L’Amour suprême/Sagacité d’Aspasie


SAGACITÉ D’ASPASIE

Actualité de l’histoire ancienne
À Francis Magnard.


Alcibiades, un soir, ayant retrouvé la queue de son chien dans le chignon d’or d’Aspasie pendant le sommeil de la grande hétaïre, s’accouda, pensif, sur le tapis de Corinthe, leur lit de plaisir.

Le heurt léger de ce mouvement éveilla la jeune femme ; — à l’aspect de l’objet touffu qu’examinait l’illustre éphèbe, ses regards, entre ses cils, jetèrent comme une lueur morose.

— C’est donc toi qui traitas si cruellement mon unique ami ? dit-il.

— C’est moi : pardonne ! répondit Aspasie.

— Fut-ce d’après une injonction des Dieux ?

— Oui, de Pallas !… dit-elle, sans s’émouvoir du sarcasme.

— D’après quelques officieux avis de l’Aréopage, plutôt !… Une décision, même puérile, ne suffit-elle pas à ruiner le crédit populaire ?… Va, je leur pardonne, car ils me haïssent moins qu’ils ne m’amusent.

Elle secoua la tête.

L’insidieux Athénien, la voulant contraindre à des aveux plus hâtifs, reprit, aussitôt, d’un air de souveraine indifférence :

— Oh ! garde ton secret.

Ce disant, il jeta loin sur les dalles, à travers les ténèbres bleuies par la lampe, l’objet risible et mélancolique.

Aspasie, alors, attira, sous le charme de ses lèvres, le front du jeune héros et, subtile, avec des fiertés de guerrière, en un baiser :

— Moins d’artifice, enfant ! Je cède !… répondit-elle. — Pourquoi j’ai commis cet acte ?… Parce que mon cœur s’est passionné pour toi d’un clairvoyant amour.

Le fils de Clinias, à cette parole, ouvrit de grands yeux.

— Est-ce une raison pour couper la queue de mon chien ? s’écria-t-il.

Mais la grave courtisane, les yeux baignés de magnifiques larmes, qui tombèrent, comme de longs diamants, avec des lueurs de collier brisé, à l’entour du cou de marbre d’Alcibiades :

— Ami, dit-elle, je suis, tu le sais, une femme dont l’esprit ne s’illusionne que pour se distraire et j’ai l’instinct aussi droit qu’une pensée de Socrate. — Écoute-moi !

La blanche créature parut se recueillir quelques instants.

— À l’âge où les autres hommes sortent à peine des gymnases, continua-t-elle, n’es-tu pas le chef auguste, couronné du laurier sanglant de Potidée ? le rhéteur puissant dont la parole inquiète l’éloquence des archontes ? le politique dont la duplicité confondit celle des Envoyés perses ? Que penser de toi, jeune homme divin ?… de toi, l’amant d’Aspasie ? — À ceux qui t’accusent pour tes royales richesses, tu les prodigues, en ta dédaigneuse vengeance. Tu ne te plies, toi le plus brillant des enfants d’Athènes, que sous ta volonté ! Vois, le luxe et le feu de tes débauches n’ont-ils pas interdit jusqu’au silence Tissapherne, le pâle satrape ? Et ta frugalité, plus tard, lorsqu’il te plut d’être sobre, n’a-t-elle pas étonné Diogène au point que le sombre chercheur d’hommes en laissa s’éteindre sa lanterne ? — Qui donc es-tu, sceptique sauveur de patries ? Tous t’admirent ! Moi-même, je m’illustre encore entre tes bras et ce sentiment féminin augmente la joie de mon amour. Athènes est aussi fière que moi d’Alcibiades ! Plus même, que de Périclès ! — Ainsi, je devrais être à jamais heureuse, ayant pour idéal que ton nom soit immortel, puisque, d’après tant de présages, il semble déjà ne pouvoir périr.

À ces paroles, un frémissant baiser de l’héroïque adolescent vint aspirer, sur la bouche radieuse d’Aspasie, les esprits de gloire et d’amour qui, dans le souffle enthousiaste de cette amante, s’envolaient, pareils aux effluves d’une fleur vive.

Elle reprit :

— Mais, connaissant la frivolité des hommes ingrats — et de quelles pâtures s’alimentent, dans l’Histoire, les admirations des peuples, leur souvenance des grands hommes, — je m’étais toujours sentie plus anxieuse, moi, du sort de ton nom dans les âges ! Et, vois ! ces derniers jours, lorsqu’aux jeux olympiques, le peuple acclamait tes triomphes de poète, d’artiste et d’athlète, j’étais désespérée.

« Hélas ! me disais-je, les hommes ne daignent ou ne peuvent se rappeler que ces héros massifs, incarnés en un seul acte, en un seul rêve, comme des statues !… Mais toi, si divers ! Toi, d’une fable où tant de traits se contredisent ! Quel rhapsode pourra jamais définir, sous tant d’aspects, l’unité de ta mystérieuse nature et, par là, te rendre accessible à la mémoire des humains ? Ils sont vite oubliés, ceux-là dont le caractère, à la fois sublime et insaisissable, humilie l’entendement du plus grand nombre ! Quel moyen, pour contraindre la foule à se souvenir, nettement, d’un homme tel que toi ?

« Bientôt, j’en vins à conclure :

« Aucune vulgaire mesure ne pouvant s’appliquer à ta sorte de grandeur, il faudrait ajouter à ton histoire… oui… quelque fait, aussi singulier qu’insignifiant, mais dont la futilité même, s’ajustant au niveau de l’intelligence des multitudes, y imposât, d’ensemble, le rappel de tes exploits !

« Oh ! ce rien, ce trait, sans valeur peut-être, mais précis et familier, fixerait ton nom, dans l’Histoire, d’une manière bien plus indélébile que tes seuls hauts faits ! »

« Et il me sembla qu’à la faveur de ce détail moqueur (qu’il fallait imaginer et glisser dans les annales de ta vie), la mémoire de tout le sillon glorieux de tes destinées pourrait sûrement passer à l’Avenir.

« Mais, par Minerve ! où prendre le meilleur artifice, par quel génial éclair le concevoir ? le choisir ?

« Sans lui, je croyais voir s’effacer, dans le lointain des siècles, et se disperser au vent morne qui vient des rivages du Léthé, le beau sable d’or de ta fortune.

« Hier, dès l’aurore, et tout alarmée de ces pensées de la nuit, je sortis, long-voilée, de ce palais, où tu dormais encore, insoucieux du soleil.

« Autour de moi, les marbres d’Athènes, sous nos grands oliviers, étincelaient des feux roses du matin ; là-bas, sur la colline sacrée, le temple de Pallas invitait mes pas. Un souffle des Dieux m’y conduisit.

« Ayant sacrifié à la déesse (qui les aime) un couple de paons, celle-ci m’inspira, devant l’autel même, l’acte merveilleux qui doit, paraît-il, préserver le mieux ton nom des naufrages de l’Oubli, — l’acte dont la méprisante ironie, comme une égide victorieuse, doit rendre le nom d’Alcibiades impérissable. — Ô jeune dieu, ta réelle gloire peut être ignorée des races futures !… ta beauté, ta sagesse, ton courage, l’éclat de ton génie, tout ce que tu as accompli pour ta patrie, déjà par toi deux fois sauvée, tout cela peut vaguement s’évanouir, devenir presque inconnu ! Mais, grâce à moi, te voici sûr d’être immortel : j’ai coupé la queue de ton chien !