L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE VIII

Autres erreurs des réformistes


Chapitre VIII - Autres erreurs des réformistes


La société est un creuset où viennent se combiner les idées diverses — Ce sont les idées les plus actives qui ont le plus de chance d'influencer l'évolution — Nécessité de l'idéal — Impossibilité d'être juste dans la société actuelle — Fausse générosité des prétendus réformateurs — C'est toujours les puissants que l'on protège — Plus d'autorité, plus de propriété — Irréconciliabilité des voleurs et des volés — Le travailleur a droit à toutes les jouissances — Identité des droits individuels — Imprescriptibilité des droits des spoliés — Qu'importe le progrès à celui qui crève de faim — C'est toujours aux misérables que l'on prêche l'abnégation — Nous n'aurons que selon l'énergie que nous saurons dépenser

Dans le chapitre précédent nous avons vu que les partisans des réformes donnent comme justification de leur action «qu'il faut savoir modérer ses désirs, s'attacher à ne réclamer que ce que l'on sait pouvoir être arraché à ceux qui détiennent le pouvoir».

Ceux-là, ce sont les habiles, et j'ai répondu. Ils admettent la légitimité des réclamations les plus hardies, ce n'est que sous couleur d'être «pratiques» qu'ils les démolissent ensuite en détail, y opérant des sélections «régressives».

Nous avons vu que c'était une erreur absolue, de croire que c'était en modérant ses demandes que l'on en obtenait plus facilement la réalisation. Les réformes qui s'accomplissent, ne sont pas celle dont les partisans ont été les plus modestes, les plus anodins dans leurs réclamations.

Les réformes qui réussissent à se faire jour, sont toujours celles dont les partisans ont su se remuer pour les propager, ont su par leur parole, leurs écrits, par leurs actes surtout, les faire entrer assez dans la façon de procéder des gens pour que, à un moment donné, le Parlement soit amené à consacrer la nouvelle façon de se comporter, en lui fournissant une législation ad hoc.

Ces réformes, il est vrai, ne s'accomplissent jamais aussi intégralement que leurs promoteurs les avaient imaginées. Jamais dans le sens absolu de ceux qui les propagèrent.

En passant dans la pratique elles se transforment sous l'action de ceux qui, en se les appropriant, les accommodent à leur façon de voir et de sentir, influencés eux-mêmes par d'autres idées à côté.

Dans le conflit d'idées diverses qui s'opère pour l'évolution humaine, les idées les plus osées, qui semblent les plus impraticables, si elle ne se réalisent pas d'un bloc, n'en ont pas moins une influence décisive sur l'évolution de chaque jour, en forçant les timorés à tenir compte de ce qu'elles nous montrent comme but à atteindre.

Et c'est pourquoi, il est bon qu'il y ait des gens qui abandonnent un peu les chemins battus, soidisant pratiques, pour vagabonder un peu à travers l'idéal, puisque cela a pour effet de forcer à marcher ceux qui, à chaque tournant de route, ne demanderaient qu'à s'arrêter.

Mais il y a une autre classe de réformistes, de très bonne foi sans doute, je veux bien le croire, qui, sans trop de difficultés admettent que la société n'est pas ce qu'il y a de mieux organisé, qu'elle devrait bien accorder plus de bien-être, plus de loisir à celui qui travaille, mais affirment également qu'il y a des droits acquis qu'il faut respecter, qu'il n'y a de réformes légitime que celle qui ne touchera pas aux droits sacrés du capital.

«Les patrons» disent-ils, «subissent des conditions de lutte dont ils ne sont pas les maîtres et qu'ils n'ont pas créées ; il y a un niveau de salaire dont les travailleurs doivent tenir compte dans leurs réclamations».

Eh ! oui, votre société est ainsi constituée, que les individus, par leurs intérêts antagoniques, se trouvent à l'état perpétuel de lutte. Nous avons un état social si beau que, les privilégiés voudraient-ils tenir compte des droits des spoliés, leur bonne volonté se trouverait réduite à néant, car, alors, ils ne pourraient pas soutenir la lutte contre leurs autres concurrents. Oui, nous avons une organisation économique qui condamne le travailleur à une situation médiocre sans fin, à une privation perpétuelle dans la satisfaction de ses besoins. Et c'est la condamnation la plus absolue de l'état social que vous voulez défendre que vous prononcez ainsi.

Si le privilégié n'est pas responsable d'un ordre de chose qui existait avant lui, le déshérité n'en est pas davantage l'auteur ; pas plus que le privilégié, il n'en est responsable, seulement lui en souffre, l'autre en jouit. C'est pourquoi il faudra bien que ça finisse quand les spoliés auront compris que l'état de choses actuel ne persiste que grâce à leur ignorance et à l'appui qu'ils lui prêtent.

Et alors que nous importent les doléance des exploiteurs se plaignant de ne pouvoir résister à la concurrence ! Nous, nous voulons vivre toute notre vie, nous voulons développer complètement toutes nos facultés, épanouir notre individualité en toute son intégrité, satisfaire nos goûts du bon, du beau, du vrai. L'exploitation doit disparaître.

Nous avons vu que, sans toucher à ces prétendus droits, il n'y avait qu'illusion et déception.

Mais leur erreur la plus grande, c'est lorsque, avouant que la situation du travailleur est mauvaise, ils ajoutent aussitôt que la société fait assez en permettant à ceux qui n'ont rien d'employer leur intelligence à acquérir par les moyens qu'il leur plaira pourvu qu'ils ne soient pas proscrits par ses codes.

Pour eux, il doit y avoir des pauvres et des riches. Tout ce qu'ils admettent, c'est que l'ouvrier devrait gagner un peu plus, de façon à arriver à pouvoir se mettre à l'abri des chômages, économiser pour parer aux maladies, et la vieillesse.

Et lorsque, ainsi, ils ont reconnu aux travailleurs le droit à une existence moins précaire, lui tolérant la « poule au pot » le dimanche, une pomme de terre de plus à chaque repas, ils s'imaginent avoir atteint ainsi le summum de justice sociale qu'il soit donné à l'homme d'atteindre ; et, parce qu'ils lui auront reconnu le droit de ne travailler que dix heures par jour au lieu de onze ou de douze, traiteront l'ouvrier d'ingrat, s'il ne sait pas se contenter de ces largesses, et veut obtenir davantage.

Sur quel droit s'appuient-ils pour venir lui demander d'être sobre dans ses réclamations, d'attendre patiemment qu'il soit mort pour que, d'ici deux à trois mille ans, l'état social progresse sans secousse ?

Ces gens-là ne se sont jamais dit que, du moment qu'il fournit sa part de travail, l'individu a droit, non pas à un peu de bien-être, mais à «tout» le bien-être, non pas à un peu de justice, mais à toute la justice, et que sa part ne sera complète que du jour où il ne sera plus forcé de vendre sa force de production à celui qui, profitant de l'ignorance de ceux qui nous précédèrent, de la mauvaise organisations sociale qui en dérive, ont hérité des moyens artificiels d'exploitation pour le pressurer.

C'est que, pour nos réformistes, le principal, avant tout, est que les jouisseurs ne soient pas troublés dans leur digestion.

Pour que s'améliore l'état social, il faut de la sagesse et des sacrifices, ce n'est pas à ceux qui regorgent de tout qu'on va les demander, c'est à ceux dont la vie, déjà, n'est faite que de sacrifices et de privations. Et bien, n'en déplaise aux sages et aux modérés ce n'est pas seulement de la commisération, ce n'est pas seulement un peu de bien-être, une simple détente à notre misère que nous réclamons, nous voulons tout ce qui est utile au développement intégral de notre personnalité, tout le bien-être que réclame la satisfaction de nos besoins physiques, intellectuels et moraux.

Mais votre ordre social, tel qu'il existe, ne peut assurer ces moyens qu'aux favorisés de la fortune ; qu'à ceux qui acceptent les conditions de lutte qu'elle leur offre, et ne reculent pas devant l'exploitation de leurs semblables, ne s'inquiétant en rien des cris de douleur de ceux qu'ils peuvent écraser sur leur route dans leur course à la fortune.

C'est pourquoi poussant même le sybaritisme plus loin, nous ne voulons pas que notre félicité soit troublée par les réclamations de ceux qui pourraient se trouver frustrés, et que broie une organisation sociale défectueuse ; c'est pourquoi nous voulons que les moyens de se développer soient mis à la portée de tous.

C'est pour cette raison que doit disparaître cette société mauvaise ; que nous trouvons insuffisantes les augmentations de salaire, annihilées, qu'elles sont, par un système fiscal aussi vicieux que l'ordre social dont il découle, et que, de plus, elles ne suffisent pas à assurer tout ce qui nous est nécessaire.

Nous ne voulons plus de possédants et de sans abri, plus de gouvernants ni de gouvernés. A chacun la possibilité de se tailler sa part de bonheur, à chacun la liberté d'évoluer comme il l'entend.

Et c'est pour ces raisons que nous disons aux travailleurs : « Prenez de vos exploiteurs, tout ce que vous pourrez leur arracher, mais ne vous fatiguez pas dans vos réclamations. Défendez vos salaires, luttez pour les faire augmenter si vous voulez, amis, que ce ne soit qu'une étape pour obtenir davantage. Pas de conciliation entre vous et ceux qui vous louent votre force de production. Poursuivez la lutte, jusqu'à ce que vous aurez repris tout ce qui vous appartient, — c'est-à-dire, la libre disposition de ce que vous produisez, par la conquête de l'outillage et des moyens de production. Et ne vous arrêtez, que lorsque, ayant complètement transformé l'état social, vous serez arrivées à l'établir sur la véritable justice, sur une complète solidarité».

Ah ça ! ceux qui trouvent nos réclamations exagérées voudraient-ils nous dire sur quoi ils se basent pour trouver que le travailleur devrait se trouver satisfait d'une amélioration qui lui permettrait de manger à peu près à son saoûl, de ne pas tout à fait crever de faim lorsqu'il est vieux ?

Si le besoin de manger est le besoin primordial à satisfaire, la vie, pourtant, ne se résume pas en cela seul. Ce besoin une fois satisfait, il en naît d'autres qui, à leur tour, exigent leur satisfaction.

C'est de la naissance de ces besoins, et de la recherche de moyens de les satisfaire, que sont nés le développement de l'intelligence de l'homme, les progrès accomplis, les complications de notre pensée, l'élargissement de nos facultés.

Vous qui avez détruit le droit divin, qui avez dé montré l'unité de départ de la race humaine, énumérez-nous donc les raisons qui feraient, qu'aujourd'hui, le droit de jouir des développements acquis, serait réservé à une seule minorité, tandis que le reste serait condamné à produire, peiner, pour cette minorité, éternellement exclu de la beauté des choses, sevré de ce qui devrait faciliter son développement.

«Il faut respecter les droits acquis,» nous dit-on.

— Alors parce que nous avons été volés, il nous faudrait nous résigner à continuer de l'être éternellement pour ne pas troubler la digestion de ceux qui jouissent de la part qu'ils nous ont volée ?

Parce que l'injustice de votre organisation sociale nous a fait naître du côté des volés, il nous faudrait nous résigner à n'être que des bêtes de somme à votre service ?

Il nous faudrait renoncer à jamais développer notre être parce qu'une minorité en a accaparé les moyens et prétend nous en interdire l'accès ?

Cette résignation vous pouviez l'espérer alors que nous étions dans l'ignorance ; mais aujourd'hui que nous savons ce que nous sommes, que nous sentons ce que nous pouvons devenir, n'espérez pas arrêter les revendications qui montent à l'assaut de cet ordre qui vous est si cher.

«Un bouleversement social», reprend-on « pourrait amener des injustices plus grandes, un recul de l'humanité, une destruction des progrès accomplis».

Outre que cela n'est nullement prouvé, que veut-on que cette crainte fasse à ceux qu'écrase votre organisation sociale ?

Est-ce que ceux qui crèvent de faim maintenant peuvent avoir crainte de voir s'empirer leur situation ? Qu'importe la disparition du progrès à ceux qui ne le connaissent que par les souffrances qu'il leur apporte ? Ils ne peuvent en connaître la beauté puisque vous empêchez à leur cerveau de se développer ?

Si vous avez tant crainte d'un retour à la barbarie, conseillez donc aux repus de faire enfin quelques concessions.

Il y a d'un côté ceux qui produisent tout, et qui n'ont rien ; de l'autre ceux qui ne font rien et qui abusent de tout, et lorsqu'il s'agit de demander des concessions, c'est à ceux qui n'ont que l'infortune en partage que vous venez demander de nouveaux sacrifices !

Lorsqu'ils se lèvent pour réclamer leur droit à la vie, c'est à eux que vous conseillez de se tenir tranquilles, que vous demandez d'attendre encore, alors qu'ils vivent d'espérance et d'illusions, attendant que ceux qui possèdent tout, veuillent bien leur concéder un os à ronger !

Les privilégiés qui ont toujours joui de tout, qui n'ont qu'à souhaiter pour voir se réaliser tous leurs désirs, ne verront-ils donc jamais venir leur tour de faire enfin quelques sacrifices à cette fameuse loi du progrès dont ils se réclament si souvent ?

Le fameux Crésus qui, accablé de richesse, jeta son anneau à la mer, comme sacrifice au bonheur qui l'écrasait, si son offrande était plus que modeste, faisait tout au moins ainsi l'aveu de ne posséder qu'au détriment d'autres. Nos possédants actuels n'ont pas même ce sentiment. Devant les misères les plus affreuses, leur cœur ne s'émeut pas. Ils ne se sont jamais dit que leur luxe n'était fait que de ces misères et de ces privations.

Nous sommes las de demander, las d'attendre. Ce n'est pas qu'un peu de justice que nous voulons, mais la justice, complète, intégrale. Ce n'est pas après notre mort que nous voulons une transformation sociale qui nous émancipe, mais notre vivant, de suite.

Et c'est pourquoi, loin de restreindre notre programme, loin de diminuer nos réclamations, nous voulons les crier plus grandes, plus nombreuses, nous voulons un état de choses où toutes les aspirations humaines pourront trouver satisfaction.

Tandis qu'il a été démontré, je ne sais combien de fois, combien fausses et mensongères étaient vos promesses d'amélioration.

L'organisation capitaliste est telle que les améliorations soi-disant pratiques que l'on prétend y apporter ne sont qu'illusoires et impraticables, n'ont qu'un effet, faire perdre de vue aux travailleurs le but réel de leurs revendications, pour les lancer à la conquête de réformes chimériques.

Certes, plus je vais, plus je suis convaincu que l'état social ne changera pas brusquement ; que les révolutions qui se préparent, ne seront que des étapes successives de ce que nous voulons réaliser.

Mais ce dont je me convaincs aussi de plus en plus, c'est que ce ne sont pas les réformes politiciennes qui prévaudront. Les seules réformes possibles sont celles qui surgiront de l'action individuelle se transformant sous l'action d'un idéal supérieur, évoluant sous la poussée de nouveaux aperçus, se modelant aux circonstances.

La révolution sociale sera la poussée qui déblaie la place des obstacles qui s'opposent à l'esprit nouveau, son dernier effort pour s'épanouir en toute sa plénitude, réalisant tout ce que l'évolution générale lui permettra de réaliser.

Pour qu'une réforme aboutisse ; ce n'est pas seulement elle qu'il faut chercher à réaliser, qu'il faut préconiser, mais bien tout l'idéal fécond dont elle fait partie, qui nous enseigne des façons de vivre plus logiques, qui, en nous impulsant vers une transformation radicale, nous fait trouver, chemin faisant, les étapes inévitables par lesquelles doit passer l'évolution humaine. En agissant ainsi, nous ne savons quel degré d'évolution nous arrivons à réaliser, puisque cela dépend aussi de l'évolution de ceux qui nous entourent, mais nous aurons fait tout ce qu'il était possible à une force individuelle de faire, et nous aurons vécu une partie de notre idéal, puisque nous aurons lutté pour le faire comprendre et le réaliser.