Les colonies anarchistes
XVII
LES COLONIES ANARCHISTES
Chaque idée entraîne ses essais de réalisation. — L’émigration. — La Cecilia. — Pourquoi échouent les tentatives de groupements communistes. — Erreur de ceux qui croient échapper à la tutelle sociale. — La commune de Montreuil. — Tentatives nouvelles. — Newcastle-on-Tyne. — Utilité et fatalité des essais de réalisation: — Si...
Ce n’est pas particulier à l’idée anarchiste de vouloir grouper des individus pensant de même, et de réaliser l’idéal qu’ils ont rêvé.
Les Saint-Simoniens à Belleville, Cabet dans l'Iowa en sont les types les plus connus; les essais ont été nombreux depuis.
Et, chaque fois qu’éclot un nouvel idéal social, c’est immanquable qu’il y ait des gens qui veuillent essayer de le vivre.
Comme de juste dès que les idées anarchistes commencèrent à s’affirmer, il y eut parmi ses partisans, des individus qui voulurent s’isoler du reste de la société pour vivre leur idéal.
C’est au loin, dans le nouveau monde, loin des grandes agglomérations, loin des gouvernements, loin des lois, que l’on pensa d’abord réaliser le nouvel état de choses.
On se rappelle ce courant d'émigration qui, il y a une quinzaine d’années, entraînait les individus vers les pays neufs : l’Argentine, le Brésil, les individus espérant trouver là-bas non seulement les moyens de vivre plus largement, mais aussi la liberté qui leur manquait ici.
Nombre de camarades subirent l’influence de ce courant, et crurent possible de vivre en échappant à la réglementation qui nous entrave dans les vieilles civilisations.
D’aucuns crurent pouvoir fonder des groupes où ils auraient essayé d’harmoniser, autant que possible leur existence, avec leurs convictions, selon la possibilité des circonstances. La colonie Cecilia en restera l’exemple le plus frappant.
Mais ces tentatives échouèrent — pour une foule de raisons, dont les principales sont le manque d’entente, manque d’argent, spoliation de la part de certains, manque de persévérance, désillusion de la plupart, qui avaient rêvé d’y trouver un paradis, et y retrouvaient les mêmes inconvénients qu’ils avaient cru fuir, en abandonnant le pays natal.
Et cela était inévitable. On ne passe ainsi, brusquement d’une société où la lutte, l’égoïsme sont obligatoires entre chaque être, à une société où les relations d’individus seront toutes d’amour, de sympathie, de bienveillance, de solidarité, où il ne faudra prendre garde aux défauts de ceux qui vous entourent, savoir passer telle manie à l’un pour qu’il vous passe telle autre. La société actuelle ne nous a nullement préparés à la bienveillance et à la solidarité.
D’autre part, la plupart du temps, ces groupements d’individus se faisaient à la diable, au hasard des circonstances; les associés, pour la plupart, ne se connaissaient pas avant leur arrivée à la colonie.
Dans ces conditions, quelles que fussent leurs qualités, il était inévitable qu’aux premiers heurts des caractères, aux premières déceptions, des froissements se produisissent, et s’envenimassent par suite de la méconnaissance que l’on était les uns des autres.
De plus, il faut bien le reconnaître, beaucoup de ces colons étaient, le plus souvent, des camarades fatigués de la vie de propagande, las de l’exploitation et de l’oppression d’Europe, qui croyaient trouver leurs invalides dans le nouveau groupement.
Ils avaient espéré que, dans le nouveau monde, ils échapperaient à la tutelle gouvernementale, que la vie y était plus facile, plus calme, avec plus de repos, et furent tout dépaysés en se retrouvant aux prises avec les difficultés matérielles qu’ils n’avaient pas prévues et qu’entraînent le défrichement de pays neufs, l’éloignement de toute vie civilisée, le manque de capitaux.
Les déceptions de ceux qui étaient allés là-bas, pleins d’illusion arrêtèrent le courant d’émigration qui se dessinait; l’insuccès des tentatives de colonisation anarchiste empêcha d’éclore de nouveaux essais, un autre courant se dessina. Ce ne fut plus au loin que l’on voulut tenter de réaliser le communisme anarchiste, c’est aux endroits où l’on se trouvait, au sein de la société bourgeoise elle-même, au milieu des facilités de la civilisation, que l’on voulut essayer de réaliser la part possible de l’idéal.
En 92-93, des camarades — j’en ai déjà parlé dans la Société future — avaient posé les rudiments d’une association sous le nom de Commune de Montreuil, nom de la localité où ils résidaient pour la plupart.
Ils devaient louer un atelier où, pour commencer à leurs moments de loisir devaient venir travailler les associés; et le produit de ce travail mis à la disposition de ceux qui en auraient eu besoin. Ils devaient également louer un terrain où ils auraient fait du jardinage dont les produits auraient servi aux besoins des associés.
Au fur et à mesure du développement du groupe, on y aurait apporté des améliorations : une école pour les enfants, une bibliothèque pour les adultes seraient venues s’y ajouter.
Le groupe prenant de l’extension, les associés auraient, graduellement, cessé de travailler pour les exploiteurs, trouvant, en échange de leurs forces productives, la satisfaction de tous leurs besoins dans l’association.
La répression de 93-94 vint disperser leurs membres. Quelques-uns d’entre eux tentent, aujourd’hui, de reprendre l’idée sur d’autres bases. Leur idéal serait, que les individus, tout en restant disséminés dans la société bourgeoise, essayassent de réaliser entre eux un échange de services qui les habituerait à produire et à utiliser les produits, sans échange commercial, sans valeur représentative, ni estimation.
La tentative est plus difficile à mener, leurs efforts aboutiront-ils ? c’est ce que l’on ne saurait prévoir. En tous cas, il est toujours bon que les gens s’essaient à vivre en apprenant à se passer de ce créateur de toutes leurs divisions : l’argent.
Une tentative qui eut son heure de succès, eut lieu près de Newcastle sur Tyne. Due à l’initiative d’un camarade allemand, tailleur de son métier, qui obtint l’aide d’un philanthrope anglais.
La colonie s’occupa de jardinage, et y obtint des résultats merveilleux de culture. Par leurs travaux, ils étonnèrent la municipalité bourgeoise de Newcastle. Le personnel monta jusqu’à vingt-cinq ou vingt six personnes. Mais la division pour je ne sais quelles raisons se mit ensuite parmi les colons, les résultats matériels déclinèrent, la colonie dut se disperser. Le matériel est resté aux mains de deux ou trois membres qui la mènent, je crois, au point de vue purement capitaliste.
A Paris, un autre groupement s’est formé pour tenter un nouvel essai. C’est aux portes mêmes de Paris que veulent se fixer les nouveaux colons. Ils ont déjà réuni une certaine somme, la suite nous apprendra la direction qu’elle prendra et le succès qu’elle obtiendra[1]. A Angers, c’est à un autre point de vue que se sont groupés des camarades. Ils veulent se réunir un certain nombre, fondre leurs salaires ensemble et se les partager également afin d’égaliser les conditions d’existence.
Cette tentative me semble plus difficile à mener, mais là encore, ce sont les résultats qui indiqueront ce qui est utopique et ce qui est réalisable.
Ces tentatives sont-elles utiles à la propagande ? Je le crois. Quoi qu’on puisse dire et penser là-dessus, il est une chose certaine, c’est qu’il y aura toujours des gens qui ne voudront pas se contenter de rêver, pour qui la lutte ne va pas sans une réalisation de l’idéal, et tenteront chaque fois qu’il leur sera possible de réaliser des groupements où ils essaieront l’application de leurs idées.
Les tentatives avortées servent de leçon aux nouveaux essais. Au lieu de rêver des associations grandioses, recrutées au hasard de la fourchette, les initiateurs savent à présent qu’il faut commencer par un nombre très restreint d’individus se connaissant parfaitement, connaissant, tout au moins, les principaux côtés du caractère de chacun.
Ils savent qu’il ne faut ouvrir ses rangs que graduellement et lentement aux nouveaux venus, attendre que les derniers rentrés se soient bien adaptés aux façons de faire du groupement, avant d’en accepter d’autres, de façon à ce que les nouveaux venus ne soient pas un élément de désordre au sein du groupement. Ces tentatives, certainement, deviendront plus nombreuses au fur et à mesure que se développera l’idée. Ce ne sera plus, alors pour fuir les misères de la vie européenne que se feront ces essais, ce sera pour lutter contre elles, au milieu d’elles, que s’organiseront les individus qui, en essayant d’implanter, au centre de l’activité bourgeoise, un nouveau système d’organisation, contribueront à l’acheminement vers l’idéal entrevu.
Ces essais ne sont encore, il est vrai, l’œuvre que d’un petit nombre de camarades isolés ; le tout plutôt à l’état de projet encore, que de choses bien mûries. Mais ces projets indiquent un état d’esprit qui ne demande qu’à s’affirmer, et qui, tôt ou tard, passera à la réalisation.
Il y aura des insuccès, cela est certain. Qu’importe ! plus ils auront été nombreux, davantage les tentatives qui viendront ensuite auront chance de réussir ; car elles pourront s’inspirer des échecs, étudier les causes qui les amenèrent, et les éliminer de leur nouvelle organisation.
Dire que celles qui réussiront seront le modèle parfait d’un groupement anarchiste, serait trop s’avancer; car il ne faut pas oublier que ces groupes n’auront pu s’abstraire complètement de la société bourgeoise qui, les entourant, pèsera de tout le poids de ses institutions sur eux.
Qui, légalement, pourra leur susciter toutes sortes d’entraves, sans compter les brebis galeuses que les fonds secrets lui permettront d’introduire dans son sein pour y amener des discussions intestines; sans compter aussi, si elles réussissent matériellement, les mauvais exemples que l’organisation capitaliste pourra avoir sur certaines individualités.
Mais, quelque imparfaites qu’elles seront, quelque défectueuses qu’elles pourront paraître à notre idéal, elles n’en seront pas moins un pas en avant de fait, puisque ce sera une tentative de se soustraire à la société bourgeoise.
Elles seront une école d’apprentissage de la solidarité, de tolérance et d’amour les uns des autres, en plus, une source d’énergie, car on se sent beaucoup plus fort lorsqu’on se sent les coudes, et l’idéal ne peut que se fortifier chez les individus réunis par une pensée commune.
Que quelques-unes de ces communautés parviennent à s’établir, et l’ordre bourgeois en sera fortement ébranlé, car leur réussite n’irait pas sans apporter quelque perturbation à l’ordre de choses établi.
Forcées de s’y plier plus ou moins, leur développement n’irait pas, cependant, sans apporter des modifications dans la façon de penser et d’agir de ceux qui les entoureraient. Et s’il s’en trouvait qui s’endorment dans le bien être acquis, d’autres n’en reprendraient pas moins la lutte, au point où ils l’auraient laissée.
Que l’on pense à l’influence qu’aurait, dans la localité où elle se serait établie, une communauté où tous les membres solidaires les uns des autres auraient su rendre, parmi eux, le travail attrayant; se seraient bien fait venir de leurs voisins, en leur donnant, à l’occasion, un coup de main pour les travaux pressés, ne leur demandant, en échange, que la même bonne volonté pour tous.
C’est dans les centres travaillés par ces communautés que l’on pourrait batailler contre l’autorité, en lui résistant pied à pied contre chacun de ses empiétements, en lui enlevant morceau par morceau les droits qu’elle s’arroge sur la plupart de nos actes.
On commencerait la lutte un jour en résistant à un règlement, un autre jour à un arrêté plus sérieux, pour aboutir à la mise à l’écart de tout un ordre de lois.
Et qui sait, s’il ne finirait pas par se former des groupes assez puissants pour commencer la lutte en organisant le refus de l’impôt, la grève des conscrits, en assurant l’appui aux réfractaires, la grève contre le capital.
La révolution sortant de cette propagande serait à coup sur économique, et aurait plus de chances à ne pas être dévoyée que si elle sortait d’une propagande politique comme tant d’anarchistes ont encore tendance à se laisser entraîner.
- ↑ Le promoteur de l’idée, vient d’annoncer sa résolution d’abandonner le projet et l’abandon à l’Ecole libertaire des fonds récoltés.