L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XX

Les grèves


XX

LES GREVES

Impuissance de la grève à changer la situation des travailleurs. — Le rôle du patron. — Histoire ancienne. — Les grèves actuelles. — Les mineurs et carriers de la Galles du Sud. — Fatalité des grèves. — Faute de mieux. — L’ingérence des politiciens. — Le rôle des anarchistes dans une grève. — Solidarisez-vous. — L’abolition des salaires. — L’émancipation ne commencera qu’avec la fin de l’exploitation. — Prendre et non demander. — Instruisez-vous.

Considérée comme moyen d’émancipation, la grève n’est qu’un leurre ; elle est impuissante à transformer l’état social. Accepter de discuter avec ses exploiteurs, c’est leur reconnaître le droit d’exploitation.

Du moment que son objectif n’est pas de s’emparer des moyens de production, la grève ne vise qu’à une transaction ; elle peut ainsi essayer de mettre des bornes à l’exploitation, mais elle ne l’empêche pas. Au contraire, puisque les travailleurs, en repoussant telles règles, en acceptant telles autres, en consacrent la légitimité par leur acceptation. En admettant que les travailleurs parviendraient à imposer leurs conditions à leurs maîtres économiques, la situation, au fond, n’en resterait pas moins toujours la même, puisqu’ils resteront toujours exploités.

En effet, admettons que les travailleurs d’une corporation aient réussi à faire accepter à leurs exploiteurs une augmentation de salaire. Qu’est-ce que cela aura produit sur la situation générale ?

Cinquante centimes de plus par jour ne sont pas à dédaigner dans un ménage d’ouvriers, qui pourra ainsi mettre quelques légumes de plus dans la soupe, mais c’est là toute l’amélioration. La plupart de ses besoins n’en resteront pas moins insatisfaits, étant donnée l’organisation sociale, sa personnalité et celle des siens resteront toujours avec les mêmes empêchements de se développer.

Le patron, lui, dont le rôle reste toujours le même ; — c’est-à-dire, vivre grassement à rien faire, — pour conserver ses bénéfices intacts devra avoir recours à un des moyens suivants : ou récupérer cette augmentation, qu’il vient d’accorder, en perfectionnant son outillage — ce qui se traduit par la mise sur le pavé de quelques travailleurs, et l’on perd ainsi en chômages les avantages conquis.

Ou bien se procurer les matières premières à meilleur marché, ce qui fait subir une perte à d’autres producteurs, à moins que les capitalistes de la corporation ne fassent voter des droits protecteurs en faveur de leur branche d’industrie, en ce cas l’impôt retombe toujours sur le producteur malgré que ce soit le consommateur qui en fasse l’avance, et là, encore, le bénéfice acquis est annihilé par la perte qui en découle.

Ou bien, si ces deux moyens ne peuvent être mis en jeu, il augmentera le prix de ses produits.

Cela resterait particulier à une corporation, cette augmentation, légère après tout, répartie sur l’ensemble de la population, pourrait passer sans grands troubles. Mais si les produits de cette corporation sont utilisés dans la production d’une autre, cette dernière se verra, elle aussi, forcée d’augmenter la valeur des siens.

D’autre part, les travailleurs des autres corporations ne peuvent se contenter de rester dans une situation inférieure, et peuvent être pris, à leur tour, du désir d’améliorer leurs conditions d’existence.

Une grève qui réussit ne peut manquer d’en engendrer d’autres ; et, si toutes, ou une partie, réussissent, c’est une augmentation qui s’opère pour chaque sorte de produits, il en résulte une élévation des conditions d’existence qui fait, le plus souvent que, de ricochet en ricochet, l’individu a à payer comme consommateur, beaucoup plus qu’il n’a obtenu comme producteur.


Mais ceci, c’est un peu de l’histoire ancienne, c’est le tableau des grèves passées que je viens d’esquisser, le développement industriel qui commença à s’opérer il y a une soixantaine d’années, fit une situation assez bonne aux travailleurs qui se prolongea quelque temps, leur permettant d’imposer certaines conditions à leurs exploiteurs. La rareté relative des bras sur le marché du travail, leur était une force qui, pour un moment, leur permit d’arracher quelques concessions au capital qui se rattrapait sur le consommateur.

Et encore, nous avons négligé le rôle du gouvernement qui est de soutenir le Capital, et supposé qu’il n’est pas venu peser dans la balance, en « fourrant les grévistes au violon, » ou en les fusillant comme à la Ricamarie, sous prétexte de protéger la liberté du travail. Chose qu’il ne négligea jamais de faire lorsqu’il s’agissait de venir en aide aux puissantes compagnies.

Il est loin le temps où les travailleurs, assurés de s’embaucher du jour au lendemain, pouvaient se permettre la douce satisfaction d’envoyer « se promener » l’exploiteur trop exigeant.

Le développement de l’outillage mécanique ayant amené une surabondance de bras, en permettant aux exploiteurs de produire beaucoup plus vite avec beaucoup moins de monde, cela leur permet de choisir, et leur personnel, et le temps le plus propice pour activer leur fabrication.

Ce même outillage, dans la plupart des cas, leur permet, en outre, d’employer le premier venu, au bout de quelques heures d’apprentissage : homme, femme, et même enfant, si leur personnel habituel venait à leur manquer.

Les grèves d’aujourd’hui, par cela même, à moins de circonstances exceptionnelles et de plus en plus rares, n’ont plus aucune chance de réussite, surtout lorsqu’elles sont importantes par le nombre des réclamants.

C’est ainsi que l’on a vu en Angleterre, la grève des mécaniciens dont je parlais dans l’avant-dernier chapitre et qui durent succomber après six mois de lutte, et avoir dépensé des millions. C’est ainsi que la grève des mineurs et des carriers de la Galles du Sud qui eut lieu quelque temps après et entraîna dans la lutte une centaine de mille hommes, dura près de onze mois, dépensant encore plus de millions que celle des mécaniciens, dut, également avorter, les hommes subissant les conditions des maîtres encore plus dures qu’au début.

Mais le pis de tout cela c’est que, tout en étant inefficaces à apporter aucune amélioration au sort des travailleurs, elles restent toujours inévitables, vu que le travailleur est bien forcé de défendre son salaire : tant qu’il est contraint de vendre sa force de travail, et que ses désirs ne peuvent aller au-delà d’une augmentation tant qu’il n’a pas compris l’illégitimité de l’exploitation et de la propriété individuelle.

Imbus du principe de légalité que leur prêchent les politiciens ; n’ayant pas envisagé d’aspiration meilleure qu’une augmentation de salaire, ou une diminution de la durée de la journée de travail, la grève s’impose à leur esprit comme un moyen de lutte, et c’en est un, en effet, puisque, étant donnée la situation, il n’y a plus que la résistance aux prétentions patronales qui puisse mettre un frein à leur avidité.

L’ouvrier croit à la légitimité du capital, il se résout à être exploité par lui, mais il pense aussi que ce dernier lui doit, en échange de son travail, une rémunération suffisante pour satisfaire ses besoins et ceux des siens. Lorsqu’il ne l’obtient pas, c’est une brèche de faite à sa croyance, une entrée ouverte à l’idée d’expropriation, si nous nous trouvons en ce moment avec eux.

L’armée, la police, la magistrature, l’administration, toute la force sociale est mise en branle, lors d’une grève pour venir au secours des capitalistes auxquels on demande d’être moins rapaces dans leur exploitation.

C’est encore une leçon de faits venant démontrer aux travailleurs que cette légalité dont on leur prêche l’obéissance n’est faite, contre eux, que pour leurs exploiteurs. C’est ce que nous pouvons mieux leur faire comprendre, en nous mêlant à leurs luttes.

Et c’est aussi un moyen de lutte, parce que, si impuissantes qu’elles soient, la bourgeoisie les redoute ; car elle n’est jamais sûre de ne pas voir ses esclaves prendre conscience de leur force et de leur droit, qu’elle ne sait jamais ce qui peut sortir d’une coalition de ses victimes, et craint, à chaque moment, de les voir se soulever et balayer ses institutions, issues du vol et de l’injustice pour défendre le vol et la fraude.

Et c’est ainsi que, tout en étant inefficace pour l’émancipation des travailleurs, la grève, à défaut de mieux, devient une menace contre l’exploitation bourgeoise, l’empêche d’augmenter, au gré des désirs du capitaliste, et peut fournir un puissant moyen d’agitation, en démontrant aux travailleurs qu’ils n’ont rien à attendre de leurs exploiteurs ; qu’il n’y a pas d’entente possible entre eux et ceux qui vivent de leur travail ; que le capital est une institution malfaisante qui doit disparaître. La grève, telle qu’elle est, n’est pas un moyen que doivent susciter les anarchistes, mais qui, éclatant inévitablement en dehors d’eux, peut leur servir pour propager leur idéal chez les travailleurs.

Ce qui est bien certain du reste, quelle que soit l’opinion que professe chaque individu, à l’égard de la grève lorsqu’elle se déclare dans une corporation, c’est que ceux qui se refusent à y prendre part sont des traîtres qui font le jeu des exploiteurs, en continuant le travail alors que les autres luttent et souffrent pour défendre ou obtenir un avantage, anodin peut-être, à notre point de vue, mais assez certain pour eux, pour qu’ils se condamnent à la misère et à la souffrance pour le garder ou l’acquérir.


Mais lorsque nous nous révoltons contre l’ingérence de ces politiciens faux révolutionnaires qui vont, dans les grèves, prêcher le calme et la résignation à des hommes qui n’en ont que trop déployé, on s’imagine que nous leur reprochons de ne pas aller leur prêcher la révolte et la violence, l’incendie des usines, le massacre des patrons, et on nous accuse de vouloir fournir ainsi à la bourgeoisie l’occasion de massacrer en détail et de terroriser ceux qui se plaignent de son exploitation.

C’est tout simplement idiot. Il ne s’agit pas d’aller dans les grèves faire de l’excitation, pousser les gens à la révolte et au massacre. Ce sont les circonstances et l’évolution des idées qui font les révolutions, et non les prédications à froid. Jamais personne réfléchissant sainement n’a eu l’idée d’aller dans les conflits entre le travail et le capital, dire aux ouvriers de pendre leurs patrons, d’incendier les usines et choses semblables.

Un langage pareil aurait pour premier effet, en laissant de côté l’intervention certaine de l’autorité, de faire passer celui qui le tiendrait, pour un agent provocateur, et de le faire descendre de la tribune par ceux-là même qu’il voudrait soulever.

Mais si, en beaucoup de cas, l’intervention de certaines personnalités peut être nuisible à un mouvement, en l’empêchant de suivre sa marche normale, il est hors de contestation pour nous, que quelle que soit l’influence des intervenants, ils n’arriveront jamais à pousser les foules à l’action, si des causes plus profondes ne les y incitent d’avance.

Notre rôle est plus rationnel. C’est de démontrer aux gens d’où découle leur misère, bien en étaler les causes sous les yeux ; leur expliquer clairement les raisons qui empêchent toute réforme de produire un résultat efficace.

Nous efforcer de leur faire saisir, par les raisonnements les plus simples, qu’ils n’auront jamais de liberté et d’améliorations que celles qu’ils sauront prendre et imposer à leurs maîtres ; que tant qu’ils les attendront de sauveurs providentiels, ils ne réaliseront jamais rien.


Voici, selon moi, approximativement, le langage que pourrait tenir un anarchiste au milieu d’une grève où il aurait pris part. « Camarades, vous voilà en lutte contre vos exploiteurs ; vous luttez — soit par solidarité pour défendre un camarade contre l’arbitraire patronal, soit pour l’abolition d’un règlement, soit pour vous défendre d’une diminution de salaire, soit, au contraire, pour le faire augmenter, le cas n’importe.

» Toute lutte qui tend à défendre votre dignité, à obtenir une amélioration dans votre situation matérielle, ou à défendre celles acquises, est juste ; tous ceux qui luttent pour l’affranchissement intégral de l’individualité ne peuvent qu’être avec vous.

» Vous ne sauriez, également, trop user de solidarité. C’est l’antagonisme des intérêts qui a fait votre faiblesse, c’est la solidarité entière, complète, de tous les instants, qui fera votre force. C’est en sachant qu’elles seront soutenues que sauront se déployer les initiatives.

» Quant à ce qui est de la question des salaires, il est une chose qu’il faut que vous sachiez, c’est que, vainqueurs ou vaincus, que vous réussissiez à faire augmenter la part que vous alloue le capital, ou que vous subissiez une réduction, à part la légère amélioration temporaire, ou gêne momentanée qu’un de ces faits vous apporterait, soyez bien convaincus que votre situation n’en sera en rien changée à l’égard de ceux qui vous emploient.

» Toujours à la merci de ceux qui vivent de votre travail, votre état sera toujours précaire ; la plupart de vos besoins resteront insatisfaits, sans compter ceux que vous créera la possibilité de les satisfaire, à mesure que s’élargira votre intelligence. » Les salaires de famine que l’on vous délivre, pour le bon équilibre des bénéfices capitalistes — et surtout grâce à l’organisation économique de la monnaie qui, toujours restreinte, fait que l’on ne produit pas pour les besoins, mais seulement pour vendre et faire des bénéfices, — ne peuvent dépasser une moyenne toujours inférieure à vos besoins. »

Au commencement de ce chapitre, nous avons vu les raisons qui font qu’une augmentation de salaire ne peut garder, bien longtemps, les bons effets qu’elle apporte, ce serait cette explication à fournir à ceux auxquels on s’adresserait, en leur montrant qu’en se tenant toujours sur le terrain des salaires, ils sont, comme l’écureuil, condamnés à tourner toujours dans le même cercle, sans arrêts, sans résultats définitifs.

Il conviendrait d’ajouter :

« Certainement, vous avez raison de défendre, avec acharnement, les quelques sous que l’on veut rogner à vos salaires déjà insuffisants, et même de les faire augmenter si vous le pouvez.

» Si vous acceptiez, sans résister, tout ce que pourra leur suggérer le bon plaisir de vos exploiteurs, ils arriveraient à vous ramener à l’état de bêtes de somme du temps de l’esclavage antique, mais ce n’est là qu’un modeste incident de la lutte que vous avez à soutenir contre eux,

» Si vous voulez vous émanciper complètement, si vous voulez définitivement vous débarrasser de la tutelle que font peser sur vous ceux qui se sont faits vos maîtres ; si vous voulez que les vôtres aient toujours à manger à leur faim ; si vous voulez pouvoir élever votre intelligence, pouvoir rassasier votre esprit en même temps que votre corps, jouir en paix de toutes les douceurs de la vie, ce n’est pas à une simple question de salaire que doivent se borner vos réclamations et vos luttes, c’est à l’expropriation de la classe capitaliste que doivent tendre tous vos efforts, c’est à la destruction de l’autorité que vous devez travailler.

» Par ce que vous voyez se passer tous les jours sous vos yeux, vous devez comprendre que vos maîtres politiques ne sont que les fidèles alliés de vos maîtres économiques ; que toutes les forces sociales n’ont d’autre but que la défense de ceux qui possèdent ou sont nantis d’une parcelle d’autorité, et que vous n’en obtiendrez rien si vous ne savez le leur imposer, en parlant en maîtres, et non en l’implorant comme une faveur.

» D’autre part, il n’est pas inutile que vous vous rendiez compte que la grève n’est pas un moyen efficace à obtenir des réformes sérieuses, et que lorsque vous vous présenterez avec des réclamations capables de bouleverser la sainte organisation capitaliste, vos maîtres se coaliseront pour résister à vos exigences.

» Voyez ce qui s’est passé pour les Trades-Unions en Angleterre. Tant qu’elles se sont bornées à maintenir des rapports amicaux avec les patrons, de discuter de gré à gré les augmentations de salaires, elles ont obtenu des conditions assez douces pour les travailleurs syndiqués, tant qu’elles n’ont pas dépassé la part que les patrons pouvaient accorder sans trop de sacrifices.

» Mais, lorsque leurs réclamations ont commencé à paraître excessives, que leur force a semblé devenir dangereuse aux exploiteurs, ils se sont coalisés pour la briser, démontrant aux travailleurs que les millions capitalistes étaient plus nombreux que les millions prolétaires, et que sur le terrain légal, qui est le leur, ils sont invincibles.

» Vos maîtres triomphent de vous, parce que, reliés entre eux par l’organisation politique, quelles que soient leurs divergences de vues pour en exercer le pouvoir, ils ont la cohésion qui vous manque. Vous n’arriverez à les vaincre qu’en vous unissant tous — tous ceux qui souffrent de l’état social actuel et réclament une répartition équitable des produits que la terre accorde au travail, — pour une action commune contre l’organisation politique et économique.

» Vos maîtres sont unis pour vous exploiter. Unissez-vous pour vous affranchir. Vos maîtres sont forts parce qu’ils savent plus que vous ; au lieu de vous en remettre, pour votre affranchissement, à ceux qui viennent vous faire des promesses, instruisez-vous, apprenez d’où viennent vos maux, étudiez-en les causes, vous en trouverez ensuite, vous-même facilement le remède. »