L’An deux mille quatre cent quarante/29


CHAPITRE XXIX

Les Gens de Lettres.


En sortant de la bibliothéque, un particulier, qui ne m’avoit pas dit un mot depuis trois heures, m’arrêta, & nous liâmes conversation ensemble. Elle tomba sur les gens de lettres. J’en ai peu connu de mon tems, lui dis-je ; mais ceux que j’ai fréquentés étoient doux, honnêtes, modestes, pleins de probité. Auroient-ils eu des défauts, ils les rachetoient par tant de qualités précieuses qu’il auroit fallu être incapable d’amitié pour ne point s’attacher à eux. L’envie, l’ignorance & la calomnie ont défiguré le caractère des autres : car tout homme public est exposé aux sots discours du vulgaire ; tout aveugle qu’il est, il prononce hardiment[1]. Les grands, privés pour la plupart de talens comme de vertus, étoient jaloux de ce qu’ils attachoient les regards de la nation, & feignoient de les mépriser[2]. Ces écrivains avoient encore à combattre le goût dédaigneux du public, qui d’autant plus avare de louanges qu’il étoit riche de leurs travaux, abandonnoit quelquefois des chef-d’œuvres pour aller s’extasier à quelques plates boufonneries. Enfin ils avoient besoin du plus grand courage pour se soutenir dans une carrière où l’orgueil des hommes leur offroit mille dégoûts ; mais ils ont bravé & l’insolent mépris des grands, & les propos imbécilles du vulgaire : la renommée juste, en flétrissant leurs adversaires, a couronné leurs nobles efforts.

Je les reconnois à ce portrait, me dit poliment mon interlocuteur. Les gens de lettres sont devenus les citoyens les plus respectables. Tous les hommes éprouvent le besoin d’être émus, attendris ; c’est le plaisir le plus vif que l’ame puisse goûter. C’est à eux que l’État a confié le soin de développer ce principe des vertus. En peignant des tableaux majestueux, attendrissans, terribles, ils rendent les hommes plus susceptibles de tendresse, & les disposent en perfectionnant leur sensibilité à toutes les grandes qualités dont elle est l’origine. Nous trouvons, poursuivit-il, que les écrivains de votre siécle, du côté de la morale & des vues profondes & utiles, ont surpassé de beaucoup les écrivains du siécle de Louis XIV. Ils ont peint les fautes des rois, les malheurs des peuples, les ravages des passions, les efforts de la vertu, les succès mêmes du crime. Fidèles à leur vocation[3], ils ont eu le courage d’insulter aux trophées sanglans que la servitude & l’erreur avoient consacrés à la tyrannie. Jamais la cause de l’humanité ne fut mieux plaidée ; & quoi qu’ils l’aient perdue par une fatalité inconcevable, ces intrépides avocats n’en sont pas moins demeurés couverts de gloire.

Tous ces traits de lumière échappés à ces ames fortes & courageuses, se sont conservés & transmis d’âge en âge[4]. Tel un germe longtems foulé aux pieds, est tout à coup transporté par un vent favorable ; s’il trouve un abri commode, il croit, s’élève, forme un arbre, dont le feuillage épais devient à la fois un ornement & un asyle.

Si plus éclairés sur la véritable grandeur, nous méprisons le faste & l’ostentation des puissances, si nous avons tourné nos regards vers des objets dignes de la recherche des hommes, c’est aux lettres que nous en sommes redevables[5]. Nos écrivains ont encore surpassé les vôtres en courage. Si quelque prince s’écartoit des loix, ils feroient revivre ce tribunal fameux à la Chine, ils graveroient son nom sur l’airain terrible où sa honte vivroit éternellement ; l’histoire est entre leurs mains l’écueil de la fausse gloire, l’arrêt porté contre les illustres criminels, le creuset où le héros disparoît s’il n’a pas été homme.

Eh ! que les maîtres du monde, qui se plaignent que tout ce qui les approche ressent la contrainte et la dissimulation, soient confondus ; n’ont-ils pas toujours auprès d’eux ces orateurs muets, indépendans, intrépides, qui peuvent les instruire sans les offenser, & qui n’ont auprès de leur trône ni faveurs à obtenir ni disgrace à craindre[6] ?

Nous devons rendre justice à ces nobles écrivains, c’est qu’il n’est point d’état parmi les hommes qui ait mieux rempli sa destination. Les uns ont foudroyé la superstition, les autres ont soutenu les droits des peuples ; ceux-ci ont creusé la mine féconde de la morale, ceux-là ont montré la vertu sous les traits d’une indulgente sensibilité[7]. Nous avons oublié les foiblesses particulières qu’en qualité d’hommes ils ont pu avoir. Nous ne voyons que cette masse de lumière qu’ils ont formée, agrandie ; c’est un soleil moral qui ne s’éteindra plus qu’avec le flambeau de l’univers !

— Je voudrois bien jouir de la présence de vos grands hommes, car j’ai toujours eu un attrait particulier pour les bons écrivains ; j’aime à les voir & surtout à les entendre. — Vous tombez fort bien : on ouvre aujourd’hui les portes de l’académie ; l’on doit y recevoir un homme de lettres. — À la place, sans doute, d’un académicien décédé ? — Que dites-vous ? le mérite doit-il attendre que le glaive du trépas ait frappé une tête pour venir occuper sa place ? Le nombre des académiciens n’est point fixé : chaque talent trouve sa couronne ; il en est assez pour les récompenser tous[8].



  1. Tel homme incapable d’écrire une ligne, mais qui a le talent verbal de la satyre, à force de fronder tous les livres, de dépriser tous les auteurs & de flatter ainsi la malignité, s’est enfin persuadé qu’il est lui-même un homme de goût & d’un tact fin ; il se trompe, & dans le jugement qu’il porte de soi, & dans le jugement qu’il porte des autres.
  2. Ce n’est point aux plus puissans monarques, ni aux princes les plus riches, ni aux gouverneurs particuliers d’une nation, que la plupart des États doivent leur splendeur, leur force & leur gloire. Ce sont de simples particuliers qui ont fait des progrès étonnant dans les arts, dans les sciences, dans l’art même de gouverner. Qui a mesuré la terre ? qui a découvert le système du ciel ? qui a mis en jeu ces curieuses manufactures qui habillent les nations ? qui a écrit l’histoire naturelle ? qui a scruté les profondeurs de la chymie, de l’anatomie, de la botanique ? Encore un coup ce sont de simples particuliers. Ils doivent aux yeux du sage éclipser ces prétendus grands, nains orgueilleux, qui ne se nourrissent que de leur propre vanité. Ce ne sont pas en effet ces rois, ces ministres, ces gens constitués en autorité, qui sont les véritables maîtres du monde ; ce sont ces hommes supérieurs, dont la voix puissante a dit à leur siècle : Bannis tel préjugé imbécile, pense d’une manière plus élevée, avilis ce que tu as follement respecté, & respecte ce que tu avilissois par ignorance ; profite de tes sottises passées pour mieux connoître les droits de l’homme ; adopte toutes mes idées : ta route est tracée, marche, je te réponds du succès.
  3. Néron logeoit dans son palais la fameuse Locusta, savante dans l’art d’apprêter des poisons subtils. Il étoit si jaloux de conserver une femme aussi utile à ses desseins, qu’il lui donna des gardes. Ce fut elle qui composa le breuvage qui fit périr Britannicus. Comme l’effet du poison avoit noirci le visage de ce malheureux prince, Néron fit étendre dessus une couche de blanc qui n’offroit aux yeux que la pâleur d’une mort naturelle. Mais comme on le portoit au tombeau, une grosse pluye qui survint lava le fard & mit en évidence ce que l’empereur vouloit déguiser. Je trouve dans ce fait une assez juste allégorie : les rois caressent avec complaisance des monstres fidèles ; soit aveuglement, soit mépris des loix, soit confiance en leur pouvoir, ils croient en imposer à l’œil qui les contemple ; mais bientôt l’histoire est la pluye abondante qui emporte la couche mensongère & rend au crime la couleur qui lui est propre.
  4. Le commun des esprits, & ceux qui n’ont point approfondi jusqu’à un certain point les matières du gouvernement, sont bien éloignés d’appercevoir la liaison des spéculations des sciences avec le bonheur & la richesse de l’État.
  5. On peut avancer avec une espèce de certitude, que les lumières faisant chaque jour de nouveaux progrès, descendant par degré dans presque tous les états, anéantiront d’une manière sûre cette foule bizarre de loix, & y substitueront des usages plus naturels, plus sensés. La raison publique aura une volonté puissante & sage qui changera la face des nations. Ce sera l’imprimerie qui rendra cet important service à l’humanité. Imprimons donc ! & que tout le monde lise, femmes, enfans, valets, &c. mais en même tems, n’imprimons que des choses vraies, utiles, & méditons bien avant d’écrire.
  6. J’ai lu une excellente tragédie d’Eschyle, c’est son Promethée : l’allégorie est belle & claire ; c’est l’homme de génie qui accable un despote. Pour avoir éclairé les humains, pour leur avoir porté le feu céleste, il est attaché au sommet d’un rocher ; brûlé lentement par les rayons du soleil, son corps change de couleur : les nymphes des bois, des campagnes, l’entourent en gémissant, le plaignent & ne peuvent le soulager. La furie lui met des fers aux pieds qui pénètrent jusques dans les chairs : mais au milieu de ses tourmens le remords d’avoir été vertueux ne peut entrer dans son cœur.
  7. Quelle récompense pour un auteur, ami du bien & de la vérité, lorsqu’en lisant son livre on laisse tomber dessus une larme brûlante, lorsqu’il attire du fond du cœur un profond soupir, & que refermant le livre pour quelques momens on lève les yeux vers le ciel en formant des résolutions vertueuses. Voilà sans doute le plus beau salaire qu’il doive espérer. Que sont auprès de ce triomphe les bruits discordans d’une renommée aussi vaine que passagère, aussi incertaine qu’enviée ?
  8. Un auteur, qui ne fait pas une grande sensation, peut aisément se consoler en songeant que dans un siecle moins éclairé, il eût été un écrivain illustre ; s’il étoit plus sensible aux progrès des connaissances humaines qu’aux intérêts de sa vanité, au lieu de s’affliger, il se réjouiroit de ne pouvoir sortir de son obscurité.