit. Vous êtes brave, généreux… Comment auriez-vous montré tant de lâche fureur et de basse préméditation ?

» Défendez-vous, je vous en prie, un seul mot peut vous réhabiliter. Dites moi que tout cela n’est que mensonge !

— Non, Monsieur. J’ai d’abord assassiné un brave homme qui ne me voulait aucun mal ; sans raison, pour le plaisir ! Puis, j’ai fabriqué moi-même les bombes qui devaient faire sauter quelques-unes des maisons habitées par nos ennemis. Arrivé à destination, j’ai procédé avec tant d’adresse que l’attention des concierges n’a pas été éveillée, et, quand les mèches ont été allumées, j’ai gagné la rue, paisiblement, sans remords…

» Ces explosions, vous vous en souvenez, furent terribles et les ravages tels que nous les désirions. Malheureusement, je le répète, ceux que nous visions ne furent pas atteints. C’est à recommencer ; mais l’expérience favorise le succès, et j’espère bien que les résultats de nos prochaines tentatives satisferont entièrement notre vengeance. La fabrication de la nitroglycérine n’est un secret pour aucun de nous ; nous avons des cartouches de dynamite en grande quantité, et nous savons comment renouveler sans cesse nos provisions. Dans peu de temps nous deviendrons invulnérables !

Jacques se mit à rire d’un rire strident et douloureux qui me glaça.

— Je vous fais horreur, n’est-ce pas ? Je suis un être abject, et vous devez bien regretter de m’avoir tendu la main au moment où, las de l’existence, j’allais prendre la route souterraine de l’inconnu ?

» Il ne suffit pas d’isoler les reptiles, Monsieur, il faut les écraser, si l’on veut être à l’abri de leur venin ! »

— Jacques ! dis-je une dernière fois, en posant mon regard sur le sien avec une fixité menaçante, il est possible que vous soyez coupable et qu’une passagère exaltation vous ait poussé au crime, mais je constate surtout avec horreur que tout bon sentiment est mort en vous, et que le souvenir même de la pauvre créature qui agonise en ce moment ne vous a pas arraché un soupir de regret ! Mes bienfaits ne sont rien, je n’ai jamais rien attendu de votre reconnaissance ! Seulement, l’homme le plus vil a au fond du cœur un peu de tendresse pour les êtres qui ont vécu à ses côtés et ont partagé sa misère. Vous ne savez même pas ce que c’est que la pitié et votre cruauté égale votre infamie !… Oh ! misérable ! misérable !

Je crus un moment qu’il allait bondir sur moi ; mais il haussa les épaules et une grande expression de tristesse se répandit sur ses traits.

— Tenez, Monsieur, dit-il doucement, ne parlons plus de ces choses… Vous ne savez pas tout, et ne pouvez comprendre… J’aime Claudie… dites-le lui, et soyez persuadé que ma dernière pensée sera pour elle… et pour vous. Adieu ! Je me suis juré de ne pas faiblir, et, quoi qu’il m’en coûte, je tiendrai mon serment.

Je sortis de la prison en proie à une agitation extrême : le trottoir dansait sous mes pas, des bourdonnements m’emplissaient les oreilles, il me semblait que j’avais fait un rêve horrible et que je n’étais pas encore bien éveillé. Je fus longtemps à me remettre de ma pénible émotion, et, dans la crainte de me trahir, je m’abstins d’aller chez Claudie ce jour-là.

Elle apprit par une lettre laborieusement écrite que « son ami se portait bien et qu’il attendait impatiemment l’heure de la liberté. » Je la rassurai sur les intentions de la justice et lui expliquai par quels concours de circonstances Jacques avait été cru coupable, alors qu’au contraire, il n’avait pris aucune part aux derniers événements. Je mentais fort mal, mes raisonnements ne tenaient pas debout et ma lettre était incohérente, mais il n’était pas besoin de se mettre tant en frais d’imagination pour un amour qui ne demandait qu’à se laisser convaincre, et qui poussait, même au seuil de la tombe, ses fleurs glorieuses vers le ciel.

Jaques André allait comparaître devant le jury de la Seine. Ce procès sensationnel s’annonçait comme un gros événement et, dans les classes élevées, il n’était question que de « l’infâme dynamiteur. » On ne pourrait, certes, manquer de le condamner, et ce serait un beau spectacle que de voir monter à la guillotine ce sinistre apôtre de l’anarchie !

Quelques âmes timorées tremblaient à l’idée des représailles, mais l’avis du plus grand nombre était qu’il fallait faire un exemple, se montrer sans pitié, abattre l’arbre dans sa racine : les rameaux, alors, tomberaient d’eux-mêmes, privés de sève et de force.

Jacques, après ma visite, était redevenu très expansif avec ses gardiens qu’il entretenait de mille choses auxquelles ces malheureux ne comprenaient rien : ses aspirations, sa foi dans une entente prochaine et universelle, ses visions de félicité et de bien-être pour tous les hommes faisaient les frais de ces longues tirades qui le laissaient ensuite inconscient et anéanti pendant des heures.

À Paris, les discussions de partis continuaient, sans qu’il fût beaucoup question des misères à soulager, premières causes, cependant, de tous les troubles. Quelques journaux de la réaction trouvaient que la dynamite procède en droite ligne des institutions et des principes républicains. Il ne se passait pas de jour sans que des dépêches inquiétantes ne fussent envoyées de l’étranger. Des bombes et des cartouches éclataient ici ou là : en Espagne, en Italie, en Belgique, semant la terreur dans les cités. À Paris, on n’en continuait pas moins à charger Jacques André de tous les forfaits anarchiques, et la police se reposait.

« En France, continuaient les feuilles réactionnaires, les phénomènes d’anarchie viennent de ce que l’anarchie elle-même est au pouvoir, de ce que les hommes qui gouvernent n’ont pas la conscience et le sens moral comme régulateurs de leurs actes. »

Engagées sur ce terrain, les discussions s’envenimaient. Mais le cri de la misère humaine ne s’entendait plus, chacun avait repris ses égoïstes occupations.

Je continuais mon pieux mensonge auprès de la malade, pensant bien qu’elle n’irait pas jusqu’à la condamnation de son amant, et qu’il valait mieux laisser dans son âme un peu de soleil pour le grand voyage ! Chaque jour je m’asseyais à son chevet avec une provision de bonnes nouvelles et de sourires.

— Est-ce demain que mon Jacques sera libre ? me demandait-elle anxieusement, et je répondais :

— Oui, sans doute, cela ne peut tarder. Quand son innocence sera bien établie, on nous le rendra.

— C’est que je suis si faible ! Je n’aurai peut-être plus la force de me faire belle pour le recevoir… Comme il va me trouver enlaidie !


XI


Un soir, comme je m’habillais, mon domestique fit irruption dans ma chambre.

— Il y a là quelqu’un qui voudrait parler à Monsieur.

— Qui donc ?

— Je ne sais pas. Un des fermiers de Monsieur, peut-être. Une carriole couverte de poussière stationne devant la porte.

Assez ennuyé de cette visite tardive, je me rendis dans mon antichambre pour congédier l’importun.

Mais, je reculai avec surprise.

— C’est vous, maître Guillaumet ! Par quel hasard ?

— Je serais venu plus tôt, mais toutes ces émotions m’avaient porté un coup. Ce n’est que petit à petit que j’ai pu me ressaisir et prendre un parti.

— Croyez que je suis absolument désolé de ce qui est arrivé ! m’écriai-je, en pensant à l’assassinat commis dans la demeure du fermier et au discrédit qu’il avait dû jeter sur lui.

À mon grand étonnement, Guillaumet m’arrêta au milieu de mes protestations.

— Tous les torts sont de mon côté, et je ne sais si, à la place de Jacques, je n’en aurais pas fait autant. Maître Vuillefroy — que Dieu ait son âme ! — l’insultait depuis une heure et, sottement, pris par la boisson, je riais de ses grossières plaisanteries qui ne prouvaient rien et tombaient comme grêle sur votre protégé.

— Comment, monsieur Guillaumet, vous le défendez ?

— Certes ; ce garçon n’est pas un meurtrier, ce n’est qu’un fou ! un fou ! un fou !…

— Pourtant, ces attentats ?…

— C’est pour vous en parler que je suis venu : Jacques ne les a pas commis…

— C’est impossible… il a avoué !

— Qu’importe ! Je jure qu’il est innocent !

— Mais, cependant, il s’est chargé de toutes les abominations commises dans ces derniers temps. Il m’a fort clairement donné des détails sur la façon dont il avait lui-même placé les bombes dans les maisons condamnées. Il a été reconnu par plusieurs témoins…

— Ces témoins ont été égarés par la frayeur. Un seul mot suffira, d’ailleurs, pour vous convaincre : Jacques ne peut pas avoir commis les crimes dont on l’accuse, puisque, jusqu’au jour de son arrestation, il est demeuré enfermé, chez moi, dans un grenier à foin !

Je regardai le cultivateur avec stupéfaction, ne comprenant pas.

— Oui, ajouta-t-il tranquillement, je lui ai donné asile après l’accident arrivé chez moi.

— L’accident !… Vous en parlez bien légèrement !

— Nous étions soûls, vous dis-je ! soûls à ne pas distinguer le soleil de la lune !… Or, le meurtrier, puisque meurtrier il y a, n’alla pas bien loin. J’étais à peine sur le chemin que je le vis revenir.

— Me voici, dit-il, livrez-moi, ou faites justice vous-même !… Je suis un misérable !

Mais j’avais autant de remords que lui, et, après bien des paroles, je réussis à l’enfermer dans un de mes greniers, espérant ainsi le soustraire à la justice. C’est durant le temps qu’il passa dans cette cachette qu’eurent lieu toutes les explosions dont on l’accuse. Il trompa ma surveillance et s’échappa, il est vrai, mais je ne pense pas qu’il ait pu faire grand mal, puisqu’il fut arrêté le jour même, sur la dénonciation de votre ancien concierge.

Je considérai maître Guillaumet avec étonnement.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites ?…

— Aussi sûr que de mon existence !…

— Mais, alors… alors, il faut prévenir la justice !

— Oui, courons !

Hélas ! il était trop tard. Jacques s’était ouvert les veines dans sa couchette avec un vieux clou qu’on retrouva à côté de lui. Ses couvertures étaient trempées de sang, et c’est aux gouttes qui en tombaient, de moment en moment, qu’on s’aperçut de son suicide.

Une lettre était sous son chevet. Elle portait l’adresse de son défenseur et contenait huit pages d’une écriture ferme et serrée.

En voici quelques fragments :

« Je reconnais une fois de plus mon entière culpabilité, et je meurs satisfait de mon œuvre ; car j’ai commencé à semer ce que mes frères récolteront plus tard. Les temps ne sont pas venus encore ; mais soyez certain que l’avenir nous appartient. Paris sera un jour la grande cité de justice et d’égalité.

» Tous ses enfants travailleront d’un travail personnel et libre, la nation sera une société de coopération gigantesque, les outils seront à tous et les produits partagés entre tous.

» Plus de spéculation, plus de vols, plus de trafics honteux ! Plus de classes hostiles de patrons et d’ouvriers, de prolétaires et de bourgeois ! Plus de lois restrictives, ni de tribunaux de force armée gardant l’inique accaparement des uns contre la faim exaspérée des autres ! Plus de propriétaires ni de rentiers ! Plus de luxe ni de misère !… Si nous renversons aujourd’hui, c’est pour relever plus tard, c’est pour partager entre tous et guérir tous les maux terrestres !

» Je veux m’endormir dans cette vision de félicité ; je veux que, plus tard, les affamés se souviennent de moi comme d’un frère qui les aimait bien et qui est mort pour les défendre !… Hélas ! je n’ai pu faire beaucoup, je suis trop chétif, ici-bas… Cependant, mon âme était pleine de rêves fleuris : je voyais l’humanité entière à l’ouvrage, les bras de tous les êtres intelligents travaillant à la conquête du monde mystérieux. Plus de landes, plus de terres incultes, plus de montagnes géantes ! Les déserts se changeaient en vallées verdoyantes, les canaux étaient creusés partout, chaque force inutile était employée au service de nos besoins. Car aucun prodige n’est impossible à l’homme qui ne reste ignorant et inactif que parce qu’on n’a pas mis en lui la noble émulation, qui, seule, pousse aux grandes choses !

» Que les écoles et les ateliers soient librement ouverts et que l’enfant choisisse son métier. Il ne suffit pas de pouvoir payer l’instruction, il faut savoir en profiter. Les plus humbles travaux n’empêchent pas le développement des facultés intellectuelles, et quand chacun devra coopérer au bien de tous, les hommes reconnaîtront qu’ils sont frères et que les dissentiments qui les ont divisés pendant si longtemps ne venaient que d’une criminelle organisation…, etc.

» Encore une fois, qu’on n’accuse personne. Je n’ai pas de complices, je suis seul coupable ! J’ai tué pour une noble cause et je meurs avec l’orgueil de mes actes ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Claudie m’attendait impatiemment.

— Est-ce aujourd’hui qu’on me rendra mon Jacques ? me demanda-t-elle dès la porte.

Je la contemplai avec une pitié attendrie.

Ses yeux vacillaient, ses narines se pinçaient, je ne l’avais jamais vue aussi pâle.

Un tremblement agita sa lèvre bleuie.

— Est-ce aujourd’hui ?… me demanda-t-elle plus faiblement.

Je pris, entre mes mains, sa main froide déjà.

— Oui, Claudie, c’est aujourd’hui. Votre bien-aimé va vous être rendu… Un peu de patience encore. Il est libre, maintenant… il vous attend !… Bientôt, bientôt vous le reverrez…



  1. La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine ; préface par Elisée Reclus.