L’Amour suprême/Le Tzar et les grands ducs


LE TZAR ET LES GRANDS-DUCS


Le couronnement prochain du Tzar me remet en mémoire un ensemble de circonstances dont la mystérieuse frivolité peut éveiller, en quelques esprits, la sensation d’une de ces correspondances dont parle Swedenborg. En tous cas, il en ressort que la réalité dépasse, quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ses coïncidences, les limites les plus extrêmes du bizarre.

Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar offrit au tzar Alexandre II un festival artistique. Plusieurs souverains de l’Allemagne furent invités. C’était, je crois, à l’occasion d’un projet d’alliance entre une princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère du tzaréwitch.

Le programme comprenait une fête à Eisenach — et l’exécution des principales œuvres de Richard Wagner sur le petit théâtre, très en renom d’ailleurs, de Weimar.

Arrivé à l’Hôtel du Prince, la veille de la fête, je me trouvai placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt — qui, sablant le champagne au milieu de sa cour féminine, me parut porter un peu nonchal amment sa soutane. — À ma gauche, gazouillait une jeune chanoinesse de la cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé — très en vogue, paraît-il — mais, en revanche, d’une de ces vertus austères qui l’avait fait surnommer sainte Roxelane.

Autour de la table courait madame Olga de Janina, la fantasque tireuse d’armes ; nous étions entre artistes, on faisait petite ville.

À ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire de six pieds passés, le comte Phëdro, célèbre original. En deux ou trois plaisanteries, nous fîmes connaissance.

Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce courtisan jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient toutes questions difficiles. J’appris, plus tard, que sa charge était une sorte de sinécure créée, à son usage, par la gracieuseté de l’Empereur. — Ah ! l’étrange passant ! Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était sommée d’un légendaire chapeau bossué — n’est-ce pas incroyable ? — comme celui de Robert-Macaire, et affectant la forme indécise d’un bolivar d’ivrogne après vingt chutes. Il y tenait ! L’on eût dit le point saillant de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs. Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très répandu. Je ne le traite à la légère, ici, que grâce à une impression dont je voudrais, en vain, me défendre.

— Vous précédez Sa Majesté ? lui demandai-je avec une surprise naïve.

— Non, me répondit-il : je ne suis à Weimar qu’en simple amateur.

Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne en son pays d’adoption :

— De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé avec malveillance que par les milliers d’yeux de la petite seigneurie russe, de la menue noblesse toujours mécontente. Quant à vos idées de liberté, elles sont, là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis viennent, d’eux-mêmes, se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce n’est plus sous les pieds d’un tzar, c’est autour de lui que luisent les yeux de mauvais augure.

Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia, Phëdro me conseillait, maintenant, en diplomate, sur les « moyens de parvenir dans la vie » — et j’écoutais cet adroit courtisan, comme dit Guizot, avec cette sorte d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le silence.

On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle Mendès, s’approcha de moi.

— Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me dit-il : il désire que ses hôtes français lui soient présentés. Liszt, étant son maître de chapelle, m’envoie te prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de thé. Apporte un de tes manuscrits.

— Soit, répondis-je.

Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation semi-officielle, le Grand-duc, un élancé jeune homme de trente-huit à quarante ans, m’ ayant prié de lui lire quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un candélabre, devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du voyage, je donnai lecture, d’environ dix pages, d’une bouffonnerie énorme et sombre, couleur du siècle : Tribulat Bonhomet.

Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté. Un bon hasard m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un d’eux. J’obtins donc un succès de fou rire très extraordinaire.

Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus graves personnages de l’auditoire, jusqu’à leur faire oublier l’étiquette. J’en atteste les invités, le Grand-duc avait, littéralement, les larmes aux yeux. Un sévère officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement, fut obligé de se retirer — et nous entendîmes dans l’antichambre les monstrueux éclats de rire solitaire auxquels il se livrait, enfin, en liberté. — Ce fut fantastique. Et je suis sûr que demain, en lisant ces lignes, S. À. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre d’un sourire au souvenir de cette soirée.


Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse vallée d’Eisenach, entourée de collines boisées que domine le féodal donjon de la Wartburg, les quinze ou vingt mille sujets de notre auguste châtelain s’ébattaient dans l’allégresse. — Des brasseries champêtres, des tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine nature ! Ce peuple aimait le passé, se sentant digne de l’avenir.

Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé comme un ami, vénéré de tous, se promenait au milieu des groupes. Signe particulier : on le saluait en souriant.

Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé, à mon tour, cette tache noire que l’encrier de Martin Luther laissa sur la muraille, en s’y brisant, alors qu’un soir le digne réformateur, croyant entrevoir le Diable en face de la table où il écrivait, lui jeta ledit encrier aux cornes ! J’avais vu le couloir où sainte Elisabeth accomplit le miracle des roses, — la salle du Landgrave où les minnesingers Walter de la Vogelwelde et Wolfram d’Eischenbach furent vaincus par le chant du chevalier de Vénus.

La fête continuait donc l’impression des siècles, évoquée par la Wartburg.

Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à moi par un mouvement de courtoisie charmante.

Pendant que nous causions, il salua de la main une très vieille femme qui passait, joyeuse, entre deux beaux étudiants ; ceux-ci, tête nue, lui donnaient le bras.

— C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la Marguerite du Faust, en Allemagne. Elle sera demain centenaire.

Quelques instants après, il reprit, avec un sourire :

— Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à la Wartburg, l’ours, le loup-cervier, le renne, le guépard, l’aigle, — toute une ménagerie ?

Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de mots possible, seulement en français, sorte de calembour de souverain à l’usage des visiteurs :

— À présent, vous voyez le grand-duc. Il y en a par milliers dans le parc de Weimar. C’est le rendez-vous des oiseaux de nuit de l’Allemagne. Je les y laisse vieillir.

Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint, conduit par un chambellan. Je m’éloignai. L’instant d’après, le comte Phëdro m’annonçait que l’empereur arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il assisterait, le lendemain, au Vaisseau-fantôme.

Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de verdure des frênes et des sapins, au feuillage maintenant d’or rouge. Les premières étoiles brillaient sur la vallée dans le haut azur du soir. Soudain, le silence se fit. — Au loin, un chœur de huit cents voix, d’abord invisible, commençait le Chant des Pèlerins, du Tannhauser. Bientôt les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et appuyés sur leurs bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant les hauteurs du Vénusberg, en face de nous. Leurs formes se détachaient sur le crépuscule. — Où d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables, sinon dans ces contrées, tout artistiques, de l’Allemagne ?… Lorsqu’après le puissant forte final, le chœur se tut, — une voix, une seule voix ! celle de Retz ou de Scaria sans doute, — s’éleva, distincte, détaillant magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach à l’Étoile-du-Soir.

Le minnessinger était debout, au sommet du Vénusberg, seul, vision du passé, au-dessus du silence de cette foule. La réalité avait l’air d’un rêve. Le recueillement de tous était si profond que le chant s’éteignit, dans les échos, sans que personne eût l’idée, même, d’applaudir. Ce fut comme après une prière du soir.

Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent que la fête était finie. — Vers huit heures, je repris le train ducal et revins à Weimar. — Le tzar était arrivé.


Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la loge de l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin dédia la plupart de ses valses lunaires, sorte de musique d’esprits entendue le soir derrière les vitres d’un manoir abandonné, — Sainte Roxelane s’y trouvait aussi.

Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son ombre magistrale.

La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux d’une myriade de diamants, d’une profusion d’ordres en pierreries sur les uniformes bleu et or et sur les habits noirs. C’étaient aussi de pâles et purs profils d’étrangères, des blancheurs sur le velours des loges — et des regards altiers se croisant comme des saluts d’épées. Une race s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil, comme un burg, sur le Rhin, dans un éclair.

Au centre, — dans la loge du Grand-duc et à côté de lui, — le prince Wladimir ; — auprès de ce jeune homme, l’une des princesses de Saxe-Weimar. À gauche, la loge du roi de Saxe.

À droite, celle du roi de Bavière absent. — Dans l’avant-scène de droite, froid, seul, en uniforme saxon, la croix de Malte au cou, le front enténébré de la mélancolie natale des Romanoff, se tenait, debout, le tzar Alexandre II.

Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée envahit la salle avec un grand silence. L’ouverture du Vaisseau-fantôme se déchaîna ; l’appel funèbre du Hollandais passait dans la houle sur les flots noirs, pareil au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous écoutaient. Je regardai le tzar.

Il écoutait aussi.

À la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit triomphal, je vins souper à l’Hôtel du Prince. Là, c’étaient des cris d’enthousiasme !

Préférant la solitude aux nombreux commentaires que j’entendais, je résolus d’aller me distraire en fumant, seul, dans le parc.

Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins connaisseurs.

Ah ! la belle nuit ! Et le parc de Weimar, de nuit ! quel enchantement ! — J’entrai.

À gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages, une lueur brillait. C’était la maison de Goëthe, perdue, solitaire en cette immensité. Quel isolement des choses ! Je marchais. Je voyais une vaste nappe de clarté lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où il était mort. — « De la lumière ! » pensai-je. — Et je m’enfonçai sous les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant à une hauteur démesurée leurs feuillées et leurs ramures, y assombrissaient encore l’obscurité.

Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de fleurs mouillées, d’écorces fendues par le moût immense de la sève — et cette houle, qui sort de la terre mêlée au frisson des plantes, me pénétraient.

Personne.

Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter, au hasard.

Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par les premiers rameaux des arbres, me paraissaient bruire, à chaque instant, comme si des êtres vivants s’y agitaient.

En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les branches, j’aperçus des myriades de lueurs rondes, clignotantes, phosphorescentes. C’étaient les grands-ducs dont m’avait parlé (je m’incline) celui de Saxe-Weimar.

Certes, ils étaient familiers ! Nul ne les inquiétait. Une superstition les protégeait. Alignés par longues théories, sur de grosses branches, respectés des forestiers du prince, on les laissait à leurs méditations sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait une avenue avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans peut-être, changeait d’arbre. À part ces rares envolées, rien ne troub lait leurs taciturnes songeries. Leur nombre était surprenant.

Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture d’une clairière au fond de laquelle j’entrevoyais le château ducal illuminé. Le royal souper devait durer encore ? Bientôt, je heurtai un obstacle. Je reconnus un banc. — Ma foi, je me laissai aller au calme et à la beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux fixés sur la clairière. Il pouvait être une heure et demie du matin.

Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui avoisinent le château, quelqu’un parut, marchant vers ma retraite, un cigare à la main.

— Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je, voyant s’avancer lentement ce promeneur.

Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune l’ayant baigné spontanément, je tressaillis.

— Tiens ! on dirait le tzar ! me dis-je.

Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui. L’homme qui venait de s’aventurer sous cette voûte noire où, seul, je veillais, — celui-là que je ne voyais plus, maintenant, mais que je savais être là, dont j’entendais les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit, — c’était bien l’empereur Alexandre II. Cette façon de me trouver une première fois seul à seul avec lui m’impressionnait.

Personne, sur ses traces ! Pas un officier. Il avait tenu, je suppose, à respirer aussi, sans autre confident que le silence. J’écoutais ses pas s’approcher ; certes, il ne pouvait me voir… À trois pas, le feu de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or, ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte. Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse obscurité.

Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là je vis le tzar, s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de l’aurore — vers l’Orient, plutôt ! Brusquement il écarta de ses deux mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les lointains, fumant par moments et immobile.

Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avaient jeté l’alarme derrière lui ! Et voici qu’entre les profondes feuillées des prunelles sans nombre s’allumèrent silencieusement ! La phrase de Phëdro, par une analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa l’esprit.

Ainsi, comme dans son pays — sans qu’il les aperçût — des milliers d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant ! observaient toujours, — même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne, — ce tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde !… Cet homme ne pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le Grand et de ses vœux démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que sur celui d’un songeur inconnu !

Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses pas, dans l’allée, sous le feu de toutes ces prunelles d’oiseaux occultes dont il semblait passer, sans le savoir, la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il frôlait le banc où j’étais étendu.

Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine clarté, puis, au détour d’une avenue, là-bas, disparut subitement.

Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix, entonnant le « Bogë Tzara Harni » scandé par le feu des puissants canons de la capitale religieuse de l’Empire, et alterné par les lourdes cloches du Kremlin, annonceront au monde le sacre du jeune successeur d’Alexandre II, — le songeur du parc de Weimar se souviendra, lui, du solitaire marcheur dont les pas sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille ! — Il se rappellera le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les branches qui gênaient sa vue et ses pensées — il évoquera la haute figure du prédécesseur qui passa, dans l’ombre, — alors qu’autour de ce tzar, aussi l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards se multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.