L’Amour qui saigne/La Vierge à la Chaise

Henry Kistemaeckers (p. 127-143).


LA
VIERGE À LA CHAISE


I



Leur mariage ressembla à un enterrement morne. Un enterrement d’oublié que des amis distraits et bâillant accompagnent au cimetière. Joseph Montagne avait été porté par les laquais dans le vaste salon banal de l’hôtel. Aucune lueur vitale n’éclairait le regard fixe de ses yeux atones. Il reposait inerte sur un large meuble d’acajou d’où s’échappaient par instants des odeurs fétides de malade. Les jambes pendaient emmaillotées de couvertures épaisses. Une calotte de velours noir recouvrait sa nuque chauve et avivait encore la pâleur d’ivoire du visage. Et n’eût été le mâchonnement perpétuel des lèvres, le bruit faible de sa respiration et une sorte de tremblement frileux qui agitait ses doigts amaigris, on aurait pris le millionnaire démoli par la vie parisienne pour une momie déjà mangée aux vers.

Assise à côté de lui, Mlle Elvire Tripard attendait impatiemment la fin de cette cérémonie à la fois comique et funèbre. Elle portait une toilette simple, — une robe de moire qui tombait à plis droits comme celles des Immaculées qu’on nimbe de cierges et de couronnes florales.

Tandis que d’un air distrait le maire de l’arrondissement lisait les articles du code, derrière eux les témoins chuchotaient discrètement, faisaient très bas des réflexions drôles que suivait un pouffement de rire étouffé. Et l’artiste avait hâte de jeter tout ce monde gouailleur à la porte, d’imposer enfin ses volontés à la valetaille de prendre légalement possession de ses millions, de son logis, de ce malade auquel une chiquenaude d’enfant donnerait le coup de grâce.

Quand il fallut répondre la formule sacramentelle, Joseph Montagne parut se réveiller de sa somnolence morbide. Il chercha à tâtons la main froide d’Elvire. Il la regarda inquiètement comme s’il eût douté qu’elle fût là — tout près de lui — et se raidissant, de la salive aux lèvres — il bredouilla un oui inarticulé.

Elvire s’inclina à son tour avec une émotion factice que démentait son accent triomphant.

Le banquier s’animait. La vibration claire de cette voix le ressuscitait. Il eut la force de signer, mais il s’affaissa aussitôt assommé et ce fut tellement malpropre, qu’un des témoins de la mariée, le chroniqueur Pierre Laurens, s’écria moqueusement, en se tamponnant le nez de son mouchoir :

— D’honneur ! on dirait la Vierge à la Chaise, recommencée par quelque rapin naturaliste !


II


La Vierge à la Chaise — le mot courut le lendemain du mariage dans toutes les gazettes — n’était pas belle, mais, selon la délicate expression d’un conteur du dix-huitième siècle — on eût voulu lui ressembler. Ni la laideur qui attire et fouette les sens blasés comme un ragoût saupoudré de poivre rouge. Ni la beauté qui extasie, qui laisse au cœur du désir et du rêve. Un charme étrange, changeant comme la mer, inoubliable. Dans les contours grêles de son corps se retrouvait l’expression hallucinante de la statue d’Hermaphrodite. Elle avait le profil judaïque, un grand diable de nez busqué comme le bec d’un épervier, des yeux verts striés de paillettes d’or, sans trève brûlés d’une flambaison de fièvre. Et de cette figure, on ne gardait que le souvenir détraquant des yeux et de la bouche rouge, mince, palpitante, comme accoutumée à d’insatiables ivresses.

Les débuts d’Elvire avaient été lamentables. Misère et compagnie avec une maman à cabas, qui l’accompagnait au Louvre, et déroutait les quêteurs d’aventures. Les copies se vendaient quatre sous. Ses tableaux ne se vendaient pas.

Puis à fréquenter les cours de Chaplin et de Bouguereau, elle apprit l’art d’exportation, la peinture que les neveux de l’oncle Sam couvrent de dollars, et qu’admirent religieusement les honnêtes négociants de la rue du Sentier, aux expositions annuelles. Elle sut broyer du coldcream rose avec la même facilité que ses maîtres. Les nudités allégoriques qui s’envolent, poursuivies par les papillons, et cueillant des fleurs, les aurores en baudruche, et les Psychés en porcelaine, devinrent bientôt sa spécialité.

Le jury la médailla. Les critiques pédants qui regrettent le baron Gros et Horace Vernet l’encensèrent ainsi qu’une déité nouvelle. La signature d’Elvire Tripard fit prime sur le marché. Les commandes se multipliaient.

L’artiste se débarrassa de la maman et de son cabas comme d’une loque inutile. Et seule, libre de ses actes, elle planta son chevalet près du parc Monceaux, dans une petite maison calme et enfouie au fond d’un jardin. Elle y donna des leçons.

Son atelier fut à la mode en deux mois.

Elvire Tripard dut refuser des élèves. Toutes les jolies rastaquouères du quartier se sentaient une irrésistible vocation pour la peinture, et si la porte de l’atelier n’eût toujours été close aux hommes pendant les cours, on se serait bien heureusement attardé des heures et des heures à regarder ces têtes de misses roses et blondes et à écouter leur bavardage, comme devant une grande cage où tirelirent des oiseaux des îles. L’ordre était formel, — même pour les marchands de tableaux.

On en jasa. De méchantes histoires traînèrent. Des histoires extraordinaires de modèles brusquement lancés sans qu’on leur connût aucun amant sérieux, de jeunes filles devenant phthisiques les unes après les autres, d’une contagion de vice qui s’étendait dans ce moment-là comme une tache d’huile. Certaines, curieuses de nouveau et lasses des leçons d’Elvire Tripard, entr’ouvrirent la porte de l’atelier et avouèrent effrontément la vérité. Et cela causa un tel tapage que l’artiste ferma la boutique et partit pour l’Italie.


III


Le banquier Joseph Montagne rencontra Elvire à Bordighera. Il y chauffait au soleil sa carcasse usée, marchant cahin-caha sous une large ombrelle et geignant à chaque pas comme un enfant souffreteux. La maladie le minait. Son intelligence s’éteignait comme une chandelle secouée par un coup de vent farouche. Il ne parvenait pas à balbutier trois phrases de suite sans d’intolérables efforts. Et, malgré ses tortures renaissantes, l’angoisse horrible du gâtisme croissant dont l’on scrute soi-même les progrès, Joseph Montagne regrettait ses maîtresses perdues, aussi bien Rosa Valence que la blonde baronne de Lantilly — la dernière — cette enragée d’amour qui l’avait croqué d’une bouchée comme un sandwich au caviar. Il regrettait la mère Leprince et ses soirées intimes auxquelles, comme le disait un prospectus secret, « ne seraient reçus que des gens d’un âge respectable et d’une honorabilité reconnue. » Et le soleil, et la mer éternellement bleue et l’enchantement des paysages baignés de lumière éblouissante l’exaspéraient. Elvire Tripard l’ensorcela. Elle apportait de l’odeur de Paris dans ses jupes. Montagne connaissait comme tout le monde l’histoire du fameux cours de peinture. L’artiste le tentait comme la lecture d’un livre sadique. Et du jour où il eut entrevu, les yeux cerclés de bistre et sa bouche trop rouge, il oublia le passé, Elvire s’empara de lui, fut son ombre. Elle ne le quittait pas, le soignant, le dorlotant comme une sœur de charité. Il s’habitua à la voir, à l’écouter. Elle entra dans son existence. Ils se promenaient ensemble au bord de la mer. Elle joua son rôle à la perfection, le flattant, l’enveloppant, mêlant à des théories bourgeoises d’esthétique des anecdotes pimentées et des rêves de débauches monstrueuses qui enfiévraient le malade et aiguillonnaient son cœur pourri. Il l’adora. Il n’avait pas de famille, seulement des cousins inconnus. La savante lui arracha millions par millions son immense fortune.

Et plus elle s’enrichissait, plus grandissait la maladie effrayante du banquier, comme un feu qu’attisent des mains opiniâtres…


IV


Le mariage a achevé Joseph Montagne.

C’était une question de mois. C’est aujourd’hui une question d’heures. Il ne remue pas, toujours couché, toujours endormi. Elvire Tripard l’abandonne aux domestiques et l’a relégué comme un vieux meuble dans une mansarde. Elle compte les minutes. Elle voudrait entendre enfin les pas lourds des croquemorts craquant sur les marches des escaliers.

Et elle rêve d’ouvrir un nouveau cours — un cours gratuit de jeunes filles — où elle rassemblera comme dans un musée secret les plus beaux, les plus effrontés modèles qui aient encore cambré leurs torses nus dans la clarté fausse des verrières…