L’An deux mille quatre cent quarante/07

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CHAPITRE VII.

Le pont débaptisé.


Lorsqu’on cause avec intérêt, on fait du chemin sans s’en appercevoir. Je ne sentois plus le poids de la vieillesse, tout rajeuni que j’étois par l’aspect de tant d’objets nouveaux. Mais qu’apperçois-je ! ô Ciel ! Quel coup d’œil ! Je me trouve sur les bords de la Seine. Ma vue enchantée se promène, s’étend sur les plus beaux monumens. Le Louvre est achevé ! L’espace qui règne entre le château des Thuileries & le Louvre donne une place immense où se célèbrent les fêtes publiques. Une galerie nouvelle répond à l’ancienne, où l’on admiroit encore la main de Perrault. Ces deux augustes monumens ainsi réunis formoient le plus magnifique palais qui fut dans l’univers. Tous les artistes distingués habitoient ce palais. C’étoit là le plus digne cortège de la majesté souveraine. Elle ne s’enorgueillissoit que des arts qui faisoient la gloire & le bonheur de l’Empire. Je vis une superbe place de ville qui pouvoit contenir la foule des citoyens. Un temple lui faisoit face ; ce temple étoit celui de la Justice. L’architecture de ses murailles répondoit à la dignité de son objet.

Est-ce bien là le Pont-Neuf, m’écriai-je ? Comme il est décoré ! — Qu’appellez-vous le Pont-Neuf ? Nous lui avons donné un autre nom. Nous en avons changé beaucoup d’autres pour leur en substituer de plus significatifs ou de plus convenables ; car rien n’influe plus sur l’esprit du peuple que lorsque les choses ont leurs termes propres & réels. Voila le pont de Henri IV, entendez-vous ? Formant la communication des deux parties de la ville : il ne pouvoit porter un titre plus respecté. Dans chacune des demi-lunes nous avons placé l’effigie des grands hommes qui, comme lui, ont aimé les hommes, & qui n’ont voulu que le bien de la patrie. Nous n’avons pas hésité de mettre à ses côtés le chancelier l’Hôpital, Sully, Jeannin, Colbert. Quel livre de morale ! Quelle leçon publique est aussi forte, aussi éloquente que cette file de héros, dont le front muet, mais imposant, crie à tous qu’il est utile & grand d’obtenir l’estime publique ! Votre siécle n’a point eu la gloire de faire pareille chose. — Oh ! Mon siécle éprouvoit les plus grandes difficultés à la moindre entreprise. On faisoit les plus rares préparatifs pour annoncer avec pompe un avortement. Un grain de sable arrêtoit le mouvement des ressorts les plus orgueilleux. On bâtissoit les plus belles choses en spéculation : & la langue ou la plume sembloient l’instrument universel. Tout a son tems. Le nôtre étoit celui des innombrables projets ; le vôtre est celui de l’exécution. Je vous en félicite. Que je me sais bon gré d’avoir vécu si longtems !