L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XV

Que faire ?


XIV

QUE FAIRE ?


Faute de savoir s’attaquer aux choses possibles. — Les courants de l’anarchie. — Penser et agir… sont deux. — Réapparition de la morale individuelle. — Quand on sait vouloir. — Anarchistes et jurés ! — Un procureur général embêté. — Le refus de l’impôt. — La grève des conscrits. — Ce qu’elle peut devenir. — Ce que peut nous apporter l’avenir.


Mais que faire ? répètent ceux qui, las de discuter sur l’avenir, voudraient déjà réaliser quelque chose. Et c’est embarras d’y répondre, car c’est chaque individu qui selon sa conception, selon l’intensité de sa conviction, doit voir autour de lui, ce qui est plus conforme à son action. Que faire ?… Mais au lieu de chercher un point auquel on puisse consacrer ses forces, c’est l’anarchie complète que d’aucuns voudraient immédiatement réaliser. — Désir très légitime en soi, mais irréalisable à cause des circonstances ambiantes. Et alors, il s’ensuit un chaos d’idées qui effare ceux qui croient que, pour vaincre, l’idéal anar- chiste devrait se figer en un courant unique. Ce qui est une erreur, car la transformation sociale ne s’opérera pas d’une pièce, mais se fera, certainement, par une transformation successive dans ses divers modes d^action. Comme une transformation en amène une autre, plusieurs pourront être simultanées, mais la transformation complète, ne sera que le produit ultime de ces divers changements. Les uns se raccrochent a la révolution la croyant capable de miracles ; d’autres inventent une panacée quelconque, et tous, autant que nous somme, hypnotisés par l’idéal sublime à réaliser, nous nous posons, sans cesse, cette question : que faire ? oubliant que c’est en commençant par les petites choses que l’on facilite le chemin aux grandes.

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Il y a, en ce moment, si je ne me trompe, cinq courants principaux dans l’anarchie qui tendent, chacun, à réaliser quelque chose dans la direction qu’ils ont choisie. Je néglige l’individualisme à outrance qui n’est qu’une amplification de la théorie bourgeoise.

1° D’abord, le premier en date, celui qui a pris naissance avec l’idée, le refus du service militaire. 2° Autre mode d’activité qui, lui aussi, dès le début, a commencé à hanter le cerveau des anarchistes, c’est le désir de créer des colonies, des groupements, où des noyaux d’anarchistes auraient essayé de vivre, — autant faire que se peut, dans l’ordre social actuel, — le plus conformément possible avec leurs façons de penser. 3" Les questions ouvrières, le syndicalisme, les coopératives, dont le mouvement s’était séparé dès les débuts, mais où tendent à revenir quelques-uns, sentant qu’il y a quelque chose à faire.

4° Du côté de l’éducation, le souci d’enlever à l’éducation bourgeoise, qui les déforme, le cerveaux de nos enfants.

Et, 5° la propagande dans les campagnes, que l’on se plaint d’avoir trop négligée, et où il y aurait tant à faire.

Je passerai successivement en revue ces divers moyens ; mais, en dehors d’eux que de cas, dans la vie, où l’on peut agir et aider à la transformation des idées, des façons d’agir des autres, et changer ainsi les mœurs, ce qui est la plus grande révolution que l’on puisse faire.

Que de cas, où l’on pourrait réagir, et où l’on se laisse entraîner à faire « comme tout le monde, » parce qu’il faudrait « se faire remarquer, » entrer en lutte avec des parents, avec sa femme, qui sais —je.

Pouvons-nous espérer un changement total de la société, quand tant d’individus, convaincus ( !) qu’un tas de choses doivent disparaître, se laissent aller à les pratiquer cependant, par veulerie, indifférence ou intérêt ? Combien, par exemple, savent que le mariage légal est une institution absurde, ont admis que l’union des sexes, que la famille, doivent reposer sur la liberté la plus complète, consolidés seulement par l’amour, l’estime et l’affection. et ne savent pas encore se passer du maire ; vont même, parfois, jusqu’à se marier à l’église, font baptiser leurs enfants, et conduire leurs morts devant le prêtre ; tout simplement par veulerie, parce qu’ils ne savent pas résister aux criailleries d’une famille retardataire, parce qu’ils n’ont su accorder aucun de leurs actes avec leur façon de penser.

Comment ne comprend-on pas que faire le vide autour des institutions sociales, est le meilleur moyen de les démolir?

On me répondra que tout cela est très beau en théorie, mais guère réalisable en pratique ; qu’il y a foule de circonstances où les individus ne peuvent agir comme ils pensent, les anarchistes pas plus que les autres; et que les premiers qui commenceront, seront les premières victimes sans qu’ils n’en tirent aucun avantage.

Lorsqu’on parle au général, les cas particuliers sont écartés. Et en dehors de ces cas, innombrables sont les occasions où les gens pourraient agir sans avoir à supporter d’autres risques que quelques petits désagréments facilement surmontables, et ne le font pas.

C’est aux individus, certainement, à voir dans quelle mesure ils peuvent agir, et ces occasions, ils^les trouveront en foule lorsque les idées professées dériveront d’une forte conviction.

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On se plaint, par exemple, de l’ingérence de l’Etat ; mais si les individus se montraient plus récalcitrants à ses prétentions de s’immiscer dans nos affaires, croit-on qu’il aurait réussi à tout enva- hir comme il l’a fait?

« On n’a jamais que les libertés que l’on prend. » On ne souffre aussi que des exactions que l’on veut bien subir. 210 l’anarchie, son but, ses moyens Ainsi, pour ce qui est de l’anioa libre, si, au- jo’ird’hiii, à Paris, elle n’est pas officiellement re- connue, elle est admise par tolérance; beaucoup (le gens en usent, sans doute pour ne pas avoir les fatigues de passer par les ennuis des formalités officielles, mais n’empêche qu’elle est acceptée, que d’aucuns ont su l’im})oser, et la faire respecter, même par l’administration! Ce ({ui n’est pas facile. On m’a cité quelques cas où, dans les bureaux de la Ville, des secours ont été donnés à des veuves de professeurs, malgré que leur mariage n’ait pas j)assé par les formalités légales. On peut également citer le cas de ceux qui, pris par le service, peuvent, quoique non mariés léga- lement, faire obtenir, à leur ctmipagne l’indemnité accordée à ceux qui ont de la famille. Egalement, les anarchistes qui, chacjue fois qu’ils sont arrêtés, ont obtenu ([ue leurs compagnes les visitent, correspondentavec eux, absolument comme si les formes légales avaient présidé à leur union. Or, cette tolérance tient à la persistance dé- ployée par d’aucuns à faire respecter la forme d’union qu’ils avaient choisie. Et si l’on agissait ainsi dans tous les actes.de la vie, on ne tarderait pas à voir reculer l’ingérence de l’Etat. Une liberté en amène une. autre, et le progrès se fait ainsi, jusqu’au moment où le conflit devenu plus grave, nécessite la révolte armée. On ne peut prévoir tous les cas où l’on peut aider à la démolition d’une institution, mais comme I exemple de ce qui peut se présenter, je citerai le cas de deux camarades qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvèrent portés sur la liste des jurés. C"était, il y a quelques années, que le premier de ces camarades, un certain jour, fut tout étonné de voir arriver chez lui un sous-officier de la garde municipale qui lui apportait une feuille, l’avertissant qu’il devait se présenter au Palais de Justice, à l’une des prochaines sessions des assises, où il était appelé à siéger comme juré.
Grand embarras de cet ami qui ne voulait, à aucun prix, être juré, mais qui, d’un autre côté, se voyait passible d’une amende de cinq cents francs qui aurait suffi à couler la petite industrie qu’il était en train d’essayer de monter pour tâcher de se rendre indépendant du patronat, en travaillant à son compte.

Il tourna et retourna la question, sans trouver de solution convenable qui lui évitât les 500 francs d’amende.

Il écrivit au procureur général pour lui expliquer que ne croyant ni à Dieu ni à Diable, il ne pouvait décemment prêter serment sur une chose si problématique.

Mais arriva le jour de la session sans qu’il eût reçu de réponse, et, très ennuyé il dut prendre le chemin du Palais dit de Justice.

Là, se déroulèrent tous les petits préparatifs de la comédie judiciaire : lecture de la liste des jurés, lecture des lettres d’excuse des absents, etc. ; puis le président demanda si personne d’autre n’avait d’objection à présenter. Mon ami regardait l’avocat-général, s'il allait parler de son cas, mais l’autre ne bougeait ! Alors se levant :

— Moi, j’en ai à présenter, je les ai expliquées dans une lettre à M. le procureur-général. Si vous voulez la lire.

— Non, expliquez vos raisons, vous-même, fit le président.

— Eh bien, mes raisons, les voilà. Ne croyant pas en Dieu, je ne puis prêter serment sur ce monsieur que je ne connais pas. De plus, convaincu que la société ne faisant rien pour prévenir le mal, je ne lui reconnais pas le droit de juger et de punir. Raisons, suffisantes pour moi, de refuser d’être juré.

On peut juger de l’effet de cette déclaration au milieu de ces gens qui s’imaginent remplir une fonction sociale.

— Cela, fit le président, en consultant l’avocat- général, n’est pas une excuse suffisante.

L’ami s’inclina, et attendit le tirage au sort. Mais, chaque fois que sortait son nom, l’avocat- général s’empressait de le récuser. Il n’y eut que le dernier jour, son nom sortit encore et l’avocat-général ne faisait pas mine de le récuser.

— Pardon, monsieur le président, mais les rai- sons qui, jusqu’ici, m’ont fait récuser, existent toujours.

Le président eut un geste qui signifiait que du moment que l’avocat-général n’opposait pas son veto, il n’y pouvait rien.

— Oh, je vous dis cela, vous savez, c’est parce que, peut-être, vous préférerez éviter un incident d’audience.

Il fut de nouveau récusé, et jamais plus il ne figura sur une liste de jurés.

Dès les premiers jours, les journaux bourgeois commentèrent ses déclarations, et les plus bornés surent ainsi, qu’il y avait des gens qui refusaient de juger leurs semblables.

L’autre camarade y alla encore plus carrément, mais l’autorité qui n’aime pas rendre ces choses publiques, se tint coite, et son refus ne fut pas connu dans le public.

C’était, il y a peu de temps, ayant, lui aussi, reçu une convocation pour la session à venir, il prit tout bonnement une carte postale qu’il envoya au procureur-général, dans laquelle il déclarait que, se tenant le plus qu’il lui était possible en dehors de la société, il n’éprouvait nullement le besoin de la défendre, et (pie l’on ne comptât pas sur lui pour cette besogne. On envoya des policiers inquisitionner sur lui chez les voisins, et jusque chez sa mère, mais il n’entendit parler de rien autre.

Evidemment, tout le monde n’est pas appelé à être juré ; mais n’importe qui peut être appelé à être témoin. Si, souvent, en plein tribunal, des gens venaient déclarer qu’ils ne veulent en rien se mêler ; ’a comédie judiciaire, parce qu’ils pen sent que c’est de l’aberration de se poser en juge de la vie et de la liberté de ses semblables, les plus endurcis seraient bien forcés de réfléchir là-dessus, et de constater que cette prétention ne concorde plus avec nos idées philosophiques et scientifiques actuelles.

Il y a encore le refus de payer l’impôt qui peut devenir un moyen d’agitation; très difficile à employer on France, vu que la plupart étant acquittés par le commerçant, le propriétaire, ne sont payés qu’indirectement par le consommateur et le locataire, où, dans les villes peu de personnes ont directement affaire au percepteur. Mais dans les campagnes, presque tous ont plus ou moins affaire à lui, et rien n’empêche d’essayer ce que, sous l’empire, tenta de faire Gambon.

Ce pourrait être une question par laquelle on pourrait intéresser le paysan, surtout si l’on savait s’organiser comme avaient su le faire les socialistes hollandais qui, lorsque l’Etat faisait saisir et vendre les meubles de qnelqu'un qui refusait de payer, s’amenaient, le jour de la vente, sachant empêcher les surenchères, et comme la loi voulait que ce qui était mis aux enchères fût vendu, quel que fut le prix offert, ils rachetaient pour quelques sous le mobilier du camarade qui n’avait plus qu’à recommencer. Je crois, que depuis, une loi nouvelle a mis bon ordre à cela. Mais on doit s’attendre à ce que la bourgeoisie se défende. Lorsque les actes ne sont qu’isolés, ils n’ont qu’un caractère de protestation qui peut, cependant, faire, réfléchir les gens. Alors lorsqu’ils se multiplient ils peuvent contribuer à faire changer l’état de choses. Quant à la réaction, elle échouera toujours lorsqu’il y aura un noyau assez fort de gens pour lui résister.

Comme on le voit, ce ne sont pas les occasions qui manquent pour agir, mais bien la conviction raisonnée, la volonté ferme de le faire. Mais si nous passons aux cas oii semblent s’être portés les efforts anarchistes, nous verrons que, là encore, iln’a pas été fait tout ce qui pourrait se faire, et que ce qui a été fait, l’a été sous l’impulsion des luttes antérieures, plutôt que guidé par les conceptions nouvelles. Ainsi, pour ne parler que du service militaire, il est évident que, de tous temps, les individus y ont été plus ou mois réfraclaires. L’amour du clin- quant, l’idée de sepavanerdans un costume criard, resi)oirde coudre sur sa manche des passementeries qui vous donnent le droit de commandement sur les autres, l’assurance de la pâtée garantie, plus de souci d’avoir à s’occupe du lendemain tout cela a pu, à certaines époques, attirer noml)re d’indivi- dus; mais ce qui est certain, c’est que la plupart n’y allaient qu’à contre-cœur, faisant tous leurs efforts pour l’éviter. De tous temps, il y a eu des insoumis, des déser- teurs, la propagande anarchiste n’est venue qu’en augmenter le nombre, et aussi apporter aux déserteurs et insoumis, une raison philosophique de leur conduite.

On désertait par coup de tête, parce que tel chef vous faisait la vie dure ; pour toutes sortes de raisons personnelles qui laissaient aux auteurs de cet acte comme une sorte de remords d’être en faute avec les lois.

Aujourd’hui, on déserte, pour des raisons, personnelles sans doute, mais aussi parce que l’on sait que l’on veut la disparition des armées permanentes, et que ne pas s’y laisser enrôler, c’est la façon la plus rapide de les détruire.

On déserte, parce que l’on ne reconnaît pas à l’État le droit de s’emparer d’un certain nombre d’années de votre existence, et que la meilleure façon de lui dénier ce droit, c’est de ne pas se laisser enrôler parmi ses esclaves.

Jusqu’à présent, vu le nombre relativement insignifiant de ceux qui désertent, cela n’apporte aucune désorganisation dans le recrutement de l’armée.

Mais l’idée anarchiste qui, déjà, a fait augmenter les actes d’insoumission, en se développant elle-même les fera augmenter encore davantage. Et alors, quand un nombre considérable de conscrits prendra le chemin de l’étranger au lieu de celui de la caserne, que fera l’État ?

Sans compter que, tant que les actes d’insoumission restent isolés, ceux qui les accomplissent, s’ils veulent conserver leur liberté sont forcés de fuir ou de se cacher, mais lorsqu’ils deviendront nombreux, c’est qu’il se sera créé un état d’esprit qui leur sera favorable. Alors, au lieu de fuir ou de se cacher, on commencera à lutter contre le gendarme.

Sous Napoléon Ier, les désertions et les actes d’in soumission furent nombreux. En certaines localités, favorisés par la topographie des lieux, il est vrai, les insoumis résistèrent à la gendarmerie qui les traquait, soutenus, également par la population qui était d’accord avec eux.

Combien d’actes de résistance de ce genre qui nous semblent impossibles aujourd’hui, ou n’être que des actes de désespoir, seront rendus faciles, et se multiplieront lorsqu’il se sera créé un état d’esprit favorable à leur éclosion, et sembleront alors tout naturels aux individus.