L’Amour qui pleure/La Consolatrice

L’Amour qui pleureCalmann-Lévy, éditeur (p. 1-144).
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LA CONSOLATRICE


À Marguerite et Léon Thévenin.
Les chants désespérés sont les chants les plus beaux
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots
A. DE MUSSET.


I


Le petit château solitaire, un peu ruiné, perdu dans l’immense châtaigneraie limousine, regarde, depuis quatre siècles, son reflet triste au triste miroir de l’étang… L’eau, toute pure et sans frisson, répète l’angle des tourelles, le violet des ardoises, la pourpre déchirée des viornes qui drapent la façade, en travers. Une grande allée d’ifs — jadis taillés en pions d’échecs — descend vers la route lointaine. Entre les bouquets roussâtres des châtaigniers, la bruyère infinie ondule, monte, de colline en colline, jusqu’à l’extrême horizon, où, dessinées d’un trait d’argent sur le ciel plus clair, brillent les crêtes des monts Dore.

Le hameau, tout proche, disparaît dans un pli du terrain ; mais on sent, éparse en l’air humide, cette odeur de vendange et de fumée qui est l’odeur même de l’automne.

Parfois une automobile, allant de Tulle à Clermont, se risque dans le chemin rocailleux. Des Parisiennes masquées et voilées s’arrêtent… « Voyez, disent-elles, l’adorable petit château !… Est-il à vendre ?… On aimerait cacher là un grand bonheur ou un grand chagrin… » Et elles songent… Quel hobereau, plus fier et plus pauvre que les d’Artagnan et les Sigognac, habite la vieille demeure, au bord de l’étang, au bout de la sombre charmille ? Quelle demoiselle noble et pieuse, quelle Eugénie de Guérin, oubliée par l’amour, languit doucement dans les chambres froides, dans les salons à rideaux jaunes, meublés d’acajou ronceux ?… Oh ! regarder par la fenêtre, un instant, surprendre un tic tac d’horloge, l’éclair d’une flambée, le geste de mains pâles sur un métier à tapisserie, — la poésie secrète de la province !…

Une bergère en haillons, les pieds nus, la mine inquiète et sauvage, contemple les voyageurs en filant sa quenouille de laine brune… Quelqu’un l’interroge :

— Quel est ce château ?… Roncières ?… Tu dis bien Roncières ?… Et il appartient à qui ?… monsieur Clarence ?… Georges Clarence, le musicien ?

La « drolle » répond, dans un français mêlé de patois… Et soudain, une curiosité nouvelle émeut les dames voilées de mousseline blanche et de crêpe gris… Georges Clarence, le musicien de l’amour, l’auteur de Sylvabelle, de la Princesse de Clèves, de Parisina, l’amant de la fameuse cantatrice italienne, Béatrice Alberi !… Il est ici, seul ?… Non… Avec sa maîtresse ?… Non… La bergère a parlé de madame Clarence, du petit jeune monsieur, de la petite fille… Ils viennent tous quatre, chaque année, pour les vacances, et monsieur vient tout seul, quelquefois, même en hiver… Il ne reste jamais bien longtemps…

Les voyageuses écoutent, amusées, avec un sourire de malice sous leurs voiles… Où est l’Alberi, pendant que Clarence savoure, au fond du Limousin, les joies de la famille ?… Elle chante à Vienne, à Londres, à New-York. Cependant, Clarence, à Paris, ne la quitte guère. On les voit ensemble, partout. C’est une liaison avouée, presque légitimée par le temps… Madame Clarence elle-même l’accepte… Alors, pourquoi cet exil ?… Les artistes ont d’étranges idées…

— Ce petit château est dépoétisé, dit une femme ; il n’est pas fait pour le tête-à-tête conjugal… Clarence aurait dû le réserver à Béatrice…

On rit. L’automobile ronfle et disparaît tout à coup… Et voilà encore le silence.


II


Dix heures du matin, en octobre. Madame Pauline Clarence, assise à son bureau, dans le salon, examine les comptes de la cuisinière.

Si elle levait les yeux, elle apercevrait le parc déroulé, avec ses pelouses, ses massifs d’asters et de dahlias, puis les vastes plans violacés de la campagne automnale… Mais elle ne lève pas les yeux : le souci d’une addition à rectifier l’absorbe toute.

Après quinze ans de mariage, malgré le succès venu et la fortune commencée, malgré l’exemple d’autres ménages d’artistes affolés par le luxe tardif, Pauline Clarence garde les sévères habitudes de sa première éducation. C’est la vraie bourgeoise française, dominée par la crainte de l’avenir et les ambitions maternelles, bonne mais prudente, point avare mais respectueuse de l’argent, et qui a peur, surtout, d’être ou de paraître dupe. Vingt fois, s’il le faut, elle recommencera l’addition fastidieuse ; vingt fois, elle poursuivra l’erreur commise à ses dépens. Les fournisseurs et les domestiques, confondus par sa clairvoyance, n’oseront plus la tromper.

Un pli coupe le front bombé, sous l’auréole basse des cheveux châtains, et le visage régulier, frais encore et placide, change d’expression. La ténacité s’y révèle, l’indomptable ténacité des êtres silencieux qui ne se récrient jamais contre l’injustice, mais qui jamais ne l’acceptent et ne renoncent jamais à avoir raison.

Elle a trouvé la faute de calcul qui compromettait l’équilibre de la « balance » hebdomadaire. Les traits détendus, contente, elle sourit. Ses yeux approbateurs jouissent enfin de la lumière matinale, des fleurs apportées par le jardinier, et du salon, — du « beau salon » meublé à neuf, qui est son cadre naturel, qui raconte son âme et sa vie.

L’antique mobilier de Roncières, fauteuils et « somnos » d’acajou sombre, couverts d’une soie bleue fanée, pâle comme un clair de lune, la pendule en bois moucheté à colonnettes, dont le balancier invisible représente un soleil épanoui, tout ce décor provincial, vieux d’un siècle, et qui devint, avec l’âge, harmonieux et charmant, Pauline l’a dispersé dans les chambres. Maintenant, des boiseries crème, rehaussées d’or, des panneaux de brocatelle jaune, servent de fond au plus massif, au plus contourné des mobiliers « genre Louis XV » fourni par un tapissier parisien. Le tapissier a déterminé la place des consoles, des guéridons, du canapé. Il a réalisé son idéal du salon sérieux, solide, adapté parfaitement au goût de sa clientèle. Madame Clarence n’a pas voulu que Roncières fût meublé de pitchpin ou de cretonne — comme une villa — ou encombré de vieilleries sans valeur, vrais nids à microbes. Que ce salon transformé ait perdu son âme avec sa figure ancienne, qu’il soit étranger au reste du château, étranger au paysage qui déploie, dans le cadre des croisées, la splendeur de ses tapisseries sylvestres, Pauline ne s’en soucie pas. Elle se plaît parmi ces choses banales comme elle-même dans cette maison, digne d’un gros commerçant, d’un ingénieur, d’un notaire, — et qui est pourtant la maison de Georges Clarence !

Pauline est grande, robuste, haute d’épaules et large de hanches, plus épaissie qu’engraissée, le visage jeune et le corps déjà mûr. Sa robe du matin, en drap gris, de forme droite, présente au col, aux revers, au bas de la jupe, une complication de soutaches et de petits volants. Elle va et vient, disposant les chrysanthèmes, corrigeant les plis d’un rideau, maniant les coussins, les abat-jour, les vide-poches — ouvrages de ses doigts, — mettant partout la rectitude et la symétrie. Des photographies de toutes grandeurs sur la cheminée, sur la table, sur le piano, retiennent son regard très doux. Elle sourit à ses enfants, Pierre et Germaine, à ses cousines, à ses amies, à sa belle-mère dont elle vénère l’image comme un fétiche…

Puis elle consulte sa montre, et revient s’asseoir à son bureau, car l’heure approche où le facteur apportera le courrier et remportera la correspondance quotidienne.


III


La porte s’ouvre. Madame Clarence reconnaît le pas de son mari. Étonnée, elle renverse la tête pour recevoir le baiser qui effleure ses cheveux bruns…

— Toi, mon ami ? Déjà levé !… Je croyais que tu reposais encore… Tu as veillé tard cette nuit. Il était près d’une heure quand je t’ai entendu rentrer dans ta chambre… Le poêle de l’atelier ne s’est pas éteint ?

— Non.

— Les soirées sont glaciales. Je me disais : « Georges va prendre froid… » Cela m’empêchait de dormir.

— Tu avais tort de t’inquiéter, Pauline. J’étais bien.

— Pourtant, tu as mauvaise mine…

Elle regarde Georges qui se dérobe et hausse les épaules.

— Je me porte à merveille. Je suis seulement un peu fatigué.

La femme devine la nervosité anormale que révèle l’imperceptible altération de la voix. Elle achève, en quelques traits de plume, la lettre commencée, et la glisse dans l’enveloppe, puis elle se retourne et observe son mari qui s’est assis dans un fauteuil, et songe, les yeux vagues, la pensée lointaine…

À quarante-cinq ans, le célèbre musicien, professeur au Conservatoire et membre de l’Institut, demeure, par la sveltesse de sa haute taille et l’éclat de son regard bleu, un homme jeune, sinon un jeune homme. Ses cheveux, précocement gris, abondants et bouclés, ne le vieillissent point ; sa moustache est restée légère et brune ; ses tempes, ses joues mates, gardent leurs fermes contours. Dans les vêtements négligés qu’il porte, à la campagne — complet de molleton marine, chemise de soie écrue — il conserve un air d’élégance et de bonne grâce… Pauline pense :

« Comme il a peu changé, depuis notre mariage ! »

Et elle regrette qu’il ne soit pas vieux, tout à fait vieux… Un peu de rancune se mêle à l’involontaire admiration qu’elle éprouve… Pourquoi les gens paisibles, les sages, qui économisent leur capital de forces, vieillissent-ils plus vite que les grands ambitieux et les grandes amoureuses ?… Ce n’est pas le chiffre de l’âge qui fait la jeunesse, c’est la puissance vitale, la faculté merveilleuse du renouvellement, la tension de la volonté sans défaillance… Céder, renoncer, c’est vieillir… Pauline, qui renonça, se sent presque vieille auprès de cet époux quadragénaire, jamais las d’aimer, de jouir, de souffrir, de créer… Et elle soupire :

— Georges ?

— Mon amie !

— Qu’as-tu ?

— Moi… Rien ! Je contemple ce salon, et je pense, une fois de plus, que ton tapissier est bien coupable… Je serais malade si je devais m’enfermer ici, parmi les soies et les dorures, les festons et les astragales.

— Dis tout de suite que je n’ai pas de goût.

— Tu n’as pas mon goût… mais je ne te reproche rien, ma chère Pauline. Je plaisante… Tu n’aimes pas Roncières ; tu y meurs d’ennui… Je suis charmé que tu possèdes au moins un refuge, comme j’ai le mien… Tu as voulu un refuge doré. Tant mieux ou tant pis pour toi !… Je t’ai laissée libre. J’ai désiré que tu aies toute satisfaction… Seulement, je regrette le bon vieil acajou, et la pendule, et la soie bleue des rideaux.

— Des rideaux fanés !

— Ils étaient charmants… Les choses, même médiocres et disparates, s’harmonisent quand elles vieillissent ensemble…

— Comme les gens ?

— Oh ! les gens !… C’est tout le contraire, pour les gens ! Quand ils sont disparates, le temps exagère leurs dissemblances…

Il a parlé trop vite… Pauline, blessée, se détourne, et dit avec un peu d’aigreur :

— Mon salon aura, dans vingt ans, quelques chances de te plaire, mais moi…

Elle s’arrête… Georges ne l’écoute pas, et, dans la glace qui surmonte le petit bureau, elle aperçoit le visage de son mari, — ce visage qu’il ne surveille plus, dès qu’il ne se croit plus observé.

Qu’a-t-il ?… D’où lui vient cet air de lassitude et d’angoisse ?… Est-ce l’artiste qui souffre, ou l’amant ?… Quel chagrin le dispose à ces boutades un peu amères dont il n’est pas coutumier ?… Pauline change la conversation, pour le divertir de ses pensées. Elle parle des enfants qui ont pris une bonne leçon avec Miss, de la cuisinière qui ne sait pas faire les additions, du jardinier qui a convoqué l’élagueur de charmilles pour ce matin même, précisément…

— Faut-il tailler ou ne pas tailler les ifs ?… Et la petite allée de tilleuls ?…

— Comme tu voudras…

— Les deux hommes ne suffiront pas à la besogne. Si je prenais un journalier… Dis ?… Qu’en penses-tu ?…

— Un journalier ?… Pourquoi faire ?… Ah ! oui !… Eh bien, décide… Fais pour le mieux…

Jamais Clarence ne prend la peine de discuter. Quand Pauline l’entretient des petits événements qu’elle amplifie et commente, il dissimule son ennui agacé sous un vague sourire, et répond, au hasard, des monosyllabes que sa femme peut interpréter comme un acquiescement… Il est nerveux, mais il sait être doux, parce qu’il déteste les scènes, les pleurs et les bouderies, parce qu’il a l’inconscient besoin de plaire et d’être aimé, et surtout parce que rien ne le touche, hormis son art et son amour. Cette bonne grâce qui séduit aisément les cœurs, cette facilité du caractère, ne sont que les formes d’une sereine indifférence… Qu’importe à Georges l’opinion d’autrui ? Son bonheur ne dépend que de lui-même, et d’une femme qui est un autre lui-même.

Soudain, il interrompt Pauline :

— Crois-tu que nous ayons l’heure exacte ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que le facteur devrait être ici…

— Nos pendules et nos montres sont réglées sur l’église, et l’église à l’heure de la gare… Onze heures moins dix.

— Ah !

— Tu attends quelque chose ?

— Rien de particulier… des nouvelles de Budapest.

— Tu ne sais pas encore quel accueil on fait à La Princesse ?

— Je ne sais rien. Aucune lettre, depuis deux jours. Et le directeur du nouvel Opéra de Pest, entre autres, devait m’écrire… Ah ! ce n’est pas toujours commode d’habiter Roncières, à quinze heures de Paris, à trois heures du chemin de fer… Pas de poste, pas de télégraphe, pas de téléphone, pas de diligence… Et tu dis que notre cheval est estropié… C’est charmant !

— À qui la faute ? Tu l’as voulu, ce château !… Il te semblait que tu ne serais jamais trop loin de Paris… On nous offrait une villa superbe, près d’Honfleur, dans un pays magnifique, — et propre !… Ici, les paysans sont plus sales que leurs animaux. La maison même est inconfortable… Il faut des réparations perpétuelles, et ce n’est pas commode d’avoir les ouvriers !… Quant aux fournisseurs, ils se moquent de nous, parce qu’ils ne craignent pas la concurrence… Le boucher, par exemple… il vient tous les trois jours, tous les quatre jours, à son gré… Alors, que mangeons-nous ?… des poulets maigres… du gibier… Et tu détestes le gibier…

La pensée de Clarence fuit encore… Où va-t-elle ? Loin, bien loin de Roncières, bien loin de Pauline… Ses yeux nostalgiques regardent la fumée de la cigarette qui monte en spirales bleues vers le plafond.

Pauline, inquiète de cette inquiétude qu’il avoua tout à l’heure à demi, réprime toute mauvaise humeur. Et, la main posée sur le bras de Georges :

— Écoute, dit-elle gentiment, tu as tort de te tourmenter… La Princesse a toujours du succès, surtout quand Béatrice Alberi chante…

Clarence tressaille à ce nom que Pauline a prononcé d’un ton naturel et sans cesser de sourire… Un étranger, témoin de cette scène conjugale, pourrait croire que madame Clarence ignore la liaison de son mari avec la fameuse cantatrice milanaise. Mais Georges ne s’étonne plus d’une attitude qu’il explique par la fatigue, la résignation, l’accoutumance de neuf années… L’état d’âme de sa compagne ne l’intéresse plus depuis que la période des luttes et des récriminations est terminée, depuis que la paix règne au logis… Il ne s’arrête plus devant une énigme dont le mot est peut-être dévouement ou peut-être revanche… Il accepte les sacrifices qu’a faits Pauline sans jamais lui rappeler ceux qu’il a pu faire, ceux qu’elle ne comprend pas, ou qu’elle feint de ne pas comprendre.

Il se tient pour quitte envers elle, puisqu’il lui apporte la fortune, le reflet de sa gloire d’artiste, une situation mondaine exceptionnelle, et sa présence matérielle au foyer — puisqu’il supporte la torture secrète de vivre loin d’une femme aimée, puisqu’il est là, ce matin, dans cet affreux salon de Roncières…

Elle reprend :

— J’ai eu tort de me plaindre tout à l’heure… Je t’ai fâché ?… Oui, tu as un air triste, si triste… Ne t’inquiète pas, mon ami : je m’habituerai très bien à Roncières, pourvu que nous y soyons ensemble… Le pays n’est pas vilain… Nous faisons des économies… Tu travailles…

— Je te remercie, Pauline, et je te prie de m’excuser à mon tour… Je sens que je suis désagréable… J’ai mal aux nerfs… Tu ne m’en veux pas ?

— Non.

Et elle ajoute, avec un air de bonté condescendante :

— Tu vois… Je fais toutes tes volontés… tous tes caprices… Ah ! tu as de la chance, toi !… Si ta pauvre maman vivait, elle dirait que tu ne mérites pas ton bonheur. Elle n’aurait pas compris certaines choses… Moi, je désire que tu sois heureux… Et tu es heureux… N’est-ce pas, que tu es heureux, mon petit Georges ?

Il se demande toujours si elle parle sérieusement quand elle l’oblige à se proclamer « heureux »… Quelle idée se fait-elle donc du « bonheur » ? Hélas ! les mêmes mots n’ont pas le même sens pour Georges et pour Pauline. Ce qu’elle appelle « magnanimité », il l’appelle secrètement « égoïsme »… Le bonheur !… Elle aurait pu lui donner le bonheur, avec la liberté, — qu’il n’a pas su prendre… Quelles raisons a-t-il de tant l’admirer, et de la remercier ?…

Une rancune, cent fois éprouvée, jamais avouée, contracte le cœur de Georges, pendant qu’il murmure :

— Certainement… Je suis heureux…

Et il songe :

« Je n’en peux plus !… Je souffre… Je veux partir… Trois jours sans lettres !… Jamais Béatrice ne m’a laissé trois jours sans lettres ! »


IV


Georges Clarence avait grandi dans une maison froide et paisible, entre le Palais et la cathédrale d’une petite ville de l’Ouest. Il avait des tantes religieuses, un cousin curé et deux grands-pères magistrats, dont les portraits sombres le suivaient toujours des yeux comme pour lui reprocher quelque chose.

Dans les yeux si doux de sa mère, il voyait parfois ce même regard… Madame Clarence, enténébrée par les crêpes du veuvage, vivait avec ses souvenirs et le culte des traditions de famille. Elle eût souhaité retrouver, dans son fils unique, le mari qu’elle avait admiré sous la toque et la robe rouge… Mais Georges n’avait aucun des goûts, et même aucun des traits paternels. Il était né flâneur, sensible, capricieux. Dès l’âge tendre, le démon de la musique le posséda. Madame Clarence s’aperçut, avec terreur, qu’elle avait enfanté un artiste.

Il suivit sa vocation, envers et contre tous, et fit pleurer la pauvre mère… Quand elle eut bien pleuré, elle songea aux moyens d’atténuer les malheurs infinis qui seraient, croyait-elle, la suite inévitable d’une carrière artistique. Car elle ne doutait pas que Georges ne dilapidât très vite leur petite fortune et n’épousât, après mille débauches, une « femme indigne ».

Elle craignait la « femme indigne » plus que la pauvreté. Et c’est pourquoi, discrètement, elle voulut préparer à son fils unique une épouse de tout repos, dans l’agréable personne de Pauline Favier, qu’elle avait recueillie, élevée, pétrie à sa ressemblance.

— Je mourrai heureuse, disait-elle à ses amies, si Georges épouse Pauline. Elle n’est pas riche, mais elle est sérieuse et sûre. Elle fera travailler ce grand fou. Elle l’empêchera de rouler dans la bohème et de gaspiller son talent et son argent. Enfin, elle ne le trompera jamais… Il ne pourra pas dire qu’elle est sottement provinciale, car elle a fait de brillantes études, et elle a eu toujours les premiers prix à sa pension… Mais elle n’a pas la tête dans les nuages ; elle est méthodique et pondérée, et bonne ménagère, avec de fermes principes et le sentiment du devoir. Si Dieu veut exaucer mon dernier vœu, Georges épousera Pauline.

Georges ne voulait pas épouser Pauline. Il n’était pas ébloui par ses premiers prix, ses brevets, sa réputation de « jeune personne tout à fait supérieure ». Il la trouvait un peu pédante et très pot-au-feu… Un vrai tempérament d’institutrice… C’était madame la Raison… Et quand il venait à B…, pour les vacances, il croyait entendre les portraits du cousin curé et des aïeuls magistrats murmurer dans l’ombre du salon : « Épouse Pauline ! »

Il avait une maîtresse jolie, amusante et infidèle, qu’il aimait. Il en avait une autre, moins jolie et plus tendre, dont il était aimé. Sa jeunesse était un beau jardin où chaque femme, en passant, pouvait cueillir une rose… Mais, un jour, l’orage effeuilla tous les rosiers du caprice et de l’amourette, Georges souffrit. Il revint se guérir dans la froide et paisible maison, et il s’aperçut que Pauline était belle, avec des yeux chastes, des yeux sans mystère… Elle parlait un peu trop de son brevet supérieur et du prix qu’elle avait remporté au grand concours des Annales… Innocent pédantisme, encouragé par les admirations d’une petite coterie et qui disparaîtrait, sans doute, avec le temps. Madame Clarence n’avait pas exagéré les qualités réelles de sa filleule, qui dirigeait la maison, faisait elle-même ses robes et ses chapeaux, et jouait du piano à ses moments perdus… Georges regretta qu’elle eût reçu la plus navrante éducation musicale, et lui donna quelques leçons… Déjà, toute la ville mariait cette jeune fille à ce jeune homme, quand madame Clarence tomba malade. Son fils et sa filleule la soignèrent d’un même cœur. La veille de sa mort, dans un demi-délire, elle balbutia :

— Les enfants… les enfants de Georges et de Pauline…

Après les funérailles, Pauline annonça qu’elle voulait partir…

— Je suis pauvre… Heureusement que j’ai mes diplômes… Je trouverai une place d’institutrice à l’étranger.

Georges n’osa lui dire qu’elle s’exagérait peut-être le prestige du brevet supérieur. Il vit que ses larmes, son deuil, son courage, la rendaient touchante et il ne résista pas au plaisir de jouer un rôle providentiel, de changer une destinée… Aimait-il Pauline ? Il voulut le croire… Elle était désirable, vertueuse, intelligente, et, à défaut de passion, il sentait qu’il « l’aimerait bien », comme on aime une femme légitime…

Georges avait encore quelques préjugés sur la manière dont on doit aimer une femme légitime…


Il épousa Pauline. Elle désirait voyager ; il la persuada que la lune de miel serait plus douce dans la vieille maison où le souvenir de madame Clarence mêlait comme une bénédiction à leur bonheur. Paresseusement, il se laissa vivre.

Il avait cette imagination généreuse des artistes, qui transforme à leur gré la réalité, mais qui épuise vite le charme défloré des choses, et il avait aussi, presque à son insu, le goût naissant du bien-être, et les petites sensualités que développe la vie de province. Septembre dorait les jardins. Pauline, manches troussées, tête nue, cueillait les pommes, et l’ombre bleue et le pâle soleil, à travers les feuilles de cuivre, flottaient sur sa robe noire et sur ses bras blancs. Elle faisait les confitures, rieuse, dans le reflet ardent du grand feu. Assise à contre-jour, caressée par la lumière blanche des fenêtres voilées, elle brodait en silence… Ces petites scènes d’intérieur amusaient Georges qui rêvait de les traduire en musique, à la manière des Kinderscenen de Schumann.

Il exprima, un jour, ce désir qui aurait dû flatter Pauline.

Elle ne comprit pas.

— Voyons, fit-elle, incrédule, tu te moques de moi…

— Mais non…

— Alors, tu n’as pas réfléchi… Cette idée…

— Eh bien ?

— C’est une drôle d’idée.

Il essaya de la faire parler. Elle s’obstinait à répondre, d’un air sceptique et choqué, quelques mots vagues. Et Georges devina qu’elle le trouvait presque ridicule, avec sa manière de mettre la poésie et la musique partout, même dans les incidents vulgaires du ménage. Pour elle, et pour tous les gens qu’elle fréquentait, la poésie était un luxe, un superflu, séparé de la vie réelle, comparable au salon qu’on s’enorgueillit de posséder, mais où l’on n’entre qu’à certains jours, et où l’on reste peu de temps, parce qu’on n’a pas l’habitude d’y vivre.

Les maîtresses de Pauline lui avaient enseigné qu’il y a des « sujets poétiques », excellents prétextes à « narrations françaises »… La promenade en gondole… le retour du marin… le clair de lune sur les ruines du Colisée… De même, il y avait des « sujets » pour la peinture et pour la musique.

C’était une esthétique de « bonnes sœurs », où subsistait quelque nuance de la niaise sentimentalité de 1845, à l’usage d’Emma Bovary. Georges ne pouvait faire un grief à Pauline d’avoir subi cette éducation vieillotte. Il pensa :

« Je la formerai.

Et il lui proposa de faire, avec lui, quelques lectures, de reprendre les leçons de piano. Pauline ne jouait guère que des valses et des Fantaisies brillantes, pots-pourris d’opéras démodés.

Mais il se heurta, bientôt, à une espèce de nonchalance… Pauline, un peu vexée qu’on la traitât en écolière, songeait que son éducation — sa brillante éducation — était achevée, une fois pour toutes, et qu’elle savait tout ce qu’une honnête femme doit savoir. Elle désirait vivre, maintenant, en vraie dame, gouverner sa maison, rendre des visites, feuilleter quelquefois, pour son plaisir, les Annales, ou Femina, ou un roman nouveau.

Le soir, quand Georges lisait, à haute voix, sous la lampe, elle feignait d’écouter, par politesse, mais le petit ouvrage qui occupait ses mains occupait aussi sa pensée.

Georges disait :

— C’est beau, n’est-ce pas, ma chérie ?

Elle répondait :

— Superbe !

Et mentalement, elle comptait les fils et les mailles.

Peut-être Clarence, éducateur improvisé, ne savait-il pas choisir les œuvres qu’il proposait à l’admiration de Pauline. Il n’était pas un érudit, pas même un lettré, mais il avait une sensibilité exquise et un jugement très sûr, avec le goût des fines recherches, des nuances rares, de la beauté un peu secrète, voilée, inachevée. Les écrivains et les artistes qu’il préférait étaient plutôt des « auteurs difficiles ».

Il s’aperçut enfin qu’il parlait seul et pour lui seul pendant les soirées tête à tête. L’âme de Pauline ne lui renvoyait pas d’écho. Il sentait le poids de cet esprit concret et raisonneur, lié au sien, et qui sans cesse le retenait et le ramenait vers les médiocrités de la vie.

Il sentait aussi, avec un peu de honte, que l’accoutumance du bien-être et du rien-faire l’engourdissait. Réagir ? Il voulait réagir, mais il était un de ces êtres plus violents que vraiment forts, qui ont besoin de trouver hors d’eux-mêmes un point d’appui, une raison d’agir. Il ne pouvait se passer d’approbation ou de critique, et il ne travaillait pas sans dédier son effort et son œuvre à une créature aimée… Ce sentiment tout féminin, si fréquent chez l’artiste, est à la fois une grâce et un péril. L’homme qui fait de son art une coquetterie suprême, un moyen de plaire et d’être aimé, devient le jouet des hasards, la flamme livrée aux quatre vents, dont on ne sait jamais si elle va briller ou s’éteindre.


Vers la mi-janvier, monsieur et madame Clarence s’installèrent à Paris.

Georges se remit au travail, laissant à Pauline le soin d’arranger leur nouveau nid. Il possédait quelques vieux meubles, assez beaux, quelques toiles ou gravures qui composaient un décor sans luxe mais adapté à ses goûts et à ses habitudes. Pauline eut bien vite fait de gâter cet ensemble trop simple par la surcharge des ornements, des bibelots et des draperies. Ce fut l’origine des premiers désaccords conjugaux, et, comme toujours, la femme triompha. Le grand cabinet de travail devint un salon ; les petits meubles « modem style », les abat-jour Empire, les cadres pyrogravés, les coussins, les bibelots s’accumulèrent, et Clarence dut se réfugier dans une chambre, sur la cour, avec sa vieille table, son vieux piano, son vieux bahut-bibliothèque. Là, il put recevoir les camarades de jeunesse qui n’étaient pas admis aux honneurs du salon, et que Pauline appelait dédaigneusement « la bohème », parce qu’ils manquaient, prétendait-elle, de tenue et d’éducation.

Les amis de Georges comprirent qu’ils gênaient madame Clarence et peu à peu ils espacèrent leurs visites. Georges en fut attristé… Il essaya d’expliquer à Pauline que ces jeunes gens n’étaient pas des bohèmes ; qu’ils portaient des vestons de velours et des feutres mous parce que ces vêtements économiques ne leur semblaient pas désagréables ; qu’ils travaillaient durement tout le jour et payaient leur propriétaire dès qu’ils avaient un peu d’argent ; qu’enfin, c’étaient des « types très calés » et de « braves types », bien plus « chic » que les gens du monde, et qui aimaient la musique, même sans la comprendre, par instinct d’artistes et de tout leur cœur ingénu. Pauline resta méfiante. Il lui semblait impossible que ces hommes ne fussent pas des exploiteurs qui s’installaient le soir chez Georges pour boire gratis la bière fraîche, fumer gratis les bons cigares et, sans doute, emprunter de l’argent !

— Tu n’as pas besoin d’eux, et ils ont besoin de toi, disait-elle. Tu perds ton temps à bavarder. Travaille !

Il voulait travailler, certes, et secouer cette légère torpeur qui le gagnait depuis son mariage. Déjà, seul avec Pauline, il s’ennuyait. « Je lui ai tout dit ; elle m’a tout dit, et la matière de nos entretiens ne se renouvellera pas si vite », pensait-il. Pourtant, il croyait aimer sa femme ; il la voyait encore en beau, avec ses yeux de jeune mari. Elle aussi l’aimait, à sa façon, disposant elle-même la lampe, les pantoufles, le fauteuil au coin du feu, méditant sans cesse la surprise d’un petit plat pour le dîner.

— N’es-tu pas heureux de m’avoir ?… Comment vivais-tu, autrefois ?… Tu mangeais au restaurant. Ta concierge raccommodait tes habits… Hein, quelle différence ! Tu es soigné, tu es gâté : un vrai coq en pâte !

Cette expression de « coq en pâte » et quelques autres du même genre, qui étaient familières à Pauline, agaçaient Georges cruellement. Il était simple, dans ses manières et dans son langage, et il avait parfois le mot drôle, vif et cru, mais la vulgarité lui était odieuse. Pauline, jeune fille, en province, avait une réserve apprise, une sage froideur de demoiselle bien élevée qui simulait la distinction. Maintenant, elle ne se surveillait plus ; elle se révélait plus que banale, un peu commune.

— Quoi, répondait-elle, lorsqu’il lui donnait un conseil timide, veux-tu m’apprendre à parler ? Je suis aussi bien élevée que toi et beaucoup mieux que tes camarades… D’ailleurs, j’ai mes brevets et tu as été refusé à ton bachot !

Vers la fin de l’année, Georges terminait une Symphonie et Pauline accouchait d’un fils. Clarence accueillit ce premier rejeton avec un enthousiasme modéré, car la certitude de revivre dans son enfant le touchait moins que l’espoir de survivre dans son œuvre. La jeune mère fut blessée de cette indifférence et témoigna fort aigrement son chagrin.

— Que veux-tu ? dit Georges… il faut que je m’habitue… Le sentiment paternel n’est pas un instinct… Fais-moi crédit. Je ne suis pas dénaturé. Je l’aimerai plus tard, ce gosse…

La venue de l’enfant, quand les parents ne l’ont pas désiré ensemble, n’est pas toujours un bonheur pour eux. À peine commencent-ils de s’adapter l’un à l’autre, que le nouveau-né absorbe toute la sollicitude et toutes les pensées de la mère. Les époux se sentent rivés par une chaîne avant qu’ils soient véritablement unis. Et c’est aussi une période bien difficile pour la femme qui trouve dans les fatigues et même dans les joies de son état une sorte de béatitude animale et d’apathie intellectuelle. Trop souvent, elle prend une âme de couveuse et relâche son esprit comme sa ceinture. Pauline, fidèle à la tradition des aïeules, sacrifia l’amour à la maternité. Elle-même nourrit le petit Pierre jusqu’à dix-huit mois. Maintenant, elle ne parlait plus du brevet supérieur et du grand concours des Annales, mais du poids variable de l’enfant, des sirops propices à la dentition, du système français comparé au système anglais, maillot ou couche-culotte ! Qu’une amie montrât un nourrisson plus lourd que le sien, elle en pâlissait !

Et elle disait à Georges :

— Jeanne raconte que son bébé pèse dix-neuf livres… trois livres de plus que Pierrot… Hein ! quel mensonge… D’abord, il est bouffi, son fils, il est bouffi !

— Qu’est-ce que ça te fait ? disait Georges.

— D’abord, toi, tu ne t’intéresses pas à ton enfant…

C’était vrai. Georges s’intéressait peu à l’enfant, et de moins en moins il s’intéressait à Pauline. Elle avait cru qu’il suffit de s’épouser pour s’aimer, et qu’après le mariage, on est tranquille, une fois pour toutes… Georges, parce qu’il écrivait des notes blanches et noires sur du papier rayé, ne différait pas, croyait-elle, des gens qui font honnêtement leur métier : commerçants, magistrats, médecins, industriels… Et elle blâmait sa manie de n’être pas « comme les autres ».


La Symphonie, deux Suites d’orchestre, un recueil de mélodies, commencèrent la grande réputation de Georges Clarence, et, quatre ans environ après son mariage, l’Opéra-Comique représenta Sylvabelle, conte féerique, dont il avait écrit la musique et le livret… En quelques jours, ce fut le succès, la réclame monstre des journaux et des magazines, la vogue qui ressemble à la gloire, l’argent vite multiplié qui annonce la fortune. Le portrait de l’auteur fut partout, avec les portraits de sa femme et de ses enfants. Des inconnues lui offrirent leur belle âme et leur personne. Des journalistes l’appelèrent « cher maître ». Pauline, un peu étonnée d’abord, prit avec autorité le rôle « d’épouse du grand homme ». Elle donna congé de l’appartement trop mesquin, déclara son intention de recevoir et de se créer des relations utiles, et, comme Georges n’entendait rien aux affaires, elle s’enquit des meilleurs placements. Cette époque de sa vie devait rester dans la mémoire de Pauline comme un songe de bonheur incomparable, où toutes ses ambitions étaient mieux que réalisées — dépassées ! Et elle ne s’apercevait même pas que Georges était bizarre et triste, qu’il n’allait guère plus au théâtre, et qu’il détournait la conversation dès qu’un admirateur lui parlait de Sylvabelle.

— Cher maître, lui disait-on, vous êtes trop modeste.

Il n’était pas modeste, il était conscient de sa force, très clairvoyant, très sévère pour lui-même, et l’orgueil le sauvait de la vanité. Il jugeait fort exactement le mérite de Sylvabelle, et se comparait au sculpteur, capable de tailler des images héroïques dans un marbre éternel, et qui sourit à la statuette d’argile éclose sous ses doigts comme une fleur. Une jolie chose, oui, mais une petite chose, l’ingénieuse amusette d’un artiste, et rien de plus… Pourquoi donc ce succès démesuré, presque gênant, qui entraînait l’admiration des sots et ruinait peut-être par avance la gloire méritée d’œuvres futures ? Quand des snobs ignorants l’osaient comparer aux grands maîtres de la musique, Clarence avait envie de les gifler, et il pensait, avec une sorte de honte, à la pauvreté de Beethoven, aux défaites de Berlioz…

Déjà, les bons confrères murmuraient que Clarence avait atteint, du premier coup, la perfection de sa manière, ce qui signifiait :

« Il refera peut-être Sylvabelle, mais il ne fera pas mieux. »

Deux ans plus tard, Georges faisait représenter Parisina, un drame lyrique, une œuvre violente, haute en couleur, qui sentait la mort et la volupté, et qui ne ressemblait à aucune musique déjà entendue… Quelques musiciens s’émurent d’admiration fanatique ou d’inquiétude jalouse…

Les uns disaient :

— Ce n’est pas du Berlioz, et cela vaut du Berlioz… Les mêmes défauts, le même génie !…

Et les autres répondaient :

— La violence n’est pas la puissance… Il y a dix mille erreurs dans cette Parisina… Que Clarence s’en tienne donc à Sylvabelle, musique facile, claire, charmante, et vraiment française.

Le public, déçu, suivait les critiques, et réclamait une autre Sylvabhelle, et chez Clarence, Pauline, humiliée par l’échec, répétait le vœu du public :

— Puisque tu as eu du succès dans ce genre, travaille maintenant à coup sûr. Ne lâche pas la proie pour l’ombre. Ménage ta réputation, assure la fortune de notre famille… Tu n’as qu’à vouloir… C’est si simple ! À quoi bon faire de la musique que personne ne comprend !

Ces conseils naïfs et maladroits exaspéraient Clarence… Il avait mesuré depuis longtemps l’erreur de son mariage, mais il s’était dit qu’à tout prendre Pauline était supérieure à la Thérèse de Rousseau, et que l’insignifiance d’une épouse ne devait pas faire obstacle au développement irrésistible du génie ou du talent. « La musique sera ma maîtresse, je n’en veux point d’autres, » avouait-il parfois aux vieux amis qu’étonnait son apparente résignation. Il ajoutait : « Un artiste amoureux est un artiste fichu… » Et lui-même se croyait sincère…

Tant que l’effort créateur accapara son énergie, tant que la chance lui fut favorable, Clarence put croire, en effet, que l’amour de la femme était mort en lui. La chute de Parisina le bouleversa profondément, réveilla ses doutes et un grand besoin de réconfort et de tendresse. Pourquoi sa femme n’était-elle pas son amie ? Hélas ! Georges s’apercevait qu’une compagne affectueuse, irréprochable, dévouée, peut avoir une influence néfaste sur son compagnon. Sans participer à l’œuvre de l’homme, elle crée l’atmosphère morale où cette œuvre doit être conçue et réalisée. Sa médiocrité rapetisse et décolore la vie autour de lui, propose à toutes ses énergies des buts vulgaires. Celui qui croit vivre près d’elle en indifférent subit peu à peu ses suggestions et remplace la recherche désintéressée du beau par l’activité utilitaire.

« Peu importe, pensait Clarence, peu importe à un industriel, à un homme d’affaires, que sa femme soit sensible au succès, au succès seulement… Le succès est le signe de sa valeur professionnelle, et lui-même ne désire que le succès… Mais, pour l’artiste, le succès est une chance heureuse, rien de plus… »

Il se rappelait ses amis d’autrefois ou d’hier, qui s’étaient perdus dans la course au succès. Mariés à des bourgeoises ambitieuses ou à de frivoles mondaines, ils devaient, pour complaire à l’épouse, payer l’hôtel dans un quartier chic, le grand couturier, l’automobile, les réceptions fastueuses. Quand ils se rencontraient, ils ne parlaient que d’argent, de traités, de chicanes avec les directeurs et les éditeurs… Jamais, jamais plus, on ne voyait dans leurs yeux ce reflet de lumière intérieure qui embellit les yeux des jeunes artistes pauvres et inconnus… Les gens « arrivés » n’avaient plus ce brûlant amour de l’art, cet orgueil délicat comme la pudeur féminine, cette probité respectueuse, cette humilité devant les maîtres qui s’accorde si bien avec le désir de les égaler, — tout ce que Georges Clarence gardait encore de sa jeunesse…

Pendant cette crise douloureuse, le divorce spirituel s’acheva entre les époux. Clarence essaya de vivre seul, plus seul qu’autrefois, seul dans sa pensée, seul dans son désir, seul comme Beethoven ou Michel-Ange. Mais il n’appartenait pas à cette race semi-divine qui ne s’allie pas aux filles des hommes et vit, chaste, sur les hauteurs de l’art pur. Bien loin de ces génies solitaires, il était plus loin encore des artistes au cœur simple, de ces vieux musiciens d’Allemagne qu’on imagine dans leur humble maison, au bord d’un fleuve, composant des chorals et des fugues, instruisant leurs élèves, tenant l’orgue, au Münster, tous les dimanches, vénérant les maîtres et craignant Dieu. Clarence aimait, d’un paternel amour, les troubles et fiévreux génies, — l’orageux Weber ; Ghopin aux nerfs de femme ; le pauvre Schumann, qui entendait, dans sa folie, l’appel des Nixes germaniques et le rire de Loreley ; Berlioz, sarcastique et tendre ; Wagner même qui, dans les soirs de Venise, jetait vers Mathilde perdue le sanglot suprême de Tristan. Toujours, dans ces vies glorieuses, la femme apparaissait, incitatrice ou consolatrice… Schumann avait Clara Wieck, Chopin avait George Sand, Berlioz avait aimé, jusque dans la vieillesse, Wagner avait oublié Mathilde Wesendonck pour Cosima de Bulow…

Clarence avait Pauline. Il était seul.

Comment n’eût-il pas cédé aux ordinaires tentations ? Il chercha le plaisir, à défaut de l’amour, parmi les femmes de théâtre et les mondaines ; mais, tout sensuel qu’il fût, la volupté lui laissait un goût de cendre. Il étouffait d’une tendresse inexprimée, inemployée, qui lui gonflait douloureusement le cœur, qui lui montait aux lèvres et aux yeux… Parler, pleurer ?… La niaiserie sentimentale de ses maîtresses lui rendait bientôt, malgré lui, l’orgueilleuse pudeur du silence…


Un imprésario italien qui avait monté Sylvabelle, à Milan et à Rome, voulut monter Parisana. Georges était si dégoûté de son œuvre qu’il refusa, tout d’abord, l’autorisation ; puis, l’ayant accordée, il refusa sa présence. Un de ses camarades, qui était un peu son élève, l’avait aidé à Paris, dans le travail des répétitions. Georges l’envoya en Italie et partit brusquement, pour Madère.

La bonne nouvelle d’un succès vint le surprendre, dans la maison qu’il avait louée, au cœur de l’île, entre les montagnes vertes et les champs d’hortensias roses. La curiosité le saisit, avec l’angoisse, et un retour de passion pour cette Parisina trop chérie et trop méprisée… Un jour d’avril, sans prévenir personne, il débarquait à Naples, et, le soir même, il était à Rome, au théâtre Costanzi.

Clarence n’avait pas eu le loisir de s’habiller. Il arriva au théâtre comme le rideau tombait sur le décor du premier acte. Les applaudissements, qui s’adressaient à sa musique et non à sa personne, le déconcertèrent. Il rougit et s’amusa d’être ainsi troublé. Perdu au dernier rang du parterre, contre les loges, parmi les spectateurs modestes, en veston et en chapeau mou, il recueillit les impressions de ses voisins… C’étaient de petits bourgeois, des employés, passionnés de théâtre.

— Vous êtes Français ? lui disait-on… De Paris ?… Alors, vous êtes allé à l’Opéra ?

— Non.

— Vous ne connaissez pas Clarence ?

— Non.

— Grand génie, monsieur, grand génie !… Un peu difficile, quelquefois, pour nous… mais nous avons entendu tout Wagner, ici, monsieur. Nous ne sommes pas si retardataires qu’on prétend chez vous… Bellini, Donizetti, Verdi !… Grands génies, monsieur, mais nous en avons d’autres.

— Je le sais, monsieur.

— Ce drame de Clarence, quelle belle chose ! Quelle passion !… Vous savez, l’entrée d’Ugo, au commencement : « La… la… la… la… » Quelle passion !… Et l’Alberi !… Vous ne l’avez pas vue encore !… Peccato !… l’Alberi… cette beauté !… ce génie !…

— Est-ce que sa voix est très étendue ?

— Non.

— Très puissante ?

— Non.

— Alors ?

— On ne l’oublie pas, monsieur, quand on l’a entendue… Quand elle a chanté : « La… la… la… la… » Vous savez, ce récitatif ?… pendant la fête ?… Eh non ! vous ne savez pas… Scusi !

Le voisin de Clarence s’en alla fumer dehors, tandis que le musicien, n’osant bouger, gêné par son costume de voyage, écoutait les propos tenus derrière lui, dans une loge, par des femmes décolletées et des hommes en frac. Tout le monde cosmopolite de Rome était venu.

— Elle n’a pas eu de succès à Paris, disait une dame russe.

Un homme âgé, à grosses moustaches, répondit :

— Je ne comprends pas cette musique… Je suis un vieux. Je suis venu pour l’Alberi.

— Vous êtes amoureux ?…

— De loin… J’ai soixante ans.

— Elle est vertueuse ?

— Comme on peut l’être au théâtre… Elle a débuté, en province, si misérablement.

— Née dans le peuple ?

— À Milan… Elle a la beauté milanaise, si fine !

— Vous aimez ses cheveux ?

— Luini les eût aimés… Et ce front renflé aux tempes, cet ovale court, ce sourcil mince, ce coin aigu de la paupière qui s’accorde avec le coin aigu de la bouche…

— Elle n’est pas jolie.

— Elle est belle.

— Ces beautés-là courent les rues à Milan…

Le vieux monsieur s’indignait :

— Les femmes ne savent pas voir une femme…

— Mais elles savent l’écouter… L’Alberi chante comme la Duse joue, avec le cœur. Si j’étais un homme…

— Oh ! ce serait dommage !

— Si j’étais un homme, je ne serais peut-être pas son amant ; mais, si j’étais son amant, je la ferais chanter toutes les fois que je serais tenté par une autre femme, et je serais presque sûr de ne la tromper jamais… Comprenez-vous ?

Tous rirent. Une des femmes demanda :

— Est-ce qu’elle aime, votre Alberi ?… Elle a quelque chose de si triste dans le sourire quand elle se tait…

— Elle n’a pas d’amant… officiel !

— Mais elle a aimé, cette femme-là ! Vous avez vu son visage, son geste, quand elle avoue au fils de son mari : « J’ai peur d’aimer… » Elle avait l’air d’une femme qui a peur… qui se souvient…

— Chut ! chut !… écoutez…

— Le prélude de la scène d’amour…

— C’est si beau !

Le chant des violoncelles couvrit les murmures de la salle, et, pendant que le rideau se levait, Clarence, violemment ému, ferma les yeux… On avait trop parlé de l’Alberi pour qu’il ne s’en fût pas composé une image idéale, pour que la crainte de la désillusion possible ou de la surprise inévitable ne lui fit pas battre le cœur… Il comptait… trois… quatre mesures… et, sans la voir, il l’entendit chanter.

Cette voix !… Dans les profondeurs de l’esprit, dans les limbes où la mélodie flotte, aux premiers instants de la création, Clarence avait entendu cette voix qui était celle de sa pensée musicale… Oui, c’était l’argent clair des notes hautes, la douceur veloutée du médium, le son tragique de notes graves et le timbre même si altéré tout à coup, et si beau, quand l’extase amoureuse devient l’ivresse amoureuse… L’Alberi ne chantait pas un rôle ; elle sembla n’avoir jamais appris cette mélodie qui naissait sur ses lèvres, comme le mode le plus doux de son langage, comme l’expression spontanée d’un sentiment réel. C’était Parisina, marquise d’Esté, jeune femme mariée à un vieillard, éprise du fils de son mari, tendre et sensuelle, et presque ingénue, heureuse avec l’ombre de la mort sur le front… Comme Georges l’avait aimée, naguère, et comme il l’avait faite sienne, à force de l’évoquer ! En écrivant ce prélude du second acte, il l’avait tenue devant les yeux de son âme, telle une maîtresse jamais possédée et qui se livre pour une nuit, une seule nuit… « Chante !… lui disait-il… Aime… demain tu mourras… » Et plus tard, quand il avait dû la tuer, il avait pleuré, de vraies larmes, en se moquant de lui-même…

Il retrouvait, paupières closes, cet état merveilleux d’hallucination qui est l’état de grâce de l’artiste. Il avait oublié le théâtre, le public, — et l’Alberi !… Aux premières répliques du ténor, le mirage se dissipa. Clarence osa regarder la scène.

Il vit le décor moyenâgeux, les costumes déjà fanés, et le bâtard d’Esté, Ugo, pâle et un peu trop gras. Il gesticulait ; il se frappait la poitrine pour attester sa vaillance ; il tendait le jarret, roulant des prunelles et défiant la mort. Clarence exécra ce cabotin dont la voix était belle, pourtant, et qui chantait, avec conscience, sans manquer un dixième de mesure. Il souffrit de le voir, quasi grotesque, si près de la femme agenouillée, la tête entre les mains, la chevelure épandue, le corps noyé dans la pourpre obscure d’une robe couleur de sang séché… Elle découvrit enfin son visage, et, soulevée à demi, les mains tendues vers Ugo, elle le conjura de rester, et promit d’être sienne. Son sein palpitait sous le plissement de la guimpe, dans l’échancrure du velours. Ses cheveux coulaient sur ses tempes à petites ondes légères, presque rousses, et le rubis de la mince ferronnière avivait l’éclat des yeux noirs. L’atmosphère chaude et mystérieuse qui baigne les belles mortes, dans les très anciens tableaux, cette pénombre surnaturelle où rêvent les femmes du Vinci, chaque geste de l’Alberi semblait la créer autour d’elle. Une émanation de beauté, irradiant de son visage, de sa robe, de ses mains, de sa bouche douloureuse, transfigurait, pour un instant, la laideur du décor, la vulgarité du partenaire, — et Clarence revivait le plus poignant des songes.

Alors, il ne vit, il n’écouta plus que cette femme, fermant les yeux quand elle n’était plus en scène, pour ne pas rompre l’enchantement. Quand elle jetait ses cris d’amour, il tressaillait tout entier, comme si son cœur, ses nerfs, eussent répondu à la promesse d’un grand bonheur proche. Il ne percevait même pas les applaudissements et les rappels, et, quand Parisina mourut, il pleura.

Le spectacle terminé, il se trouva dehors, poussé par la foule, et il s’en alla, au hasard, dans la nuit tiède. Voir le directeur, pénétrer dans les loges, se hâter vers la désillusion, gâter cette heure unique dans une vie d’artiste, non ! Il se trouva enfin, sur une petite place solitaire, devant la fontaine de Trevi. La pierre travertine, poreuse et souillée le jour, était purifiée et comme polie sous la lune. Georges, ivre de musique, fiévreux, désaltéra ses sens à la claire musique de l’eau. Puis, superstitieux tout à coup, il se rappela la croyance populaire, et, pour être sûr qu’il reviendrait à Rome, il jeta une pièce d’argent au fond du bassin…

Le lendemain, il se présenta chez l’Alberi. Elle habitait, près du Forum de Trajan, un appartement qu’une duchesse romaine louait tout meublé à des étrangers. Comme Georges tremblait en montant l’escalier de marbre, verdi par l’humidité et gardé par des statues antiques !

Dans le salon immense où les tapisseries tombaient en lambeaux, sous le regard des martyrs convulsés et des madones noircies, elle vint à lui, étonnée, confuse. Que se dirent-ils dans ce premier entretien ? Ni l’un ni l’autre n’en garda aucun souvenir. Ils sentaient que les compliments obligatoires étaient sans importance. Quand Georges disait : « Oui, c’est moi… je suis venu… » ces mots seuls comptaient. Ils répondaient, ces mots, à un si étrange et si véridique pressentiment… Ils signifiaient :

« Je vous ai cherchée longtemps, et vous, n’est-ce pas, vous m’attendiez ? Me voilà… Et c’est une chose merveilleuse qui se prépare à notre insu… »

Il revint encore le lendemain ; et le soir, après le théâtre, il ramena Béatrice chez elle. Ils causèrent, cette fois, plus librement, et, quand il la quitta, la nuit était presque écoulée. Le jour suivant, ils se promenèrent ensemble sous les chênes verts et les pins de la villa Borghèse, et Béatrice, apprivoisée, se laissa entraîner aux confidences.

Ils étaient assis, sur un banc en hémicycle, dans un bosquet d’arbres taillés qui leur versaient une ombre glauque et un parfum rude. Les dernières violettes bleuissaient l’herbe humide. Béatrice parlait et pleurait.

— J’ai été si pauvre, si seule, si malheureuse !

Son grand chapeau noir, sa robe noire, lui donnaient une beauté pathétique. Ses cheveux bruns devenaient roux dans tout ce noir, et sa main nue, traînant sur ses genoux, était une chose fragile, précieuse, que Georges n’osait toucher.

— Je n’ai pas eu de parents. Un vieux musicien d’orchestre m’a enseigné les éléments de mon art, et j’ai débuté, à quinze ans, sur les petites scènes de province… Je ne savais pas chanter… vous comprenez bien ? Je ne savais pas jouer. Je m’embarrassais dans mes jupes de simili-brocart… Et le directeur… Je ne peux pas vous parler de lui, oh ! non… Mais… vous devinez…

— Ne pleurez pas ! disait Georges… Tout cela est loin. Vous êtes une grande artiste. Vous êtes heureuse…

Elle secouait la tête.

— On vous admire.

Elle haussa les épaules.

Il regardait ses cils mouillés, le coin de sa bouche qui tremblait un peu, sa main nue.

Elle murmura :

— Si je perdais ma voix, je ne serais plus rien. Vous-même…

Il s’interrogea, avant de protester, et il sentit, avec une force extraordinaire, que, s’il avait aimé Parisina dans Béatrice, il aimait maintenant Béatrice toute seule. En si peu de jours, un lien s’était formé entre eux, qui n’était plus celui de l’admiration réciproque. L’amour de tête était descendu dans le cœur.

Il répondit :

— Et moi, si je n’avais plus de talent, plus du tout, que serais-je à vos yeux ?… Rien. Et cependant, l’homme vaut l’artiste. Ce qu’il y a en moi de meilleur, voyez-vous, ce n’est pas ma musique… Et la femme que vous êtes est très supérieure, je le sais, à l’admirable cantatrice…

Ils n’en dirent pas davantage cette fois-là. Ce fut la douce période de l’entente secrète, des demi-mots, des faveurs furtives… Et, sans l’avoir prémédité, un soir, ils se donnèrent l’un à l’autre très simplement, et ils comprirent, après, qu’ils n’avaient pas mesuré encore toute leur tendresse.


La saison théâtrale achevée, Georges ne repartit pas. Il s’était réfugié avec Béatrice dans une villa près de Tivoli, une très ancienne villa peinte à fresque, pavée de mosaïque, ornée de rocailles… Un petit jardin, sous la terrasse à double rampe, dominait le ravin du Teverone. Le bruit des cascades couvrait la plainte légère des jets d’eau. Dans les salles fraîches, de beaux meubles montraient leurs formes cintrées, leurs marqueteries de citronnier représentant des fleurs, des paysages, des trophées champêtres. Les rideaux de damas groseille avaient pâli sous les guirlandes de bois doré. Et partout, il y avait des instruments de musique, violons de Crémone, signés de noms illustres, guitares, clavecins, théorbes, violes d’amour…

Georges aurait dû craindre que son imagination ne dupât son cœur. Qu’avait-il aimé, dans Pauline, sinon la poésie du foyer, le secret virginal, la douceur d’un printemps de France ? Qu’aimait-il, à présent, dans l’Alberi ? Était-ce Parisina, était-ce la splendeur triste et la volupté de Rome, était-ce l’Alberi elle-même ? Peut-être se fût-il posé la question s’il avait été, ainsi qu’autrefois, trop sensible à la beauté des choses, mais il n’en recevait que des impressions confuses et demeurait aveugle et stupide, et comme ébloui au dedans… Ce beau jardin, tout d’argent et d’obscure émeraude, avec ses oliviers pâles et ses cyprès, avec ses eaux vives et ses eaux dormantes, ce noble paysage aux lignes sèches, aux fonds précis, Clarence, qui les voyait chaque jour, n’aurait su les décrire. Seul, avec Béatrice, dans une affreuse maison de banlieue parisienne, parmi les terrains pelés et les cheminées d’usine, son bonheur n’eût rien perdu en magnificence et en délicatesse.

Il comptait trente-cinq ans et l’Alberi vingt-neuf. Dans ce plein été de leur jeunesse, ils apportaient l’un à l’autre des âmes mûres, un long passé où rien ne leur était commun. Ils s’appartenaient déjà : ils ne se possédaient pas encore.

Qu’importaient à Georges ces apparences de l’univers dont il eût enchanté ses yeux, naguère ? Que lui importaient la nature, l’histoire et la légende, et le bleu suave des monts, et la Tibur d’Horace, et les splendeurs effritées de la villa d’Esté, et les ruines du palais d’Hadrien ? Il sentait que son amour, créé par l’intuition, durerait par la certitude qui suit l’expérience, et que le rapide aveu, le don imprévu, n’avaient qu’une valeur de symboles. Maintenant commençait la découverte merveilleuse, l’initiation à tous les secrets de la vie intérieure et de la profonde sensibilité physique ; les lentes approches, les prises soudaines de deux esprits et de deux corps qui se cherchent et qui s’adaptent pour la tendresse et la volupté. On ne perd pas en quelques jours l’habitude des pudeurs et des restrictions défensives. La femme surtout se dérobait. Elle conservait un sentiment de surprise et peut-être d’inquiétude, et ne s’expliquait pas quelle irrésistible impulsion l’avait jetée aux bras de Clarence.

La vie de théâtre, les tentations qui assaillent la jeunesse d’une fille pauvre, le spectacle des convoitises et des lâchetés lui avaient enseigné la peur de l’amour et le mépris de l’homme. L’orgueil avait tendu comme un arc cette âme douce, l’Alberi s’estimait très haut, et pourtant elle souffrait d’être inférieure à Clarence par l’éducation et la culture, de parler assez mal français et d’ignorer toutes les choses qu’on apprend dans les pensionnats !

— Je suis une sotte ! Je dois t’ennuyer ? disait-elle à Georges.

Il lui disait, pour la consoler, ce qui était sa pensée véritable : une femme naturellement fine, qui exprime sincèrement des émotions délicates, est mille fois plus intéressante que la demoiselle forte en thème, instruite dans les pensionnats… Et Georges pensait à Pauline qui avait appris sans comprendre tout ce que la simple Béatrice comprenait naturellement sans l’avoir appris.

Rassurée, l’Alberi devint plus expansive : elle osa parler à Georges de son art, qui était leur art, et même elle lui fit, un jour, une critique sévère, en sa naïveté, de Parisina et de Sylvabelle. Comme il l’aimait davantage, en sentant qu’elle avait raison !

Il répondit :

— Ta franchise m’est bienfaisante parce que tu es, dans l’âme, musicienne comme je suis musicien. Il y aura toujours pour moi, dans tes admirations ou tes réserves, des indications utiles. Je n’ai pas d’ami assez sûr ou assez compétent pour que j’en accepte un conseil, et ma femme… je t’ai parlé d’elle… Elle joue, en s’appliquant bien, trois romances, cinq ou six chansonnettes dites modernes et quelques pots-pourris d’opéras… Ah ! je suis bien entouré !… Mais je t’aurai, maintenant, Béatrice, Bice, Monna Bice !

Il aimait bien le diminutif italien cher à Dante et qui fleurit les vers précieux de la Vita Nuova. Et, avec une joie puérile, il s’écriait :

— Tu me conduiras jusqu’au septième ciel, ma Bice ! Et je te verrai toujours, en mes songes, avec une robe verte et un voile couleur de flamme, et sous un nuage de fleurs répandues par les anges de la musique. Sois ma patronne idéale et ma dame de volupté. Je glorifierai ton âme divine et ton corps charmant et j’éterniserai notre belle histoire dans la Symphonie amoureuse.

Béatrice écoutait sans sourire ces discours que Pauline eût traités d’extravagants, et elle s’en trouvait fort honorée.

— Moi aussi, disait-elle, je me rendrai digne de toi. On dira : « l’Alberi » comme on dit « la Duse ».

La fierté de l’artiste éclairait son visage, mais l’instant d’après elle rougissait, honteuse, et riait d’elle-même, et soupirait :

— Non ! Que je sois aimée de toi ! Ce sera ma gloire.

Elle prenait dans ses jolies mains la tête de Clarence et lui baisait longuement les paupières. La câlinerie des mots italiens, mêlée aux baisers, passait comme une onde brûlante des lèvres de la maîtresse au sang et aux nerfs de l’amant :

Gioia mia !… carezza mia !… tenerezza mia ! Ma joie !… ma caresse !… ma tendresse !…

La chambre où ils oubliaient de s’endormir était peinte de grosses guirlandes tout effacées par le temps, et qui étaient, sur le stuc du plafond et des murs, comme des fantômes de roses. Les girandoles éteintes se miraient au lac terni des miroirs de Venise, où de vagues formes gravées représentaient des masques dansants. Par la fenêtre ouverte on apercevait les festons des pampres, les colonnettes de la loggia et plus loin, entre les fuseaux noirs des cyprès, la rotonde brisée du Temple de la Sibylle. Une vapeur laiteuse flottait sur le ravin, et l’orchestre des eaux, cascades et cascatelles, prolongeait un tremolo infini.

Giola !… carezza mia !… tenerezza mia !…

— Béatrice, mon amour !

Le lit, très vaste, était sculpté et doré comme un retable. Il remplissait la chambre d’une somptuosité ardente, un peu théâtrale, avec son dôme et ses tentures que retenaient deux anges païens. Béatrice était bien belle, couchée sur ce lit. Les épingles brillantes de ses cheveux, les bagues brillantes de ses doigts étaient tombées ; ses paupières lasses étaient closes ; mais, entre ses lèvres, ses dents luisaient un peu, et l’ombre pourpre du rideau, flottante à la brise, semblait amoureuse de sa nudité.

Tout imprégné de fraîcheur et de langueur, Georges s’endormait sur le sein de sa maîtresse et le souvenir de leur félicité blanchissait comme une aube dans leur sommeil. C’était une sensation imprécise et délicieuse, qui parfois réveillait Clarence. Il se disait : « Elle est là… » et savourait son bonheur, vite, avant de se rendormir.

Le lendemain, il se levait plus jeune que la veille et chaque jour lui donnait l’enfantin plaisir des vacances… Paris, la « rentrée », il n’y songeait pas. Il oubliait les lettres aussitôt qu’il les avait lues, et il évitait d’y répondre.

Travailler ?… Il n’avait aucun désir actuel de travailler, mais l’heure n’était plus lointaine où mille voix chanteraient en lui, mille voix qui animeraient bientôt le peuple docile des harpes et des violons. La Symphonie amoureuse, l’hymne à Béatrice, il l’avait conçue pendant les nuits de tendresse et de caresses, comme la femme conçoit l’enfant de son amour.


Et le temps de la séparation arriva.

Ni Georges ni Béatrice n’étaient inquiets de l’avenir. Ils avaient cet optimisme du bonheur qui ne veut pas voir les obstacles. L’idée d’une rupture, l’idée même de l’intervention d’un tiers, n’effleurait pas leur esprit.

Georges disait :

— Tu viendras à Paris : tu étudieras bien le français et, quand on reprendra Sylvabelle à l’Opéra-Comique, je te ferai engager pour un an. Après tes succès de Milan et de Rome, ce sera facile.

Elle répondit :

— Comme tu voudras.

— Pour le reste, ne t’en inquiète jamais. N’en parle même pas. Aie confiance. S’il y a des difficultés, elles seront d’ordre matériel. Ne crois pas que je vais briser un cœur tendre et dévaster une vie… Si cela était, tu me verrais non moins résolu, mais plus triste, car je ne suis pas méchant. Je t’assure que, moralement, je suis libre.

Béatrice n’insista pas. Elle eût souffert, elle aussi, du chagrin sincère d’une autre femme, d’une autre amoureuse, dont elle eût respecté le sentiment. Mais elle devinait que madame Clarence n’était pas une amoureuse, un être de faiblesse et de tendresse. L’image de cette personne positive, robuste et froide, ne lui inspirait, par avance, aucune jalousie et aucun remords. Quant à la morale offensée, Béatrice n’y pensait guère : elle avait un cœur facile à la pitié, des instincts bons et droits, mais élevée hors de la famille, dans un monde aventureux, elle ne soupçonnait pas la force des principes moraux, l’existence même des préjugés et des contraintes sociales.

Et Georges, malgré son origine bourgeoise et son éducation, n’était guère moins anarchiste qu’elle. Les problèmes philosophiques ne le tourmentaient pas, et les raisons sentimentales agissaient presque seules sur sa conscience. Faire le mal, pour lui, c’était « faire du mal ». Il ne croyait pas qu’en aimant Béatrice, il fit du mal à Pauline dont il n’était pas aimé. Pitoyable à la blessure du cœur, il avait peu de compassion pour la blessure de l’amour-propre.

— Si les choses ne s’arrangent pas, nous divorcerons. C’est bien simple. Je laisserai à Pauline la fortune et les enfants. Ils sont à elle plus qu’à moi. Nous referons notre vie.

Ses enfants ! il les aimait bien ; mais, éloigné d’eux depuis cinq mois, il n’était pas torturé par la nostalgie de leur présence. Les sentiments familiaux, nés de l’habitude, et nullement essentiels à son cœur, s’étaient affaiblis. C’est que Georges Clarence n’était pas de la race des époux et des pères. Il avait cru que le mariage et la paternité n’exigeaient pas une vocation spéciale, que tous les hommes en ont l’aptitude dès qu’ils en ont le désir. C’est une erreur assez commune, et fort excusable chez les êtres jeunes, que leurs parents et amis poussent au mariage, les yeux fermés. On admet, au nom de l’hygiène, que le même régime alimentaire et le même climat ne conviennent pas à tout le monde ; mais, au nom de la morale, on impose à tout le monde le même régime sentimental.

On a beaucoup raillé les « bourgeois » qui refusent leurs filles à des artistes et qui les donnent à des notaires. Ces bonnes gens n’ont pas tort. Ils devinent qu’une fille, élevée par eux, est plus propre au bonheur d’un notaire qu’à celui d’un artiste. Le mariage est fait pour la majorité des hommes ; plus l’artiste est artiste, plus il devient un être d’exception. Il appartient à la minorité des réfractaires et des libertaires, et, dans cette minorité, il doit chercher sa compagne. S’il ne la rencontre pas, et qu’il ne sache point vivre seul, si les joies de la création ne contentent que son cerveau et non pas sa sensibilité frémissante, il réclamera l’ordinaire bonheur des autres hommes, et à peine le possédera-t-il qu’il en découvrira la médiocrité. Il aura trahi l’idéal — pour rien — et l’idéal a des revanches !

Il est vrai que le bonheur est dans l’accomplissement du devoir, mais le devoir de tout homme n’est-il pas de remplir son destin ? Et comment remplir son destin, si par indolence ou lâcheté on se refuse à le connaître ?


Georges revint à Paris. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait dire et faire. Résolu à garder Béatrice, il ne voulait pas l’imposer à Pauline, et il croyait que le divorce serait préférable à tous les compromis.

Il trouva sa femme bien portante, un peu alourdie, installée dans sa quiétude comme dans un bon fauteuil. Tout, dans la maison, avait un air paisible et définitif. L’emploi des heures était réglé d’avance. Les domestiques étaient mieux stylés qu’en Angleterre ; les enfants mêmes, malgré leur âge, étaient si bien élevés qu’ils avaient déjà la banalité des grandes personnes.

Alors Clarence sentit le poids et la résistance de cet édifice du ménage, de tous ces sentiments, devoirs et intérêts qui faisaient bloc et ne seraient pas faciles à disjoindre. Puis, à de vagues indices, il s’aperçut que Pauline soupçonnait sa liaison. Elle ne demandait aucun éclaircissement et ne semblait pas inquiète ou irritée. Elle avait toujours méprisé les « cabotines », et, parce qu’elle estimait Georges, elle le croyait incapable d’un sérieux attachement pour l’une de ces femmes qu’elle se représentait d’une manière crue et simpliste, comme un monstre de vénalité et de luxure. Les peintres ont des « béguins » pour les modèles, les compositeurs s’amourachent de cantatrices, et ce sont là des choses sans importance, des accidents professionnels que l’épouse légitime doit ignorer.

Quand Béatrice Alberi fut engagée à l’Opéra-Comique, madame Clarence témoigna un peu plus d’inquiétude et de curiosité. Elle assista, dans une loge, à la reprise de Sylvabelle, et les propos de ses voisins lui apprirent que la chanteuse voulait se fixer à Paris et qu’elle avait acheté un hôtel rue Raynouard.

— C’est monsieur Clarence qui a déniché cet hôtel, une petite merveille !

Pauline eut la coquetterie de sourire :

— Mais oui… il m’en a parlé…

Elle déclara que l’Alberi était assez agréable, « un peu surfaite », et qu’elle ne fournirait pas une longue carrière à Paris. Et jamais plus elle ne parla de Béatrice.

Les jours passaient, Clarence et Béatrice s’étaient repris, plus ardemment. Il travaillait à la Symphonie amoureuse. Elle vivait loin des importuns, toute à son art et à sa passion. L’étude, la lecture, les répétitions, quelques promenades, occupaient les heures qu’elle ne donnait pas à Clarence.

Alors, Pauline s’émut réellement. Elle n’était pas nerveuse et savait se dominer, et elle n’avait pas envie de compromettre par des « gaffes » la tranquillité du logis. Elle aimait Georges, à sa manière, parce qu’il était son mari, et qu’elle croyait à la valeur absolue du contrat conjugal. L’idée de rompre ce contrat, même par vengeance, en appliquant à l’infidèle la loi du talion, n’entrait pas dans son cerveau. Le divorce offensait son instinct de propriété, et elle fût redevenue catholique pratiquante pour fortifier ses raisons de n’y jamais consentir. Elle fit comprendre à Georges, par des allusions discrètes, qu’elle n’était pas dupe et qu’elle n’entendait pas être dépouillée de son bien. Quoi qu’il fît, elle resterait madame Clarence.

Souffrit-elle dans son cœur et dans sa chair ? Se résigna-t-elle à ne pas livrer un combat dont l’issue n’était pas douteuse ? Fut-elle très forte ou très lâche ? Clarence n’en sut rien ou presque rien. Il vivait près d’elle dans une atmosphère orageuse où l’orage n’éclatait jamais, où la colère et la douleur se transposaient en vaines querelles et en reproches puérils. Georges provoquait l’explication qui eût soulagé son cœur et sa conscience, mais Pauline l’évitait obstinément. Elle ne voulait pas accueillir un aveu qui eût bouleversé toute leur vie.

Clarence allait chez l’Alberi, user sa fièvre, respirer… Il se sentait faible et misérable — odieux, peut-être — peut-être digne de pitié. Pourquoi n’avait-il pas le courage de dire à Pauline :

— J’aime une autre femme. Rends-moi libre, puisque nous sommes malheureux ensemble.

Il pressentait la réponse de Pauline :

— Tu aimes une autre femme ? Est-ce que cela supprime tes promesses, tes devoirs et tes responsabilités ? Quel grief as-tu contre moi ? Tu m’as prise, tu dois me garder, sinon tu es un malhonnête homme… J’ai administré la fortune que tu as gagnée ; j’ai gouverné la maison que tu as construite. Le divorce m’ôterait le privilège que j’ai bien mérité, de partager ta gloire et ta situation mondaine.

Sans doute, elle dirait ces choses autrement ; elle étalerait son désespoir ; elle pleurerait… Scène tragique et stérile, qui ne changerait pas leurs sentiments ni leurs décisions. Pauline avait raison de préférer l’entente tacite. Peut-être, un jour, ils se pardonneraient leurs sacrifices réciproques, et leur ménage ressemblerait à tant d’autres ménages parisiens où la franche camaraderie, l’amitié, le dévouement même survivent au divorce secret…

Neuf ans avaient passé sur ce drame intime.


V


— Remonte chez toi, Georges, et ne te tourmente plus. Je suis certaine que tu auras de bonnes nouvelles. Dès que le courrier arrivera, je te l’enverrai.

— J’y compte. Merci, Pauline.

Restée seule, madame Clarence ferma son bureau, remit ses clefs dans sa poche, et, descendant l’escalier de la terrasse, fit un signe d’appel au jardinier.

— L’élagueur est venu ?

— Non, madame.

— Les Limousins ne sont jamais pressés. Il faut décider pourtant si nous taillerons les charmilles. Voyez vous-même, Gineste, les branches ont poussé de travers. C’est fort vilain…

Elle s’avança sous les tilleuls qui formaient une petite avenue, de chaque côté d’un long tapis vert, jusqu’à la grille. Les beaux arbres, tout humides de l’averse nocturne, et tout pénétrés de lumière, laissaient tomber sur ses épaules des gouttes brillantes et des taches de soleil. Deux bancs de pierre, fendus par les gelées, gardaient de minuscules flaques d’eau qui reflétaient le bleu du ciel et la rousseur des frondaisons. Devant le château, les plates-bandes étalaient les pourpres bruns, les ocres, les violets rougissants, les ors rouilles des chrysanthèmes.

Madame Clarence, relevant d’une main son peignoir, respirait dans l’air la douceur de vivre. Il ne lui restait aucune amertume de la conversation récente, qui avait remué en elle bien des souvenirs. Au contraire : son âme était comme allégée par un espoir indéfinissable…

— Y a-t-il donc quelque chose entre eux ?… Une querelle ? Un malentendu ?… Pourquoi n’écrit-elle pas ?… Commencerait-elle à se détacher ?… Après neuf ans !… Eh bien, ce serait dans l’ordre naturel des choses… Georges aura beaucoup de chagrin… Oui… Mais il n’en mourra pas… Et je lui ferai la vie si douce, si douce…

Elle était tout contre la grille, et, plongée dans sa méditation, elle oubliait de retourner sur ses pas. Et, comme elle levait les yeux, elle vit le facteur devant elle.

Alors, tandis que l’homme tirait, de sa lourde sacoche, des lettres et un journal, madame Clarence soupira de regret vague. Elle avait reconnu l’enveloppe bleue, que Georges attendait, là-bas, avec un frémissement de tout son être. Cette écriture fine, aux longs jambages, Pauline la regardait comme elle eût regardé un portrait de la rivale… Et il lui sembla que le jour automnal, si tiède, si doré, déclinait tout à coup vers le crépuscule…

— Comme vous êtes en retard, facteur !… Nous nous plaindrons…

L’homme s’excusait, mais Pauline ne l’écoutait pas. Elle revenait au château, lentement, tenant le journal et les lettres. Son peignoir traînait. Une goutte d’eau s’écrasa sur sa chevelure…

Elle pensait à la déception qui suivait d’autres déceptions. Tant de fois, elle avait fait ce rêve de reconquérir Georges vieillissant…

Elle ouvrit les deux enveloppes qui portaient son adresse, et parcourut, sans attention, deux lettres d’amies. Puis elle rompit la bande du journal et le déplia, tout en marchant. Le vent, comme par malice, agitait la double page imprimée.

Le jardinier qui ratissait, avec un grand zèle, les feuilles sèches mêlées aux graviers, jetait des coups d’œil sournois vers la « patronne ». Il vit qu’elle restait plantée sur ses pieds, un moment, et puis qu’elle s’en allait, d’un drôle d’air, jusqu’au banc, où elle s’assit sans prendre garde aux feuilles et aux flaques d’eau… Elle passait sa main sur ses yeux, comme une personne éblouie… Gineste n’osa s’approcher d’elle. Quand elle se remit à lire, il se remit à ratisser.

Pauline n’avait pas crié, en découvrant la manchette du journal, mais elle avait tremblé, de la tête aux pieds, et toute la force de ses genoux avait fondu. Assise, elle essayait de retrouver la page, la ligne… Les battements de son cœur l’assourdissaient.

« Incendie du Nouvel-Opéra de Budapest. Trois cents victimes… Béatrice Alberi parmi les morts. »

Le soleil montait ; ses rayons, à travers les tilleuls, touchaient l’épaule et la joue de Pauline Clarence. Ranimée par la caresse tiède, elle balbutia :

— Mon Dieu !… Mon Dieu !…

Elle était comme au bord d’un trou, profond, noir, fascinant, et, sans souffrir, elle sentait, dans toutes les fibres de son corps, la répercussion d’un choc terrible… Et peu à peu, l’idée confuse se réalisa en images… le théâtre en feu… les couloirs pleins de fumée, l’électricité qui s’éteint, les cris, l’épouvantable enchevêtrement des fuyards, le ciel rouge… Au cœur du brasier, une femme dont la robe brûle, dont les cheveux brûlent, sanglote, hurle vainement :

— Georges !… Georges !…

C’était l’avant-veille, à neuf heures exactement. Georges était assis avec sa femme et ses enfants, sur la terrasse. Germaine avait dit :

— Père, apprends-moi le nom des étoiles…

Pauline revoyait son mari, près de la petite table en jonc tressé où veillait une lampe de jardin. Paisible, la cigarette aux lèvres, il désignait du doigt le ciel constellé… Arcturus, Cassiopée, Vega… L’abat-jour de soie rouge épandait dans l’ombre un reflet de feu… Et à cette heure même…

« Le malheureux !… pensait Pauline, quand il saura… »

Comme il allait souffrir !… Quel châtiment pour lui, et pour elle !… La pitié de Pauline s’étendait jusqu’à la morte, — qui n’était plus l’ennemie… Puis, reprenant le journal, elle relisait l’histoire de la catastrophe… Il était question d’un court-circuit, d’un décor enflammé tombant des cintres, du rideau de fer qui n’avait pas fonctionné… Presque tous les artistes de la troupe comptaient parmi les victimes. L’Alberi n’avait pu quitter la scène. On l’avait retrouvée, sous un amas de poutres noircies et de ferrailles disloquées, — retrouvée, non reconnue… car il ne restait d’elle qu’un petit tas d’os calcinés, des bijoux tordus par les flammes, et un soulier de toile d’argent, demeuré intact…

Le jardinier s’éloigna ; madame Clarence revint vers le château. Elle roulait entre ses mains le journal, réduit en un petit paquet qu’elle fit disparaître dans sa poche… Les paupières humides, le sein gonflé de soupirs, elle regardait le beau parc ensoleillé, les massifs de pourpre et de rouille, les hautes frondaisons éclaircies par des coups de brise, et le bonheur d’exister, de respirer, de voir, d’entendre, se mêlait en elle à la peur de mourir, un jour… Quand elle franchit le seuil du salon, l’ordre et la paix des choses l’étonnèrent. Rien n’était modifié dans le cadre de sa vie, mais sa vie avait changé, en quelques minutes, par une brève décision du sort. Elle allait être seule, en face de Georges, comme aux temps lointains… Il n’aurait plus qu’elle à aimer… Il pleurerait près d’elle…


VI


Le blanc des murs peints à la chaux, le soleil aux vitres des mansardes, la chaleur accrue sous la charpente du toit, éblouirent madame Clarence quand elle entra dans l’atelier.

C’était une pièce tout en largeur, immense, pareille au réfectoire d’un couvent. Pas d’autres meubles qu’une table, un pupitre, un piano, quelques chaises, deux bibliothèques de sapin, et un vieux divan de cuir verdâtre, où Georges, depuis plus de vingt ans, s’étendait pour la sieste ou la rêverie. Aucun tableau n’égayait l’uniforme pâleur des grands murs ; rien ne divertissait le regard et la pensée. Mais seulement, en face du pupitre, au-dessus du vieux divan, le compositeur avait placé un triptyque italien du xiie siècle, dont le motif central disparu était remplacé par un beau portrait de femme… Les volets du triptyque, toujours fermés, en l’absence de Georges, étaient rabattus par lui, chaque matin, et découvraient, entre les scènes effacées de l’Annonciation et de la Mise au tombeau, le pâle et souriant visage de Celle qui régnait en ce lieu comme la madone de la Musique…

Georges, debout à son pupitre, eut un cri joyeux :

— Enfin !… Ce n’est pas trop tôt !

— Georges…

— Donne !… Mais donne donc !…

Pauline s’était arrêtée… Quoi ?… Que voulait-il ?… Elle ne comprenait pas, oubliant le paquet de lettres qu’elle avait gardées à la main, dans son trouble, inquiète seulement de dissimuler le journal… Mais Clarence ne remarquait pas le visage altéré de sa femme, le tremblement des doigts glacés… Il ne voyait que les lettres, — la lettre…

D’un geste brusque, il les prit :

— Tiens, celle-ci, c’est pour toi… et celle-ci encore… Elles sont décachetées… Tu les as lues ?… Rien de nouveau ?… Tant mieux…

Et vite, il s’en allait, près de la fenêtre, dans l’ardeur et la clarté de midi ; vite, il dépliait les feuillets minces, et la chère écriture le faisait pâlir, tout à coup, comme une caresse trop aiguë, comme un baiser trop appuyé. Le soleil et les paroles amoureuses l’enveloppaient d’une même volupté chaude qui s’insinuait dans ses veines, dans son âme… Il avait pu douter ?… Il avait pu souffrir d’un autre mal que du grand mal de l’absence ?… Il riait de lui-même, à présent : « Suis-je bête, mon Dieu !… Suis-je bête !… Tout comme aux premiers temps… Je n’ai pas changé !… Béatrice chérie !… très chérie !… » Il lisait… Un mot, parfois, entre autres, lui donnait un choc léger, voluptueux, au creux de la poitrine ; ses yeux se troublaient ; il serrait la feuille frêle entre ses doigts ; il en respirait l’arôme, — et la certitude toujours nouvelle d’être aimé, l’attendrissait doucement, doucement, jusqu’aux pleurs…

« … Dix jours encore… Tu me retrouveras aussi tendre, aussi passionnée de toi que dans notre chambre de Tivoli, — moins jeune, hélas ! peut-être moins belle, mais toujours plus amoureuse… »

Assise sur le divan, madame Clarence regardait Georges, debout, à contre-jour, devant la fenêtre lumineuse. Elle devinait l’éclat des yeux baissés, le sourire orgueilleux de la bouche… L’homme fatigué, vieilli, lui apparaissait soudain transfiguré par le bonheur, et jeune, — vraiment jeune… « Mon Dieu ! pensait-elle, je n’aurais pas dû lui laisser lire cette lettre. J’aurais dû profiter de son inquiétude pour le préparer… Le coup, maintenant, sera plus imprévu, plus cruel… » Et, en même temps, elle souhaitait prolonger ces minutes — les dernières — où Béatrice Alberi vivait encore, puisque Georges la croyait vivante, où l’illusion du bonheur remplaçait le bonheur…

« … Que j’aurai de choses à te raconter !… Mais, crois-tu, vraiment, que je pourrai te raconter quelque chose ? Je serai, comme les autres fois, muette, tremblante, prête à pleurer de plaisir… Ah ! Georges ! mon Georges ! je suis toujours la même femme qui te disait : « Sois grand, sois glorieux !… » Mais je sens que la gloire n’est rien, au prix de l’amour… »

— Georges !

Clarence n’entendit pas…

— Georges ! Écoute !…

Il lisait : « … Je t’aime, je t’aime. Seule, ce soir, après le théâtre, dans cette chambre d’hôtel où, malgré moi, je crois t’attendre, je me rappelle notre longue tendresse et le passé me rend confiante en l’avenir. Il me semble, ô mon ami aimé, que toutes les épreuves sont finies pour nous, et qu’aucun mal ne peut plus nous atteindre, qu’à force de nous aimer, nous ne vieillirons pas, que nous ne mourrons jamais… C’est un enfantillage, dont tu riras, mais crois-tu… »

— Georges !

— Tu m’as parlé ? dit Clarence, sans tourner la tête.

Pauline se tut. Renversée contre le dossier du divan, elle se tordait les mains, dans les affres de cette attente… « Non, pensait-elle, je ne pourrai pas lui parler… lui dire cette horrible chose… Le malheureux !… Il est rassuré, confiant, si égoïste dans sa joie qu’il oublie ma présence… Il ne songe plus qu’à cette lettre… et il ne sait pas que c’est la dernière… Sa Béatrice n’écrira plus jamais… Il touche avec délices ce papier qu’elle a touché ; il croit l’entendre, et la voir… Et là-bas, on ramasse les débris de ce qui fut Elle… » Cette évocation hideuse fit tressaillir madame Clarence… « Ah ! qu’il lise et relise en paix !… qu’il sache la vérité le plus tard possible !… » se dit-elle, en regardant son mari comme elle eût regardé un malade inconscient de son mal. Et elle se rappelait toutes les péripéties de ce long amour dont elle avait été la victime, dont elle avait si cruellement éprouvé la force et la fidélité. Cent fois, elle l’avait maudit, cet amour, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle nommait « une servitude physique, un dévergondage de l’imagination… » Pourquoi lui semblait-il si beau, maintenant qu’il entrait dans l’ombre éternelle et qu’il devenait le Passé ? Il empruntait une majesté inconnue à la majesté de la mort. Il échappait aux jugements humains. Pauline se reprit à penser : « Ils se sont aimés jusqu’à la fin, sans lassitude… Comme ils ont dû être heureux !… » L’idée de ce bonheur, de cet injuste bonheur, la laissait sans colère… C’était bien fini !… Après la violente douleur, l’oubli viendrait, car les sentiments meurent avec ceux qui les inspirèrent, et c’est dans les livres des poètes que la morte continue de posséder le vivant… « Allons ! se dit Pauline, c’est mon tour… Je vais consoler Georges… doucement… lentement… et le reprendre… »

Une cloche tinta… Des rires enfantins montèrent… Alors, Clarence, comme un dormeur mal éveillé, se détourna, et d’une voix molle :

— Viens-tu, Pauline ?… On va déjeuner…

Il plaçait la lettre dans la poche intérieure de son veston. Ses tempes, humides de sueur, brillaient ; ses cheveux gris étaient pleins de lumière, et l’immortelle jeunesse de l’amour rayonnait sur son visage coloré par l’afflux du sang. Pauline le vit, à cette seconde, tel qu’elle ne devait plus le revoir jamais, car presque aussitôt la flamme de ses yeux s’amortit, et, contrarié, comme un homme pris en faute :

— Eh bien, fit-il, qu’as-tu ?… Es-tu fâchée ?… Parce que j’ai lu, au lieu de causer, de répondre ?… J’étais impatient, tu le savais bien…

Il s’excusait ; madame Clarence secoua la tête :

— Non… Tu te trompes… Ce n’est pas…

— Alors quoi ?… Un ennui ?… Une mauvaise nouvelle ?… Ta cousine Jeanne est malade ?… Les enfants ont fait quelque sottise ?… Tu es en proie à la férocité des fournisseurs ?… Ma pauvre Pauline !…

Il souriait, condescendant. Et tout à coup :

— Tu me conteras cela en déjeunant. Je meurs de faim…

— Non, Georges… Reste !… Viens près de moi… Il le faut… Je t’assure… Nous descendrons tout à l’heure… Mais… je ne suis pas bien…

— C’est vrai… Tu es livide !… Et moi qui ne voyais rien !… Pauline, tu souffres !… Tu souffres vraiment ? Je vais appeler… Non !… Tu ne veux pas ?…

— Ne t’inquiète pas de moi, je t’en prie, dit-elle… Viens… là… Que je te sente tout proche… Écoute… Tu m’aimes un peu, n’est-ce pas ?… Tu crois que je suis ton amie ?… Tu viendrais vers moi, si tu avais du chagrin, et si tu étais seul… tout seul… J’ai besoin que tu me rassures, Georges…

— Pourquoi ?… Que crains-tu ?… Comme tu es nerveuse, Pauline !… Mais oui, tu es mon amie…

— Tu crois que je saurais te consoler ?

— Bien sûr… Mais j’espère que je n’aurai pas besoin de consolations… Tu sais, je n’aime pas souffrir, pas du tout…

— Chacun doit souffrir… Chacun a sa part de peines… On n’évite pas la douleur… ni la mort…

— Tu es bien sentencieuse, aujourd’hui !… Je ne te reconnais plus !… Tu parles comme l’Ecclésiaste !… Cela me change de tes plaintes à propos du boucher qui n’est pas venu, le misérable ! … Allons ! ris !… Tu n’es pas bien malade ! Et quant à la mort… pensons-y quelquefois, n’en parlons jamais. C’est la sagesse…

— Elle est pourtant tout près de nous, dit Pauline d’une voix étouffée… et si tu crois aux pressentiments…

— Tu es folle, ma pauvre femme !…

Madame Clarence le regarda avec pitié. Il était partagé entre la compassion et l’agacement, et jamais ces pressentiments funèbres n’avaient été plus loin de son âme…

— Il y a des jours — dit-elle, en mettant son bras autour des épaules de son mari — il y a des jours où j’ai des idées tristes, des idées… qui dépassent un peu mon esprit… que je ne sais pas expliquer… C’est comme une terreur qui me prend… surtout quand tu es en voyage, ou quand je suis loin de mes enfants… Je me dis : « Je suis là… tranquille… confiante… j’ai de bonnes nouvelles… ils m’ont écrit hier soir… Ils vont bien… Mais depuis hier soir, qu’est-il arrivé ? En ce moment même, peut-être… » Et mon cœur se serre…

— Moi aussi, quelquefois, dit Clarence devenu pensif… J’ai eu de ces folles idées… des nuits entières… Quelle douloureuse hantise !… On souffre, par avance, comme si… Mais pourquoi parler de cela ? Ce trouble est malsain… Pauline !

Il frissonna :

— Pauline ! viens !… C’est stupide de divaguer comme ça… Ne me donne pas d’idées noires ! Je ne pourrai pas travailler si tu me suggestionnes… Quoi ?… C’est sérieux ?… Il y a quelque chose ?… Alors, parle… Dépêche-toi !… Tu me fais peur… Ces lettres que tu as reçues, que je n’ai pas voulu lire…

— Ah ! Georges !… Je te vois si insouciant !… Tout à l’heure, pendant que tu lisais… je pensais… tiens !… à tous ces gens dont on voit les noms dans les journaux, qui sont tués ou blessés, en automobile, en chemin de fer… le jour même où leurs amis reçoivent des lettres joyeuses… Je pensais à cela, parce que…

Georges Clarence cria :

— Pauline !…

Et comme un fou :

— Parle !… Que sais-tu ?… Tu sais quelque chose !… Une dépêche… à mon insu… Un malheur…

— Georges !… Aie du courage…

— La dépêche !… Je la veux !… Il n’y en a pas ?… Alors… quoi donc ?… Comment saurais-tu ?… Le journal… C’est ça !… Le journal… Mais donne-le donc !… parle donc !… Ne me torture pas ainsi… C’est elle, n’est-ce pas ?… Un accident… Elle est blessée…

Pauline étreignit l’infortuné :

— Hier soir… le théâtre… Un incendie… Ah ! Georges, pleure, pleure avec moi. Je veux ma part de ta souffrance…

Clarence, d’un mouvement sauvage, dénoua les bras crispés autour de lui… Le journal qui dépassait la poche du peignoir attira ses yeux. Il le saisit, le déchira presque en le dépliant, malgré les supplications de Pauline…

… Un brouillard emplit ses paupières, entre dans sa tête, et tourbillonne, tourbillonne, avec la pensée qui ne peut pas se réaliser en douleur… Clarence ne souffre pas, pas encore… La contraction d’un cri affreux lui serre la gorge, et le cri, retenu, le déchire en dedans… Il est comme les misérables, pris sous un wagon, que la stupeur de la catastrophe anesthésie, et qui, presque vidés de sang, les membres disloqués, s’étonnent de ne rien sentir… La femme, cramponnée à lui, s’épouvante :

— Oh ! pleure !… essaye de pleurer !… Ne regarde pas comme ça…

Il fait un geste négatif… Il ne peut pas parler… Qu’on le laisse, qu’on le laisse !…


En bas, la cloche tinte gaiement… Des pas dans l’escalier… Pauline se précipite, jette un mot par la porte entr’ouverte : « Non !… plus tard… que personne ne monte… » Et elle revint vers le divan… Elle marche sur le journal tombé… Clarence, étendu, la face contre le cuir, le bras déployé, est immobile comme un mort. À peine, par moment, un frisson secoue ses épaules… Il pense, comme en rêve : « Je vais mourir… tout à l’heure… Je pourrai bouger, sortir d’ici… Alors, je mourrai… Il faut que je meure… » Une main timide touche son front ; un corps prosterné s’incline et pèse sur son épaule ; une voix tremblée qui semble lointaine, lointaine, murmure heureusement : « Georges !… » Il se raidit ; il s’enfonce dans la torpeur, pour ne pas remuer, et répondre, et tout à coup comprendre !… Et cela dure une éternité…

Mais la femme ne se lasse pas… Ses prières éveillent la conscience, font vibrer les nerfs paralysés… Et la douleur vient !… Elle vient comme une vague intérieure dont le choc effroyable ébranle l’homme étendu, et le cri s’arrache de la poitrine de Clarence, plainte inarticulée, animale, qui ne ressemble pas au sanglot humain.

Le soleil a quitté le mur blanc, il touche le pupitre près de la fenêtre, il s’attarde dans la pâleur du rideau et soudain il n’est plus là… Alors, Clarence ouvre les yeux.

L’accès convulsif l’a brisé. Il ne pleure pas encore ; mais il n’a plus la force du gémissement et de l’appel. Face blême et ravinée, sous les cheveux grisonnants, il s’apaise. Son agonie va finir. Il sait bien qu’il ne peut plus vivre !… L’ombre crépusculaire lui est douce comme l’ombre prochaine de la mort… Il songe :

« Bientôt… bientôt, mon aimée !… Patience !… Je vais à toi… »

Mais, dans les demi-ténèbres, une voix murmure, mouillée de larmes, une pauvre voix qui se fait humble :

« Les enfants, Georges, pense aux enfants !… Pense à moi… J’ai tout supporté pour que tu sois heureux avec elle… Le bonheur passé te laisse un devoir envers nous qui te l’avons permis… Il faut que tu vives, Georges… Nous ne gênerons pas ton deuil ; nous respecterons ta peine… Mais, pour nous, tu vivras… Elle l’aurait voulu ainsi… Elle t’aurait commandé de vivre… »

Il presse la main qui cherche sa main. Il ne répond pas.

Qui donc, femme ou enfants, pourrait le forcer à vivre !


VII


— De la lumière, vite ! Et l’Indicateur des chemins de fer… Il y a un train pour Paris dans la soirée…

Dans l’ombre accrue, madame Clarence se lève et va vers la cheminée, qu’elle voit à peine, qu’elle effleure d’un geste tâtonnant… Les allumettes… la petite lampe… L’abat-jour de soie verte rabat la lumière, en rond, sur le plancher…

Georges, effondré, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, parle comme dans un cauchemar.

Tous deux ont perdu la notion du temps écoulé… Ils n’ont pas mangé ; et la fièvre de l’extrême fatigue les soutient encore, les empêche de défaillir.

— Georges, dit Pauline, peux-tu descendre ?… Nous trouverons en bas ce qu’il te faut…

Clarence se lève, tout chancelant. Elle le précède, portant la lampe, et dans l’escalier, inquiète, elle murmure :

— Appuie-toi sur moi… Prends garde…

Il lui semble qu’elle ramène un malade… Elle baisse la voix pour lui parler ; et sans doute, derrière les murailles de la maison obscure et silencieuse, les enfants aussi, et les domestiques, s’entretiennent tout bas de ce malheur mystérieux qui a passé…

— Viens par ici. Dans ma chambre… Là… Je vais chercher ce que tu désires. Et je reviens tout de suite, tu sais !…

Elle le retrouve, assis dans un fauteuil, le regard vague… La lampe, posée tout près de lui, éclaire les reliefs et les méplats de sa figure qui parait maigrie affreusement, et vieille, vieille !…

— Tu veux partir, mon ami ?

— Ce soir…

— Il faut prendre des forces… Voici du vin d’Espagne, des biscuits… Préfères-tu ?…

— Rien… ôte tout ça… L’Indicateur ?

— C’est que… J’ai regardé… En partant ce soir, tu n’auras pas la correspondance avec le rapide de Toulouse… Il faudra coucher à Brive… Tu ne peux pas…

— Je partirai…

— Demain matin… Attends demain matin, je t’en prie… Tu prendras de l’éther pour dormir… Je serai moins inquiète… Vois ! Il y a un train à six heures… Je te réveillerai moi-même… Tu serais à Paris le soir, à Budapest après-demain…

Clarence répète :

— Après-demain !… Tu es sûre ?… Mais c’est impossible, Pauline !… Je ne peux pas arriver là-bas si tard… Il faut… il faut trouver un moyen… Si par Clermont je pouvais gagner quelques heures !… Non, donne, je verrai moi-même…

Il feuillette l’Indicateur, mais sa vue est brouillée, sa main tremble…

— Je ne peux pas… Regarde… Après-demain ! Oh ! je veux pourtant être là quand…

Il étouffe… Sa femme, assise sur une chaise basse, parcourt du regard les colonnes de chiffres et de noms serrés… Ussel… Clermont… Clermont à Paris…

— Hélas ! mon pauvre Georges ! C’est plus long encore… Et de toutes façons, tu ne serais pas à Paris avant demain soir… Et puis… j’ose à peine te dire, mais… ce voyage… Il sera bien inutile, ce voyage…

— Je veux revoir…

— Revoir… qui ?… ou quoi ?… Tu n’as donc pas lu… Le feu…

— Tais-toi !

Il frémit ; il crie… L’image hideuse est apparue, pour la première fois, distincte, dans les ténèbres de son esprit troublé… Et la vague profonde du désespoir se lève encore en lui… Oh !… partir ! partir tout de suite, dans la nuit, à pied, tout seul…

— Ma place est là-bas… où elle est…

— Demain !…

— Attendre !…

— Tu dormiras… Je te jure que tu dormiras… Je te griserai d’éther… Pense à ces quelques heures d’oubli…

Il secoue la tête :

— Je ne veux pas l’oublier… Dormir, moi, pendant qu’elle…

— Eh bien, tu ne dormiras pas… Je veillerai avec toi… Et demain, je t’accompagnerai…

— Non !

— Pourquoi ?…

— Moi seul…

— Tu es cruel…

— Je ne veux pas être consolé… Je veux ma douleur, toute ma douleur, pour moi tout seul… Laisse-moi… Accorde-moi, pour un jour, le droit d’être égoïste, injuste, méchant même… J’expierai, va ! sois tranquille… Tu seras vengée.

— Tu m’affliges beaucoup, en parlant ainsi… Je te pardonne parce que tu es très malheureux et irresponsable… mais c’est dur tout de même de ne rien pouvoir sur toi, rien… Moi qui t’aime tant !

— Pauvre Pauline 1 Tu pleures… Ce n’est pas la peine de pleurer… Pense à toi, non à moi… J’étais heureux… Tout est fini maintenant pour moi, fini…

— Ta voix me fait mal !… Tu es trop calme… J’ai peur… Si tu pleurais, tu souffrirais moins…

— Je ne souffre pas… Je suis comme une pierre… froid… mort… oui, déjà mort…

Elle le supplia de se dévêtir, de se coucher. Il consentit enfin, dans son grand désir de garder quelques forces pour le voyage…


Quand il fut étendu dans le lit, la lampe éloignée, il resta immobile, et sa femme put croire qu’il s’endormait.

Alors, elle sentit l’immense lassitude de cette journée, le vertige de la faim, le besoin éperdu de respirer, de se détendre, de s’évader de la douleur étrangère.

Elle alla dans la salle à manger où les enfants dînaient seuls, avec l’institutrice, et elle demanda du bouillon, des œufs, un repas court et réconfortant. Parfois elle prêtait l’oreille… Aucun bruit… Georges dormait, du sommeil pesant qui suit les grandes crises.

Pierre et Germaine, fatigués de la tristesse ambiante, chuchotaient avec de petits rires involontaires. Madame Clarence caressait du regard le fils de quatorze ans qui lui ressemblait, qui avait son tempérament robuste, son intelligence positive et bien ordonnée. Un chandail blanc moulait les épaules larges, les pectoraux déjà marqués. La figure, enfantine encore, était toute ronde et simplette, avec des yeux transparents, des fossettes naïves, des cheveux ras comme une peluche châtaine.

Brune et bouclée, maigrelette, toute en longueur, la petite fille de douze ans rappelait Clarence par la finesse et la nervosité.

Une orgueilleuse tendresse enivrait Pauline… Elle oubliait l’homme qui souffrait peut-être, jusque dans le sommeil, à cause de l’autre femme. Elle se complaisait à regarder ses enfants, leurs enfants à tous deux, elle les associait, inconsciemment, à ce vague sentiment de délivrance et de victoire qui commençait de poindre en elle… L’autre n’était pas devenue mère ; l’autre n’avait donné à l’amour que le tressaillement du plaisir stérile ; et, morte tout entière, elle n’était plus qu’un nom, une image bientôt effacée…

« Et moi, moi, j’aurais pu mourir… Georges m’eût retrouvée, malgré lui, dans les enfants… »

Cette pensée amena une autre pensée, moins flatteuse.

« Si j’étais morte, moi, il n’eût pas tant souffert… Peut-être regrette-t-il que ce soit moi la survivante !… »

Madame Clarence, qui tenait à la vie, éprouva ce même bien-être d’exister qu’elle avait connu, le matin, dans le parc, au soleil tiède. Allons ! les mauvais jours finiraient, puisqu’il n’est pas de deuil éternel. Clarence se rapprocherait peu à peu de sa compagne qui avait su généreusement — et habilement — respecter son chagrin… Il s’intéresserait aux enfants… Et peu à peu, il se consolerait à son insu…

Quand Pauline rentra dans sa chambre, elle vit que Georges n’avait pas bougé, la tête tournée vers la ruelle du grand lit, les bras jetés à plat sur la couverture. Il ne répondit à la question affectueuse de sa femme : « Comment es-tu ?… Désires-tu quelque chose ?… Puis-je rester ?… » Pourtant, elle vit qu’il avait les yeux ouverts.

N’osant le quitter ainsi, elle alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, et se mit à rêver. Elle s’ennuya bientôt, son émotion étant tout épuisée, et elle essaya de lire.

Onze heures sonnèrent, puis minuit. Madame Clarence bâillait. Elle se demanda où elle allait dormir… Il y avait un divan, dans la chambre, un étroit sommier monté sur pieds, garni d’un matelas et de coussins, qui servait à Germaine quand elle était souffrante et voulait reposer près de sa maman. Sans bruit, Pauline chercha des draps dans une armoire, disposa la couchette, et se déshabilla, la lampe baissée.

Georges n’aperçut rien de ce manège. Dormait-il ? Veillait-il ? Ses pensées sans lien flottaient dans l’obscure région du mystère et de l’épouvantement… Peut-être écoutait-il quelqu’un qui l’appelait de très loin, — de l’autre côté de la vie…

Pauline, fiévreuse, imaginait le voyage, l’arrivée à Budapest, les funérailles, les commentaires des gens, les petits échos des journaux parisiens.

« Quel ennui, se disait-elle, Georges tombera malade… Il lui faudra du repos, des soins, des distractions… Son opéra ne passera pas cette année… Il voudra quitter Paris. Nous voyagerons… J’emmènerai la petite… Et Pierre ? Eh bien, je mettrai Pierre en pension chez un professeur du lycée… Et ce sera une excellente occasion de renvoyer l’institutrice… »

Elle songeait aussi que, depuis neuf ans Georges n’avait pas dormi si près d’elle, dans la même chambre…


VIII


Jean Pierrevaux dit simplement :

— Monsieur Clarence ne reçoit personne ?… Il me recevra, moi, vous verrez… Je lui ai écrit, hier… Prenez ma carte…

Et, la porte du petit salon étant ouverte, il entra, tandis que le valet, un peu inquiet, allait prévenir son maître… Qu’était ce Jean Pierrevaux, « artiste-sculpteur, 20, rue Boissonade », cet homme assez mal vêtu, coiffé d’un feutre grisâtre, et qui n’avait même pas de gants ? Il n’était jamais venu à l’hôtel de l’avenue Hoche, et certes, si madame l’apercevait, elle serait mécontente…

Quand le domestique reparut, pour dire, d’un air de respect, que monsieur Clarence allait venir, Jean Pierrevaux était debout devant la fenêtre. Il regardait mourir le crépuscule de mars. Sur l’avenue, le ciel violacé s’éclairait de trouées jaunes et le vent aigre, mêlé de pluie, traînait l’odeur du printemps.

Le valet alluma la petite lampe électrique placée sur une table, près de la vaste cheminée Renaissance, à hotte et à colonnes, taillée dans un noyer presque noir. Une faible lueur blanche lutta avec les rougeurs inégales du feu ranimé. Sur les murailles, des verdures flamandes moutonnèrent confusément ; des bois dorés, un ivoire, des bronzes chatoyaient çà et là, dans la pénombre.

C’était la pièce aimée de Clarence, où chaque meuble, chaque objet, rappelaient un épisode de ses voyages, où rien n’évoquait le goût et même l’existence de Pauline.

Jean Pierrevaux quitta la fenêtre et marcha lentement autour du salon. Il s’arrêtait devant les beaux meubles du xvie siècle, et touchait les rondeurs luisantes, les profils nets du bois, avec une volupté physique. Ses mains rudes, telles des mains d’ouvrier, avaient des gestes fins, des souplesses imprévues, un mode particulier de tenir les statuettes et les vases… Et, tout en caressant les objets du bout léger de ses grosses mains, il leur souriait comme à des personnes vivantes. Il aperçut un portrait au-dessus du piano, et il s’approcha pour le mieux voir… Pâle figure aux yeux ardents, aux tempes renflées, à la bouche triste, bandeaux crespelés en fumée brune, robe pourpre agrafée par un bijou d’émail ancien, Pierrevaux la reconnut, et, soupirant, il secoua la tête…

Quelqu’un, près de lui, murmura :

— Tu vois… C’est elle

— Clarence !…

Le sculpteur tendit ses deux mains à son ami. Georges répondit à l’étreinte, silencieux, les paupières basses, la bouche tirée par le sourire nerveux qui précède les larmes. Et l’autre, ému, ne retrouvait plus rien des mots qu’il avait préparés.

— Mon pauvre vieux, répétait-il, mon pauvre vieux !…

La femme du portrait contemplait ces deux hommes grisonnants, aux joues marquées par ces mêmes rides verticales qui sont les coups de griffes de la douleur.

Clarence dit enfin :

— Je ne t’ai pas vu depuis cinq ans, Pierrevaux, depuis… ton malheur… Tu défendais ta porte, toi aussi, tu vivais dans ton atelier, avec tes souvenirs… Et moi, j’étais trop heureux. Je n’osais point troubler ton deuil… Tu as cru, sans doute, que je t’oubliais… Et te voilà tout de même…

Pierrevaux répondit :

— Je savais bien que tu me recevrais, mon vieux, et je n’ai pas écouté ton larbin !… C’est une idée qui m’a pris, tout à coup, quand j’ai lu, dans un journal, que tu étais à Paris pour quelques jours… Oui, ça a remué en moi des choses, des choses !… Notre jeunesse… le bon temps avant ton mariage, à Rome… les camarades… tous dispersés ou morts… Hein ! tu te rappelles !… mon petit atelier de Montrouge ? Ma pauvre Madeleine, si jolie, si aimante… Elle était déjà malade !… C’est loin, tout ça !… Et puis, comme tu dis, j’étais devenu sauvage. Ton hôtel, tes domestiques, ta femme, ça me faisait peur… Je me rencoignais, je me cachais… Le travail, Clarence, et la solitude, il n’y a que ça de bon, quand on souffre, et qu’on ne veut pas être consolé… Pourtant, la poignée de main d’un ami, qui comprend, parce qu’il a connu le malheur, le même malheur, eh bien, des fois, ça fait plaisir…

— Oui, Pierrevaux, tu as raison… Je suis très touché… Je te remercie… Tu vois, nous sommes pareils, maintenant… Nous pouvons parler… Avant… je te plaignais, oui, de tout cœur, mais comme tout le monde… Je ne soupçonnais pas, vois-tu, le mal horrible que ça fait…

— Clarence !… remets-toi… calme-toi…

Le musicien fit un geste vers le portrait :

— Toute ma vie !…

Et, péniblement :

— Assieds-toi, Pierrevaux… Je ne peux pas rester debout longtemps. Je viens d’être malade… Une sorte de grippe… qui a traîné, traîné… parce que je n’avais pas envie de guérir. Je ne résistais pas… Enfin, trois mois d’Algérie, de grands soins, le dévouement de ma pauvre femme, m’ont remis sur pied, à peu près… Et tu vois… Je vis… c’est honteux !… Je vis…

— Moi aussi, je vis, dit le sculpteur.

— Je suis une épave, une loque… Je ne travaille plus… Je n’ose plus penser… Je vis

— Il faut travailler ; il faut penser : c’est l’excuse qu’on a de vivre.

— Travailler ? Pour quoi ?… Pour qui ?… L’argent ?… Je n’ai plus besoin de ce qu’on achète avec l’argent… La gloire ?… Allons donc !… Est-ce que ça console, la gloire ?… Tu le sais, toi, le plaisir du triomphe, c’est l’hommage qu’on en fait à ce qu’on aime… On dit : « Tu vois, ma gloire, c’est un coussin pour tes pieds. Marche dessus. » Et l’on est récompensé de tout l’effort que le succès, tout seul, et l’argent, ne payeraient pas !… Oui, c’était ainsi, entre elle et moi… Nous sentions de même, en tout, et toujours, et chacun de nous voulait être grand, pour le seul amour de l’autre… Ah ! Pierrevaux, ce qu’était notre vie d’amour, personne ne l’imaginera, pas même toi… Neuf ans de tendresse passionnée, cœur à cœur… une fidélité scrupuleuse de part et d’autre, une égale bonne volonté de préserver, d’embellir un sentiment si beau… Toute la volupté et toute la joie de l’âme !… le travail même, presque toujours en commun… On cause… on se tait… on pense… L’autre a compris… Pas besoin de mots… Et puis on dit : « Voilà ce que j’ai fait… ce que je veux faire… » L’autre dit : « C’est bien… » On est heureux… Si elle dit : « Tu t’es trompé… » on cherche ensemble pourquoi… ou bien on recommence… C’était ça, notre vie, c’était ça !…

Deux larmes coulaient sur ses joues maigres.

— Pas une querelle !… pas un mot dissonant J’étais sûr d’elle, comme elle était sûre de moi… Et cependant, j’étais un artiste et elle une femme de théâtre ; nous vivions dans un monde où les tentations, les occasions d’aventure sont innombrables, où les amants se prennent et se quittent facilement… Eh bien, pas ça !… tu entends… pas même une velléité… Elle était pour moi toutes les femmes, elle était ma femme !… Et son amour, à elle, c’était… Ah ! qui pourrait le dire !… Qui a connu son cher cœur, son grand cœur ?… Personne, non, personne…

Il pleurait.

— Laisse-moi te parler… Ça me soulage… Ici, tu comprends, je ne peux pas parler d’elle… Et j’ai le cœur si malade, si torturé… Oh ! tout le monde est très bon pour moi… Pauline est parfaite… mais sa sollicitude me distrait de mes pensées, et cela me gêne, quelquefois… Elle voudrait me déshabituer de ma douleur… C’est un bon sentiment…

— Tu appelles ça un bon sentiment ?… Pourquoi ?…

— Pauline a de l’affection pour moi… Elle m’a pardonné… Oh ! je t’assure qu’en ces circonstances tragiques Pauline a été extraordinaire de douceur, de désintéressement… Elle souffre de me voir souffrir, et elle tâche de me consoler… c’est bien naturel…

— C’est naturel… oui… à son point de vue, dit Pierrevaux, entre ses dents, mais toi, mon vieux, je suppose que tu es réfractaire aux consolations de ta femme… Je la connais, ta femme ! Je la respecte beaucoup, mais enfin ! elle ne m’aime pas… et, autrefois, elle m’horripilait un peu… Je te parle net, tu permets ?… Eh bien, tu ne devrais pas la mêler à tout ça… Vrai !… c’est un peu… un peu pénible… Tu n’aurais pas permis qu’elle intervînt dans tes amours… Ton deuil, c’est comme ton amour, une chose à toi tout seul, une chose sacrée…

Clarence parut gêné. Il murmura :

— Je t’assure… elle est très délicate… très bonne… Et je lui ai fait tant de chagrin, déjà !… Ses intentions sont excellentes…

— Oui, oui… je sais…

— Avoue-le, Pierrevaux… Ça te choque ?

— Oui… Ça m’ennuie pour toi…

— Voyons ! tu ne vas pas croire que… Pauline ne peut être qu’une amie… Oh ! Pierrevaux ! Après ce que je viens de te dire… mes larmes que je ne retenais plus…

— Parbleu ! dit brutalement le sculpteur, ça ne serait pas le moment… Et puis, je ne crois pas que tu en arrives jamais à cette réconciliation… Mais je crois, mon pauvre garçon, je crois que tu ne réagis pas dans le meilleur sens… Tu souffres ! c’est bon. Tu t’affales ! c’est mauvais… La souffrance n’est pas une excuse… Quand on est ce que tu es, ce que nous sommes… Ah ! bon bon Dieu de bon Dieu ! Clarence, tu n’es pas allé plus loin que moi dans le désespoir… J’aimais Madeleine, je l’avais dans le sang, dans le cœur, dans le cerveau… Elle était tellement artiste d’instinct, tellement compréhensive, et charmante, belle, mieux que belle !… Ah ! oui, nous étions heureux !…

Il soupira…

— Moi aussi, reprit-il, quand je l’ai perdue, j’ai été assommé par le coup… J’ai voulu mourir… Les camarades m’ont gardé, veillé, tu te rappelles ?… Fichu service qu’ils m’ont rendu là. Et ils ont voulu me distraire, me consoler… Ah ! pour le coup, j’ai flanqué tout le monde dehors… Et puis, dans l’atelier, tout seul, j’ai pensé… Je me suis cherché des raisons, des droits de vivre… Et j’ai trouvé ça : mon art… Travailler, avec ma douleur, comme avec une bonne compagne, la regarder en face, bravement, et l’aimer, parce que ma douleur c’est encore mon amour… Oh ! non, non, je ne voulais pas être consolé !… Moins souffrir, oublier, sourire un jour avec les autres hommes, trouver peut-être quelque douceur à des choses que n’embellit pas son souvenir, la tuer, enfin, une seconde fois ?… Non !… Et je me suis enfermé avec ma douleur : elle a été mon inspiratrice… J’ai sculpté des figures funéraires, des Pleureuses, toutes les images du regret, de l’adieu, du souvenir. Et tout ça, pour Madeleine… Je m’en moquais un peu, des médailles du Salon, des commandes de l’État, de l’Institut !… Je vivais dans le passé qui est toujours mon présent, et, des soirs, quand j’avais bien travaillé, il me semblait qu’elle entrait tout doucement dans l’atelier, qu’elle me touchait de sa petite main en disant comme autrefois : « C’est bien, mon Jean ! Tu es un vrai sculpteur. Je suis contente. »

— Oui, fit Clarence d’un air pensif, tes statues, le Souvenir, les Pleureuses, la Mort des amants, sont des actes de foi. Madeleine vit réellement dans ta pensée, et elle survivra immortellement dans ton œuvre… L’art est plus fort que la mort… Je t’envie, Pierrevaux ! Tu es un grand artiste…

— Et toi, Clarence ?

— Je fus un artiste, hélas !… Maintenant, je ne sais plus… Je suis un convalescent, livré à la sollicitude, parfois excédante, d’une famille inquiète… Ah ! si je pouvais m’isoler quelques semaines, ne plus entendre…

La porte s’ouvrit. Pauline, en toilette de promenade, parut avec ses enfants. Elle ne vit pas, tout d’abord, Pierrevaux qui s’était levé :

— Georges, dit-elle, on enlèvera les bagages ce soir. J’ai retenu un coupé. Nous coucherons à Limoges… Ah ! monsieur Pierrevaux, je ne vous remettais pas !

— Je vous aurais reconnue partout, madame. Vous n’avez pas changé… Et voilà vos enfants ?

— Oui… Cela pousse, hein ? et cela ne nous rajeunit pas… Allons, Germaine, Pierre, dites bonsoir, et filez… Vous avez juste le temps de changer de costume… Nous dînons à sept heures. Germaine, emporte ça !

Elle ôtait son chapeau et sa jaquette avec les gestes impatients d’une femme qui se met à l’aise et voudrait congédier poliment un importun. Clarence avait pris la fillette sur ses genoux.

— Tu as acheté de belles choses, Germaine ?

— Oh ! oui, papa !

— Des poupées !

— Voyons, papa ! Je suis trop grande.

Brune, fine, bientôt jolie, elle affectait avec son père ces mines capricieuses qui révèlent la coquette future. Clarence l’embrassa :

— Va, mignonne ! Emporte le chapeau de maman.

— Mais puisque la femme de chambre va venir…

— Germaine, obéis !

Madame Clarence savait commander. La petite s’en alla, boudeuse. Pierre, à son tour, s’approcha :

— Tu vas mieux, père ?

— Oui… c’est-à-dire…

— Mais si, tu vas mieux ! Seulement, tu te frappes !… Tu as trop d’imagination, père ! Tu te crois malade, et tu te rends malade. Il faut te secouer. À Roncières, nous ferons du sport ensemble… Maman va m’acheter un cheval… Veine !… J’aurais préféré une motocyclette, mais il parait que ça coûte trop cher… Elle est un peu « serrée », maman !…

— Passe ton baccalauréat, d’abord ! dit Pauline.

— C’est démodé, le bachot, maman… Et puis, à quoi me servira-t-il, le bachot ? Je n’ai pas l’intention d’être professeur, avocat ou médecin. Zut pour les carrières libérales ! Je ferai comme Watson, mon camarade… tu connais Watson, père ? Ses parents sont copropriétaires des nouveaux abattoirs de Chicago. Je m’associerai avec Watson, to make money, comme il dit… Faire de l’argent ! Ça ne m’empêchera pas d’aimer les arts et la musique. J’aurai un théâtre pour moi tout seul. On pourra jouer Sylvabelle, père !

— Allons, allons, tu dis des bêtises, laisse-nous !

Pauline renvoyait son fils. Elle se tourna vers Pierrevaux :

— Vous partez ?… Je suis désolée de ne pas vous retenir ce soir, mais nous partons demain pour Roncières. J’emmène une institutrice et un précepteur, car mon mari ne veut pas se séparer des enfants. Il les adore… Germaine surtout !… La maison sera pleine… Comment trouvez-vous Georges ?… Fatigué, n’est-ce pas ?… C’est cette vilaine grippe ! Mais il va mieux. Bientôt, il pourra travailler… L’Opéra-Comique attend son drame.

Et tout à coup :

— Georges, tu as mauvaise mine !… Tu as trop parlé !… Le docteur t’a défendu les visites, les émotions…

Pierrevaux prit congé.

— En voilà un qui aurait mieux fait de rester chez lui, grommela madame Clarence. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?… Tu t’es fait du mauvais sang… Je vois ça… Mon pauvre chéri !

Ils dînèrent dans la salle à manger où des toiles grises cachaient les belles verdures flamandes.

— Ça sent l’inhabité, ici ! déclara Pierre… Et le dîner est aussi raté qu’un dîner au buffet, dans une gare.

Germaine se lamentait :

— Papa, mère veut que je mette ma robe écossaise, demain, dans le wagon. Et moi je ne veux pas. Je veux mettre la robe en velours bleu.

— On ne voyage pas en robe de velours bleu, répondit la mère. Tu es une sotte. Si tu pleurniches, je t’envoie au lit. À ton âge, douze ans ! c’est ridicule de larmoyer comme un bébé. Qu’aurait dit ta grand’mère Clarence si j’avais voulu voyager avec ma robe des dimanches ?… Elle était très bonne, mais très ferme, et elle ne cédait jamais aux caprices des enfants. Votre papa est devenu un homme célèbre parce qu’il a été très bien élevé et qu’il a toujours suivi les sages conseils de sa mère…

C’était un des thèmes favoris de Pauline, qui avait la rage de présenter sa belle-mère, son mari et elle-même comme des personnages de « morale en action ». Elle croyait, par ces pieux mensonges, accroître le respect filial, mais Pierre et Germaine n’étaient pas dupes.

— Mais non, maman, dit le garçon, tu sais bien que papa a été un fameux cancre et un indiscipliné !… Il l’a dit lui-même… Est-ce qu’il est bachelier, papa ?… Non… Et c’est un grand homme tout de même…

— Un grand homme ! fit Clarence en haussant les épaules… Hélas ! ne prends pas exemple sur moi, Pierre ! Imite ton camarade Watson qui « fera beaucoup d’argent ». Aie de la santé, des muscles, du sens pratique et le goût des réalités… Sois médiocre, mon garçon. Le plus sûr bonheur est dans la médiocrité.

Il jeta sa serviette et s’en alla dans le cabinet de travail.

— Ah bien, vrai ! dit Pierre…

Pauline l’arrêta, du regard :

— Quoi ?… Papa plaisante !… Germaine, reste ici. Laissons-le… Il est un peu agacé, ce soir. Mangez votre dessert sans rien dire.

Elle était violemment contrariée, et, dans son âme, elle accusait Pierrevaux.

« Que faisait-il ici, cette espèce de toqué ? Il a bouleversé Georges en lui parlant encore de… de… Eh bien, puisqu’elle est morte, les jérémiades et les larmes ne la ressusciteront pas. Faut-il que mon mari meure, à son tour ?… Ce serait poétique. Grand merci ! Je n’y tiens pas, j’aime mon mari ; je veux le garder. Il a un grand chagrin, c’est vrai, mais on a vu des gens plus malheureux que lui… Il n’est pas seul au monde, après tout ! Il a une brillante situation, des enfants aimables, une femme indulgente, qui n’a jamais voulu que son bonheur… Car il m’en a fait voir de dures, et il ne peut pas dire que je n’ai pas été gentille pour lui… »


Clarence n’avait pas allumé la lampe. La lueur du lustre de la salle à manger glissait par la porte entr’ouverte. Des braises rougeoyaient dans la cendre.

Il s’assit au piano, et soudain un arpège clair fila, s’épanouit en bouquet d’étoiles…

L’adagio de la Symphonie amoureuse ! Dans le cerveau volontairement obscurci de l’artiste toutes les pensées, toutes les images du présent s’étaient dissoutes. Le souvenir qu’altèrent les mots de la confidence balbutiée et même les paroles mentales de la méditation, le souvenir prenait sa forme essentielle : la musique.

Adagio non troppo lento… L’harmonie descriptive évoquait le paysage de Tivoli, par un soir brûlant, où le vent, chargé des fièvres de l’Afrique et des odeurs de la mer, bat doucement, de ses ailes lourdes, entre les montagnes bleues.

Tout chante !

Un frisson de notes légères, un ruissellement de cristal… Les fraîches eaux, glissantes sur la roche déclive !… Un murmure indéfini… Les cyprès, hautes flammes funèbres, fuseaux des Parques défuntes, âmes sombres du sol latin, les cyprès se sont émus. Ils chantent !

Les oliviers, convulsés par la lutte des racines avec le rocher, frémissent de tous leurs bras noueux, sous leurs chevelures d’argent ; leurs ombres translucides flottent sur l’herbe mouillée de lune, et ils chantent !

Et la flûte païenne, au loin, chante, sur un mode antique, pour la veillée des fêtes de Vénus ! Contours, nuances, parfums, reflets, tout devient modulation, accord, mélodie… Et, comme les vagues se fondent dans l’immensité de l’Océan, toutes ces harmonies indécises se mêlent enfin, et s’abîment dans l’énorme rumeur de la grande cascade, aux flancs éternels de la terre.

Adagio… Le silence… une seule voix. C’est l’amour qui chante, dans le cœur, dans les sens de l’homme… Ah ! douceur douloureuse, douleur douce du nouveau désir ! Attente ineffable ! Viens, viens vite, ô bien-aimée !… Elle vient. Une clarté la précède ; un parfum la suit. Elle éclôt, des ténèbres, comme une grande rose blanche… Sa voix, virginale et voluptueuse, promet la félicité spirituelle et le délice charnel…

« Gioia mia !… Dolcezza mia !… Tenerezza mia !… »

Dormez, beaux amants, après la tempête du plaisir ! les roses mûres pleuvent sur la terrasse et la lampe fatiguée palpite. Dormez dans le crépuscule pourpre des rideaux. Pour vous bercer, les cyprès chantent, les oliviers chantent, les eaux et la brise chantent ! Dormez ! serrez votre bonheur entre vos poitrines rapprochées, comme un bel enfant, né de vous, si fragile encore, et qui doit vivre… Dormez ! vos rêves chanteront !

Mais par une altération insensible, le thème de la Berceuse dévie lentement et se transforme. Madame Clarence, étonnée, prête l’oreille. Elle ne reconnaît plus le paisible Andante final de la Symphonie dans cette étrange musique qui a les saccades, les soupirs brisés, les sanglots nerveux de l’angoisse. Les enfants mêmes cessent de chuchoter. Des accords sinistres résonnent à la basse… Le malheur est en chemin… L’âme inquiète se rebelle sous le choc des pressentiments qui l’assaillent… Et quel cri soudain ! Quelle lamentation !… Sous les doigts de Clarence, le piano gémit, et râle… Et c’est, tout à coup, la tombée du majeur au mineur, comme la chute de la nuit sur l’âme solitaire et le vaste désert du monde. La lampe de l’alcôve s’éteint ; le vent noir courbe les cyprès et la Berceuse d’amour est une marche funèbre.

Debout, dans l’embrasure de la porte, Pauline et ses enfants, vaincus par la terrible beauté de cette musique, restent immobiles, et s’interrogent du regard. Mais, sur un long arpège, strident, déchiré, le chant s’interrompt. Clarence, la tête dans les mains, les coudes sur le piano, pleure, pleure…

Cette fois, Pauline a compris. Elle crispe ses deux mains sur les épaules de son fils et de sa fille, et les attire en arrière, contre elle… Un moment passe… Va-t-elle se retirer ?… Ne sent-elle pas la Présence mystérieuse ? Qui donc oserait intervenir entre la morte et le vivant qui se parlent, dans un silence de tombeau ?

Mais une jalousie inconnue saisit Pauline aux entrailles. Non ! pas cela ! pas cet adultère là… Que l’Autre s’en aille, enfin, qu’elle retourne au sépulcre ! L’épouse a reconquis l’époux, les enfants ont reconquis le père.

Et madame Clarence dit à Germaine, tout bas :

— Ton papa est un peu malade. N’aie pas peur… Va, toute seule, bien doucement, va l’embrasser, ma chérie.


IX


Dans la nuit, Georges eut un accès de fièvre et, le lendemain, il dut ajourner son départ. Pauline, installée à son chevet, le morigéna maternellement.

— Pourquoi n’as-tu pas obéi au médecin ? Cette visite de Pierrevaux t’a bouleversé… Tu es si faible !… Et je crois aussi que… que… la musique… C’est très énervant, la musique !… celle-là surtout…

Clarence devina la rancune dans l’accent et le geste de sa femme.

— Je ne te reproche pas de jouer les morceaux qui te plaisent — reprit Pauline, la tête inclinée vers sa broderie et les paupières baissées, — tu es bien libre !… Mais si tu te détraques, Georges, que deviendrons-nous ?… Il faut éviter ces occasions de tristesse… Il le faut…

— Ma douleur vous ennuie. C’est très naturel, dit Georges amèrement… Vous n’avez pas de chagrin, vous autres… au contraire… Et je tâcherai de me contenir, devant vous…

Pauline protesta.

— Voilà bien tes susceptibilités, tes exagérations !… Je ne me plains pas… Je ne me suis jamais plainte… Et si je te demande, aujourd’hui, d’être raisonnable et de te bien soigner, c’est par affection… Tu dois penser aussi à tes enfants… Germaine, ce pauvre chat, a été toute révolutionnée… Elle a pleuré pendant une heure, et je lui ai donné du tilleul avec de la fleur d’oranger…

Clarence, pris de remords, s’excusa :

— Oui, j’aurais dû vous épargner cette scène… J’avais oublié que vous étiez là…

— Évidemment… tu l’avais oublié…

— Je bouleverse votre existence… Quelle mélancolie dans votre maison !…

— Dans notre maison, Georges… Tu as quelquefois des manières de t’exprimer…

— Je te fais de la peine, toujours ! Ma pauvre femme, si bonne, si bonne !…

— Enfin, tu me parles gentiment !…

— Je te remercie de tes soins, et pourtant !… Ah ! Pauline, si je pouvais mourir !

— Mourir ?… Tu n’as pas le droit de mourir, mon petit Georges. Vilain égoïste que tu es ! Songe à tes devoirs : diriger Pierre, établir Germaine… Et moi ?… N’ai-je pas mérité que tu penses un peu à moi ?

— Oui… Je sais mal te remercier. Pardonne-moi. C’est que je suis très meurtri encore… presque brisé… Il y a six mois que…

— Le temps guérit tous les maux.

— Je ne veux pas guérir.

Elle se mordit les lèvres de dépit :

— Comme tu es cruel, Georges ! Ma pitié, ma tendresse ne servent de rien…

— Hélas ! elles ont servi à me faire vivre…

— Elles te consoleront, peu à peu, tu verras !… Je ne suis pas une artiste, moi, je n’entends rien à la grande musique — tu me l’as répété bien des fois depuis seize ans ! — je suis une simple et honnête mère de famille, une femme de tout repos… la femme qui convient à un homme de ton âge… Allons ! tu prendras le dessus, à la fin des fins… Si tu essayais de manger !… Ça me désole que tu ne manges rien ?… Tu fonds comme une chandelle. Dis ce qui te ferait plaisir ?… Rien !… C’est navrant… Quand je te vois si maigre, si jaune, je me fais une bile !… Non ! tu n’as pas idée !…

Madame Clarence avait, comme les gens du peuple, une foi superstitieuse dans les vertus de la bonne nourriture, et les biftecks, les huîtres, le vieux bordeaux, lui paraissaient un indispensable adjuvant aux exhortations sentimentales. Quand l’appétit va, tout va ! L’appétit de Georges n’allait guère.

Le médecin avait rassuré Pauline.

— Monsieur Clarence n’est pas en danger. Il a les nerfs ébranlés, et la dépression morale est complète. Ne le contrariez pas ; prenez, adroitement, de l’influence sur son esprit ; tâchez de le distraire…

Les mots « dépression morale » n’avaient pas de sens pour Pauline. Elle se disait : « Georges a reçu un coup » ; mais, puisque le coup n’était pas mortel, puisque Clarence n’avait pas de maladie déterminée, elle n’avait aucun motif d’être au désespoir. Et elle trouvait, souvent, que Georges était bien romanesque. Il avait franchi l’âge des passions et il affectait un chagrin démesuré, un chagrin orgueilleux, qui ne ressemblait à aucun autre chagrin ! Il parlait comme les jeunes amoureux, dans les poésies !…

Elle avait envie de lui dire :

« Tu as quarante-six ans. Tu es père : tu pourras être grand-père, sous peu d’années. Tu as eu ta large part d’amour, de plaisir, de liberté… Tout finit. Ta liaison avec Béatrice devait finir… Le dénouement a été terrible, mais il est venu après neuf ans de bonheur, d’insolent bonheur !… Sois sage, mon ami. Rentre dans l’ordre familial, et bénis le sort qui m’a créée si patiente ! »

Sentiments vagues, presque toujours inconscients et qui composaient cependant l’armature secrète des pensées de Pauline, — les pires et les meilleures. Il y avait sous la générosité, sous l’habile indulgence, sous la réelle compassion, ce même désir de revanche qui avait persisté, neuf ans, sous la résignation de l’épouse délaissée.

Pauline, cet être moyen, qui se vantait de rechercher le juste milieu en toutes choses, ne pouvait comprendre le sublime qui est, par définition, l’excès, le déraisonnable ! Son esprit utilitaire demeurait perplexe devant cette forme passionnée de la douleur qui se nourrit d’elle-même, sans jamais se rassasier… Elle croyait vaguement à un au delà possible ; mais, dans son cœur, les morts mouraient tout entiers. Exacte à parer leurs tombeaux, elle leur donnait un souvenir, à des dates déterminées, comme on fait des visites de politesse. Ils étaient véritablement hors de sa vie.

Elle ne doutait pas que Georges ne se consolât un jour. Elle le voyait, écrivant des opéras, voyageant, fréquentant le monde où, plus tard, il marierait sa fille. Sans doute, il n’oublierait pas Béatrice Alberi. Il lui garderait un coin de son cœur. Il penserait à elle, sans acre désespoir, avec une douceur triste. Il ferait, enfin, « comme tout le monde ».

Madame Clarence voulait accélérer l’œuvre du temps. Son sens féminin, réveillé, plus sûr que dans la jeunesse, lui montrait un double danger dans la solitude et dans la musique. La mélodie improvisée, portes closes, appelait irrésistiblement la morte. Mais que la femme demeurât près du mari, ses pensées, ses propos épaissiraient l’atmosphère mystique où flottent les fantômes…


Ils partirent pour Roncières.

Georges pleura en pénétrant dans l’atelier. Il n’osa ouvrir les volets rabattus du triptyque, ni s’asseoir sur le vieux divan où il avait souffert une agonie.

Sa femme lui dit :

— Il faut te réaccoutumer à ta maison… N’essaye pas de travailler encore. Nous ferons des promenades en voiture… nous lirons, nous causerons… Tiens-tu beaucoup à conserver cet atelier, dans les combles ?… Je préférerais faire transporter tes livres et ton piano dans la salle de billard.

Il refusa, et il affirma son intention de travailler.

— C’est ça, dit Pauline, conciliante, tu achèveras de transcrire tes mélodies pour le quatrième cahier.

— Non.

— Tu veux reprendre ton opéra ?

— Non… J’ai une idée.

— Quelle idée ?

— Une symphonie… Tu verras, plus tard… Ne t’en occupe pas.

— Une symphonie ! Quand tu as un opéra inachevé, quand l’éditeur…

— Ah ! n’insiste pas ! Je n’aime pas qu’on me donne des conseils…

On ?… C’est moi, on ?…

Les discussions anciennes allaient-elles recommencer ?… Georges était sans force pour les scènes conjugales. Quand Pauline l’irritait naguère, il s’en allait chez Béatrice où il trouvait l’amitié intelligente et le tendre réconfort. Maintenant, plus d’amie, plus de maîtresse, plus de refuge !… Prisonnier de la famille, il avait une double raison de ménager Pauline : il voulait la paix, d’abord, parce qu’elle lui était nécessaire, et il se reconnaissait aussi un devoir de gratitude envers la compagne dont il acceptait le dévouement.

Elle n’avait pas changé ; elle était toujours la petite bourgeoise autoritaire, active, satisfaite d’elle-même et qui bornait au monde matériel l’horizon de ses pensées, mais le hasard l’avait mêlée à la vie intime de son mari, et elle s’y était installée, obstinément. Les souvenirs de la catastrophe, du séjour en Algérie, s’associaient, dans la mémoire de Clarence, avec le souvenir des consolations de Pauline.

Quelquefois, il l’avait trouvée importune et il n’avait pas dissimulé son désir d’être seul… Elle avait obéi avec un air de tristesse plus émouvant que des reproches, et Georges, après un moment, avait senti le malaise de cette solitude dont il était déshabitué. Il avait éprouvé un ravivement de sa douleur, comme d’une plaie ouverte qui saignait. Alors, si faible, un peu lâche, il avait souhaité que Pauline revînt, malgré tout, et qu’elle répétât ces douces paroles qui coulaient en flot tiède sur le cœur blessé.

Maintenant il avait repris des forces et ce souvenir lui donnait un peu de gêne et de honte. Consolations de Pauline ! Guimauve sentimentale, cataplasmes moraux, remèdes vulgaires qu’on réclame, dans l’irritation et le désarroi de la crise, et qu’on n’est pas très fier, ensuite, d’avoir désirés ! Pierrevaux avait méprisé ces soulagements misérables.

Mais Pierrevaux n’avait pas eu, dans sa simple et belle vie, les tiraillements et les compromissions qui dérangent la ligne d’une existence. Il n’avait aimé qu’un seul être ; il n’avait voulu qu’une seule chose ; nul conflit n’avait troublé la noble harmonie de son amour et de sa douleur.

« Allons ! se dit Georges, je ferai comme lui, à travers plus d’obstacles. Et Béatrice, là-bas, sera contente. »

Il rêvait à l’œuvre prochaine, à cette Symphonie douloureuse dont un thème — motif altéré de la Symphonie amoureuse — avait surgi sous ses doigts, un soir, presque à son insu… Les parties principales lui apparaissaient vaguement… L’absence… l’inquiétude… le désespoir… la berceuse funèbre… l’évocation… la solitude…

« Ce sera très beau ! pensait-il, ce sera mon chef-d’œuvre… »

Quand il voulut se mettre à l’œuvre, Pauline demanda la permission de rester dans l’atelier.

— Je broderai. Je me ferai silencieuse et toute petite… Je t’en prie !…

— Tu sais bien que j’ai toujours travaillé seul.

— Seul ?… En es-tu bien sûr ?

Elle pâlit, et ses yeux se mouillèrent. Clarence fut bien étonné de cette jalousie rétrospective.

— Vois-tu, reprit-elle, j’ai l’habitude d’être avec toi, pendant des heures, depuis…

— Je ne suis plus malade.

— Ne puis-je soulager que les maux physiques ?… Tu me fais peu d’honneur…

— Allons ! tu viendras… mais quand j’aurai commencé ma symphonie… dans quelques jours.

— Ah ! cette symphonie !…


Georges s’enferma, un matin, dans la vaste pièce qui avait été, si longtemps, l’asile préféré de ses rêves. Une fine lumière rayonnait sur la blancheur des murs, sur le pupitre à écrire, sur le vieux piano qui attendait le toucher du maître. Le triptyque aux volets clos était comme un tabernacle d’or, et partout flottait un suave parfum de violettes.

Pauline était venue, avant Georges, et elle avait placé sur le piano, en évidence, un bouquet cueilli par les enfants. Les photographies de Pierre et de Germaine s’étalaient dans un cadre-chevalet, et sur le divan traînait une broderie oubliée avec l’aiguille pendante au bout du fil.

Le musicien s’assit à la place coutumière. Il y avait des cigarettes à portée de sa main. L’encrier de cuivre, frotté à neuf, luisait terriblement.

Ce parfum, ces portraits, ces petits détails qui attestaient le passage récent de Pauline, gênaient Clarence. Il ne réussissait pas à concentrer son attention. Il était trop seul ou pas assez… L’enthousiasme se retirait de lui, comme la marée décroît, et il s’effrayait de ne ressentir plus que le vide et la tristesse.

Alors, il se mit au piano. Il joua l’Adagio de la Symphonie amoureuse ; puis l’Andante et le thème transformé qui devait être le thème initial de la symphonie nouvelle…

— Non !… décidément, non !… Je suis mal disposé… Je ne reconnais plus ce fragment qui était presque achevé, dans mon cerveau… C’est plat, c’est froid, c’est fade !…

Il alluma une cigarette, marcha de long en large dans l’atelier, découragé, indigné contre lui-même.

Quand il redescendit pour déjeuner, Pauline lui demanda :

— Bonne séance ?

— Non… Il ne faut pas mettre de fleurs, là-haut. Cela me donne la migraine.

L’après-midi, Georges s’en alla, seul, dans le parc, et, quand il revint, il avait le regard perdu, un peu ivre, que Pauline connaissait bien, ce regard qui voit, en dedans, l’œuvre conçue, et se pose à peine sur les êtres et sur les choses… Toute la nuit il fut agité. Sa femme, qui couchait dans la pièce voisine, l’entendit rallumer la lampe, parler à mi-voix, pleurer peut-être. Inquiète, elle se leva.

— Tu n’es pas malade ?

— Mais non… Laisse-moi !

Le lendemain, il avait une figure creusée qui apitoya Pauline. Elle le dissuada de travailler, mais il remonta chez lui, et cette fois, d’un geste très pieux, il rabattit les volets du triptyque. Puis il s’agenouilla sur le tapis et, la tête dans la main, il implora la bénédiction de l’aimée.

Il voulut évoquer la chambre de Tivoli, les fantômes de roses peintes à fresque sur les murs, le grand lit doré comme un retable, le beau corps svelte et nu, la chaleur et l’arome de l’étreinte… Mais son imagination trahit sa volonté… Ni ses sens, ni son cœur ne frémirent.

Il tendit les bras. Il cria : « Béatrice ! » et il devina que cet appel n’avait pas été entendu là-bas… Et le vertige le prit avec la peur, l’invincible peur ! Il se releva, chancelant :

— Je ne peux pas… demain… plus tard…

Pauline cousait sur la terrasse quand elle vit son mari s’asseoir près d’elle, dans un fauteuil de jonc. L’heure était douce. La pointe des arbres verdissait et il y avait des trouées bleues au ciel d’argent.

— Je suis triste, Pauline… Parle-moi.

— Voyons, mon chéri, sois raisonnable… Tu veux entreprendre une besogne colossale. C’est absolument fou… Attends quelques mois… Et laisse-toi guérir, consoler, par ta femme qui t’aime bien…


L’été suivit le printemps ; puis ce fut l’automne. L’éditeur de Clarence publia le quatrième cahier de Mélodies.

Georges les avait réunies et transcrites, pour se donner l’illusion du travail, pour oublier son impuissance à créer, car la Symphonie douloureuse était en lui comme un embryon déjà formé qui ne devait pas naître, et qui mourait lentement…

Il avait bien déterminé le plan de l’œuvre, les proportions, le caractère ; il avait trouvé, parfois, d’admirables thèmes mélodiques ; mais, dès qu’il tentait la synthèse, il n’avait plus devant lui que des fragments inanimés. Les ressources du métier, l’adresse technique, ne remplaçaient pas le sang du cœur, le mouvement de la passion, la vie !… L’œuvre de Clarence ne vivait pas !

Pourquoi l’inspiration, qui l’avait visité, un soir, après l’entretien avec Pierrevaux, s’était-elle retirée de lui ? Pourquoi n’avait-il plus senti, jamais, la présence mystique de la morte ? Vainement, il l’appelait… « Oh ! reviens !… Rends-moi l’émotion des premiers baisers ; rends-moi l’agonie des premiers jours de deuil… Tout plutôt que l’apathie où je m’enfonce !… » Ses cris restaient sans écho. Son âme était le désert stérile où la douleur se dresse, tel un sphinx de pierre. Il sentait planer sur lui une réprobation inexplicable, et il ne savait pas d’où lui venait le remords.

Pauline entrait dans l’atelier. Elle disait des paroles sages : « Ne t’obstine pas. Fais autre chose… Tu as bien le temps d’achever ta Symphonie. Remets-toi donc à ton opéra… Tiens ! voici une lettre de ton éditeur. Tes mélodies ont le plus grand succès. On les chante dans tous les salons. »

Elle l’emmenait. Ils se promenaient avec leurs enfants. Comme leur fils était robuste et gai ! Comme leur fille était caressante et délicate ! Ils riaient, et Georges, las de son vain effort vers le sublime, Georges riait avec eux… Pauline connaissait toutes les histoires du voisinage ; elle parlait abondamment, et ses paroles engourdissaient encore l’âme angoissée de l’artiste comme un bain d’eau tiède.

Le soir, sous la lampe, on jouait au bridge.


X


Un soir d’hiver, trois ans après la mort de Béatrice, Georges Clarence rentrait dans son cabinet de travail, avenue Hoche. Il avait vu, dans l’après-midi, l’exposition des maquettes et des statues de Pierrevaux.

La lampe électrique rayonnait faiblement ; des bûches ardentes croulaient dans l’âtre, comme cet autre soir où le sculpteur et le musicien avaient confronté leurs deuils et leurs rêves. Ces trois années avaient blanchi les cheveux de Clarence, et un peu cassé sa haute taille. Pourtant, ses amis s’accordaient à dire qu’il était aussi bien portant, aussi heureux que possible, grâce au dévouement admirable de sa femme. Et quelques-uns, avec jalousie, déclaraient :

— Les joies de la famille sont venues à point, vers la cinquantaine, pour le consoler des joies perdues de l’amour… Son talent assagi ne vise plus à l’extraordinaire. Il produit régulièrement et il conserve la faveur du public. Il a trop de chance, ce garçon-là !

Clarence ouvrit un bahut vénitien incrusté d’écaille et de cuivre, et il y prit un coffret assez lourd qu’il posa sur la table, puis, avec une clef, pendue à sa chaîne de montre, il fit jouer la serrure secrète. Le couvercle levé, des liasses de papiers apparurent, liées de rubans fanés… Et il y avait aussi des fleurs sèches, un gant de femme, un petit soulier en toile d’argent tout racorni.

Le musicien prit le petit soulier et le pressa longuement sur ses lèvres, puis il replaça la relique d’amour dans le coffret, dénoua les rubans et se mit à lire les lettres.

Alors, au fond du passé, une voix chuchota, qui disait des paroles tendres, gaies, tristes, jalouses, puériles, graves, — toutes les paroles de l’amour !… Et parfois cette voix montait, comme un chant, parfois elle frémissait, comme une caresse. Elle disait : « Aimez-moi ! « et plus souvent elle disait : « J’aime. » Tantôt si proche que Clarence tressaillait, effleuré d’un souffle, tantôt lointaine, amortie par la cendre du temps et la pierre du tombeau.

Et cette voix parlait à un homme jeune, ardent, fier de son génie, plus fier encore de son amour, l’homme qui avait créé Parisina et la Symphonie amoureuse, l’homme qui avait fait chanter le vent, les arbres et les eaux, pour la gloire de sa maîtresse endormie.

Mais l’homme assis près du foyer, dans la maison conjugale, l’artiste assagi, l’amant consolé, n’avait rien de commun avec celui qu’avait aimé Béatrice. Il écoutait la voix de la morte comme on surprend un entretien secret, comme on viole la pudeur d’une âme.

Il laissa tomber ses mains sur ses genoux. Les lettres s’éparpillèrent sur le tapis, entre les chenets, et l’une d’elles s’enflamma. Une clarté vive illumina la chambre, tira des ténèbres le portrait de l’Alberi… Alors, comme frappé de démence, le musicien saisit par poignées les papiers, les rubans, les fleurs, le petit soulier ; il les couvrit de baisers furieux, d’acres et brûlantes larmes ; il y plongea son visage ; il y meurtrit sa bouche, — puis il les jeta, pêle-mêle, dans le foyer…

— Je ne suis pas digne, non, je ne suis pas digne…

Les fleurs — les roses de Tivoli — s’embrasèrent tout d’abord, dans un pétillement d’étincelles. Le petit soulier tordu, rougi, se consumait plus lentement, avec une odeur d’incendie qui fit presque crier Clarence, de suprême horreur… Quelques lettres étaient noires et recroquevillées comme des feuilles sur un brasier de bûcheron ; d’autres, emportées par le courant d’air, s’envolaient ; d’autres résistaient, à peine entamées sur les bords par une fine morsure.

Le coffre était vide. Georges regardait le feu en silence, quand il entendit l’exclamation de Pauline :

— Georges !… Que fais-tu ?… Ces papiers…

Il ne répondit pas. Elle comprit, et une indéfinissable expression de victoire passa dans ses yeux. Alors Clarence, avec un accent de haine, cria :

— Va-t’en ! va-t’en !…

— Mon ami…

— Va-t’en !…

— Tu es fou, Georges !… Tu me chasses, moi qui t’aime, moi qui ai tout supporté de toi et tout pardonné, moi, ta femme, ta compagne, ta consolatrice !

— Ma consolatrice !

Il eut un rire qui s’acheva en sanglot :

— Oui… oui… tu m’as consolé… tu n’avais rien pu contre mon amour ; mais ma douleur, qui était encore mon amour, tu l’as tuée… avec ta pitié, avec tes larmes, avec tes soins… Sans cesse, tu m’as détourné d’elle. Tu t’es mise entre elle et moi… J’étais malade ; tu m’as rendu lâche… J’étais faible ; tu m’as rendu médiocre… Alors, j’ai fini par t’écouter, par t’obéir, par te ressembler… Un artiste, moi ?… Allons donc !… Un bon mari, un mari repentant, un père de famille !… J’ai réparé le scandale de ma jeunesse ! J’ai mérité l’estime des bourgeois… Seulement… mon œuvre reflète ma vie !… Platitude et médiocrité !… Je n’ai pas su souffrir comme Pierrevaux… J’ai trahi, j’ai renié ce qui fut l’orgueil et la beauté de mon existence… Je me méprise ! Je me vomis !… Ah !… Ah !… tu m’as consolé !…

— Il est fou, mon Dieu !… Il est fou !… gémissait Pauline…

Georges, accablé, la tête dans ses mains, sans larmes, sans paroles, demeura longtemps immobile. Pauline pleurait toujours, plus effrayée qu’offensée, parce qu’elle n’avait pas compris.

Elle ne comprendrait jamais.

La flamme baissa. Le portrait de Béatrice rentra dans l’ombre.

Clarence balbutia :

— Pauline… tu pleures ?…

— Tu es si injuste, si dur !…

— Ne pleure pas… C’est fini… J’ai un peu perdu la tête… Je ne sais pas très bien ce que je t’ai dit… Oublie, Pauline… Pardonne-moi…

— Je te pardonne… mais tu ne recommenceras plus, dis, tu ne…

Il secoua la tête :

— Je te dis : c’est fini… fini…

Madame Clarence essuya ses yeux et, penchée sur l’épaule de son mari, elle l’embrassa.

— Viens-tu ? dit-elle. Les enfants nous attendent.

Octobre 1907.